"Dans ma tête un rond-point" (2015) de Hassen Ferhani

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« Quelque chose se creuse puis se remplit, quelque chose se forme puis se dissout, quelque chose se referme puis se rouvre, quelque chose se contracte puis se dilate à nouveau, quelque chose entre puis ressort de nouveau. L'image bat comme le sang, halète comme le souffle, va et vient comme le plaisir » (Georges Didi-Huberman, « Sous le regard des mots » [2001] in Phalènes. Essais sur l'apparition, 2, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2013, p. 191)

 

 

Un film dont les images battraient comme le sang et halèteraient comme le souffle, pourrait-on dire qu'il voit rouge ? C'est quand le rouge est mis que l'on sait, depuis Jean Cocteau, être passé en fraude. Pour qu'un film voie rouge et pose ainsi la libre passe de ses images en transgression des passages obligés, il faudrait par exemple que celui qui le réalise se soit quelque peu mis dans une peau imaginaire – par exemple celle d'un chef sioux : évidemment Sitting Bull appelé aussi Bison au repos ou Taureau Assis, lui dont le combat aurait dès lors consisté à empêcher que la boucherie coloniale ne dépiaute tout son peuple, réduit comme peau de chagrin pour n'être plus aujourd'hui que réserve et musée vivant d'antiques peaux-rouges. Pour le réalisateur Hassen Ferhani qui aura été ici son propre opérateur, filmer comme on serait un guerrier amérindien appellerait alors de proposer des images en capacité tout à la fois de conjuguer une massivité de terre et de fer de fait imposée (ici, les plans témoignent d'une atmosphère quasi-palpable, d'un air lourd et rouge des humeurs animales montées d'une terre ensanglantée) avec la densité concentrée d'une assise dont la fermeté est gage d'une entière et imprenable souveraineté (ici, les prises sont le plus souvent effectuées frontalement afin de fixer en objectif 50 mm. et autoriser des prises de formes au lieu même du moulage et de la mise en forme agro-industrielle d'une barbaque sinon vouée à la putrescence et l'informe). Et ces mêmes images, trouvées sur le sentier d'une guerre dont le nom jamais prononcé resterait en suspens, comme flottant tout de même dans un air épais, seraient enfin travaillées par une certaine durée qui ne serait pas moins ferme et souveraine. La lenteur étant dès lors propice ici à permettre justement de prendre le temps au principe des prises de forme afin de fouiller et retourner toute une organisation spatiale, afin de lui faire la peau pour accéder depuis l'intérieur d'espaces saturés à un tout petit peu d'air frais. Comme une respiration, comme un souffle susceptible de faire lever, entre deux blocs molaires et immobiles, une brassée éparse et particulaire d'intervalles aussi suspensifs que décisifs (Sitting Bull n'était-il d'ailleurs pas surnommé par ses pairs « Hunkesni », autrement dit le lent en langue lakota ?). C'est l'évidence qu'un film comme Dans ma tête un rond-point, le premier long-métrage documentaire de Hassen Ferhani, produit notamment par Narimane Mari et distribué par les Films de l'Atalante, voit rouge. Non seulement parce qu'il aura investi la documentation de quelques sites appartenant à un abattoir d'Alger (le plus grand de la capitale algérienne, peut-être le plus grand du pays et même d'Afrique du nord, actuellement en cours de délocalisation du centre d'Alger vers la banlieue du côté de Ouled Fayet), mais parce qu'il en sera revenu aussi avec des images paradoxales, pleines de choses en bordure de la forme et de l'informe, des images qui dans le même mouvement se contractent et se dilatent, se creusent et se remplissent, entrent et sortent. Des images comme des membranes ou des peaux qui reçoivent et transpirent, suent ce qui en de perpétuels échanges se noue au dedans après s'être joué au dehors. Des images qui battent comme le sang (c'est la viande tirée d'animaux dépecés dont l'ensanglantement en ce qu'il aurait atteint son niveau gazeux s'impose en colorant et infusant, en contaminant les êtres et les lieux y participant), qui halètent comme le souffle (c'est le « souffle indistinct de l'image » comme l'aurait dit Pierre Fédida, en ce qu'elle rend précisément compte ici de la terrible confusion, de l'interpénétration du râle de l'agonie animale et des voix rauques d'ouvriers qui, tendus, transpirent, s'époumonent et s'échinent au travail de leur mise à mort), mais qui aussi vont et viennent comme le plaisir (ce sont ces mêmes ouvriers qui, cependant, semblent ne jamais s'épuiser à toujours vouloir se et nous dire, souvent en souriant et parfois en riant, non pas qui ils sont mais ce qu'ils sont et pensent en écart ou disjonction avec ce qu'ils font).

 

 

« Pitié pour la viande ! »

 

 

On connaît quelques films qui auront fait de l'abattoir un lieu paradigmatique d'une anthropologie problématisée, l'humanité blessée par les blessures infligées aux autres animaux : Le Sang des bêtes (1949) de Georges Franju dans une manière à la fois didactique et poétique, Meat (1976) de Frederick Wiseman dans une perspective analytique et exhaustive, Abattoirs (1987) de Thierry Knauf qui radicaliserait les acquis de ses prédécesseurs en proposant une « esthétique de la honte sans faille » (cf. Corinne Maury, « Les écrans de la mort – l'abattoir au cinéma » in Les Images honteuses [sous la direction de Murielle Gagnebin et Julien Milly], éd. Champ Vallon-coll. « L'Or d'Atalante », 2006). Et, déjà, en un geste inaugural de figuration de la condition ouvrière bornée d'un côté par la bêtise industrielle et de l'autre par la bestialité policière, le montage des attractions associant étroitement la viande des bêtes produite par l'abattoir et la répression sanglante des ouvriers en lutte dans La Grève (1925) de Sergueï M. Eisenstein. D'apparence plus modeste mais plus décisivement que le récent Entrée du personnel (2011) de Manuela Frésil tourné dans un abattoir breton, Dans ma tête un rond-point, récipiendaire entre autres d'un prix mérité au FID de Marseille de l'édition 2015, n'en fait pas moins entendre, moins discrètement que secrètement (autrement dit quelque part entre les humeurs et les sécrétions), ce cri réel mais inaudible en résultante des déchirures de l'humanité et de l'animalité. « Pitié pour la viande ! » écrivit un jour, inoubliablement, Gilles Deleuze, le philosophe saisi par la vive émotion en conséquence intense du cri échappé des tableaux de Francis Bacon, ce peintre par ailleurs tellement marqué par la dimension figurative et pathétique du cinéma de Sergueï Eisenstein. « Pitié pour la viande ! Il n'y a pas de doute, la viande est l'objet le plus haut de la pitié de Bacon, son seul objet de pitié, sa pitié d'Anglo-Irlandais. Et sur ce point, c'est comme pour Soutine, avec son immense pitié de Juif » (in Francis Bacon. Logique de la sensation, éd. La différence, 1996 [1981 pour la première édition], vol. I, p. 20). « Pitié pour la viande ! » entendra-t-on également depuis les plans tournés avec toute la fermeté requise par ce guerrier sioux qu'est Hassen Ferhani, accompagné au son par ce sorcier toutes oreilles tendues de son camarade Djamel Kerkar, ensemble sur le sentier d'une guerre moins imprononçable que jamais comme telle prononcée, au cours de laquelle se jouent le sort blessé de notre animalité commune et la mutilation d'une humanité contrariée par cela même – le travail – qui devrait pourtant la réaliser. « Pitié pour la viande ! » : soit déjà pitié pour le peuple algérien, bouilli et décharné à force d'avoir été maintenu immergé pendant un demi-siècle au moins dans le chaudron de la trahison de l'indépendance et de la confiscation de la révolution. « Pitié pour la viande ! » : soit encore pitié pour la condition ouvrière du monde entier, et d'Algérie aussi, les ouvriers équarrissant autant qu'ils équarrissent, dépiautant autant qu'ils sont dépiautés, eux dont la viande vivante mais exploitée, mortifiée par les chaînes chauffées à blanc du capital, s'agite en étroite et dangereuse proximité avec la viande morte et dépecée de la marchandise destinée aux circuits de la boucherie nationale. « Pitié pour la viande ! » : soit enfin pitié pour tous les êtres vivants contradictoirement réunis par la division du travail et communément abêtis par la même aliénation industrielle, d'un côté animaux devenus bêtes à tuer et chair bonne à la vente aux bouchers, de l'autre hommes soumis à cette bêtise d'une intégrale mise au pas du travail, au point même d'y inclure la vie hors travail. « La viande n'est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d'invention charmante, de couleur et d'acrobatie. Bacon ne dit pas "pitié pour les bêtes" mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l'homme et de la bête, leur zone d'indiscernabilité, elle est ce "fait", cet état même où le peintre s'identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion » (Gilles Deleuze, opus cité, p. 20-21). D'où que le film, entré sur le sentier de la guerre que les êtres humains divisés se font en surenchérissant la division entre eux et tous les autres animaux, ne peut faire autrement que voir rouge. D'où qu'il se pare d'un rouge comme passé en fraude des chaînes de représentation consensuelles (comme on en verra une trace dans le film avec la présence symptomatique de la télévision d'État qui ne filme les ouvriers que lors des célébrations annuelles de l'Aïd). Un carmin qu'on n'aurait jamais vu aussi profond depuis Bled Number One (2006) et Dernier maquis (2008) de Rabah Ameur-Zaïmeche, charriant dans ses humeurs moins écarlates que purpurines (et peut-être même utérines) les réminiscences sacrées du sacrifice animal conservées d'un vieux fond païen par l'islam, les représentations interdites de la violence politique lors de la « décennie noire » en Algérie et les visibilités refoulées d'une exploitation ouvrière qui toujours attend en dépit des faux-semblants de l'idéologie l'heure de son universelle abolition (à ce titre, Hassen Ferhani partage avec Omar Belkacemi, l'auteur du beau court-métrage Lmuja vu aux Rencontres Cinématograhiques de Béjaïa en 2015, un même désir de remettre le travail en ses blessures dans le cinéma algérien).

 

 

Une topographie de l'irréel

 

 

Et comment donc Dans ma tête un rond-point pouvait-il faire autrement que voir rouge sans cependant s'astreindre à en réduire tous les degrés – de l'incarnat au violacé en passant par le purpuracé – à une palette symbolique convenue et verrouillée ? Comment faire qu'un film puisse voir rouge en faisant du rouge un événement au sens fort et deleuzien du terme, autrement dit le dégagement d'un « pur exprimé qui nous fait signe et nous attend » (Gilles Deleuze, Logique du sens, éd. Minuit, 1969, p. 175), lui qui aura patiemment extrait d'espaces objectifs au principe de la configuration générale de l'abattoir ce que, après Jean-Toussaint Desanti, Marie-José Mondzain nommerait aujourd'hui un site ? Ou bien, mieux, nous aurions affaire, à force de battements d'images depuis les abattements réellement prescrits par l'abattoir, à une « zone » comme en parle encore Gilles Deleuze. Une « zone intermédiaire [ou] lieu épiphanique » également précisé par Giorgio Agamben « qui n'est ni la scène hallucinée et onirique des fantasmes, ni le monde indifférent des objets naturels » mais « une troisième aire ». Une « terre sans maître » en raison de laquelle on ne devrait alors pas s'étonner de ne discerner ici aucune figure du contrôle et de l'encadrement. Un « topos outopos », soit l'endroit où le réel en perdant de sa réalité autoriserait aussi de réaliser son envers irréel (cf. Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, éd. Payot & Rivages, 1994 [1977 pour l'édition originale], en particulier pp. 12-14). Nous aurions dès lors affaire avec Dans ma tête un rond-point à une « topologie de l'irréel » (Giorgio Agamben, op. cit.) dont Hassen Ferhani partagerait d'ailleurs peut-être diversement l'idée, sinon la hantise, avec les réalisateurs algériens Tariq Teguia, Abdenour Zahzah et Lamine Ammar-Khodja, comme avec leur pair marocain Hicham Elladaqi lorsque ce dernier tourne à Marrakech La Route du pain (2015). Une topologie, plus précisément en fait une topographie qui aura permis au premier de fendre le huis-clos de l'abattoir en l'ouvrant sur le dehors de forces irréelles et utopiques (déjà travaillé par les effets de claustration tirés de la frontalité comme en atteste Afric Hotel co-réalisé en 2010 avec Nabil Djedouani, Hassen Ferhani n'aura décidément pas réalisé pour rien non plus un court-métrage en 2013 intitulé Tarzan, Don Quichotte et nous en 2013, attentif aux petites poches d'utopie comme autant de trésors cachés pour qui veut les retrouver à Alger). Une topographie de l'irréel également en ce qu'elle aura respectivement autorisé le deuxième, réalisant Révolution Zendj (2013), à extraire de la carte de l'orient présentement catastrophé par l'occident le mythe d'un antique rêve d'émancipation. En ce qu'elle aura invité le troisième, tournant El Oued, l'oued (2014) à faire de l'hydrographie un chemin buissonnier réinventant la carte géographique algérienne. En ce qu'elle aura poussé le quatrième, se lançant dans Bla cinima (2014), à faire apparaître dans la niche d'une placette populaire algéroise les prémisses d'une place digne comme Tahrir ou la Kasbah, Syntagma ou Puerta del Sol, d'une occupation politique. Une topographie de l'irréel qui aura enfin permis au cinquième de voir dans l'exploitation à ciel ouvert de la communauté des saisonniers marocains travaillant au jour la journée une puissance peut-être révolutionnaire. En vertu de cette topographie cinématographique de l'irréel, on devra alors insister à bon droit ici sur deux plans parmi les plus beaux proposés par Dans ma tête un rond-point, en ce qu'ils savent effectivement exposer la viande comme « zone commune [ou d'indiscernabilité] de l'homme et de la bête » où le meilleur au risque de s'y confondre côtoie le pire. Ainsi, quand un taureau est tiré à l'aide d'une corde par des travailleurs latéralement au cadre qui montre dans sa profondeur de champ un écran de télévision retransmettant un match de football, les cris de joie poussés semblent alors autant valoir pour le but marqué que pour l'exploit ouvrier lui-même, digne d'une kermesse populaire. Ainsi encore, quand, à la droite du cadre, une vache agonise à terre dans d'affreux râles en se débattant, happée par une grosse poche d'ombre, un homme profite à la gauche du même cadre d'un pauvre petite flaque de lumière lui permettant malgré tout de lire le journal, l'humanité faiblement éclairée ne l'étant donc qu'en raison d'une nuit animale insistante, prégnante et partagée. Dans les deux cas, le plan est critique en exposant une tension dialectique, tantôt sous la forme d'une intersection, tantôt sous celle d'une pliure, qui induirait autant une couture ou suture (une animalité communément partagée en dépit des divisions symboliques, théologiques et anthropologiques) qu'une déchirure ontologique (l'animal que donc nous sommes et dont le déni oblige à faire bêtement de l'autre animal une pauvre bête). A chaque fois donc, la viande compose avec la mortification animale à laquelle l'humain en dépit de tous ses clivages ou dénis ne saurait échapper comme avec la possibilité, mince ou fragile, d'une humanité persévérant malgré tout, comme à l'arrachée, elle qui peut se vivre dans la solitude lumineuse de la lecture ou dans la collectivité sportivement enjouée et rassemblée.

 

 

Battre l'irréel tant qu'il est encore chaud

 

 

La topographie de l'irréel chaudement proposée par Hassen Ferhani en arrachement moléculaire et intervallaire à la géographie réelle du lieu aura non seulement autorisé à faire que son film voie rouge – d'un rouge qui coule aussi depuis la superposition de plusieurs blessures. Mais à voir encore d'un rouge intensif et étendu, au point critique où il peut déborder les murs purpurins ou cramoisis jusqu'à affecter les êtres eux-mêmes. Le rouge se retrouve alors divisé, en éclaboussures et marque peinturlurée d'une vile réduction « biopolitique » du vivant mais aussi en matière incandescente comme sortie d'un feu nécessaire à alimenter tous les foyers du dehors dont la chaleur réchauffe les âmes captives, retenues par la froideur industrielle du dedans. Ce feu est celui de l'irréel qu'utopie nommera encore et dont chaque image du film se chauffe en en entretenant précieusement le foyer, « topos outopos » suffisamment hospitalier pour se prolonger dans la salle de cinéma et y convier le spectateur, lui aussi invité à se réchauffer aux flammes du possible régulièrement soufflées par la réalité. Ce feu est celui dont brûle toute image en ce que chacune d'entre elle est garante de l'irréel qui court, errant, et sans cesse fuit, ici sur cette « terre sans maître » peuplée par la demi-douzaine d'ouvriers qui, singularisés en regard des deux centaines travaillant dans tout l'établissement en même temps qu'ils les représenteraient tous, ne sauraient seulement se réduire à ce que leur seule condition sociale affiche et retient, sinon étouffe. Ce n'est pas grand-chose, ce serait presque rien, mais lorsqu'un chat, parmi d'autres qui peuplent l'abattoir et se chauffent de l'affection de ces autres animaux que sont les humains heureux d'y retrouver une entre-affection animale malgré tout préservée, se sauve dans un plan avec un morceau de viscère dans la bouche pour finalement le lâcher et repartir dans le hors-champ, on se dit qu'il y aurait là, même aussi ténu, un événement comme « pur exprimé qui nous fait signe et nous attend » (Gilles Deleuze). Ce « pur exprimé qui nous fait signe et nous attend », c'est encore une pluie qui tombe au moment où il est question de mariage, c'est aussi une souris dont la tête sort entre deux pavés une fois le chat parti, digne d'un dessin animé de William Hannah et Joseph Barbera. Comme l'indice d'un feu, d'une consumation plus troublante que toute consommation, d'un irréel plus fort que le réel brut et obscène de la viande mortifiée, de la barbaque à dépiauter, de la chair à mâchonner. Avec chaque manifestation indicielle de l'irréel utopique, ce serait alors comme la flamme dispendieuse d'une chandelle qui ponctuerait le plan en faisant signe depuis le réel documenté vers ce qui n'existe pas et dont la consistance arracherait idéalement les hommes exploités de l'horizon imposé de la subsistance.

 

 

Tourner la manivelle du rond-point en sens contraire

 

 

Cette flamme du non-travail qui fait trou (de cigarette) sur la feuille de salaire, c'est un poème de vie et de mort récité par l'oncle Ali malgré une antique interdiction, c'est un chant d'amour partagé entre Hocine et Youssef et qui rebondit d'un raï en chaâbi, c'est leur promesse inextinguible d'une révolte éternelle fomentée par tous ceux qui venus des quatre coins du pays ne se satisfont pas d'un destin sisyphéen, c'est l'affirmation quasi-nietzschéenne posée par Amou d'un dépassement vital du vrai et du faux, c'est sa fable moins vraie que véridique de la rouerie coloniale cachée sous les plumes d'une cigogne, c'est l'herbe folle proliférant depuis la bouche d'incendie d'un prophète sans feu ni lieu et seulement habité par sa parole. Le poème interdit et la fable véridique, le chant d'amour et le cri de révolte, la folle ritournelle brûlent et brillent. Tous offrent les indices d'une dépense improductive, d'une braise, d'un désir de battre le fer de l'utopie ou de l'irréel tant qu'il est chaud. Tous luisent d'une lueur nocturne et phosphorescente, à l'image du bout incandescent d'une cigarette qui perce la croûte de sang caillé recouvrant les murs de l'abattoir ou d'une bougie allumée qui transfigure la nuit des prolétaires – à l'image de l'œil gris et intense de l'oncle Ali ou encore du regard noir de Youssef aux yeux marqués par une motilité saccadée. Comme autant de chemins possibles partant en rayon depuis ce centre brûlant que serait, par exemple, un rond-point. Celui dont parle justement, en une bordure de cadre magnifique, Youssef, offrant à l'attention féline du cinéaste le don admirable d'une autre manifestation de l'événement deleuzien, « pur exprimé qui nous fait signe et nous attend ». Le rond-point n'est autre que celui dont Youssef a subjectivement intériorisé la logique objective, et que concrétise pratiquement la manivelle tant et tant de fois tournée par l'ouvrier sisyphéen dans la manipulation obligée des animaux malmenés et des carcasses dépiautées. Au point de devoir énoncer que le destin d'un jeune Algérien comme lui se réduirait à une fourche à seulement trois brins : le devenir zombie, le suicide ou le harraga. Mais il n'empêche, ce sont bien 99 ou mille chemins rayonnant autour de ce rond-point solaire dont parle Youssef et dont l'énigme hérisse drôlement le poil de Hocine. Se défaire de l'attraction désastreuse du cercle anthropologique du capital qui transforme le travail vivant en force de travail, en travail abstrait et réifié, en travail mort accumulé, ce serait donc sortir des cycles économiques moulinés par le capital au dépens de l'ouvrier, incarnation moderne du mythique Sisyphe. Ce serait tourner la manivelle en sens contraire, en autorisant le cinéaste à faire remonter de vieilles images revenues du théâtre ou du début du cinéma pendant qu'Amou fait de la mouette dont il s'est attaché la présence la figure d'une inversion drolatique des normes (l'oiseau migrateur aurait ainsi préféré quitter l'Angleterre pour venir en Algérie et s'habituer à ses chaînes). Ce serait, en particulier pour Youssef et Hocine, regarder des fictions de télévision en arrivant à donner la sensation de regarder autrement plus loin que le petit écran. Ce serait, alors que l'abattoir pourrait représenter aussi une froide centrifugeuse, battre le fer de l'irréel tant qu'il est encore chaud, que le réel du possible s'expose dans l'entre-affection des hommes et des chats ou bien qu'il s'énonce, encore et toujours, amour ou bien révolte ou bien folie. Ce serait faire preuve de sens critique et dialectique en tournant mais en sens inverse la manivelle du travail subordonné, les rapports de production constamment décentrés et relégués en périphérie des plans (à l'arrière-plan ou en bordure latérale) au profit de la marge remise au centre des petites inventions ou créations individuelles ou collectives, toujours subjectives (Gilles Deleuze aurait dit charmantes et acrobatiques). Ce serait encore réussir à tenir la ligne de partage décisive où les fatigués, en dépit de leurs apparences parfois beckettiennes, ne seraient cependant pas devenus des épuisés – si l'on pense en effet que « l'épuisé, c'est beaucoup plus que le fatigué. (…) Le fatigué a seulement épuisé la réalisation, tandis que l'épuisé épuise tout le possible. Le fatigué ne peut plus réaliser, mais l'épuisé ne peut plus possibiliser (…) Il en a fini avec le possible, au-delà de toute fatigue » (in Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, éd. Minuit, 1992, suivi de Gilles Deleuze, « L'épuisé », pp. 57-58).

 

 

On imagine alors Sitting Bull dire à ses guerriers : on n'est pas fatigués, on n'est pas fatigués du possible, battons le fer de l'irréel tant qu'il est toujours chaud. Voir rouge, c'est certes fulminer à l'égard des divisions marquées à même la chair par un certain ordre politique de la réalité, c'est sentir aussi dans les lignes de fuite de l'irréel ou du possible les flammèches utopiques d'un réel explosif, c'est tourner en sens inverse la manivelle du travail exploité pour voir dans les yeux des étincelles venues du ciel, y entendre des feux d'artifice enflammant la longue nuit algérienne. Ce serait déjà, ne serait-ce qu'imaginairement (mais alors la moitié du chemin est fait), sortir du cercle sisyphéen comme entre deux pavés la tête de la petite souris. En sortir, ce serait enfin, comme Hassen Ferhani lui-même le dira à Amou, désirer venir ici non pas pour filmer le mouton des célébrations télévisuelles serviles de l'Aïd el-Kebir mais pour lui préférer la mouette – la vagabonde venue de l'air et de loin, la passante bientôt déliée du fil à la patte la retenant ici afin de pouvoir repartir, haut et ailleurs.

 

 

Le 25 février 2016


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