De l'anime (première partie)

Les vents chauds de Ghibli

« L'art lutte avec le chaos, mais pour le rendre sensible, même à travers le personnage le plus charmant, le paysage le plus enchanté (…) » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie, éd. Minuit, 1991, p. 192)

 

 

Ghibli, c'est, outre une fameuse mascotte (l'esprit légendaire de la forêt Totoro, créature à mi-distance de l'ours et du chat), un nom qui ne l'est pas moins, venu du côté de Hayao Miyazaki et d'un amour de l'aviation (le Caproni Ca. 309 Ghibli était un monoplan bimoteur utilisé par l'armée italienne durant les années 1930) hérité d'un père aviateur ayant lui-même piloté un avion de ce modèle (mais Ghibli vient encore de plus loin puisqu'il dit l'équivalent arabe du sirocco, ce vent saharien très sec et chaud soufflant violemment en Afrique du nord). Un vent chaud identifié à une machine de guerre d'un côté, une créature forestière inspirée des kamis du shintoïsme de l'autre : soit une rose des vents croisant la forêt et le mythe avec le désert et l'histoire (qui fut celle aussi de l'alliance impérialiste des fascismes italien et japonais) afin de guider l'esprit nouveau de l'anime.

 

 

Mais revenons en arrière – aux fondamentaux, ainsi qu'à ses fondateurs fondés par leur propre geste de fondation. Si le film Laputa – Le Château dans le ciel de Hayao Miyazaki, sorti en 1986, est la première production à part entière du nouveau studio Ghibli modestement construit dans la ville de Koganei à une heure de Tokyo, il faudra cependant remonter un peu an amont, précisément en juin 1985, afin d'arrêter la date de création du plus grand studio d'animation du cinéma japonais. Une entreprise de longue haleine en ce qu'elle aura résulté de diverses collaborations entre deux cinéastes passés maîtres de l'anime pour le studio d'animation Toei Animation – au point d'ailleurs d'avoir gagné une légitimité cinématographique ne souffrant plus d'une obsolète subordination des formes (les images animées moins artistiques que les prises de vue réelles) : Isao Takahata (né en 1935) et Hayao Miyazaki (né en 1941). Il faut dire ici que la création du studio Ghibli aura été grandement facilitée par le succès commercial rencontré par ce dernier avec son film intitulé Nausicaä de la vallée du vent (1984), en partie grâce à la participation financière de la société de production Topcraft.

 

 

Après la fermeture de cette dernière, les deux cinéastes se tournent vers un éditeur de mangas, Tokuma Shoten afin de donner naissance à leur studio (signalons ici que c'est dans la revue Animage que paraît le manga Nausicaä, série signée Hayo Miyazaki dont il aura tiré son long-métrage). A l'époque d'ailleurs, le président de Ghibli est Yasuyoshi Tokuma, un collaborateur de Tokuma Shoten. La stratégie déployée par ce studio consiste à propulser des projets ambitieux alliant techniques d'animation à la pointe du progrès et scénarios de qualité tout en conservant au maximum son indépendance économique : le financement des nouveaux long-métrages se fera ainsi grâce aux recettes gagnées avec la commercialisation des précédents. En 1988, sortent deux films, certes très différents esthétiquement l'un de l'autre mais qui représentent deux coups de maître imparables réalisés par les deux compagnons de route de Ghibli : Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki et Le Tombeau des lucioles de Isao Takahata (c'est d'ailleurs le second qui ouvrira dans le monde occidental une voie d'accès privilégié à l'anime ainsi qu'aux productions Ghibli en particulier).

 

 

Les films d'animation se font alors connaître dans plusieurs festivals, nationaux puis internationaux, et permettent à leurs auteurs respectifs de remporter de nombreuses récompenses (entre autres le prix Noburo Ofuji, un des prix du film Manichi décerné en hommage au pionner de l'animation japonaise, reçu à maintes reprises par Isao Takahata et Hayao Miyazaki). C'est aussi à cette occasion que le studio se déploie en se dotant d'un logo, ainsi que d'une mascotte, Totoro. Afin d'assurer le fonctionnement de la société, les projets vont alors s'enchaîner de plus en plus rapidement, et Hayao Miyazaki décide alors de moderniser les équipements disponibles en faisant construire un immeuble plus grand pouvant accueillir l'équipe au complet et en s'équipant à partir de 1993 d'un matériel plus perfectionné : des caméras pilotés par ordinateur, ainsi que des outils d'infographie qui vont servir en 1994 à un film en particulier, Pompoko de Isao Takahata dont plusieurs séquences sont effectivement tournées en images de synthèse. C'est à cette période que les deux principaux créateurs du studio, qui détenaient le monopole de la réalisation, décidèrent de donner leur chance à de jeunes créateurs (en 1993 sort le téléfilm de Tomomitsu Mochizuki, Je peux entendre l'océan).

 

 

Toutes ces avancées et la renommée qu'elles favorisent auront ainsi permis un agrandissement du studio marquée par une volonté de Hayao Miyazaki de privilégier ses équipes féminines (dans une industrie où cependant les femmes ne sont considérées généralement que comme de simples exécutantes, aucune femme n'ayant réalisé à ce jour de long-métrage pour Ghibli). Mais c'est le moment aussi de nouer des partenariats commerciaux qui auront suscité de nombreuses interrogations, voire des réticences puisqu'ils mettraient sérieusement à l'épreuve l'identité première comme l'autonomie du studio. En effet, en 1996, Ghibli et Buena Vista International (une filiale de distribution de Walt Disney Pictures) signent un contrat permettant à ces derniers de détenir la distribution de l'intégralité des productions Ghibli dans le monde entier, à la seule exception de l'Asie. Même si quelques faux pas ont été relevés (des retouches mineures sur quelques anime), la collaboration finira cependant par porter ses fruits : la France bénéficie de sorties en salles de tous les long-métrages, ainsi que des plus anciens.

 

 

C'est à l'époque de la réalisation de Princesse Mononoké (1997), par ailleurs l'un des meilleurs films de Hayao Miyazaki (qui témoigne plus explicitement que d'autres de ses puissantes inspirations cinématographiques, son sens de la forêt et de l'épopée venant de toute évidence des jidai-geki d'Akira Kurosawa), que ce dernier commence à évoquer pour la première fois sa fatigue et son envie de changer la méthode de fabrication de ses anime – et même de quitter Ghibli afin de se consacrer à d'autres projets. Cette tentative échouera du fait du vide laissé par la mort de Yoshifumi Kondō, réalisateur de Si tu tends l'oreille (deuxième production à ne pas avoir été signée par l'un des deux fondateurs du studio en 1995), et considéré par Hayao Miyazaki comme étant son idéal continuateur. Revenant au studio, ce dernier présente ses projets suivants comme étant à chaque fois ses derniers (Le Voyage de Chihiro en 2001 qui rivalise avec Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Le Château ambulant en 2004 qui conclut un triptyque entamé avec l'inaugural Château de Cagliostro en 1979 et poursuivi avec Le Château dans le ciel, Ponyo sur la falaise en 2008 inspiré de La Petite sirène de Hans Christian Andersen adapté par Walt Disney Pictures en 1989).

 

 

Jusqu'à sa « retraite » officiellement prise avec Le Vent se lève (à ne pas confondre avec le film au titre éponyme de Ken Loach) sélectionné à la Mostra de Venise en 2013 et sorti l'année suivante en France – une année qui marque aussi la sortie du sublime dernier film de Isao Takahata, Le Conte de la princesse Kaguya, présenté par son auteur comme étant également son dernier long-métrage. Mais l'échec commercial de ce dernier redoublé par celui de la production suivante réalisée par un auteur plus jeune et prometteur, Souvenirs de Marnie de Hiromasa Yonebayashi sorti en France en 2015 (les deux films de Goro Miyazaki, Les Contes de Terremer en 2006 et La Colline aux coquelicots en 2011 n'ayant pas satisfait un patriarche soucieux de conserver et préserver son antécédence), mettra quelque peu un frein aux projets du studio Ghibli, qui compense cependant ses pertes commerciales avec l'ouverture en 2001 d'un parc d'attraction (le Ghibli Museum situé à l'ouest de la périphérie de Tokyo).

 

 

En l'absence des deux piliers historiques du studio Ghibli, la politique adoptée par l'équipe dirigeante semblerait alors consister à vouloir restructurer la société tout en en recentrant les activités, mais sans davantage donner de détails dans une nouvelle ère qui s'ouvre et qui ne peut pas ne pas être celle du doute (même si certains projets mineurs mais intrigants peuvent encore sortir des murs de Ghibli – à l'image de ce spot publicitaire consistant en l'animation d'un tableau rouleau historique ou kakemono daté du 12ème siècle). Ce qu'il nous reste alors à penser, ce sont sûrement deux testaments (Le Vent se lève et Le Conte de la princesse Kaguya) qui sont surtout deux chefs-d'œuvre de l'anime, deux accomplissements esthétiques complémentaires d'un genre majeur du cinéma (d'animation qui est une région du cinéma par où passe aussi tout le cinéma), qui saurait montrer le noyau de folie tragique au cœur des puissances démiurgiques déployées par l'un (Hayao Miyazaki) autant que la grandeur moins épique que poétique de l'autre (Isao Takahata).

 

 

Mais ce sont aussi, en un second temps, quelques réalisations d'importance venant de la génération d'après, qu'elle soit issue de Ghibli (Hiromasa Yonebayashi né en 1973, auteur après Arietty, le petit monde des chapardeurs en 2010 de l'excellent Souvenirs de Marnie) ou bien d'ailleurs (Mamoru Hosoda né en 1967, venu de Toei Animation et passé par Madhouse jusqu'à la création en 2011 de sa propre société, le Studio Chizu, et auteur d'un passionnant septième long-métrage intitulé Le Garçon et la bête en 2015 ou encore l'électron libre Keiichi Hara né en 1957, auteur du génial Miss Hokusai). Il s'agira dans tous les cas d'entendre dans l'anime les multples forces vitales qui animent et soulèvent des formes inertes en vue de l'énergique constitution de cosmos inséparables de l'épreuve nécessaire du chaos.

 

1) Le Vent se lève (2013) de Hayao Miyazaki

 

  

Icare aux ailes brûlées par le Soleil

 

 

 

Il eût été assez simple pour Hayao Miyazaki de se saisir, à l'occasion de son onzième long-métrage, d'un personnage ayant réellement existé à l'instar de Jiro Horikoshi (ingénieur en aéronautique chez Mitsubishi ayant conçu le modèle de chasseur qui deviendra pendant la Seconde Guerre mondiale le fameux « zéro »), pour en extraire la figure rêvée d'un artiste passionné de machines volantes et faire de ce portrait idéalisé le principe consensuel d'un bel autoportrait tardif, d'ailleurs coproduit par Mitsubishi. Mais cette extraction aurait aussi autorisé d'abstraire hors de l'environnement idéologique propre au Japon d'alors investi dans le développement nationaliste et impérialiste de son industrie militaire un homme dont les inventions auront quand même largement alimenté la machine de guerre nippone. C'est que l'autoportrait, s'il a lieu, prendrait alors son envol au lieu même des explosives contradictions matelassant le sol sur lequel se dresse un individu dont l'ingéniosité viserait autant à satisfaire ses rêves d'enfant qu'à répondre positivement aux demandes industrielles exigées par un État en lice avec la complicité de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste afin de bouleverser et reconfigurer radicalement l'ordre mondial.

 

 

Cette ambivalence productive logée au cœur d'un film qui est le premier long-métrage d'animation strictement réaliste de son auteur est probablement ce qui explique la différence de réception d'un film qui, indépendamment de son potentiel commercial élevé, déplaît aux nationalistes japonais soucieux de réécrire la constitution afin de permettre au pays hier vaincu de pouvoir à nouveau se livrer à de nouvelles menées militaires. Comme il déplaît également à tous ceux qui, particulièrement en Corée du sud et en Chine, voient dans ce film bénéficiant d'une publicité mondiale rapportée au haut degré de reconnaissance dont jouit le cinéaste une opération idéologique d'euphémisation de la barbarie dont aura été capable l'armée nippone à une époque où la vie de Jiro Horikoshi était, quoi qu'il ait voulu en dire, objectivement impliquée par les processus de militarisation de la société japonaise. Le fait que Hayao Miyazaki se soit fait l'auteur d'une tribune publique en défaveur d'un changement constitutionnel autorisant le Japon à pouvoir à nouveau faire la guerre viendrait confirmer des positions pacifistes connues qui, d'un côté, entretiennent l'ire des nationalistes allergiques à l'antipatriotisme du cinéaste mais qui, de l'autre, sont déniées ou ignorées au nom de l'éloge supposément offert par ce dernier au concepteur du chasseur embarqué « zéro ».

 

 

S'il est évident que Hayao Miyazaki reconnaît en la personne de Jiro Horikoshi (au point de lui avoir dédicacé son film, ainsi qu'à son camarade Kiro Honjo, l'un des concepteurs du premier bombardier japonais moderne) la figure fraternelle d'un artiste puisant dans ses rêves d'enfant la matière d'un désir d'enchanter le monde, il est tout aussi évident que Le Vent se lève propose à son spectateur de brosser l'ample tableau d'une société muée par une obscure pulsion de destruction à laquelle le héros lui-même, aussi sympathique et apolitique aurait-il été, ne saurait devoir échapper (d'où ici la référence littéraire justifiée à La Montagne magique écrit par Thomas Mann et publié en 1924). Dans le rêve d'enfant battrait ainsi une obscure pulsion de mort qui, alimentant le moteur de l'ingéniosité créatrice (le collectif des ingénieurs et techniciens du studio Ghibli reflété dans celui de l'entreprise Mitsubishi), affirmerait de manière homologique, sinon structurale, le revers destructif propre à toute forme de créativité. Le rêve comme manifestation la plus haute, affirmée d'emblée dès la première séquence, de la posture paradoxale occupée par le protagoniste sert justement de fil conducteur coupant au laser de l'inconscient une trajectoire existentielle à la fois poussée par un immense désir de machiner de nouvelles modalités matérielles d'élévation et d'ascension céleste et pourtant hantée par la destructivité corrélative à cette poussée.

 

 

Hayao Miyazaki ne s'intéresserait alors au destin de Jiro Horikoshi que par son côté tragiquement icarien, le jeune homme de trente ans à peine lorsqu'il pénètre dans l'usine de Nagoya appartenant à Mitsubishi croyant rêver d'aériennes et fantastiques envolées déconnectées de toute préoccupation matériellement intéressée (sur les plans économique ou militaire) alors qu'il ne cesse jamais en même temps d'affronter, en songe comme dans la réalité, la brutalité réelle de ce qui viendrait parachever l'idée d'envolée du côté de ses terribles coûts en termes de dramatiques retombées.

 

 

On l'a dit, dès l'amorce du Vent se lève, le héros alors adolescent rêve et, rêvant, commencerait déjà à faire du défaut qui l'accable (il est myope) et qui lui interdit la possibilité de devenir aviateur le « défaut qu'il faut » (Bernard Stiegler) susceptible de convertir un désir en un autre désir : l'aviateur empêché de voler volera moins qu'il fera voler les autres en devenant ingénieur. Mais le défaut expose de manière plus métaphorique aussi une cécité, un aveuglement fétichiste au nom duquel la conception d'ingénieux modèles d'avions s'envisage quasi-indépendamment de son articulation avec les enjeux idéologiques et militaires d'un État alors particulièrement belliciste. Et si Jiro Horikoshi fait décoller dans ce rêve inaugural son étrange avion qui ressemble tant aux nombreuses machines volantes imaginées par ce fan d'aéronautique et de Jules Verne qu'est Hayao Miyazaki depuis son tout premier long-métrage (Le Château de Cagliostro en 1979 d'après Maurice Leblanc, premier volet d'un triptyque des châteaux composé également du Château dans le ciel en 1986 et du Château ambulant en 2004), c'est pour rapidement découvrir que les nuages au-dessus de sa tête sont gros de machines gigantesques et effrayantes chargées en bombes dont le seul destin est d'être larguées et, tombant, entraînent dans leur chute la destruction du frêle engin du héros.

 

 

Les ailes (de l'aéronautique idéalement pure de toute compromission politique) coupées (par la realpolitik de la guerre et de son industrie), voilà ce dont rêve ce moderne Icare qui saurait même en rêvant que la cire servant à coller les plumes lui permettant de voler en s'échappant du labyrinthe fondrait à mesure qu'il se rapprocherait d'un soleil brûlant symbolisant l'« Empire du soleil-levant » (autrement dit le Japon impérial), ainsi que sa figure officielle la plus élevée (à savoir l'empereur Hirohito). Il faudra ici évoquer ce grand morceau de bravoure plastique qu'est le tremblement de terre de Kanto qui, ressenti par le héros alors étudiant depuis le train qui l'emmène à la capitale, a entraîné le 1er septembre 1923 l'incendie de Tokyo et la disparition de 150.000 Japonais. Digne d'autres grands moments miyazakiens que sont entre autres l'ouverture dantesque de Princesse Mononoké (1997) avec l'irruption de son monstre tentaculaire et boueux et la tempête maritime de Ponyo sur la falaise (2008), c'est comme une craquelure électrique venue du plus profond de la terre. Et qui, en faisant onduler le paysage urbain comme si un dieu agitait un tapis plein de poussière, semble exhaler un râle guttural et intermittent, pendant que de gigantesques fumées aux reflet rougeâtres montent et noircissent le ciel.

 

 

Cette furia ou puissance « chaosmique » comme l'aurait peut-être qualifié Félix Guattari, à chacune de ses inoubliables apparitions dans l'œuvre du démiurge Hayao Miyazaki (le dieu agitant le tapis de la représentation, c'est aussi lui), arrache de la stabilité apollinienne des formes dessinées et connues une élasticité organique inconnue confinant à la turgescence dionysiaque et orgastique. Et elle arriverait presque ici à anticiper de manière hallucinante la double catastrophe nucléaire de Hiroshima et Nagasaki. Cette puissance peut également se décliner selon des modalités moins spectaculaires et plus mineures, par exemple lorsque un brusque coup de vent emporte entre deux chapeaux envolés le parasol de la peintre du dimanche qui se trouve être la jeune fille que le héros aida au moment de la séquence du tremblement de terre de Kanto. Ou bien encore lorsque cette dernière, devenue son épouse, se met brutalement à cracher du sang qui, projeté sur la toile représentant un paysage campagnard peint au couteau comme Van Gogh, en brouille et compromet la sérénité (elle est tuberculeuse, à l'instar de la mère des personnages de Mon voisin Totoro en 1988 inspirée de la propre mère du cinéaste, également atteinte de la même maladie entre 1947 et 1955).

 

 

Enfin, et de façon quasi-systématique, les rêves aéronautiques de Jiro Horikoshi au sein desquels brille cette figure de maître imaginaire qu'est Giovanni Battista Caproni, ingénieur italien de 17 ans l'aîné du héros qui a mobilisé son ingéniosité au service du fascisme italien (et l'on ne peut évidemment pas ne penser ici au héros de Porco Rosso en 1992, pilote d'hydravion à tête de cochon actif dans l'Italie de l'entre-deux-guerres), ne cessent de montrer le fracassement des modèles d'avion rêvés sur le mur d'une incontournable dévastation. Symptomatiquement, l'opérateur filmant un nouvel échec de Gianni Caproni rêvé par Jiro Horikoshi ne peut être empêché de le faire, l'image du désastre étant alors inconsciemment comprise comme impossible à mater, domestiquer ou refouler.

 

 

L'histoire de Jiro Horikoshi saisie au laser inconscient du rêve affirmant la tragédie destinale d'une trajectoire icarienne vaudrait donc non pas pour attester de la puissance des rêves capables de s'autonomiser du cadre politique, social et historique qui en supporte la matérialité, mais bien plutôt pour exposer le chaudron volcanique et bouillonnant à l'intérieur duquel le cinéaste aura puisé l'énergie de son geste esthétique. Autrement dit, le soleil qui chauffe en faisant lever haut dans le ciel le désir créateur aura été constitué par cet abîme historique en son bruit et sa fureur à partir duquel Hayao Miyazaki (né l'année de Pearl Harbour pilonné par les « zéros », il a cinq ans lors de la défaite du Japon impérial), arriverait à saisir, sous le jeu animant l'adéquation des paysages peints et des figures dessinées, la réalité excessive de leur débordement (ce fameux « figural » pour reprendre le concept proposé par Jean-François Lyotard dans Discours, figure, éd. Klincksieck, 1971). Les cosmogonies miyazakiennes, dont le syncrétisme formel aura jusqu'à présent proposé de combiner mythologies shintoïstes, fantasy et steampunk ou de conjuguer Les Voyages de Gulliver (1721) de Jonathan Swift avec La Tour de Babel (1563) de Pieter Bruegel l'ancien (c'est Le Château dans le ciel) ou encore Alice au pays des merveilles (1888) de Lewis Carroll et L'Odyssée de Homère (c'est Le Voyage de Chihiro en 2001), jouiraient ainsi d'un vitalisme extatique prenant son origine dans le métal en fusion d'une société japonaise dont l'hubris impérialiste l'aura menée à la ruine. Et cette origine aurait étroitement imbriqué l'historique avec le biographique.

 

 

Si l'on a précédemment évoqué la tuberculose partagée par la mère de Hayao Miyazaki comme par le personnage de Naoko Satomi, il faudrait alors évoquer tout aussi bien la figure du père (et d'un oncle aussi) qui a dirigé une société de fabrication des pièces pour les queues des fameux chasseurs nippons surnommés « zéros ». L'autoportrait de l'artiste en ingénieur aéronautique viendrait alors se compliquer en se mêlant avec le portrait de parents dont le bel amour aura été condamné à subir le choc d'irrémédiables tragédies (le sang craché sur le tableau vaut alors pour témoigner tant du mal dont souffre la tuberculeuse que de celui dont a métaphoriquement souffert le pays en proie au bellicisme le plus destructeur et autodestructeur). Si Le Vent se lève est envisageable dans la perspective stricte d'un autoportrait, ce serait alors celui d'un geste esthétique révélé en son point d'origine critique – à l'endroit même où le rêve d'enfant est percuté par les contradictions du temps, où la passion sincère pour les machines volantes s'est branchée sur des passions politiques alimentant des machines de guerre et de dévastation, où l'énergie nécessaire au décollage des engins lourds se mêle inexorablement à l'énergie pulsionnelle d'un hubris (auto)destructeur.

 

 

Où la peinture apollinienne du paysage en ses figures familières est brouillée par une giclée de sang comme expression des énergiques débordements du « figural ». Hayao Miyazaki va d'ailleurs si loin dans la représentation des contradictions vrillant l'existence de ses personnages qu'il n'a pas hésité à montrer le héros fumer une cigarette en présence de sa compagne alitée qui l'aura pourtant autorisé à le faire afin de lui permettre de continuer à travailler sur ses plans. Les associations de lutte contre le lobby du tabac ont hurlé au scandale lors de la sortie du film, ne voulant percevoir ce qui dans la passion professionnelle ou amoureuse relève aussi d'une forme de myopie ou de cécité plus ou moins consentie (la nuit d'amour – la première et probablement la dernière de toute l'œuvre miyazakienne – évanouie dans le classicisme pudique d'une volute elliptique anticipe le décès de l'aimée évanoui hors-champ). Et ce sont ces contradictions qui viennent alors assurer la troublante complexité du Vent se lève imaginé par un homme qui, pacifiste et écologiste assumé en même temps que démiurge sèvre passionné par la conception de bidules volants et de machines de guerre destructrices, aura sacrifié beaucoup de sa vie à son art (ce sont les relations difficiles avec son fils, Goro Miyazaki pendant la réalisation de son premier long-métrage en 2006, Les Contes de Terremer d'après Ursula Le Guin), tout en n'ayant jamais fait l'économie des effets d'hystérésis que la militarisation désastreuse du Japon aurait donc exercé sur son art.

 

 

Suivre la ligne rasante comme un laser ou un couteau du rêve de telle sorte qu'elle se comprenne comme une ligne de vie transversale par rapport au plan mortifère sur lequel son traçage s'accomplit. Et faire que cette ligne traverse le point-limite à partir duquel le sang et la peinture entrent dans une zone indiscernable convertissant la vie en art tout autant que l'art est révélé dans son rapport étroit à la mort. Cela qui fait sérieusement penser au cinéma d'Akira Kurosawa (des lignes de rêve rasantes de Dodes'Kaden en 1970 jusqu'à la figure de Van Gogh dans Dreams en 1985 en passant par la giclée de rouge dans Ran en 1985 qui inspira tant également le cinéma de Takeshi Kitano, sans oublier bien sûr le traumatisme fondateur que fut le tremblement de terre de Kanto) viendrait alors attester que Hayao Miyazaki, occupant aujourd'hui une place aussi éminente que celle occupée il y a trente ans par celui que l'on surnommait alors « l'empereur du cinéma japonais », aurait toutes choses égales par ailleurs réalisé l'équivalent de Madadayo, l'ultime long-métrage réalisé par Akira Kurosawa en 1993. Plus précisément, Hayao Miyazaki occuperait la position socialement privilégiée en vertu de laquelle il pourrait être légitimement comparé autant à Akira Kurosawa sur le plan artistique qu'à George Lucas sur le plan économique. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » répète le héros citant en français un extrait du poème Le Cimetière marin (1920) de Paul Valéry (la phrase citée en exergue du film en explique le titre) – une citation elle-même issue du roman écrit par Tatsuo Hori en 1937 et intitulé... Le Vent se lève (cf. Stéphane du Mesnildot, « Tatsuo Hori, l'autre inspiration du Vent se lève » in Cahiers du cinéma, n°697, février 2014, p. 47).

 

 

Cette promesse d'un soulèvement polysémique (le cœur d'un amoureux, l'esprit d'un enfant ingénieux, le désir de représenter l'invisibilité du vent exemplifié tant avec Nausicaä de la vallée du vent en 1984 qu'avec le nom même du studio, du monoplan bimoteur italien au sirocco soufflant dans Porco Rosso) pourra se comprendre dialectiquement aussi comme celle d'un enlèvement qui le serait tout autant (le décollage d'un avion, l'aimée disparue hors-champ, l'avion rêvé devenu machine de mort pour ces « dieux du vent » qu'auront été les kamikazes, enfin la retraite de l'artiste livrant son ultime chef-d'œuvre), sous-tendant la délicate confession du maître. Un homme âgé aujourd’hui de 75 ans qui, empereur des studios Ghibli dominant la production cinématographique japonaise par la maîtrise d'un genre populaire dominé (l'anime), déposerait devant le spectateur l'image possible de l'enfance terrible qui fut la sienne, chauffée par le soleil terrible d'un impérialisme nippon rasé par la bombe nucléaire. Une enfance dont le souvenir continuellement brûlant serait au fondement même de la puissance, solaire et chthonienne, volcanique et icarienne – autrement dit « chaosmique » – de son geste esthétique, en son ultime accomplissement démiurgique.

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 2) Le Conte de la princesse Kaguya (2013) d'Isao Takahata

 

 

L'apprentissage de la nuance

 

 

L'enfance, l'adulte qui en est sorti n'en aura jamais fini avec elle, ne s'épuisant jamais à rappeler à lui les souvenirs glanés dans la mémoire d'un paradis authentique – le seul avec l'amour – pour autant qu'il aura été vécu et depuis irrémédiablement perdu. Le paradis de l'enfance retrouvé ne le serait donc que pour autant qu'il aura été ressouvenu (c'était déjà le grand motif de The Tree of Life de Terrence Malick en 2011). Pour la génération des quarantenaires qui se souviendraient avoir pleuré aux aventures de Heidi dans les alpes édéniques de la série créée au Japon en 1974 et diffusée en France en 1978, les larmes qu'ils peuvent verser lors du finale bouleversant du Conte de la princesse Kaguya, le dixième long-métrage d'Isao Takahata réalisé quatorze années après Mes voisins les Yamada (1999), leur permettront peut-être de retrouver le goût salé de l'enfance toujours perdue et toujours retrouvée. Mais l'enfance du spectateur ne se retrouverait en effet qu'en rapport étroitement dialectique avec les enfances difficiles racontées par un cinéaste hanté par la figure de l'orphelin (ce qui était déjà le cas de Heidi la fille des Alpes mais également des gamins des premiers longs-métrages, Horus, prince du soleil en 1968 et Panda petit panda en 1972, jusqu'au paroxystique Tombeau des lucioles en 1988).

 

 

L'enfance retrouvée en miroir d'une enfance contrariée sinon mutilée, voilà ce que proposerait encore le dernier film d'Isao Takahata adaptant un conte folklorique datant du 10ème siècle (Le Conte du coupeur de bambou), la fiction le plus ancienne de la littérature japonaise écrite par une dame de cour nommée Murasaki Shikibu. Moins célèbre en France que son cadet (de cinq ans) Hayao Miyazaki, Isao Takahata aura pourtant réalisé son premier long-métrage onze ans avant Le Château de Cagliostro (1979) qui fut également son assistant sur Horus, le prince du soleil et quelques autres anime durant les années 1970 (Heidi, Marco et Akage no An entre 1974 et 1979). Jusqu'à ce que leur collaboration saute un pallier décisif avec la fondation du studio Ghibli en 1985, bornée d'un côté par Nausicaä de la vallée du vent (1984) et de l'autre par Le Château dans le ciel (1986), deux films de Hayao Miyazaki produits par Isao Takahata. Si le premier aura travaillé à la façon d'un démiurge à la cohérence formelle et syncrétique d'un univers tout en peaufinant une manière stylistique toute en sensations organiques et éruptives pour enfin trouver son apothéose avec le testamentaire Le Vent se lève (2013), le second valorisant moins le travail du dessin que le geste synthétique de la réalisation aura souvent changé de formes représentatives, sans jamais cesser cependant de persévérer dans l'obsession de l'enfance contrariée (exemplairement avec ce chef-d'œuvre toute catégorie qu'est Le Tombeau des lucioles). Une obsession au nom de laquelle les meurtrissures grêlant l'enfance vécue dans l'intensité du présent se renverseraient en marques mélancoliques attestant d'un éloignement du temps de l'enfance déjà passée.

 

 

Moins pyrotechnicien que son génial compère et donc aussi plus versatile dans les styles d'écriture (quoi de commun a priori entre le réalisme touchant au naturalisme du Tombeau des lucioles, la nostalgie rurale diffusée par les flash-back de Souvenirs goutte à goutte en 1991, le registre plus miyazakien de la guerre croisée avec le merveilleux de Pompoko en 1994 ou encore les vignettes narratives et pastellées peintes par ordinateur de Mes voisins les Yamada dans lequel il était d'ailleurs déjà question du Conte du coupeur de bambou ?), Isao Takahata traverse l'hétérogénéité des projets cinématographiques tout en sachant pourtant atteindre à une puissance esthétique de grâce et d'enchantement qui sait se dispenser des éclats caractérisant le volontarisme tonitruant de son cadet. Avec Le Conte de la princesse Kaguya, le cinéaste tutoie souvent le sublime en travaillant à faire émerger depuis les fines articulations dialectiques de son film d'imparables et subtils foudroiements. Ainsi, le ton pastel de l'ensemble minorant les couleurs franches au nom de tonalités intermédiaires (crème ou rose) accordé avec une grande fixité des cadres rend à chaque fois impossible à prévoir de surprenantes accélérations rythmiques et figuratives induisant la revanche crayonnée du dessin sur la tendance picturale et pastellée générale.

 

 

Une attaque sauvage de femelle marcassin comprimée en quelques secondes miyazakiennes étonne justement parce qu'elle s'arrache d'une manière formellement dévolue au calme bidimensionnel d'une ruralité apollinienne. Surtout, la colère piquée par Kaguya irritée du protocole marital qui la prive d'une liberté de mouvement acquise à la campagne abandonnée pour la ville la pousse dans un élan de fureur entraînant le reste du dessin, dès lors suspendu dans ses équilibres d'aquarelliste attentif à la mesure des agencements pastels. Kaguya signifie justement « lumineux » en japonais et Isao Takahata aura été particulièrement soucieux de préserver le rayonnement de son héroïne selon des degrés d'intensité qui vont des larmes du poupon rougissant au rosissement des joues de l'enfant s'essoufflant de s'amuser, en passant par la colère de la jeune femme qui se sent prisonnière des jeux bien trop sérieux des adultes travaillant à l'éduquer et la dresser pour en faire une future épouse idéale. La durée exceptionnellement longue du film (137 minutes, soit le film le plus long du studio Ghibli dépassant de trois minutes la durée totale de Princesse Mononoké en 1997) favorise également les stases propices à la temporalité plus étalée de la vie campagnarde, en même temps que les blocs de temporalité trouvent à se contracter fortement lors de deux occasions significatives. Deux occasions qui engagent deux départs représentant deux ruptures importantes : le départ de la campagne pour la ville plié dans la narration off d'une part et le départ de la Terre en direction de la Lune qui rappelle Kaguya à son destin divin électrisant le finale du film d'autre part.

 

 

D'un côté, les jeux de l'enfance rustique (attraper une grenouille, sauter dans la rivière, voler un melon, trouver des champignons, capturer un faisan) s'enchaînent pour se dissiper d'un coup, l'héroïne n'ayant même pas le temps de faire ses adieux à ses camarades de jeux dès lors que ses parents adoptifs décident de lui aménager l'avenir royal que sa naissance fantastique dans un bambou est censée promettre. De l'autre, le dressage de la jeune femme en vertu des obligations patriarcales et maritales de son époque la destine moins à des prétendants de haut rang mais minables qu'à retourner dans le lieu mythique d'origine, sans même avoir le temps de dire adieu à ses parents qui auront ignoré avoir œuvré à ne plus jamais en réalité devoir la revoir. Un double adieu, aux camarades comme aux parents, dans l'exigence d'un troisième : un adieu à l'enfance au nom d'un retour au pays natal d'où elle avait été exclue, une seule ritournelle en tête en guise d'anamnèse relative à ses origines surnaturelles.

 

 

Comment alors ne pas être bouleversé par l'enchâssement des trois temporalités suivantes, l'enfance campagnarde vécue sur le mode magique d'une croissance accélérée, l'âge adulte en préparation inconsciente pour le retour sur la Lune des origines, la vieillesse des parents qui auront tragiquement ignoré avoir travaillé à la dissipation des joies d'une filiation hasardeuse, cadeau tombé du ciel pour leur être peut-être aussi vite retiré ? Comment donc le spectateur ne pourrait-il pas ne pas retrouver le goût sucré-salé de son enfance perdue et retrouvée dans le destin d'une enfant qui aurait vécu si vite son enfance qu'elle n'a même pas le temps de la pleurer pour en consacrer la triple disparition – en regard de ses parents, de ses amis comme d'elle-même ? Comment enfin ne pas s'émouvoir que le motif obsédant Isao Takahata de l'enfant orphelin et abandonné se retourne in fine en parents abandonnés dont les larmes se versent une unique fois mais au prix de deux mutilations consécutives – l'enfance accélérée de la fille adoptée, la femme préparée au mariage sanctionnant son irrémédiable départ ?

 

 

Il fallait donc que Le Conte de la princesse Kaguya privilégie les tonalités pastellées intermédiaires pour attester esthétiquement l'apprentissage de la nuance professée par une héroïne sachant que le retour au pays d'origine prendra la forme ronde, blanche et pleine – autrement dit sans nuance – d'une lune s'opposant en tout point à la Terre de l'exil qui aura aussi accueilli le temps de la connaissance du complexe, du subtil et de l'intervallaire. Mais il fallait aussi que le film d'Isao Takahata sache à ce point prendre son temps pour prendre tout le monde de vitesse en imposant les adieux les plus fulgurants vus au cinéma ces dernières années. Tout le monde, c'est-à-dire les parents qui n'auront même pas vu leur enfant grandir et leur glisser entre les doigts, et les spectateurs qui reconnaîtront dans les larmes avérant le destin tragique des membres d'une famille voués à se séparer la saveur salée des larmes de leur enfance retrouvée. Avec Le Vent se lève, Hayao Miyazaki démontrait qu'il était l'égal d'Akira Kurosawa. Avec Le Conte de la princesse Kaguya, Isao Takahata ne prouve rien que l'on ne sache déjà, jouant avec le temps comme Kenji Mizoguchi et John Ford, Yasujiro Ozu et Carl T. Dreyer, Mikio Naruse et Manoel de Oliveira ont su le faire – comme l'enfant au tric-trac dans le fragment LII d'Héraclite.

 

 

30 mars 2016

 

 

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