3èmes Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille

Pourvu que dimanche n'arrive jamais (première partie)

Aux moutons noirs –

ceux qui sautent par-dessus

ou refusent de se faire tondre

 

 

55 films en six jours et quasiment autant de courts-métrages que de longs-métrages, de documentaires que de fictions. Des films en provenance de Tunisie et de Syrie, d'Algérie et d'Égypte, du Kurdistan irakien et de Mauritanie, du Liban et de Palestine, du Maroc et du Burkina-Faso. Mais l'on trouvera avec eux des passerelles pour certains pays moins attendus que d'autres comme la France ou la Suisse, les États-Unis ou la Norvège, le Vietnam et le Portugal. Preuve en est, avec cette troisième édition des Rencontres internationales des cinémas arabes ayant eu lieu du 14 au 19 avril 2015 à Marseille, d'une ouverture au monde au diapason d'une diversité – mieux d'une « mondialité » (Édouard Glissant) dont arabe est aujourd'hui l'un des noms privilégiés.

 

 

Incontestablement, et indépendamment de leurs qualités respectives, il y a aujourd'hui des réalisateurs acceptant bon gré mal gré, et si peu nombreux qu'ils sont, de sacrifier un peu de cinéma pour jouer le jeu proposé par les médias européens de la conscience didactique et humaniste au chevet d'une région entièrement sous les feux de guerres lointaines mais pas moins meurtrières (le Mali, la Syrie, l'Irak). Incontestablement aussi, il y a des films programmés par la belle équipe de Tahar Chikhaoui qui, courageusement, partagent une double passion autrement plus farouche : faire que le cinéma existe un tant soit peu à des endroits où son industrie est quasiment inexistante et, avec le même élan, donner à voir ces endroits ainsi que les personnes qui y vivent à rebours des représentations qui, quand elles existent, les accablent.

 

 

En toute simplicité, ces films, en dépit de leurs fragilités mêmes, pose la consistance des films comme des objets authentiquement cinématographiques et des êtres comme des sujets dignes d'être vus et entendus. Ces mêmes films affirmant alors une confiance dans les capacités d'un art pourtant devenu minoritaire à restituer un peu de politicité (on aimerait écrire politi-cité) tant aux êtres filmés qu'au médium lui-même. On ne dira alors jamais assez l'importance de gestes cinématographiques aussi singuliers qu'épars, aussi sous-exposés (la plupart des films montrés ici ne l'ont été qu'en festivals, très peu ont ou auront bénéficié d'une distribution – et encore, seulement dans quelques salles françaises) qu'ils exposent les puissances d'expression d'un art encore préoccupé non pas par l'altérité de l'autre mais par notre altérité générique.

 

 

Quand bien même le cinéma aura été, sciemment ou non, affaibli dans la plupart des pays arabes, plus encore au Machrek qu'au Maghreb, plus encore au Moyen-Orient qu'au Machrek. D'Irak, seuls quelques films tournés par des réalisateurs kurdes exilés en Europe (en Norvège pour Hicham Zaman, en Belgique pour Sahim Omar Kalifa) nous donnent quelques vagues nouvelles et, de Syrie, le montage à distance et en différé des vues prises par des téléphones portables et déposées sur YouTube leur octroie un statut imaginal, hésitant entre l'archive, la pose artistique et le fragment poétique (Eau Argentée Syrie autoportrait d'Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan). En Algérie (exemplifiée entre autres par les noms de Hassen Ferhani, Lamine Ammar-Khodja et Rabah Ameur-Zaïmeche) et en Tunisie (identifiée par un vieux loup tendre comme Jilani Saadi et quelques jeunes bien remontés tels Belhassen Handous et Hamza Ouni), les lignes bougeraient peut-être plus nettement. Ne serait-ce a minima que parce que les tours et répercussions immédiates de l'histoire (pour le second cas) comme les ressources matérielles plus favorablement disponibles en France (dans le premier cas) peuvent servir de relais à des images nécessaires qui, dans le pays d'origine, manquent encore trop souvent d'êtres vues.

 

 

Que Marseille soit, à l'initiative d'une association (Aflam) soutenue par quelques institutions (le MuCEM, la Villa Méditerranée, la Maison de la région) et un cinéma en difficulté (Les Variétés, propriété de Galeshka Moravioff, a perdu son label « art et essai » en 2013), le lieu de rencontre de ces trajectoires d'exil est au fond fidèle à son histoire millénaire. Comme cette fidélité se remarque par le fait qu'elle offre également une plate-forme de passage hospitalière à des personnes et aux idées qu'elles incarnent (pour le meilleur – c'est l'artiste soucieux de persévérer dans son art comme Ghassan Salhab, Jilani Saadi et Rabah Ameur-Zaïmeche – comme pour le moins bon – c'est la conscience artistement malheureuse de la catastrophe en cours pour Ossama Mohammed).

 

 

Revoir, après les Rencontres Cinématographiques de Béjaïa, le Festival Entrevues de Belfort et les Journées Cinématographiques de Carthage, des films aimés comme en découvrir de nouveaux, discuter de films peu appréciés comme réévaluer à la hausse ou la baisse des coups de gueule ou des coups de cœur, voilà ce qu'aura notamment proposé au divers de ses spectateurs cette nouvelle édition des Rencontres internationales des cinémas arabes, dont la structure générale d'organisation demeure la même, agencée en sept rubriques.

 

 

« A la une » (les films qui marquent l'actualité cinématographique) et « Jeunes talents » (la jeunesse qui vient et en laquelle nourrir de réels espoirs), « Un cinéaste, un parcours » (rubrique consacrée cette année à la tête de pioche du cinéma tunisien, Jilani Saadi, grande découverte d'un cinéaste qui a commencé à tourner il y a quand même vingt ans) et « Le cousin » (le réalisateur portugais João Canijo choisi par son cousin tunisien Jilani Saadi pour contrarier la trop grande méconnaissance que nous avons ici de son cinéma), « Un critique, deux regards » (où, entre autres montages, l'insolent Lamine Ammar-Khodja converse inopinément avec l'enfant rachâchant de Marguerite Duras, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub tandis que les paysages fous de Je t'aime infiniment de Corine Shawi semblent revenir du songe éveillé de You are not I de Sara Driver) et les « Matinales » (où il aura été question, pour les lève-tôt du Fort Saint-Jean, de littérature et de diffusion, de politique et de territoire – de politi-cité encore et toujours).

 

 

Il faudra encore insister ici sur la septième d'entre ces rubriques : intitulé « Les Ateliers », elle regroupe en fait tous les dispositifs venant couronner une année entière de mobilisation dans les quartiers marseillais afin que des spectateurs et des films puissent faire le temps de quelques projets communauté – autrement dit du cinéma une cause commune. De l'atelier de réalisation piloté par Youssef Chebbi à un atelier d'écriture permettant à des lycéens de contribuer à la rédaction des critiques alimentant les quotidiens des rencontres. Des deux ateliers des jeunes programmateurs (collégiens et primo-arrivants du centre de formation AREFP) aux deux jurys « coup de cœur » animés par d'autres scolaires et personnes en formation. Du projet « tourné/monté » proposant la réalisation de films d'une minute réalisés avec des téléphones portables à un atelier professionnel d'écriture de scénario offrant à trois jeunes scénaristes la possibilité de profiter des conseils avisés de Jilani Saadi et João Canijo en passant par les ateliers menés sous les auspices de l'association LieuxFictifs permettant aux personnes détenues de couvrir via le canal vidéo interne à la prison des Baumettes le quotidien des Rencontres.

 

 

Last but not least, l'un des plus beaux films de ces Rencontres et pourtant celui qui voudrait y prétendre le moins, revenant comme une ritournelle pudique et s'avançant avec le masque du teaser ou film-annonce. Soit une minute à peine de pur montage réalisé par Youssef Chebbi (l'un des trois auteurs du documentaire Babylon en 2012), traçant entre des plans venus de films tellement dissemblables d'intempestives lignes de force (une archive de At(h)ome d'Élisabeth Leuvrey et Bruno Hadjih est considérée par le couple de Bidoun 2 de Jilani Saadi quand un trait tracé sur le sable par le Jésus du film de Rabah Ameur-Zaïmeche se prolonge en travelling latéral sur une autoroute européenne de Before Snowfall). En guise de proposition d'une cartographie mentale des films de la programmation grâce à laquelle assurer la libre circulation des puissances expressives entre des films qui en seraient inégalement pourvus. Cet échange virtuose et poétique entre quelques signes voyageurs issus de films hétérogènes, comme un rêve soufflé par une voix enfantine comptant jusqu'à dix puis mouillé par les notes grelottantes d'une musique stellaire, aura offert l'une des images les plus belles et les plus justes de l'esprit de partage, de camaraderie et même un peu de fièvre collective soufflé pendant les six jours qu'auront duré ces Rencontres.

 

 

Six jours et non sept : pourvu que dimanche n'arrive jamais.


Cinéma direct pas mort :

 

 

Je suis le peuple (2014) d'Anna Roussillon et Bla cinima (2014) de Lamine Ammar-Khodja

 

 

« C'est une révolution. L'esthétique rejoint la politique (…) Les sans-paroles parlent et disent leur propre récit (…) Pour la première fois donc dans la longue histoire des représentations, le peuple – l'homme quelconque – a la parole, la prend, la tient (…) La dimension démocratique du cinéma s'arrime à ce socle d'une égalité entre celles et ceux qui sont filmés et les spectatrices ou spectateurs qui leur font face. Cela n'a l'air de rien, c'est énorme, c'est surtout la clé de notre actuelle condition » (Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d'emploi. De l'argentique au numérique, éd. Verdier, 2015, pp. 146-151). Cette révolution, le cinéma direct en aura été historiquement le nom, depuis son invention avec Primary (1960) de Robert Drew, Richard Leacock et Albert Maysles suivi par ces grandes frappes cinématographiques que sont Chronique d'un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin, Pour la suite du monde (1963) de Pierre Perrault et Michel Brault (qui participa à l'aventure de Chronique d'un été) et Le Joli mai (1963) de Chris. Marker et Pierre Lhomme.

 

 

Cette révolution perdure, quand bien ses effets auront été relativement dissipées par la mondialisation du direct télévisuel. Elle persiste encore au lieu même d'un cinéma documentaire parfois – de plus en plus, peut-être – subordonné à d'ingénieux dispositifs formels qui, s'ils séduisent par la manière dont ils s'articulent avec l'art contemporain, finissent pourtant par évacuer la dimension d'inscription vraie caractéristique du documentaire en sa dimension fondamentalement politique. La revoyure marseillaise de deux beaux films primés lors de la dernière édition du Festival Entrevues de Belfort le prouve exemplairement : Je suis le peuple et Bla cinima.

 

 

Je suis le peuple, premier long-métrage d'Anna Roussillon, a interrogé, le temps de différents séjours étalés sur plusieurs années, le site géographiquement éloigné d'une subjectivité localisée (une famille de paysans de la vallée du Louxor) depuis l'onde de choc du mouvement révolutionnaire égyptien exemplifié avec l'occupation de la Place Tahrir. Conçu sur la base d'un matériel filmique conséquent (350 heures de rushs), Je suis le peuple témoigne d'emblée d'un extraordinaire sens de l'amitié entre Farraj, un paysan égyptien, et une intellectuelle française née à Beyrouth, ayant vécu au Caire et enseignant l'arabe à Lyon. L'espace commun d'une affection partagée autorise alors, avec l'ouverture d'un espace filmique articulant les temporalités distinctes des travaux agricoles et des processus politiques, un échange de bons procédés entre le sens de l'hospitalité dont font preuve les filmés (au point de proposer dans un aveu bouleversant à la documentariste d'être enterrée à leurs côtés dans le carré familial) et le sens de la dignité assurée du côté de l'opératrice (qui a tourné seule son documentaire pendant quatre ans).

 

 

A ce titre, le film peut s'envisager comme le contrepoint idéal de Tahrir, place de la Libération (2011) de Stefano Savona, la vallée du Louxor accueillant à distance les effets politiques de la mobilisation populaire égyptienne. En l'absence de toute voix-off didactique, Anna Roussillon, en proximité avec la sociologie d'un Richard Hoggart (celui de La Culture du pauvre en 1957) montre alors comment le paysan éloigné de la révolution trouve à s'éduquer politiquement mais à sa façon, de manière contradictoire, oblique ou flottante, et même polémique (les discussions entre cette dernière et Farraj donnent au film une dimension de disputatio passionnante) face à des représentations télévisuelles qui ne semblent pourtant pas avoir été produites pour garantir la singularité de ses opinions ou prises de position.

 

 

C'est (plus qu')une blague : Bla cinima, troisième long-métrage de Lamine Ammar-Khodja, qui signifie en arabe « sans cinéma » est un film qui en regorge. Lamine Ammar-Khodja, un casque sur les oreilles et une perche à la main un peu à l'instar du personnage interprété par Rüdiger Vogler dans Lisbonne Story (1994) de Wim Wenders, y vérifie pour sa part les puissances d'expression du cinéma direct dans un bout de quartier d'Alger (la Placette de Meissonier où une salle de cinéma vient d'être restaurée, le Hollywood devenu désormais Sierra Maestra), en posant à ses habitants la question de leur rapport avec le cinéma. Et la question de ce rapport enveloppe rien moins que celle de leur être-au-monde.

 

 

C'est (plus qu')un gag : il n'y aurait pas de rapport cinématographique ici comme il n'y a pas de rapport sexuel d'après Jacques Lacan, les Algérois et le cinéma algérien se tournant résolument le dos et faisant comme bande (ou chambre) à part. D'emblée, le cinéaste investit un écart, comme une fracture, peut-être même un abîme entre le peuple et sa représentation cinématographique (mais l'on pourrait mobiliser comme synonymes les termes d'exposition ou de comparution). Et ce gouffre est un poison pour autant que l'on peut en tirer aussi un remède inattendu. C'est qu'il faudra travailler pas à pas (la métaphore revient constamment dans son cinéma) à constituer depuis quelques fragments appartenant à un espace réel un espace strictement cinématographique. Comme une sorte de « troisième aire » ainsi que le dirait Giorgio Agamben, dans l'intervalle distinguant le monde réel de sa reconstruction cinématographique. Comme un forum (et quelques colonnes grecques en soutiendraient concrètement la métaphore) au milieu duquel l'expression du désamour pour l'art du cinéma se transmuerait paradoxalement en autant de fictions cinématographiques possibles.

 

 

Dans ce registre, le cinéaste sait faire confiance au sens originel de son prénom (Lamine) qui le destine ainsi à être un confident pour qui toute confiance est alors exigible afin que d'une relation avec les êtres filmés naisse un peu de durée au service d'un vrai plan de cinéma. Comme un grain de maïs suffisamment cuit pour, en deux raccords poétiques, éclater et devenir pop-corn puis poussins. Deux exemples, parmi tant d'autres : c'est un homme qui emploie pour rire le néologisme de « camérer » sans savoir probablement que ce terme avait été inventé par Fernand Deligny pour désigner une manière moins conventionnelle et plus sauvage de faire des films ; et c'est une jeune femme – elle dit avoir 18 ans, on dirait pourtant une enfant paradoxalement habitée par la maturité des vieux sages – qui résiste aux pressions venues du fond du champ (des enfants la moquent bruyamment) et tient le cadre en emmenant tout le film dans un ailleurs indescriptible.

 

 

Il faut affirmer ici à quel point le documentaire d'Anna Roussillon, tourné avec une seule caméra montée sur pied, est admirablement cadré, les plans rendant ainsi justice aux travaux pratiques structurant une temporalité cyclique digne d'Hésiode comme aux travaux théoriques découlant de la temporalité historique de l'événement politique. Et c'est ainsi que deux puissants paradoxes trouvent in fine à s'entrelacer, le premier réinscrivant le temps disjonctif de la politique en diagonale de la répétitivité du temps cyclique caractérisant le monde agraire, tandis que le second rappelle que l'événement de la révolte populaire trouve une chambre d'écho à cet endroit du pays depuis des temps plus reculés (les révoltes paysannes depuis la dynastie des Lagides au troisième siècle avant notre ère).

 

 

A l'aide de la fixité des cadres ainsi que de la profondeur de champ, la documentariste enregistre le temps long, en cours de stratification, de la culture des champs agricoles comme elle vérifie son rapport avec le labeur patient de l'acculturation politique, les herbes arrachées et les pousses de blé dur plantées valant comme autant de métaphores retraduisant l'effort de se rendre maître de son destin. Une fois les contradictions ou les repentirs du discours politique collectivement expérimentés, Farraj et par extension les membres de son entourage, enfants compris, s'exposent alors avec humilité et un beau sens de l'ironie comme de véritables sujets politiques, en acte comme en devenir, justifiant la dédicace finale de Je suis le peuple (un titre par ailleurs inspiré d'une chanson de Oum Kaltoum) adressée aux révolutionnaires du monde entier.

 

 

Avec ce bout de la Placette Meissonier dynamisé par le tournage d'un film dont les procédures participent à en modifier relativement les situations, la destitution institutionnelle du cinéma (notamment par la liquidation du système de distribution et la relégation économique de ses artistes les plus inventifs) se voit immédiatement reconvertie en multitudes « éclosives » de fictions constituantes. Bla cinima ne raconte donc pas l'histoire d'un peuple dont l'impouvoir est aussi celui d'une absence de cinéma, mais bien plutôt invente un lieu qui n'appartient qu'au cinéma en sa puissance de repeuplement. Un cinéma en rupture radicale avec celui qui précède (les vieilles fictions idéologiques des années 1960-1970) et le documentaire, à distance sûre du mépris télévisuel, vaudra comme le marqueur privilégié de cette tabula rasa. Le geste de confiance implique ici alors une très grande croyance dans l'art et son médium. Entre le cinéma institutionnel qui ne fait plus défaut et celui qui manque et reste encore à venir, une « hétérotopie » (Michel Foucault) aura été provisoirement instituée, tel un mouton noir chaplinesque sautant par-dessus (on y pense d'autant plus ici avec la citation-gag de la fin de programmes d'Arte) les moutons blancs du cinéma dit « officiel ».

 

 

La pierre philosophale du cinéma direct permettant alors au documentaire de se transmuer en fiction, aux personnes réelles en personnages absolument inoubliables et un endroit particulier en forum utopique où l'exposition cinématographique promet ses habitants algériens à un sublime (sublime qui se manifeste également dans le court-métrage roboratif de Hassen Ferhani, Tarzan, Don Quichotte et nous réalisé en 2013). Avec ces deux ou trois exemples se trouveraient exemplifiés à la fois le postulat égalitaire du cinéma documentaire en sa forme dite directe et sa dimension de contestation politique radicale : « C'est en même temps ce qui fait qu'à travers cette mise du monde en cinéma, c'est-à-dire en singularité (chacun filme ses objets à sa façon), nous entrons dans un monde de singularités égales, si l'on ose écrire. Égalité veut dire qu'il n'y a plus de Capitalisme. C'est-à-dire qu'il est urgent d'œuvrer à cet impératif » (Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel, opus cité, p. 152).

Intermède portugais :

 

 

Fantaisie lusitanienne (2010) de João Canijo

 

 

Réalisateur portugais né à Porto en 1957, João Canijo, choisi par Jilani Saadi pour être le « cousin » de cette troisième édition des Rencontres (les deux réalisateurs ayant à plusieurs reprises travaillé avec le même opérateur, Mario Castanheira), est bien moins connu que ses pairs plus jeunes que lui, Pedro Costa (né en 1959), Teresa Villaverde (1966) ou Miguel Gomes (1972). Quand bien même la plupart de ses films ont bénéficié d'une distribution française et ont également été montrés lors d'une rétrospective au Festival international du film de La Rochelle en 2014.

 

 

Auteur de neuf longs-métrages depuis 1988 et l'inaugural Trois sans moi, João Canijo a appris son métier aux côtés de Manoel de Oliveira (sur le tournage de Francesca en 1981), puis Wim Wenders, Alain Tanner et Werner Schroeter, investissant le registre naturaliste des violences rongeant les marges sociales (on citera exemplairement Gagner la vie en 2000, cinquième long-métrage tourné en région parisienne et considéré par son auteur comme un nouveau départ), sans pour autant s'abandonner à la séduction trompeuse d'effets de réel simulés (le travail conséquent mené pendant une année entière avec ses acteurs pour Sang de mon sang, dernier long-métrage en date sorti en 2011, le rapprocherait davantage d'un Mike Leigh, en même temps que cette pratique particulière témoigne de sa longue expérience théâtrale).

 

 

Un an avant la réalisation de ce dernier long-métrage en date, João Canijo a tourné son film le plus hétérogène en regard du reste de son œuvre, le singulier Fantaisie lusitanienne (2010) proposant un exercice de montage consacré aux bandes d'actualités réalisées à l'époque de la Seconde Guerre mondiale par le service de propagande du pouvoir salazariste. Avec ce film, à l'instar des films respectifs de Rithy Panh (comme L'Image manquante en 2013) et de Andrei Ujica (L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu en 2010), en passant par Combien je vous aime (1985) d'Azzedine Meddour, les essais-poèmes de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, ainsi que les nombreux films appartenant à la constellation des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard, João Canijo démontre à quel point, ainsi que le dirait Marie-José Mondzain, l'absence fondamentale de règne des images induit le retour à l'envoyeur de visibilités propagandistes valant rétrospectivement comme preuves accablantes de la bêtise étatiquement organisée. Le grand récit nationaliste du Portugal comme havre de paix européen alors que gronde au loin la guerre est d'autant plus facilement démenti depuis que l'oiseau de Minerve se sera envolé au crépuscule d'une séquence historique qui, si elles est objectivement achevée, le serait peut-être moins subjectivement.

 

 

L'opinion résolument contradictoire selon laquelle le fascisme aurait représenté une réponse pacifique à l'affrontement militaire généralisé intéresse pourtant moins le réalisateur (qui ne profite pas tellement de l'occasion pour s'improviser grand juge du tribunal de l'Histoire) que comme imaginaire national ayant si bien fonctionné que le régime de Salazar, loin de tomber avec la victoire des Alliés, aura persévéré dans son être fasciste jusqu'en 1975. Fantaisie lusitanienne est un film en réalité un rien torve et au fond plutôt pervers, lui qui se présente explicitement comme un pastiche du genre du montage d'actualités de jadis sans jamais s'autoriser à verser dans la charge seulement parodique, préférant poser en toute simplicité l'écart entre un imaginaire nationaliste et fasciste entretenu à grand coup de représentations idéologiques et sa persistance dans l'esprit d'un très grand nombre de têtes supposément pensantes au Portugal (à l'instar d'un professeur réactionnaire de son fils à qui le réalisateur aura voulu d'une certaine manière répondre ici).

 

 

Il n'y pas d'images justes mais juste des images comme le fixait dans un carton célèbre de la période militante Jean-Luc Godard. Et la vérité des images, dans le film de João Canijo, ne résiderait-elle seulement qu'en dehors d'elle, en raison d'un intervalle historique séparant hier et aujourd'hui ? Ou bien alors, il faudrait chercher, en contrepoint des seules visibilités existantes organisées par le pouvoir en sa logistique propagandiste, des archives moins évidentes, moins audiovisuelles que textuelles – celles-là mêmes qui appartiennent aux témoignages de quelques réfugiés européens en transit à Lisbonne avant de rejoindre les Amériques.

 

 

Ce sont alors des paroles étrangères (lues en voix-off par Hanna Schygulla, Rüdiger Vogler et Christian Patey – le modèle de Robert Bresson tenant le rôle d'Yvon dans L'Argent en 1983) qui, en plus de réinscrire quelques parcelles éparses de subjectivité à l'endroit où les mises en scène propagandistes, inspirées pour certaines d'entre elles par les films de Leni Riefenstahl, s'échinent à produire de la masse mobilisable, tracent en pointillé quelques lignes diagonales ou transversales face aux visibilités conformées pour être au service du pouvoir. En dépit des manifestations caractéristiques d'une fête nationale comme des compromissions de la culture mobilisée (de l'usage idéologique des Lusiades de Luis de Camões aux passages médiatisés de quelques stars de cinéma compromises à l'instar de Robert Montgomery et Danielle Darrieux), une angoisse sourde remonte progressivement de la bande sonore. Jusqu'à troubler la sarabande des images dès lors enveloppées d'une humeur sombre qui finit par relativiser quelque peu et dissiper in fine l'idée d'un engouement consensuel généralisé.

 

 

Preuve serait encore ici donnée que les minoritaires disposent de cette puissance critique leur permettant de révéler et d'exposer au grand jour le réel de l'imaginaire fantasmatique des majoritaires. Et la symbolisation de ce réel – avec ces trois voix témoignant transversalement du refoulé des bandes de propagandes – offrirait par surcroît une force historique rétrospective à l'ensemble des films réalisés jusqu'à présent par João Canijo.

La guérilla du foin plutôt que la "révolution de jasmin" :

 

 

El Gort (2013) de Hamza Ouni

 

 

Ce serait déjà comme un buddy movie vigoureux, sympathique ; ce serait aussi un road movie virant en road trip rugueux et abrasif. Deux jeunes hommes qui travaillent dans des camions à enfourner du foin (c'est le sens du titre) sillonnent les routes tunisiennes depuis le quartier de Mohamedia à seize kilomètres de Tunis. Et ils se livrent en chemin à toute une série furieuse de confessions à l'emporte-pièce, riche en anecdotes azimutées, fabulations échevelées et détournements humoristiques de chansons appartenant au patrimoine de la variété populaire.

 

 

El Gort, premier long-métrage guérilla de Hamza Ouni (le film a été tourné sans autorisation d'aucune sorte entre 2007 et 2011),propose ainsi un matériau brut de décoffrage, les personnes filmées n'hésitant pas à se servir de la caméra comme d'un moyen légitime d'exutoire verbal. Et, de fait, Khaireddine Hajri et Mohamed Aguerbi deviennent rapidement des personnages attachants dont l'on se plaît à suivre les aventures quasi-picaresques. La trivialité du film croisant la forfanterie sexuelle (y compris en ce qui concerne la question de l'homosexualité) avec les anecdotes du temps de la délinquance, la critique de l'exploitation salariale avec la haine du pays tout entier se conjuguent pour livrer le portrait aussi particulier qu'universel d'une jeunesse prolétarisée traversée – et cela d'autant plus qu'ils rêvent de l'Italie – par cette « vitalité désespérée » dont a témoigné, dans le contexte du sous-prolétariat romain de l'époque du boom économique, Pier Paolo Pasolini.

 

 

La drôlerie semblerait donc ici constante, tant dans la description du travail de manutention (les garçons font souvent n'importe quoi) que dans l'attention portée à ces moments de franche camaraderie (ils s'en amusent, en rigolent). Mais il ne s'agit pas pour autant de s'autoriser à faire l'économie de la dureté des rapports sociaux clivant entre eux des travailleurs (d'un côté les saisonniers, de l'autre les camionneurs) qui ne sont pas logés à la même enseigne d'un travail qui fut celui du père du documentariste. El Gort aurait donc pu se suffire de personnages dont le vitalisme langagier manifeste un lien paradoxal, fait d'amour et de haine à la fois, avec le pays d'origine. Mais il se trouve aussi que son tournage s'est en réalité étalé sur plusieurs années, de 2007 à 2011 (le montage définitif du film ayant demandé deux années consécutives). Et, avec les années, les corps vieillissent et s'alourdissent irrémédiablement (la barbe pour l'un et la bedaine pour l'autre), en même temps qu'un tour de l'histoire tunisienne se sera accompli en exclusion de leur participation.

 

 

Bien que l'ironie vacharde et la prise de distance politique caractérisent cette jeunesse surexploitée, c'est en dépit d'accents picaresques la révélation d'une véritable tragédie découlant de son éloignement forcé des processus de transformation politique. Si ces jeunes n'ont donc que peu d'appétence pour les changements affectant leur pays, c'est parce qu'ils sont brutalement soumis à l'injonction au travail qui d'ailleurs ne rendrait par contrecoup – tant ce travail équivaut à de la surexploitation – que légitimes les bidouillages de la période délinquante. Une phrase prononcée par l'un des protagonistes est à ce titre particulièrement révélatrice : « Le bélier est tué mais les moutons sont toujours vivants ». Avant comme après la chute du tyran Ben Ali, les moutons de l'exploitation continuent toujours d'être tondus et cette tonte ininterrompue atteste du passage non encore accompli – césure au sein de la question démocratique – entre la révolution bourgeoise et son prolongement réellement populaire, autrement dit prolétaire.

 

 

On voit bien que ces jeunes qui aiment tellement picoler brûlent d'un feu inextinguible dont n'aura pas profité la volonté populaire soucieuse d'instituer la démocratisation du régime politique. Et ce feu aura été, le temps d'une ellipse bouleversante, celui dans lequel aura voulu s'abîmer Khaireddine Hajri en racontant comment, pendant que gronde à l'extérieur le tonnerre, il aura tenté de se suicider. Ce suicide par le feu, parce qu'il répond de façon symétrique à l'immolation de Mohamed Bouazizi en décembre 2010, manifeste l'inégale visibilité des feux qui ravagent la jeunesse, l'élection nécessaire d'un seul s'articulant aussi à l'invisibilité de nombreux autres, qu'ils soient immolés ou brûleurs (harragas).

 

 

On a vendu au monde entier la fragrance du jasmin (associé aux discours de la révolution tunisienne), mais l'odeur du foin persiste pourtant, en rappel fermement posé ici qu'il ne saurait y avoir de révolution si fait toujours défaut l'abolition de la condition prolétaire. Cette séquence parachève ainsi la réussite d'un premier long-métrage impressionnant qui, tourné sans autorisation comme une action de guérilla entreprise à l'époque où Ben Ali était toujours en place et effrayant encore ses contemporains (à peine projeté aux Journées Cinématographiques de Carthage, et malgré un prix reçu, le film est bloqué par le réseau des distributeurs), aura su affronter, de l'histoire en train de se faire, ses marges ou bas côtés peu fréquentés. Là où bouillonne une jeunesse prolétarisée en manque de sublimation de l'énergie brûlant en elle.

 

 

Post-scriptum : Hamza Ouni a transmis aux spectateurs marseillais un texte qui, rédigé par ses soins en français, explique le sens du titre originel de son film. En voici précisément le contenu, doté d'une puissance allégorique (on pense à Franz Kafka) sans pareil en regard de son beau film : « Le titre en arabe choisi pour ce film documentaire, presque impossible à traduire en français, est : ''Le Chameau du puits de Barrouta''. A Kairouan, sous la règne abbasside, une noria fut construite autour de ce puits couvert d'un dôme. Un chamelon y est introduit par une petite porte, attaché à la barre reliée au puits et passe ainsi sa vie, yeux bandés, à tourner cette barre pour extraire l'eau et alimenter toute la ville. Quand le chameau vieillit et devient incapable de fournir le travail requis, il devient alors impératif de le remplacer. Mais le chameau dans sa taille adulte ne passe plus par la porte. Que faire alors ? Détruire le dôme ? Bien évidemment que non ! Les garrata [les convoyeurs de foin] de Mhamdia [Mohammedia] s'accordent tous pour dire que les travailleurs indigènes dans le domaine de l'agriculture ont un sort fort semblable à celui des chameaux du puits de Barrouta ».

Le spectre de l'utopie hante l'Algérie :

 

 

Tarzan, Don Quichotte et nous (2013) de Hassen Ferhani

 

 

 

Avec Tarzan, Don Quichotte et nous, reformulation montée lors de trois nuits blanches d'un épisode d'un webdoc intitulé Un été à Alger, Hassen Ferhani suit le fil ténu mais solide d'une quête. Celle consistant à trouver, en caméra montée à l'arrière d'une voiture digne des films d'Abbas Kiarostami, l'endroit où se cacherait un certain historien nommé Sidi Ahmed Benengeli. L'aventure est parfaitement localisée : c'est le quartier Mohamed-Belouizdad (ex-Belcourt) où se trouve la fameuse grotte de Cervantès. Les moyens pour y arriver sont nombreux et leur agencement toujours facétieux. Des extraits de Tarzan, l'homme singe (1932) de W. S. Van Dyke d'après le roman d'Edgar Rice Burroughs projetés dans les jardins d'Essai où la légende voudrait que ce film ait été tourné. Et d'autres de Don Quichotte (1955-1992) de Orson Welles d'après le roman L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantès qui inspire aujourd'hui de nombreux plats vendus en fast-food. Hassen Ferhani, s'il imagine les notations cocasses ou raccords comiques électrisant poétiquement la matière documentaire, laisse pourtant affleurer dans le dos de ses images posées comme les cailloux d'un Petit Poucet algérois de lancinantes pressions s'exerçant obscurément sur son propre désir de cinéma.

 

 

Nombreux seraient en effet les signes avérant peut-être l'angoisse sourde de faire un autre cinéma dans un pays où il fut historiquement érigé en moyen d'éducation idéologique des masses. Et où son âge glorieux s'est doublement dissipé durant les années 1980 dans le démantèlement de son système de distribution et la délégitimation populaire d'un pouvoir ossifié (ce constat, on l'a compris, est aussi celui de Bla cinima de Lamine Ammar-Khodja). Il faudra ainsi être attentif aux signes disséminés de l'échec (la folie du premier interprète de Tarzan, Johnny Weissmuller, le montage final constamment différé du film d'Orson Welles, le projet avorté de Terry Gilliam de l'adaptation du roman de Cervantès) représentant comme autant d'images-symptômes d'une hantise insistante.

 

 

Malgré tout, dans l'examen de quelques poches (du jardin d'Essai qui aurait accueilli le tournage de Tarzan l'homme singe à la fameuse grotte où Cervantès s'est réfugié lorsqu'il tenta à plusieurs reprises avec son frère Rodrigo de fuir une captivité forcée entre 1575 et 1580), le présent algérois en la persistance d'échos littéraires et cinématographiques internationaux s'ouvre à la cartographie saisissante d'un fabuleux résolument sans frontière. Et, en nouvelle vérification que le documentaire sait particulièrement bien accueillir les puissances du faux (se distribuant en légendes objectives et fabulations subjectives) travaillant le monde social ainsi que les individus qui le composent, le plus fabuleux serait quand même, si on l'ignorait encore, que le fameux historien recherché et demeurant inconnu pour les habitants du quartier est en fait un personnage fictif inventé par Cervantès lui-même. Une invention inscrite dans une perspective méta-fictionnelle censée accréditer l'idée que Don Quichotte aurait réellement existé et que cette existence aurait été en premier lieu rapportée par un savant mauresque.

 

 

On en conclura alors que Tarzan, Don Quichotte et nous aura travaillé à restituer une puissance de relève légendaire au peuple d'une cité diminuée et affaiblie par un empilement de difficultés sociales et économiques. Hanté par le motif de la chute (celles, répétées, de Don Quichotte dans l'assaut des moulins à vent en prolongement tragique du saut dans l'eau de Tarzan), Tarzan, Don Quichotte aura ainsi su nourrir l'effort consistant à mettre en œuvre l'élan inverse : celui d'une ascension littéralement filmée à l'occasion de son extraordinaire ouverture tourné à l'intérieur d'un téléphérique (une ascension qui fait écho au premier plan filmé à Champigny-sur-Marne avec un drone de Go Forth de Soufiane Adel en 2014). Une ascension en vertu de laquelle les hauteurs de la fabulation légendaire contrarient les forces d'inertie accablant un peuple qui rêve (encore un effort) probablement encore de monter à l'assaut du ciel.

 

 

Le 25 avril 2015

 

 

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