Palmes académiques : retours critiques sur Cannes 2014 (première partie)

« Le mensonge, comme l'huile, flotte à la surface de la vérité »

(Henryk Sienkiewicz, Quo Vadis ?, 1896)

 

L'huile de palme est une huile végétale extraite à chaud des fruits du palmier à huile. Si elle est la plus consommée au monde, les critiques ne cessent aussi de se multiplier de la part d'organisations écologistes non gouvernementales dénonçant autant la haute teneur en acides gras saturés contenues dans cette huile que la développement de plantations de palmiers à huile menaçant la biodiversité des forêts notamment d'Asie du sud-est. La Palme d'or est le prix le plus prestigieux décerné dans le cadre du Festival de cinéma le plus médiatiquement consommé au monde. Il faudrait à cet égard oser filer la métaphore agro-alimentaire en demandant si l'huile symboliquement extraite de ces Palmes n'est pas suffisamment saturée en acides gras pour accentuer une tendance à l'académisation généralisée du cinéma d'auteur mondial. Ce serait là le paradoxe de Cannes, à la fois haut-lieu des réjouissances du cinéma mondial où convergent les propositions parmi les plus passionnantes de l'année et vortex médiatique (avec son tapis rouge et ses fameuses ou fumeuses « vingt-quatre marches de la gloire ») où les phénomènes cumulatifs de compétition, de sélection et d'exposition peuvent rétroactivement déterminer un profilage relatif des œuvres indexé sur un certain nombre de conventions narratives et représentatives plus ou moins implicites. S'il y a une tendance à l'académisme affectant le cinéma d'auteur international, le Festival de Cannes en serait alors le vecteur privilégié, distribuant souvent ses prix comme autant d'occasions de célébrer les bons films répondant au bon goût cannois en leur attribuant des palmes dès lors rien moins qu'académiques. Certes, de magnifiques surprises peuvent toujours se produire (Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Palme d'or en 2010) et des événements à juste titre récompensés (The Tree of Life de Terrence Malick, Palme d'or en 2011), tandis que les sélections parallèles (Un certain regard inclus depuis 1998 dans la fière compétitive, La Quinzaine des réalisateurs, la Semaine de la critique, la Programmation ACID) font leur boulot consistant à promouvoir tant la jeunesse que les propositions audacieuses dérogeant à la norme de la compétition officielle cannoise. Peut-être que les grands films de l'année, qui sont loin de là tous programmés dans le cadre du Festival de Cannes, réussiraient pour certains d'entre eux à y être en bénéficiant de ses effets d'exposition médiatiques et commerciaux, mais sans déroger pour autant à la singularité des principes esthétiques qui les caractérisent afin de préserver de l'intériorisation des conventions implicitement instituées par les reflets chatoyants de la vitrine cannoise. Le palmarès de la 68ème édition qui vient tout juste de se clore semblerait confirmer, et ainsi entretenir, la tendance académique. Ne serait-ce déjà que parce que Dheepan de Jacques Audiard, préféré à Mia Madre de Nanni Moretti pronostiqué comme le grand gagnant de l'édition 2015, aura raflé le premier prix tant convoité à un premier long-métrage hongrois s'attaquant au défi d'inscrire une fiction dans un lieu, Auschwitz, souvent considéré comme impossible à représenter (Le Fils de Saul de Laszlo Nemes, Grand Prix du Jury), mais aussi au retour en grâce de l'un des plus grands cinéastes en activité (The Assassin de Hou Hsiao-hsien, Prix de la mise en scène), mais encore aux bizarreries fictionnelles d'un jeune réalisateur grec atypique (The Lobster de Yorgos Lanthimos, Prix du Jury).



La Palme d'honneur offerte à Agnès Varda en succession entre autres de Manoel de Oliveira récipiendaire du prix en 2008, donnant malgré tout l'occasion d'entendre de belles paroles évoquant la marge économique, le refus de la logique compétitive et la fidélité amoureuse à Jacques Demy, représente un autre symptôme caractérisant un Festival qui s'offre comme caution symbolique et session de rattrapage d'authentiques artistes ne répondant cependant guère, ou alors de moins en moins, aux critères habituels de sélection et de promotion. Et que dire également de la sous-exposition chronique de films originaires du monde arabe ou du continent africain comme de la minorisation des femmes réalisatrices (comme si Cannes se contentait de renforcer, sous prétexte qu'elles existent, des tendances objectivement problématiques sans jamais oser vouloir significativement les contrarier). Et que penser enfin de la relégation dans les marges du Festival du cinéma d'animation et, plus encore, du cinéma documentaire, sinon qu'une institution privée rayonnant à l'international grâce au soutien massif de l'État et de multiples sponsors valorise une vision restrictive de la création cinématographique ? Avec l'explosion du phénomène festivalier depuis le début des années 2000 et la concurrence plus ancienne entretenue avec les Festivals de Venise et de Berlin (auxquels s'ajoute désormais celui de Toronto), la tendance académique (soit l'idée d'un bon goût conjuguant le culturel et le commercial) aurait ainsi été renforcée avec la célébration du cinéma d'auteur concentrée sur quelques grands noms récurrents et régulièrement sélectionnés durant ces vingt dernières années (citons entre autres Ken Loach et Michael Haneke, les frères Dardenne et David Cronenberg, Mike Leigh et Nuri Bilge Ceylan, Gus Van Sant et Nanni Moretti, Paolo Sorrentino et Alejandro Gonzales Iñarritu, Carlos Reygadas et Lars von Trier, Bruno Dumont et Naomi Kawase). La possibilité accentuée de l'imposition d'une esthétique cinématographique globale se double du risque toujours plus pesant de la réorientation relative des gestes artistiques inscrits eux-mêmes dans cette dynamique au point de s'identifier à elle pour partie. A gros traits, les palmes académiques récompensent le surmoi démiurgique caractérisant un regard hautain et plombé, comme la gravité assommante de constats qu'il délivre à propos des malheurs du monde (le maître-étalon demeurant aujourd'hui Michael Haneke suivi de près par toute une cohorte de réalisateurs). Sont également récompensés la tactique de la prise de risque mais sous contrôle d'une stratégie d'ensemble calibrée (un art dans lequel brille Jacques Audiard), le sujet universel traité avec pudeur et prometteur de vives émotions consensuelles (on craint, on espère à tort, que Nanni Moretti s'y soit, après La Chambre du fils en 2001, à nouveau plié avec Mia Madre), ainsi que le recours aux stars afin de rendre désirables des objets cinématographiques relativement inoffensifs (sans l'excellent Vincent Lindon, récipiendaire de la Palme d'or de la meilleure interprétation masculine, La Loi du marché de Stéphane Brizé n'aura eu quasiment aucune chance d'être sélectionné quand il aura suffi que Mathieu Amalric soit confiné au profit d'une bande de jeunes acteurs débutants dans les marges narratives du nouveau film d'Arnaud Desplechin,Trois souvenirs de ma jeunesse, pour que ce dernier soit sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs). Il suffira dorénavant de s'arrêter à l'étude en trois parties de six cas symptomatiques de l'édition 2014 pour relever le niveau d'acides gras saturés produit par l'huile de palme cannoise, au point d'en affecter les sélections parallèles. Du côté, des grosses huiles, Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan (Palme d'or) et Léviathan de Andreï Zviaguintsev (Prix du scénario). Du côté des tâches d'huile, White God de Kornél Mundruczo (Prix Un certain regard) et The Tribe de Myroslav Slaboshpytskiy (Grand Prix de la Semaine de la critique). Du côté de l'huile de coude, Mommy de Xavier Dolan (Prix du Jury) et Party Girl de Samuel Theis, Marie Amachoukeli et Claire Burger (Caméra d'or). « La richesse est une huile qui adoucit les machines de la vie » disait Paul Valéry dans Tel quel (1941). Il semble en tous les cas certain que l'huile de palme cannoise, riche en acides gras saturés d'académisme, peut paradoxalement affaiblir la puissance esthétique et dissensuelle de l'art du cinéma dès lors qu'on la considère à l'aune de ces grosses machines huilées à chaud par les pointures, installées ou en ascension, du Festival.

Grosses huiles

Winter Sleep (2014) de Nuri Bilge Ceylan


 

Les mains vides


 

Deux accrocs viennent rapidement perturber la transparence néoclassique privilégiée par le septième long-métrage du réalisateur turc, avérant moins la possibilité d'erreurs techniques (Nuri Bilge Ceylan est un technicien) que l'inconséquence esthétique de choix filmiques qui affaiblissent considérablement la cohérence de l'ensemble. C'est d'abord le choc d'une pierre lancée par un gamin sortant de l'école sur la vitre d'une voiture roulant sur les routes difficiles de Cappadoce, incrustation numérique que Nuri Bilge Ceylan se fait fort de masquer immédiatement en raccordant sur le plan suivant consistant en un panoramique rapide de l'avant à l'arrière du véhicule afin d'identifier l'auteur d'un forfait désormais attesté le temps d'un raccord avec l'étoile formée par le bris réel de la fenêtre. C'est ensuite le même gamin giflé par son père contrit par la honte consécutive à un geste qui renforce le déshonneur familial (l'homme à qui appartient la voiture est le propriétaire de leur logement dont cette famille n'arrive plus à payer le loyer depuis plusieurs mois), un raccord faisant trembler sur ses bases la continuité du geste afin de soustraire dans la collure le réel du coup donné en lui substituant le montage quasi-imperceptible de sa simulation. Aurait-il fallu imaginer d'autres options de mise en scène (par exemple préférer un autre axe de caméra permettant de se passer d'un effet spécial par trop visible comme accepter que l'acteur jouant l'enfant reçoive réellement une gifle afin de renforcer la crédibilité de la séquence) pour que, dans ses détails apparemment les plus anodins, Winter Sleep colle sans bavure au coulé limpide d'une narration au service d'un réalisme psychologique dont la force expressive aurait par ailleurs contribué à ce que le film de Nuri Bilge Ceylan, déjà maintes fois récompensé au Festival de Cannes (le grand prix du jury pour Uzak en 2002, le prix FIPRESCI de la critique internationale pour Les Climats en 2006, le prix de la mise en scène pour Les Trois singes en 2008, le grand prix du jury à nouveau pour il était une fois en Anatolie en 2011), y reçoive, sous la forme d'un couronnement tellement logique qu'il en paraîtrait programmatique, la Palme d'or ? Ces détails ne sont pourtant pas anodins, précisément en ceci qu'ils s'inscrivent dans la série des séquences témoignant de la violence symbolique déniée dans son exercice quotidien par un homme, M. Aydin (Haluk Bilginer), jouissant dans la région d'une autorité symbolique dont le coût réel se monnaie en une domination suffisamment déshonorante pour pousser entre autres un gosse à lancer une pierre sur sa voiture et son père à le corriger en insistant avec colère sur le caractère d'auto-punition de son geste. C'est alors que ce qui est raconté (la somme d'humiliations qui, produites en toute ignorance par un homme sur son entourage à la fois immédiat identifié à sa jeune épouse Nihal et sa sœur Necla et plus lointain relevant de la famille de l'enfant, va lui revenir proportionnellement à la figure sous la forme rétroactive de feed-backs saturés de ressentiment) souffre de ne pas être pris en charge par une manière cinématographique qui tantôt étouffe le poids de réel d'un geste disruptif (l'éclat de la vitre n'est que de synthèse), tantôt évacue cet autre poids de réel d'un geste en impossible réparation du geste précédent (la gifle donnée pour autant que deux plans collés en simulent la cinglante continuité). Si le premier accroc pouvait à la limite attester l'incompréhension ahurie d'un homme voyant dans les actions des autres le symptôme d'un pur délire insensé et mal synthétisé, le second trahirait le peu de consistance d'un geste qui probablement fait bien plus de mal à son auteur qu'à sa victime. Dans les deux cas, le réalisme psychologique (genre en soi – d'aucuns diraient bourgeois) visé par Nuri Bilge Ceylan cède devant quelques opérations de camouflage (en regard desquels ce bon vieux hors-champ pouvait amplement suppléer) finissant par recouper de manière structurale la logique du déni au principe des agissements de son personnage principal, pourtant portraituré comme un homme moralement diminué par l'irresponsabilité quant aux conséquences du pouvoir qu'il exerce plus ou moins directement sur les autres. Il est à ce titre instructif de comparer Winter Sleep avec certains films de Abbas Kiarostami (en particulier Le Vent nous emportera en 1998 racontant également l'histoire d'un homme imbu de lui-même et roulant sur les routes d'une infatuation pour la perpétuation de laquelle il y sacrifiera symboliquement le garçon du coin) qui pour leur part n'hésitent pas, en héritage du néoréalisme (les larmes réelles du gamin du Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica en 1948 nourrissent d'autres larmes versées pour de vrai, dans Le Passager en 1974 comme dans Où est la maison de mon ami ? en 1987), à tremper les mains dans une réalité moins esquivée par la fiction que prise en charge par la réalisation du film la racontant. Que l'on ne se méprenne surtout pas : il ne s'agit pas de garantir la véridicité universelle d'un film depuis les obligations systématiques d'une prise de risques autoroutiers réellement engagés ou bien garantissant que soit réelle la violence des adultes sur les enfants, mais bien plutôt de pointer les limites proprement esthétiques d'un film achoppant sur quelques points de capiton aussi mineurs qu'essentiels quant à l'expression d'une réalité dont la narration se garde bien, à l'inverse des films de Vittorio De Sica ou de Abbas Kiarostami, de s'y compromettre (et l'on ne pourra évidemment pas dire de ces derniers qu'ils sont d'horribles bourreaux d'enfants auxquels on aurait pu encore associer le Ken Loach de Kes et le Maurice Pialat de L'Enfance nue tous les deux tournés en 1969). Il est vrai que la véridicité d'une fiction en son régime d'inscription réaliste est moins compromettante quand elle se dispense au cinéma de la charge, forcément excessive et problématique, d'un réel servant de terrible principe de vérification pour autant qu'il s'accomplisse de manière strictement situationnelle et circonstanciée (la localisation s'opposant heureusement à tout systématisme faussant un universel dont l'avènement oblige à des médiations toujours particulières).



« Le kantisme a les mains pures, MAIS IL N'A PAS DE MAINS » affirmait, moqueur, Charles Péguy qui continuait ainsi : « Et nous, nos mains calleuses, nos mains noueuses, nos mains pécheresses nous avons quelquefois les mains pleines » (in Victor-Marie, comte Hugo, éd. La Pléiade, tome III, 1957 [1910 pour la première édition du texte], p. 331). On pourrait aisément dire la même chose de Winter Sleep qui travaille laborieusement à ne pas se salir les mains en évitant soigneusement de les plonger dans le réel – ce gras qui tache – en regarde de quoi tient ce qui est raconté. A une seule exception près tout de même, Nuri Bilge Ceylan n'ignorant pas complètement le rendement symbolique de certains moments de la représentation dévolus à toucher au nerf du réel représenté : c'est la capture du cheval sauvage bêtement exigée par M. Aydin parce que, la bête, c'est lui s'exécutant automatiquement après qu'un touriste logeant dans son hôtel ait vu sur son site Internet qu'il y en avait dans la région (en passant, Cappadoce en vieux persan signifie le « pays des chevaux de race »). Mais l'impureté de cette séquence montrant l'animal réellement en train de s'effondrer dans un ruisseau et finissant par s'abandonner à un épuisement qui moralement regarderait autant le personnage que le réalisateur est largement relativisée par la lourdeur du cortège citationnel y étant associée (d'un côté le cheval brutalisé de Crime et châtiment écrit par Fiodor Dostoïevski en 1866 dont le spectre est encore récemment revenu faire un tour dans A Touch of Sin du chinois Jia Zhang-ke en 2013 et de l'autre l'avant-dernière sonate n°20 en la majeur composé en 1828 par Franz Schubert définitivement identifiée au martyr de l'âne de Au hasard Balthazar de Robert Bresson en 1966). Citer la cheval dostoïevskien, c'est avoir en prime aujourd'hui, en vertu de l'histoire des formes artistiques héritées, l'âne de Bresson et la musique de Schubert (ce qu'ont compris tant Jia que le hongrois Béla Tarr quand il réalisait Le Cheval de Turin en 2011). Et, en comparaison, L’Étudiant (2012) du cinéaste kazakh Darezhan Omirbaev, moins l'adaptation que la sèche transposition contemporaine du roman de Dostoïevski, faisait seulement son boulot sans l'alourdir de références explicites dont lui aura au moins compris que leur enchaînement va suffisamment de soi dans la tête du spectateur pour ne pas trop y insister sur l'écran (dans son film, un âne remplace le cheval et cela suffisait largement). Cette impureté localisée ne contredisant en rien la pureté kantienne de l'ensemble ne serait alors que de façade, les planches qui servent à la dresser afin d'éviter de se coltiner un réel par trop compromettant étant fournies par une abondance référentielle ponctuant avec application tout le film. La sonate répétée ad nauseam à chaque séquence vire ainsi à l'automatisme aussi bête que celui de M. Aydin s'ingéniant sur invitation d'un pensionnaire de son hôtel à coller aux clichés touristiques de la région (et Nuri Bilge Ceylan oublie au passage que ce qui bouleverse dans l'usage que fait Robert Bresson de la sonate schubertienne dans Au hasard Balthazar est, à l'occasion particulière du générique-début, son interruption dès lors que l'âne se met à braire). Ailleurs, le montage scénaristique de nouvelles d'Anton Tchekhov sert de prétexte à vouloir réitérer la machine de ressentiment social et conjugal peaufinée par Ingmar Bergman entre Sourires d'une nuit d'été (1955) et Scènes de la vie conjugale (1973), sans l'humour et la légèreté du premier film ni l'effroi et la pente excessive caractérisant le second. Et, quand Nuri Bilge Ceylan ne s'astreint pas à distribuer en banals champs-contrechamps quelquefois rehaussés d'un plan large de rigueur l'aigreur communément partagée par ses personnages, il entrecoupe les 200 minutes de son film de plans larges de paysages avérant autant son goût paysagiste (tout de suite marqué au lieu de jouer d'un différé qui aurait pris en défaut et su entretenir le désir de tout voir du spectateur) que le souci d'en référencer de façon particulièrement redondante la généalogie artistique (Pieter Bruegel l'Ancien en peinture et Andreï Tarkovski en cinéma qui citait dans Solaris en 1972 la fameuse toile Chasseurs dans la neige peinte par le premier vers 1565 et forcément évoquée ici à l'occasion d'une séquence de chasse). Quand on songe que certains ont fait durant plusieurs années le procès de la superficialité de Jean-Luc Godard multipliant à tour de bras les références culturelles alors que les mêmes criant aujourd'hui au chef-d’œuvre devant Winter Sleep n'ont jamais pu ou voulu prêter attention au fait que l'emporte chez l'auteur des Histoires(s) du cinéma (1988-1998) l'intervalle entre les citations au principe d'une pensée du montage essentiellement dévolu moins à comparer l'incomparable (encore que, l'ouvrage éponyme de l'anthropologue comparatiste et helléniste Marcel Détienne est cité dans Film socialisme en 2010) qu'à rapprocher les hétérogènes – sinon les inconciliables.



Quand on pense enfin aux multiples façons, dans le registre partagé et paradigmatique d'une certaine modernité cinématographique identifiée à la scène de ménage, imaginées par Ingmar Bergman (sur le versant de l'étude de visages contrariant le théâtre psychologique du ressentiment conjugal), Maurice Pialat (sur celui d'une pulsion vitaliste électrisant les positions sociales), Michelangelo Antonioni (l'abstraction figurative désertifiant le vieil Éros fatigué), Jean-Luc Godard (dans son refus déconstructiviste de toute dramatisation romanesque) ou encore John Cassavetes (cette façon d'épuiser jusqu'au grotesque l'énergie du ressentiment pour passer à un autre niveau affectif dans A Woman under Influence en 1974), on se demande encore comment d'autres critiques (souvent les mêmes en vérité) peuvent à ce point confondre les vessies du conservatisme académique pour les lanternes de la création artistique, le premier se chargeant de figer en recettes ou formules les inventions de la seconde. La bonne volonté culturelle de Nuri Bilge Ceylan s'apparenterait en réalité à un volontarisme proposant l'administration d'attestations valant comme autant de signes ostentatoires de légitimité tout aussi problématiques que les manières pédantes de M. Aydin quand, ivre, il s'amuse à répondre en citant William Shakespeare au personnage de l'instituteur qui se servait du même dramaturge pour oser proférer des vérités autrement indicibles en raison de l'asymétrie de leur position sociale respective. Le vomi viendra pourtant ici sanctionner la pédanterie du personnage, tout petit maître d'un tout petit royaume dont la règle implicite est de postuler l'égalité générique du ressentiment identifiant par-delà les inégalités sociales le mimétisme des bourreaux ou des dominants et des victimes ou des dominés. Il y avait pourtant ici ou là quelques belles inspirations, le gamin fautif préférant inconsciemment tomber dans les pommes plutôt que de répondre à l'obligation traditionnelle du baise-main à l'égard du maître des lieux ou bien ce dernier incapable d'articuler une simple perception (le gamin et son oncle venant chez lui) dans la série les identifiant aux locataires victimes d'une saisie automatique de leurs bien pour n'avoir pas payé des arriérés de loyers. Mais à ces hiatus symptomatiques d'un habitus inconscient sont généralement préférées des explications de texte soutenues par un dialogisme servant la description des atermoiements psychologiques des personnages. Ainsi, l'épouse tiendrait-elle à préserver son indépendance que son mari lui rappelle que sans le confort qu'il lui donne celle-ci ne possède que bien peu d'assise matérielle. Celle-ci s'attacherait-elle alors à atténuer la violence symbolique exercée par son époux en offrant une liasse de billets à la famille pauvre de locataires qu'elle renforce malheureusement la pente d'un déshonneur sanctionné par la mise au feu par le père du gamin du pactole (autre référence à Dostoïevski, cette fois-ci à L'Idiot publié celui-là en 1869). La sœur insisterait-elle sur la condescendance de son frère à l'égard de son statut de divorcée que ce dernier lui signifie que l'oisiveté qui la caractérise se paie au prix d'un héritage familial dont il est le seul gestionnaire (du coup, elle disparaît bizarrement dans une ellipse que le réalisateur ne motive jamais alors même qu'il tient à combler ailleurs tous les trous narratifs). Ce qui d'un côté (de la porte) travaille à montrer les différentes formes de domination symbolique découlant de l'importance sociale d'un homme croyant que les choses de l'esprit (il a été comédien et s'attelle désormais à l'écriture d'articles sur Internet comme à la rédaction d'un ouvrage de synthèse sur le théâtre turc) peuvent mettre à distance les violences symboliques résultant de sa position, de l'autre côté (de la fenêtre) le film travaille également à en neutraliser systématiquement le constat en réitérant cette vérité (dès lors moins sociologique qu'anthropologique) selon laquelle le ressentiment serait universel et mimétique. Au risque de fondre tous les protagonistes en un seul tout égalisé et indifférencié. Inégaux socialement mais tous égaux en aigreur et mesquinerie, tous habitants irrécupérables d'un même habitat troglodyte (la caverne du ressentiment), sans autre exception que celles du réalisateur qui en conçoit la hautaine vision et de son spectateur qui en reçoit en connivence la confidence. C'est cette morale-là, triste et parfaitement semblable à celle proposée par Au-delà des collines (2012) du roumain Cristian Mungiu (récipiendaire d'un double prix d'interprétation cannois pour ses deux actrices), qui donc est souvent plébiscitée dans l'un des festivals de cinéma parmi les plus prestigieux. Et il y aurait de quoi en effet être soi-même victime de ces reflux nauséeux que jamais des tunnels de dialogues sur-écrits ni de beaux panoramas tout en pittoresque ne sauraient correctement ou décemment réprimer. Au contraire même, les mains kantiennes peuvent bien battre de l'air et mouliner du vent, elles restent invariablement vides.

Leviathan (2014) d'Andreï Zviaguintsev

 


La culpabilité contre l'irresponsabilité

 


Nature grandiose et indifférente magnifiée par la fixité des plans et le format large ; humanité s'échinant pendant bien plus de 120 minutes à se précipiter collectivement dans une catastrophe boueuse à laquelle personne ne saurait décemment échapper ; et puis, lointaine, une présence animale (un cheval, une baleine) en guise de témoignage ontologique d'une innocence refusée pour les animaux du milieu que nous sommes, rêvant du ciel pour être irrémédiablement rappelés à l'ordre des pesanteurs de la terre : voilà les principales lignes de force d'une esthétique chérie depuis quelques années par le Festival de Cannes qui garantit à ses plus appliqués représentants la reconnaissance internationale de ce qui s'apparente de toute évidence à un nouvel académisme d'auteur. La Palme d'or pour Winter Sleep du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan comme le Prix du scénario pour Leviathan du russe Andreï Zviaguintsev (deux ans après celui remporté par Au-delà des collines du roumain Cristian Mungiu), voilà le tirage de l'année 2014 mais la combinaison gagnante aurait été différente que la donne n'aurait guère fondamentalement changé tant ces films visent à jouir du même paradoxe : les hauteurs désirées par les actuels aspirants à la démiurgie festivalière ne servent qu'à nourrir la plus grande sévérité à l'endroit de la totale mesquinerie des affaires humaines. Rien n'est plus pénible alors que de voir ces réalisateurs vouloir s'approprier peu ou prou la formule magique tarkovskienne (beaucoup de matières élémentaires remuées afin d'en faire frémir à la surface quelques tremblantes épiphanies métaphysiques) en y soustrayant purement et simplement la beauté puissamment incarnée de personnages valant infiniment mieux que la somme scénarisée des stigmates de la déréliction qu'ils peuvent trimballer sur leur dos. Et rien ne serait plus faux que d'incorporer à cet académisme de l'affliction replié sur un pessimisme suffisamment simpliste pour gagner en retour les ors du consensus moral(isateur) les efforts cinématographiques d'un cinéaste authentique comme le hongrois Béla Tarr qui, symptomatiquement hué lorsqu'il présenta L'Homme de Londres en compétition officielle lors du Festival de Cannes en 2007, n'a jamais cessé de travailler pour sa part à relever la puissance de personnages à l'endroit même où le pouvoir s'active à en diminuer les marges de manœuvre. Il faudra ainsi revoir Les Harmonies Werckmeister (2000) dont la baleine de carton invitait quand même in fine à se remettre littéralement en marche, les poussières de l'utopie n'étant pas cachées sous le tapis des monstres étatiques ou démagogiques. Et puis, dans la foulée, Le Cheval de Turin (2011) pour se nettoyer les yeux des nouvelles fables crasseuses de l'imposture démiurgique, ultime chef-d'œuvre qui ne fait monter le grondement d'une catastrophe sans nom que pour attester au final la puissance restante d'un homme et de sa fille à ne pas s'abandonner à la pente de l'avilissement (la puissance se comprenant philosophiquement, d'Aristote à Giorgio Agamben, comme puissance de ne pas ne pas faire quelque chose). Autant d'efforts niés par les académiciens de la démiurgie festivalière s'acharnant à représenter dans les grandes largeurs les laborieuses gesticulations de quelques figures pathétiques appartenant à une espèce qui ne sait rien faire d'autre que se foutre dedans en foutant le monde avec. Et, ce faisant, ces derniers ne peuvent pas ne pas faire courir le lourd soupçon d'un partage tristement inégal des torts en vertu duquel le mal triomphe sans reste sur l'écran pendant que la salle bénéficie de l'intelligence quant au rendu mécanique de ce triomphe (symptomatique était alors le plan final, faussement kiarostamien, de Au-delà des collines avec sa boue qui se jetait sur un pare-brise identifié à l'écran de projection nettoyé par les essuie-glaces de la mise en scène). De part et d'autre de l'écran, se distribue ainsi une jouissance dont la sanction administrée d'un côté est support de plaisir de l'autre, la hauteur de vue du démiurge moraliste consistant alors à flatter et préserver son public du bain immonde à l'intérieur duquel barbotent des figures identifiées au plus grand tort qu'elles s'infligent à elles-mêmes en affligeant les autres. Obstination à ce qu'un groupe d'individus commette le pire au point où les victimes s'évertuent à l'être afin de vérifier qu'elles ont bien affaire à des bourreaux (Au-delà des collines) ; perpétuelle circulation à l'endroit d'une inégalité des positions sociales des signes d'une vilenie quant à elle universelle (Winter Sleep) ; normalisation juridique de la corruption d'une société divisée entre l'irresponsabilité des bourreaux et la culpabilité des victimes (Leviathan) : trois hautaines tentatives de description marmoréenne des formes circonstanciées d'un « mal radical » contemporain qui vaut d'abord et avant tout pour signifier l'impasse autant esthétique qu'éthique de réalisateurs s'ingéniant à sacrifier avec le maximum de magnificence l'intelligence de leurs personnages en raison du primat de leur propre intelligence démontrée (quant à l'intelligence du spectateur, elle ne se réduirait alors qu'à seulement valider l'intelligence supposée du démiurge).


 

Ceci étant dit, il faudra parler de Leviathan (qui n'a aucun rapport avec le film éponyme de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel en 2012, encore qu'y remue sensiblement la même eau boueuse grosse des déchets du monde), en précisant déjà que ce pachyderme démiurgique préfère à l'allégorie hobbesienne promise (et seulement réduite ici à l'aliénation de la liberté individuelle pour cause de corruption étatique trahissant quelques intérêts particuliers) en remettre une couche sur le Livre de Job (« Pourquoi moi ? » demande, lessivé par le destin et la vodka, le héros et on aurait tellement voulu lui répondre que le dieu méchant qui s'amuse à le faire souffrir n'est personne d'autre que le réalisateur lui-même aidé par son co-scénariste Oleg Neguine). Mais il faut préciser ensuite que le film de Andreï Zviaguintsev fait quand même preuve d'un sens un tout petit peu plus retors des enchaînements catastrophiques qui, à ce titre, le distingue a minima de ses pairs plus monomaniaques. Le début de Leviathan, outre les signes de l'évidence démiurgique (le ciel de plomb et la mer se fracassant sur les rochers, les épaves de bateaux comme autant de baleines échouées, les boucles ronflantes de Philip Glass), arrive malgré tout à intéresser en posant, en lointain écho à la nouvelle intitulée Michael Kohlhaas (1810) de Heinrich von Kleist (plutôt bien adaptée par Arnaud des Pallières en 2013), l'hétérogénéité de la justice (celle exigée par le propriétaire d'un garage menacé d'expropriation de terres qui appartiennent à sa famille depuis 1929) et du droit (celui dont argue le maire d'une cité côtière bordée par la mer de Barents qui a promis au prêtre orthodoxe local l'installation d'une nouvelle église à cet endroit-). La norme juridique parant donc de légalité une configuration de pouvoir en défaveur de celui qui ne réclame rien d'autre que justice, ce dernier fait alors appel en dernier recours à un vieux copain d'armée, avocat au barreau de Moscou qui semble disposer de plus d'un argument dans sa besace (il n'ignore pas les soupçons de corruption courant sur le maire et connaît de plus quelques noms d'officiels au-dessus de lui) susceptible de faire plier l'odieux et grassouillet édile. C'est alors qu'arrive une longue séquence – la meilleure du film – de pique-nique au bord de la mer avec au programme plusieurs exercices de tirs au fusil. La présence de deux policiers fréquentés par le garagiste dont on peut se demander s'ils ne vont pas profiter de la situation pour produire plus ou moins accidentellement l'accident entravant l'avocat également de la partie, les coups de feu tirés à répétition et la vodka qui coule à flots, ainsi qu'une cascade dangereuse près de laquelle se trouve le fils du héros en compagnie d'un plus jeune camarade font planer au-dessus des têtes et des plans qui s'y fourbissent la virtualité d'une catastrophe qui, si elle trouve en effet à s'actualiser, surprend par sa manière d'arriver. Que s'est-il donc passé ? Longtemps, nous n'en saurons rien d'autre que ce que le plus jeune garçon en aura dit en revenant, essoufflé, pour annoncer qu'il a vu au loin l'avocat étrangler la compagne du garagiste, les policiers partant à leur recherche en tirant plusieurs coups de feu hors-champ. Ellipse. Suit une longue séquence de discussion entre le maire et le prêtre concernant leur projet commun de construction de la nouvelle église, le spectateur bénéficiant alors d'un temps certain pour essayer de comprendre ce qui a bien pu se passer, événement obscur sur lequel ses protagonistes resteront peu diserts à l'exception des coquards arborés respectivement par l'avocat et la compagne du garagiste. Au point que même la séquence d'intimidation brutale de l'avocat commanditée par le maire se situe en-deçà de l'événement obscur qui trahirait, en parallèle du cours de l'injustice des rapports de force validée par le formalisme abstrait du droit, la pulsion inconsciente de personnages qui les précipiterait dans une catastrophe peut-être plus grande encore. Ce sera la seconde ellipse du film, la compagne du garagiste qui entretenait une relation adultérine avec l'avocat disparaissant pour ne plus revenir que comme cadavre qui condamnera son mari reconnu coupable de meurtre à la prison. C'est qu'il y aurait, à côté du droit comme injuste garantie de l'irresponsabilité des figures locales du pouvoir, une culpabilité autrement plus fondamentale (plus seulement politique mais ontologique, et même onto-théologique ou métaphysique) à laquelle se seraient livrés quelques personnages en mal de s'approprier pour le pire plutôt que pour la meilleure la catastrophe à laquelle ils se savaient de toute façon voués. Et si, en contre-plongée, le garagiste ivre regarde par le trou de la vieille église abandonnée le noir de la nuit ouvrant sur une obscure transcendance, un même axe de caméra désigne plus tard à l'enfant du maire le toit blanc de la nouvelle église restaurée en coupure de la possibilité même de voir le ciel de la transcendance. La leçon de Leviathan est moins terrible qu'horrible, prescrivant pour les victimes pathétiques de l'injustice juridique en validation de l'irresponsabilité propre à la corruption étatique l'option restante qui est celle de la culpabilité ouvrant les chemins de la rédemption mystique. Le salut par l'attrition et la culpabilité : d'aucuns diront qu'il y a là une inspiration sourdement dostoïevskienne (Ah, Dostoïevski, que de palmes académiques auront été commises en son nom !). Mais faudrait-il s'en réjouir en regard de l'immense tâche politique que nous assigne aujourd'hui l'identification du légal et de l'illégitime ?


25 mai 2015

 

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