De l'anime (troisième partie)

Trois post-scriptum

Post-scriptum 1 : Deux filles d'aujourd'hui

 

 

Hana et Alice mènent l'enquête (2015) de Shunji Iwai

 

 

 

Drôle de petit objet que cet Hana et Alice mènent l'enquête qui, sous les dehors d'une frimousse shojo forcément adorable, consiste effectivement en l'auto-remake d'un film précédemment tourné en prises de vue réelles (Hana et Alice qui date déjà d'il y a douze ans) sous les auspices désormais de l'anime en rotoscopie (cette technique d'animation permettant de reproduire et décalquer avec réalisme et fluidité le contour dessiné de mouvements réellement accomplis par des acteurs, et active depuis les studios Fleisher jusqu'à A Scanner Darkly de Richard Linklater d'après Philip K. Dick en 2006). Plus qu'une séance de rattrapage, ce nouveau film de Shunji Iwai, un réalisateur certes plus tout à fait jeune (il est né en 1963) et auteur d'une quinzaine de films depuis 1992, témoigne d'une persévérance dans l'univers, particulièrement prisé au Japon, des jeunes filles en fleur et habit d'écolière (Fireworks, Should We See it from the Side or the Bottom ? en 1993, April Story en 1998, All About Lily Chou-Chou en 2001).

 

 

A ce titre, cet Hana et Alice ne démérite vraiment pas, travaillant intelligemment à différer la rencontre décisive entre les deux protagonistes, la pétulante Alice qui vient d'emménager avec sa mère divorcée dans un collège de province et la renfrognée Hana, sa voisine recluse chez elle après un événement suffisamment mystérieux pour faire lever les hypothèses les plus folles dans la classe de la nouvelle entrante. D'une part, une situation aussi simple (mais cette simplicité ne s'exposera qu'après coup) que le désaveu d'un amour adolescent constitue le noyau de plusieurs couches de mythification (tantôt du côté magique de fantômes récalcitrants, tantôt du côté romanesque d'une disparition criminelle) dépliées d'une configuration faite d'imaginaires et de pratiques au principe des rapports de pouvoir socialement localisés (dominer le petit rituel d'exorcisme et maîtriser les formes discursives qui lui sont appropriées, c'est comme élève se protéger symboliquement des persécutions habituelles entre collégiens et même en réglementer l'administration). A cet égard, Shunji Iwai manifeste, en maître ès shojo qu'il est, un sens de l'empathie plus fort que toute fascination ambiguë et tel que le prosaïsme des coups durs du cœur adolescent ne représente que le point d'arrivée nécessaire de toute une série de cercles concentriques expressifs des formes d'intoxication scolaire et de la pharmacie que l'on y bricole afin de fourbir quelques remèdes efficaces.

 

 

D'autre part, Hana et Alice mènent l'enquête invente une chouette manière de permettre que la rencontre amicale puisse s'accomplir dès lors qu'une jeune fille sait ralentir et refréner son énergie (Alice) au bénéfice d'une autre (Hana), gelée et immobilisée à la suite d'un désarroi amoureux, depuis quelques temps auto-confinée dans la cellule de réclusion domestique typique des 230.000 hikikomori vivant au Japon aujourd'hui. Cette question déterminante d'un agencement collectif des vitesses individuelles (ralentissement pour l'une habituée à se précipiter, dégel et relance pour l'autre) est constitutive d'un tendre ballet adolescent et féminin que Shunji Iwai met sciemment en place, machinant de sympathiques petits exercices chorégraphiques en ce qu'ils autorisent Alice, rompue à l'enseignement de la danse classique, à emmener dans ses mouvements et autres entrechats Hana afin de réinventer avec elle la géographie urbaine locale, et la soumettre à une fantaisie remédiant à l'insidieuse persistance de vieilles douleurs rentrées.

 

 

A cet endroit, Hana et Alice mènent l'enquête est encore plus beau, tirant de la trace dessinée de mouvements pratiquement effectués par des actrices réelles (perceptibles directement par leur voix respective) un élan pour animer esthétiquement le quadrillage urbain peuplé de tristes salarymen et ressaisi dans le statisme d'arrière-plans picturaux et cependant ponctués d'intenses flaques impressionnistes (des bleus virant au mauve, des roses touchant à l'orangé). Au bout d'un chemin buissonnier que l'on ne devra dès lors pas hésiter à qualifier pour la beauté d'une urbanité réinventée, sa jeunesse et sa féminité (sinon son féminisme) de rivettien, le film de Shunji Iwai aura donné à voir, derrière le souvenir mythifié d'un jeune homme puni par piqûre d'abeille pour ne pas avoir été à la hauteur de l'amour de Hana, le fantôme d'un traître (s'appelant Yuda, on le compare à Judas) qu'il aura fallu symboliquement tuer. Le meurtre symbolique du garçon aimé, il fallait bien en restituer la vérité profondément enfouie dans les strates d'un imaginaire collectif vouant les souffrances adolescentes caractéristiques de l'univers shojo à la tentation de les habiller avec les vêtements certes toujours un poil trop grands de la rêverie et de la flânerie, de l'imagination et de la fiction.

 

 

31 mai 2016

Post-scriptum 2 : La sorcellerie à travers les âges

 

 

Belladonna (1973) d'Eiichi Yamamoto

 

 

 

« Si elle ne guérissait pas, on l'injuriait, on l'appelait sorcière. Mais généralement, par un respect mêlé de crainte, on la nommait Bonne dame ou Belle dame (bella donna), du nom même qu'on donnait aux Fées » (Jules Michelet, La Sorcière, éd. Flammarion-coll. « GF Flammarion », 1966, p. 33)

 

 

D'abord, les illustrations sont statiques, le dessin bénéficiant çà et là de zones colorées en teintes pastels ou feutrées, à la limite au fusain, déroulant les prémisses d'un conte médiéval portant sur un amour brutalement mutilé par la loi phallique du souverain local, le mariage que ce dernier aurait dû consacrer dans sa cour entre la belle Jeanne et le beau Jean se renversant dans l'impuissance de l'ex-futur époux en viol collectif de sa compagne livrée à la lubricité curiale. C'est alors que le dessin proprement dit s'anime, la mise en mouvement caractéristique de l'animation étant indexée sur l'intrusion agressive d'une coulée de rouge qui fond sur le corps de Jeanne jusqu'à en écarteler le corps, l'héroïne en son milieu déchirée par une giclée de sang transmuée ensuite en vol métaphorique de chauve-souris purpurines. La déchirure sexuelle aura alors laissé place à l'engloutissement subjectif et l'engloutissement à une dissémination volatile témoignant d'une fêlure psychique dans laquelle ne va plus cesser de s'enfoncer Jeanne. Mais, à l'encontre de la honte même de son pauvre compagnon qui aura tenté de l'étrangler et ainsi voulu effacer le stigmate et la marque d'une infamie sociale associé à ce viol et identifié à sa victime, pour revenir non plus comme victime symptomatique du sexisme d'alors mais comme l'incarnation maîtresse et éruptive de tout l'antagonisme social.

 

 

Cette séquence (comme celle de la tentative d'étranglement qui se manifeste comme une hallucination d'abord presque incompréhensible) est d'autant plus exemplaire qu'elle vaut en effet comme le surgissement esthétique des éclaboussures mêlées d'une féerie pop inspirée des Beatles de Yellow Submarine (1968) de George Dunning, de l'action painting ou du dripping de Jackson Pollock et d'un bestiaire à la croisée de la fantasy et de Lewis Carroll recouvrant d'effusions psychédéliques les surfaces appartenant à une narration horizontalement déroulée comme un rouleau peint japonais typique (le emakimono remontant à l'époque de Nara au 8ème siècle et soutenu par le style pictural yamato-e notamment caractérisé par la représentation de la vie quotidienne de la classe des paysans et le recours à des couleurs vives et qui influença Kenji Mizoguchi notamment quand il réalisa Les Contes de la lune vague après la pluie en 1953 et L'Intendant Sansho en 1954).

 

 

La brutalité traumatique du viol collectif dont aura été victime Jeanne (dont par ailleurs la figure, aux traits si amples et prolongés et au visage si frontalement exposé, semble avoir également été inspiré par les rêveries symboliques d'un Gustav Klimt) est authentiquement un choc pour autant qu'il agence esthétiquement des dynamiques de représentation et d'inspiration picturale particulièrement nombreuses et entre elles hétérogènes, sans pour autant ruiner la cohérence esthétique globale du film. Ainsi, la tradition japonaise classique de l'emaki au style yamato-e se voit ici reprise dans le cadre moderne de l'anime mais pour être altérée et électrisée par la vigueur moderniste de l'époque et quelques références occidentales (on aurait pu encore citer Odilon Redon ou Félicien Rops et même Le Cauchemar de Johann Heinrich Füssli en 1791 qui inspira en 1976 La Marquise d'O... d'Eric Rohmer - on se dit même qu'un épisode du manga Ulysse 31 transposant pour les enfants de 1981 l'Odyssée dans le genre de la science-fiction aurait reconnu dans la magicienne Circé en guerre contre les dieux une résurgence de la sorcière).

 

 

Il faudra alors rappeler ici que Belladonna, opportunément ressorti par le distributeur étasunien Cinelicious aujourd'hui et qui hier pouvait encore s'intituler La Belladone de la tristesse ou Belladonna la sorcière, est le troisième volet d'un triptyque réalisé par Eiichi Yamamoto et produit dans le cadre de Mushi Production par le mangaka Osamu Tezuka, le créateur de Astro Boy étant alors soucieux de toucher un public plus large afin d'aider à renflouer les caisses d'un studio au bord de la banqueroute (Tezuka Production créé en 1968 et toujours dirigé aujourd'hui entre autres par Makoto Tezuka afin d'adapter les œuvres de son père suppléera à la disparition de Mushi Production en 1973, quelques mois après la sortie de Belladonna, échec commercial malgré deux nominations en sélection officielle de l'Ours d'or au Festival de Berlin puis au Festival International du film fantastique d'Avoriaz deux ans plus tard, et quelques décennies après une projection au Festival International du film de Locarno, une autre à l'Étrange Festival au Forum des Images et une diffusion sur la chaîne Arte en 2013).

 

 

Avec les trois opus constitutifs d'un projet global alors intitulé Animerama (Osamu Tezuka y contractant avec ce néologisme de son cru les termes d'anime et de cinerama ou de drama), en guise de variations de figures classiques de la littérature orientale (Les Mille et une nuits en 1969 et Cléopâtre en 1970) ou occidentale (Belladonna d'après La Sorcière de Jules Michelet en son temps publié en 1862), le public visé se voulait donc moins constitué d'enfants que d'adultes, notamment par le biais supposément attractif d'un érotisme propre à un contexte mondial alors dévolu à l'hétérodoxie (y compris sur le plan sexuel). Un érotisme cependant plus proche en esprit des pinku-eiga revisités et dynamités par l'anarchiste Koji Wakamatsu que des industries de l'ecchi et du hentaï qui étaient alors sur le point de déborder du cadre du manga pour accéder au domaine profitable de l'anime (même si le style maison imposé par Osamu Tezuka se voulait moins frontal qu'allusif et suggestif).

 

 

Il est vrai que la Jeanne de Eichii Yamamoto est d'une certaine manière la camarade des héroïnes de certains films de l'auteur avec le militant gauchiste Masao Adachi de Armée rouge - Front de Libération Palestinien - Déclaration de guerre mondiale (1971). Notamment celles de Quand l'embryon part braconner (1966), Les Anges violés (1967), Va va vierge pour la deuxième fois (1969) et La Vierge violente (1969), toutes sujettes au viol comme pratique sociale oppressive au service d'une appropriation collective de la classe des femmes par celle des hommes, et toutes désireuses de faire du viol comme marque dans la chair d'un brutal rapport de « sexage » (Colette Guillaumin) le destin non plus d'une féminité blessée et victimaire mais d'un féminisme sauvage ou revendicatif, contestataire et transgressif. Et puis il y aurait encore eu une autre connivence partagée avec d'autres héroïnes japonaises plutôt valorisées par les films d'exploitation de la Toei Company (comme Sasori interprétée par Meiko Kaji dans la trilogie de Shunya Ito composée de La Femme scorpion en 1972, Elle s'appelait Scorpion en 1972 et La Tanière de la bête en 1974 ou bien l'héroïne du Couvent de la bête sacrée en 1974 par Norifumi Suzuki, film typique du sous-genre de la « nonnesploitation »), voire des grands films de Shohei Imamura des années 1960 (exemplairement La Femme insecte en 1963), autres figures féminines fourbissant depuis la domination masculine comme rapport social intrinsèque à la société japonaise des ressources objectives et subjectives de résilience et de résistance, de perversion et de subversion.

 

 

Toutes sont effectivement des sœurs de cœur et de lutte de Jeanne, toutes forment avec cette dernière une constellation de cinéma unique dont le destin consisterait à brosser à rebrousse-poil la blessure pour la « contre-effectuer » aurait dit Gilles Deleuze, autrement dit pour en tirer l'événement d'un tournant subjectif, notamment en voyant dans l'émancipation sexuelle le commencement obligé de l'émancipation politique, la libération d'un corps particulier portant avec la sienne la promesse de celle de tout le corps social. Ce discours libertaire, largement nourri d'un freudo-marxisme davantage discutable que contestable (ce serait d'ailleurs un intérêt parmi d'autres de la production philosophique actuelle d'un Slavoj Zizek), irrigue absolument le sang chaud de Belladonna en ceci que le long-métrage d'Eichii Yamamoto aura fait sien le romantisme révolutionnaire du texte de Jules Michelet. C'est-à-dire qu'il aura posé la figure archétypale de la sorcière comme le personnage paradigmatique d'un genre d'oppression propre au Moyen-Âge, la subversion appartenant au genre des femmes qui rejoignaient l'église de Satan afin de contester en sabbats cathartiques la base matérielle et morale d'un univers patriarcal politiquement adossé sur les prescriptions sociales et répressives des églises, le diabolique n'étant mobilisé qu'à l'encontre d'un certain ordre (du) symbolique.

 

 

A cet égard, le recours à un texte de Jules Michelet non seulement parachève le désir de se frotter à des représentations appartenant à d'autres aires culturelles, déjà caractérisé avec les deux opus précédents de l'Animerama, mais il s'agit avec l'adaptation en anime de La Sorcière de s'émanciper relativement du champ de la scientificité historique (on sait par exemple que le fameux « droit de cuissage » censé autoriser ici le souverain local à offrir en pâture Jeanne à la fureur lubrique de sa cour manque de consistance historique) pour investir davantage encore le registre hyperbolique du conte allégorique pour hausser la sorcière au niveau du mythe – et précisément une résistance plus ou moins mythifiée des femmes recourant à Satan comme figure signifiant la diabolisation dont elles étaient victimes à l'époque du Moyen-Âge contre les églises qui participaient avec les pouvoirs féodaux locaux leur oppression.

 

 

Ce qui demeure avéré, c'est le féminicide de masse, c'est le « gynocide » (Andrea Dworkin) politiquement organisé afin d'envoyer au bûcher toutes les récalcitrantes, toutes les réfractaires contestant l'hégémonie masculine propre à l'époque médiévale, certaines d'entre elles usant effectivement du registre alors disponible de représentations diffamantes pour retourner le stigmate de la diabolisation contre ses auteurs, ces derniers étant incapables de reconnaître face à la sorcière leur propre prophétie auto-réalisatrice. Ainsi est Jeanne, qui porte en raison du titre du film d'Eiichi Yamamoto le beau surnom de Belladone : elle est en effet cette « belle dame » désignant une espèce de plante vénéneuse de la famille des solanacées et dont la médecine peut tirer des remèdes. Surtout, elle figure exemplairement le pharmakon au sens platonicien du terme (depuis le Phèdre jusqu'à sa relecture proposée par « La pharmacie de Platon » de Jacques Derrida publié dans La Dissémination aux éditions du Seuil en 1972), c'est-à-dire à la fois le poison, le remède et le bouc-émissaire.

 

 

A l'instar plus tard des Filles au Moyen-Âge (2015) de Hubert Viel inspiré par les travaux de l'historienne et médiéviste Régine Pernoud, Jeanne incarne alors à sa façon une manière de pharmacologie, en sachant notamment s'appuyer sur des connaissances médicinales suscitant la fascination et l'effroi du pouvoir masculin dès lors qu'il découvre leurs conséquences sur des paysans comme shootés, enivrés et drogués à des essences chimiques les ayant directement envoyés dans la quatrième dimension d'une partouze cosmique, un rhizome d'appareils génitaux poussant dans tous les sens. C'est que la puissance picturale et figurative propre à Belladonna se traduit comme énergie primordialement « désirante » (Félix Guattari), l'impulsion libidinale se comprenant sur le plan du récit comme élan médicinal pour les partisans de la sorcière (qui les soigne notamment de la peste en leur enseignant également des techniques contraceptives) et a contrario comme l'équivalent de la peste du point de vue des pouvoirs aristocratiques et ecclésiastiques qui échouent à s'en emparer (dans le film d'Eichi Yamamoto, la libido est libido sciendi pour reprendre la formulation freudienne de Pierre Bourdieu, et même littéralement).

 

 

C'est d'abord un feu-follet séminal qui réveille les feux de Jeanne et attise son désir d'en vouloir plus (ce vouloir plus incluant aussi un savoir plus), d'autant plus quand Jean lui reviendra avec une main en moins pour ne pas avoir été un bon percepteur et collecteur d'impôts, symbole évident de la brutalité d'une castration caractéristique de la loi phallique d'alors. C'est ensuite la verge du diable qui s'y confond, ouvrant dans les flancs blessés de l'héroïne les promesses paradoxales d'une sexualité inconnue, et faisant jaillir de son entrejambe une explosion psychédélique d'images en provenance directe du chatoiement culturel appartenant aux années 1960. Le conte médiéval se voyant dès lors repeint aux couleurs primaires et électrisées du pop-rock de l'époque (la partition de Masahiko Sato, qui donne comme titre à l'une de ses compositions le nom d'Andy Warhol, lorgne même vers le rock progressif) à l'instar des fictions tournées en prises de vue directes par Jacques Demy (Peau d'âne en 1970 et The Pied Piper - Le Joueur de flûte en 1971, le cinéaste ayant par ailleurs réalisé avec Lady Oscar en 1978 l'adaptation cinématographique d'un manga de Riyoko Ikeda).

 

 

C'est encore une décharge de formes et de figures emportées par des flux transgenre et anamorphiques qui, loin de s'abolir avec les cendres finales de l'héroïne punie de sa sédition par le bûcher (d'où le prénom de Jeanne qui fut donné à l'héroïne sans nom de Jules Michelet afin de faire le lien avec une autre de ses icônes, Jeanne d'Arc), irradie le visage des femmes rassemblées pour ressembler collectivement au sujet immortel qui aura soutenu l'idée éternelle de leur émancipation universelle (ce visage de Jeanne par toutes les femmes adopté, c'est alors comme tous les esclaves romains répondant du nom devenu générique de Spartacus dans le film éponyme de Stanley Kubrick en 1960 d'après un scénario de Dalton Trumbo). C'est enfin le merveilleux raccord final de Belladonna, l'un des chef-d'œuvres avec Le Roi et l'Oiseau (1980) de Paul Grimault et Jacques Prévert d'un genre cinématographique poussé à faire obstinément rimer animation avec émancipation, qui, suite à ce simple carton (« Le temps s'écoula »), retrouve avec les femmes du peuple engagées dans la Révolution française en 1789 les braises soufflées depuis le corps calciné de Jeanne, en attendant les pétroleuses de la Commune de Paris en 1871. Alors, l'évidence s'impose quant à un féminisme dont le souffle révolutionnaire est amplement supérieur à tout nationalisme coincé dans le masculinisme du patriotisme. Dès lors que l'on reconnaît en effet derrière les traits de l'effigie républicaine Marianne sortie de La Liberté guidant le peuple (1830) d'Eugène Delacroix ceux de l'immortelle sorcière, sphinx ou reine de ce sabbat qui toujours fêtera le rappel jouissif des éclats de l'antagonisme social entre les classes sociales comme entre les classes de sexe que les dominants chercheront systématiquement à escamoter.

 

 

20 juin 2016

Post-scriptum 3 : Le naufragé de l'île de la tortue

La Tortue rouge (2016) de Michaël Dudok de Wit

 

 

 

« L'art commence peut-être avec l'animal, du moins avec l'animal qui taille un territoire et fait une maison » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, éd. Minuit-coll. « Critique », 1991, p. 174)

 

 

Probablement l'un des tout meilleurs films de l'édition 2016 du Festival de Cannes (il y aura d'ailleurs empoché le Prix Spécial Un certain regard), et déjà l'un des plus beaux films de l'année, La Tortue rouge offre avec son robinsonnade en tout point digne de la littérature de Michel Tournier (il faudra évidemment y revenir) l'occasion dédoublée d'un retour gagnant. Déjà pour son auteur, le réalisateur d'origine néerlandaise Michaël Dudok de Wit qui avait déjà fait sensation dans le monde du cinéma d'animation avec deux beaux courts-métrages acclamés dans les festivals de cinéma d'animation du monde entier (Le Moine et le poisson produit par Folimage en 1994 a été récipiendaire du César du meilleur court-métrage en 1996 et Père et fille en 2000 a été récompensé la même année par l'Oscar du meilleur court-métrage d'animation) et qui revient aujourd'hui, âgé désormais de 63 ans, avec son premier long-métrage, perle miraculeuse d'une pêche s'agissant du Festival de Cannes en manière récurrente de mauvaise pioche.

 

 

Mais le retour gagnant l'aura été aussi pour le studio Ghibli qui, impressionné par le travail accompli à l'occasion du succès mondial de Père et fille, aura souhaité pour la première fois de son histoire participer à la coproduction internationale d'un film, en l'espèce le premier long-métrage de Michaël Dudok de Wit soutenu par l'alliance commerciale entre autres composée, outre Toshio Suzuki pour Ghibli, de Pascal Caucheteux pour Why Not Productions (et c'est par son biais que la réalisatrice Pascale Ferran aura aidé le réalisateur dans l'adaptation de sa propre histoire originale), Vincent Maraval pour Wild Bunch et Olivier Père et Rémi Burlah pour Arte France Cinéma (on mentionnera également Prima Linea Productions et surtout Belvision, les fameux studios d'animation belges dont le cœur de métier consiste depuis les années 1950 à adapter pour la télévision les aventures de Tintin et Milou). Concernant en particulier la part décisive apportée par le studio Ghibli, son représentant Isao Takahata aura techniquement joué pour Michaël Dudok de Wit le rôle actif de producteur artistique et de lanceur d'idées utiles au développement du scénario ainsi que du story-board, soutenant ainsi activement toute l'intelligence collective nécessaire à une entreprise au si long cours puisque sa réalisation aura demandé une décennie entière pour son achèvement.

 

 

Ces histoires de production et de coproduction internationale ne relèvent pas seulement de stratégies industrielles et des livres de comptes annotés et feuilletés dans l'arrière-boutique puisqu'elles auront pratiquement déterminé la singulière tonalité esthétique de La Tortue rouge. Un film au fond aussi solitaire que son héros, un homme sans nom ni qualité qui, survivant d'un naufrage inaugural, se retrouve jeté sur une île déserte pour y apprendre, après que son désir de s'en délivrer ait été régulièrement malmené par une étrange et imposante tortue rouge, à mener une existence jusqu'au bout nourrie par le pain imaginaire de l'espérance constituante et de l'illusion nécessaire.

 

 

La représentation de la solitude sonore mais non verbale du naufragé, captif d'une île dont la tortue rouge en serait l'inattendue gardienne jusqu'à ce qu'elle revienne au prisonnier, après une métamorphose fantastique ou hallucinatoire, sous la forme d'une femme avec laquelle vivre, résulte manifestement de subtiles hybridations, ici fondues sans heurt en dépit de la réelle hétérogénéité des formes et matériaux mobilisés et entre eux agencés. Il est vrai que, d'un côté, la finesse et la netteté dans le trait simple et léger des figures animales et humaines représentées appartiennent de toute évidence à l'héritage esthétique de la « ligne claire », au fond guère étonnante d'un point de vue culturel pour Michaël Dudok de Wit, le réalisateur néerlandais étant le voisin de maîtres belges identifiés comme tels depuis 1977 par le dessinateur néerlandais Joost Swarte qui en aura inventé la fameuse dénomination (Hergé bien sûr, mais aussi Edgar P. Jacobs et peut-être davantage encore Bob de Moor avec sa série Cori le moussaillon).

 

 

Quand, sur un autre versant esthétique, le cosmos offert par l'île déserte inspirée par un voyage du réalisateur aux Seychelles bénéficie de vibrantes impressions d'aquarelle comme des frémissements poudreux d'un dessin au fusain déposés sur un papier dont le grain n'aura pas été gommé ou lissé par la palette infographique, plutôt préoccupée ici par le rendu en 2D des ondulations régulières de la végétation, ainsi que de la mobilité plus agitée du radeau du héros ou de la tortue qui s'acharne mystérieusement à en défaire la structure à chaque reprise de son désir de fuite (le dessin des figures humaines aura quant à lui résulté de l'apport mimétique d'acteurs préalablement filmés en prises de vue). En son cœur vert sombre, parmi les plis du monde insulaire ménageant les creux nécessaires à contenir et garder l'eau de pluie en guise d'eau douce, se cache enfin une dense forêt de bambous dont on sait que son treillis est symptomatique d'une influence nippone en général et en particulier d'une obsession appartenant à Isao Takahata (le conte traditionnel du coupeur de bambou, évoqué dans Mes voisins les Yamada en 1999, aura été adapté dans Le Conte de la princesse Kaguya en 2013).

 

 

Quand, plus tard, le tsunami qui en ravage la disposition protectrice pour le héros et la petite famille qu'il aura malgré toutes les difficultés réussi à fonder (la femme sortie de la carapace de la tortue rouge lui aura en effet donné un garçon) peut légitimement évoquer le geste « chaosmique » propre aux cosmogonies de Hayao Miyazaki (de la tempête maritime de Ponyo sur la falaise en 2008 au volcanique tremblement de terre du Vent se lève en 2013, chef-d'œuvre testamentaire de l'un des deux co-fondateurs avec Isao Takahata de Ghibli). On pardonnera alors le saut peut-être trop direct dans l'universalité de la fable consacrée à quelques invariants caractéristiques de notre humaine condition et si aisément offerte par la figure du naufragé sur son île déserte, parce qu'elle s'appuie d'un côté sur l'absence de tout dialogue comme de toute inscription géographique et historique et parce qu'elle repose de l'autre sur une esthétique intermédiaire en ce que sa force de concrétion aurait permis de fondre idéalement les héritages spécifiques de la « ligne claire » européenne et de l'anime japonais, en insistant dorénavant sur la force de concrétude dont le film de Michaël Dudok de Wit est par ailleurs porteur.

 

 

C'est la première partie de La Tortue rouge, effectivement impressionnante en ce qu'elle s'inscrit dans le domaine pratique et pragmatique d'une robinsonnade antithétique à ses simulacres télévisuels actuels, le héros tendu par le conatus de la survie et redoublant alors d'effort pour trouver tout à la fois l'endroit où il pourra se reposer sans être inquiété par un environnement sauvage, l'eau douce qui le désaltérera et les fruits qui le nourriront, échappant une fois d'un piège dans lequel il est tombé par inadvertance et manque de prudence (il glisse via une fente rocheuse dans la mer et risque de peu la noyade), trouvant une autre fois l'occasion avec le cadavre d'un phoque de se fabriquer un pantalon de fortune, ne cessant enfin de s'acharner à construire à plusieurs reprises le radeau lui permettant de croire pouvoir enfin revenir dans la civilisation. C'est donc dans l'exigence incessante d'un sens pratique empiriquement développé dans le contexte inconnu et hostile de l'île déserte que s'impose la raison d'une passionnante bande sonore, rigoureuse quant à la force de suggestion des sons d'ambiance (ce sont par exemple ce cri impossible à identifier et qui en fait appartient à un phoque ou encore ce bruit sourd qui effraie le héros avant de découvrir le son que fait la pluie en traversant la membrane verte de la forêt de bambous) et de fait contraignant la musique composée par Laurent Perez Del Mar à n'intervenir qu'en des moments bien délimités ou circonstanciés (en particulier lorsque le héros délire éveillé ou bien rêve après s'être endormi, emporté par les visions lui garantissant fallacieusement le retour à la civilisation).

 

 

Pourtant, Michaël Dudok de Wit ne se satisfera pas de subordonner tout le récit de La Tortue rouge à la seule survie empiriquement expérimentée et pratiquement exigée par la robinsonnade, opérant en effet un imperceptible glissement qui n'est compréhensible que rétroactivement, dans l'après coup habilement ménagé par la toute fin du film, et qui autorise avec la métamorphose en conte fantastique de proposer de révéler étonnamment l'envers terrible de la robinsonnade elle-même.

 

 

Car il s'agirait bien d'un conte fantastique dès lors que, du cadavre de la tortue rouge tuée par le héros qui se sera vengé de l'animal persévérant à contrarier son désir de fuite hors de l'île déserte, s'échappe une femme qu'il va aimer et avec laquelle il va vivre et vieillir en élevant un garçon et en faisant de l'île elle-même un royaume proprement édénique. A cet endroit-là de La Tortue rouge, le cinéma d'animation n'oublierait pas tous les rapports obscurs, déjà relevés en leurs temps par Sergueï Eisenstein admiratif des films de Walt Disney, qu'il entretient entre l'animation et l'animal « (...) le cinéma d'animation, depuis toujours quartier général de l'interrègne des espèces, et, par ce biais, de notre vérité animale » (Hervé Joubert-Laurencin, « Un trou dans la plaine » in Vertigo, numéro « Animal », 1999, p. 104). Rapports conceptualisés sous le terme d'Akira Mizuta Lippit, relayé par Raymond Bellour, d'« animétaphoricité » (in Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, éd. P.O.L./Trafic, 2009, p. 436-437).

 

 

Il faudrait là encore citer et décrire par le menu tous les moments attestant de la délicate sensibilité de Michaël Dudok de Wit touchant à la sensualité (qui, toujours, se conjugue depuis un fond d'animalité), proposant par exemple le geste minimal mais essentiel d'une main féminine caressant le nez d'un homme qui avait oublié (comme le cinéma de manière générale qui semblerait de moins en moins disposé à montrer de tels gestes porteurs de ces « affects de vitalité » qui passionnent tant Raymond Bellour ou bien sont paradigmatiques de cette pure « médialité » dont parle Giorgio Agamben) ce qu'un acte aussi simple pouvait entraîner comme plus grand emportement affectif (littéralement, le héros se met à planer). Quand, plus tard, la chute du fils qui alors est encore un nourrisson dans la même fente rocheuse par où son père avait failli au début risquer sa vie en s'y noyant appelle chez la mère le signe indiquant au père que leur enfant doit se débrouiller tout seul pour apprendre à nager. C'est encore une production d'images élémentaires, avec le héros hanté par les restes mémoriels de la civilisation (notamment cet improbable quatuor à cordes habillé de façon 18ème siècle et jouant de nuit sur la plage éclairée par la lune les Lettres intimes de Leos Janacek) puis ravagé par la culpabilité d'avoir tué la tortue, jusqu'au cauchemar.

 

 

Avec encore les parents dessinant sur la toile tendue par la plage de sable leur destin familial à l'adresse de leur enfant qui, après avoir grandi, s'amusera à son tour à remplir une bouteille à moitié et à regarder au travers afin de superposer la ligne tendue par la limite du liquide contenu et celle appartenant à l'horizon océanique. Enfin, la robinsonnade métamorphosée en conte fantastique n'est pas avare de séquences spectaculaires qui ramène l'image du royaume édénique à celle plus réaliste de l'île soumise aux possibles contraction ou soulèvement du chaos environnant. Ainsi, une humeur atmosphérique grise ainsi qu'un ciel fou d'oiseaux et puis encore l'horizon écumant s'offrent à la façon d'annonces opaques en préfiguration de ce qui se présentera dans les faits comme la lame de fond d'un tsunami (son surgissement à l'image d'un immense orgasme de la nature fait authentiquement écho aux convulsions « chaosmiques » du cinéma de Hayao Miyazaki). Des annonces valables comme les indices indiquant l'indicible événement naturel qui vient et qui demeure pour les héros encore confus et imprévisible, même lorsque les vagues au loin se retirent. Mais d'autres désastres, moins spectaculaires et plus secrets, se profilent à l'horizon d'un homme dont le royaume édénique se soutient d'un fond ou plutôt d'un arrière-plan voire d'un arrière-pli impensé.

 

 

Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), Michel Tournier note ceci, déjà relevé avant lui par Hegel notamment : « Procréer, c'est susciter la génération suivante qui innocemment, mais inexorablement, repousse la précédente au néant () L'enfant envoie ses géniteurs au rebut, aussi naturellement qu'il a accepté d'eux ce qu'il lui fallait pour pousser. Dès lors il est vrai que l'instinct qui incline les sexes l'un vers l'autre est un instinct de mort » (éd. Gallimard-coll. « folio », 1967, p. 131). Et, en effet, le départ du fils devenu grand du naufragé devenu vieux scelle l'ultime tournant diégétique de La Tortue rouge, qui avait su extraire des réquisits empiriques comme des exigences pratiques de la robinsonnade un nouveau couple adamique au principe de l'émergence d'un royaume édénique si sensiblement décrit que l'on n'en envisagerait que plus obscurément l'envers pourtant évident et essentiel. Au petit matin de ce que l'on comprend être le tout dernier jour du héros, ce n'est plus sa compagne, la belle endormie issue de son presque sarcophage en carapace de tortue que l'on retrouve à ses côtés, mais la tortue rouge qu'elle n'aurait jamais cessé d'être. C'est une autre tortue rouge semblable à celle que le héros aura tuée il y a si longtemps, et qui, comme toutes celles qui l'auront précédées et comme toutes celles qui suivront, repart en direction de la mer après avoir probablement achevé le laborieux travail de ponte exigé par son espèce et auquel il faut alors ne pas craindre de se demander dans quelle proportion, à l'instar du Robinson réinventé par Michel Tournier, le héros y aurait participé.

 

 

Que disait au fait Gilles Deleuze du récit de Robinson Crusoé de Daniel Defoe relu, revu et corrigé par son ami Michel Tournier à l'opposé du mythe libéral de l'auto-entrepreneur qui faisait tant marrer Karl Marx ? Sinon que pour l'« homme sans autrui sur son île » afin d'échapper à la profondeur sans fond de la menace de sa propre folie creusée par l'absence de toute autre perspective que la sienne, il fallait préférer partir à la reconquête personnelle et la réappropriation cosmique des surfaces disponibles sur l'île déserte, ronde comme un œuf ou bien alors constituée ici de plaques collées les unes aux autres comme les parties dures de la carapace de la tortue elle-même (cf. Appendices II : « Michel Tournier et le monde sans autrui » in Logique du sens, éd. Minuit-coll. « Critique », 1969, p. 350-372). « La série subjective de Robinson est inséparable de la série des états de l'île » précise le philosophe (opus cité, p. 351) et cette précision vaudrait alors autant pour le héros de La Tortue rouge dont le vécu sur l'île de son infortune se serait bel et bien confondu avec le rêve de cette île comme royaume édénique – rêve que le héros fait de l'île qu'il habite ou bien, indistinctement, rêve de l'île elle-même en ce qu'elle habite le héros.

 

 

Un bel indice aura d'ailleurs été rapidement donné par le réalisateur lorsqu'il enchaîne en fondu-enchaîné un plan du héros épuisé en train de s'endormir en repli presque fœtal et le plan suivant sur l'île le lendemain, la forme du corps et celle de l'île se superposant comme la ligne d'eau dans la bouteille et celle de l'horizon. L'île aurait alors été la carapace du héros et il l'aurait autant caparaçonné de l'étoffe de ses propres délires mi-oniriques mi-fantasmatiques, tirant d'une obscure culpabilité entretenue au nom de la survie requise par l'environnement naturel et l'absence de toute civilisation (autrement dit d'autrui) une image fondatrice (de l'animal mort surgit une femme vivante) en ce qu'elle fonde aussi le double rappel du deuil de l'animal (dont la résurrection se fait totémique) et de la différence des sexes au principe anthropologique de tout processus imageant. A cet égard, on se demande si La Tortue rouge ne constituerait pas le double inverse de L'Odyssée de Pi (2012) d'Ang Lee, le tigre en guise d'illusion nécessaire propre au héros du second film qui arrivait ainsi à survivre aux conséquences inhumaines de son naufrage représentant le contraire de la tortue en soutien totémique à une autre illusion nécessaire mais qui cette fois l'entraînerait jusque dans la mort.

 

 

A la fin d'une vie rêvée comme le songe d'un couple adamique et d'un royaume édénique partagé par l'homme sans autrui replié sur son île et l'île sans archipel repliée dans sa tête, comme des bouts de bois flottant sur le bord du rivage, ce sont alors quelques images audacieuses et terribles offertes à la seule responsabilité des plis de la conscience du spectateur qui, enfant comme adulte, pourra les voir et en surmonter l'épreuve en raison de la puissante suggestivité développée par le film de Michaël Dudok de Wit, La Tortue rouge en synthèse idéale des courts-métrages précédents, Le Moine et le poisson (avec le motif repris de l'animal comme insistance nouée au cœur même de la persévérance de l'homme qui voudrait s'en faire le maître jusqu'à comprendre qu'il ne représente que l'objet-cause de son désir) et Père et fille (avec le motif partagé du temps vécu et creusé par l'absence du parent aimé et retrouvé de l'autre côté de l'autre côté de la vie). On aura remarqué que le film est scandé de quelques apparitions animales décisives, phoque dont le cadavre est retrouvé plus tard par le héros qui tire de sa peau un pantalon ou bien mouche volant autour d'un poisson mort coincé dans le trou d'un crabe avant de finir captive d'une toile d'araignée.

 

 

Face à des ponctuations indéniablement naturalistes, on trouverait aussi ces crabes qui semblent toujours être sur le point de combler le spectateur de quelques vieux réflexes anthropomorphiques hérités d'une longue inculcation disneyienne, accompagnant de façon souvent comique la solitude du héros (mais c'est un comique aux connotations obscènes et sexuelles, anales et excrémentielles : la première fois qu'on voit un crabe, le crustacé se glisse à l'intérieur du pantalon du naufragé évanoui avant de repartir dans son trou, plus tard les congénères de l'animal se jetteront avidement sur son vomi). Plus tard, le bébé du héros s'essaiera à en gober un pour le recracher aussi vite, l'animal fauché dans la foulée par le bec prédateur d'un volatile. Les crabes eux-mêmes n'échappent pas au cycle alimentaire auquel ils participent pleinement et à leur niveau, notamment quand l'un d'entre eux s'efforce de récupérer le cadavre d'un poisson mort ou bien d'un bébé tortue noyé. C'est bien pourquoi le dernier plan de La Tortue rouge est si bouleversant, l'émotion qu'il ménage étant la conséquence fatale d'une image à double détente, « animétaphoricité » à la puissance deux. Parce que la tortue rouge qui regagne les flots en laissant derrière elle le cadavre du héros mort de fatigue et de vieillesse est souverainement indifférente aux illusions qui en auront soutenu imaginairement la survie en même temps que son image totémique les aura symboliquement soutenues.

 

 

Et parce que la tortue qui tourne le dos au héros l'abandonne hors-champ aux crabes qui, on le sait car Michaël Dudok de Wit ne nous l'aura jamais caché, sauront s'occuper de ce qu'il reste de lui en investissant tous ses trous. Là où la série cosmique des métamorphoses « animétaphoriques » propre à l'au-delà élémentaire de l'île s'est définitivement substituée au défaut humain d'autrui. « Le terme final, c'est Robinson devenu élémentaire dans son île rendue elle-même aux éléments : un Robinson de soleil dans l'île devenue solaire, uranien dans Uranus » (Gilles Deleuze, op. cit., p. 351).

 

 

4 juillet 2016

 

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