Des nouvelles du front cinématographique (34) : Oncle Boonmee, un film dont on se ressouvient en huit photogrammes

"Derrière chaque être vivant il y a trente fantômes, car tel est le rapport des morts aux vivants"
(Arthur C. Clarke, 2001, l'odyssée de l'espace, éd. Robert Laffont, 1968, p. 9)
 
"Les maladies sont des questions posées"
 (Ernst Jünger, Visite à Godenholm, éd. Christian Bourgois, 2007)
 
 
L'idée géniale de Tim Burton aura été cette année moins de réaliser une version (à moitié satisfaisante) de Alice in Wonderland de Lewis Carroll en 3-D que de remettre au titre de président du jury du Festival de Cannes la Palme d'or à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (en thaï, vous obtenez ลุงบุญมีระลึกชาติ) du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (en thaï, vous écrivez อภิชาติพงศ์ วีระเศรษฐกุล). Il y a du courage dans ce choix de valoriser, contre toutes les positions conservatrices (des positions poujadistes au fond, parce que combinant le populisme à l'anti-intellectualisme au nom d'une vision infantile et démagogique du peuple) le cinéma le plus souverain et le plus créateur, le plus ouvert et le plus propice à l'imagination et l'interprétation. Et ce courage, défiant toutes les lois du bon goût culturel comme du gros coup commercial, atteste  définitivement des accointances structurales entre les domaines de l'esthétique et de la politique. La philosophie défendue aujourd'hui par Jacques Rancière n'insiste d'ailleurs pas sur autre chose. Parce que si la politique consiste à déranger et transgresser l'ordre consensuel des places prescrit par la police des dominants, l'esthétique propose une même volonté dissensuelle dans le domaine du sensible tel qu'il doit être investi par les œuvres qui ne veulent pas en finir avec l'idée de l'art. Oncle Boonmee est, avec entre autres les films de Claire Denis (White Material), Raya Martin (Independencia) et Jean-Luc Godard (Film socialisme), la proposition de cinéma la plus stimulante vue cette année, parce que la plus séduisante, la plus fascinante, la plus envoûtante. Film sidérant, mais sans que cette sidération n'induise un blocage intimidant de la pensée : au contraire, nous avons affaire ici à une invitation au voyage digne de Charles Baudelaire. Film suffisamment subtile, parce qu'il sollicite en douceur son spectateur pour un voyage à la fois sensoriel et mental au terme duquel se met à exister un pays : la Thaïlande. Un pays qui existe si peu sur la carte de la géopolitique ou du capital (ou alors sur le mode horriblement spectaculaire du tourisme sexuel), mais qui existe pourtant si intensément dans l'espace cinématographique déployé par un film qui arrive à en restituer tout à la fois le temps long et la mémoire vacillante, les mythologies populaires et les fragments d'histoire explosée, le climat tropical et la culture bouddhiste, le passé obscurci et le présent évanescent. Pour continuer à voyager en compagnie de l'oncle Boonmee dont les vies antérieures contiennent un peu de toute la Thaïlande à l'état pur (comme Gilles Deleuze après Marcel Proust évoquait la possibilité en art d'exprimer "un peu de temps à l'état pur"), huit photogrammes fonctionneront ici comme autant de stations nécessaires à l'expression de la beauté mélancolique d'un film paradoxal, car tout à la fois inquiétant et merveilleux, si sensuel et chaleureux parce que sa démarche est on ne peut plus accueillante, et si terrible pourtant quant à ce qu'il laisse suggérer, tels des points de suspension, entre les pas de ses plans.
 ONCLE BOONMEE, CELUI QUI SE SOUVIENT DE SES VIES ANTERIEURES ; LOONG BOONMEE RALEUK CHAT (2010)

1/ Boonmee, parce qu'il souffre d'une insuffisance rénale mettant sa vie en danger, préfère rentrer au pays (l'Isan, une région située dans le nord-est de la Thaïlande, en bordure du Laos, et où vécut enfant Apichatpong Weerasethakul). Accompagné de ses proches (sa belle-soeur Jen, le jeune moine Tong, et un émigré-immigré laotien qui s'occupe de vérifier la dialyse à laquelle il est soumis), il déambule dans sa ferme apicole, fait goûter du miel à Jen, hume l'air de la région plein des effluves des tamariniers, s'imprégnant du peu de temps qu'il lui reste. La nuit tombée, le milieu ambiant ayant suffisamment exercé son invisible pression sur le personnage amène ce dernier à ressentir une humeur propice à la confession. Les fantômes peuvent apparaître, l'imagination peut déborder : l'heure est à l'indistinction entre les domaines du rêve et de la réalité, de l'onirisme et du réalisme, du documentaire et du fantastique. Le miel est une première entrée symbolique autorisant une économie cinématographique où le travail de la durée (des plans) et de composition avec l'élément naturel (la largeur et la fixité des cadres inscrivant les individus dans le milieu englobant) sont déterminants pour récolter le supplément dont la rareté (le sens en tout sens, sensation et signification) fait différence. Les abeilles, quant à elles, s'inscrivent dans une série métonymique incluant ailleurs dans le film les moustiques ou papillons mués la nuit en points luminescents et voletant autour des lampes (ou éclatant tels des popcorns sur des tapettes électriques), les yeux rouges d'improbables hommes-singes perçant la nuit tropicale, la peau grêlée de la princesse à laquelle rêve Boonmee (peau écaillée qui entraîne chez elle un devenir-poisson s'ébattant dans une eau vrillée de bulles d'air), les pierres phosphorescentes dans la grotte traversée la veille du trépas du héros, sans compter les insectes rampants, et toutes les autres taches lumineuses trouant l'obscurité du jour tombé (et le trou dans l'abdomen du protagoniste malade d'où suinte une plaie qui ne cicatrisera pas). On se souvient de l'orchidée phosphorescente présente dans Syndromes and a Century (2007), comme de l'arbre à lucioles dans la jungle épaisse de Tropical Malady (2004), autres avatars d'un même motif qui, in fine, renvoie à la granularité même de l'image cinématographique. Il est vrai que l'image, soutenue ici par le régime analogique de la pellicule 16 mm., manifeste expressément ses capacités de rétention des multitudes de particules photochimiques (les photons) qui pleuvent sur le monde depuis l'immémorial Big Bang. C'est donc un fourmillement, un bouillonnement, un grouillement qui détermine, non plus seulement techniquement, mais également esthétiquement, une composition de plans envisagés comme des surfaces sensibles aux manifestations les plus moléculaires du réel. Accordée à une bande-son frémissant du ronronnement (recomposé au mixage sur le mode de la musique ambient) de la jungle thaïlandaise, la peau du film (on se rappelle alors le garçon victime d'une desquamation - du latin desquamare, écailler - dans Blissfully Yours en 2002) à la fois prolonge la valeur réaliste et ontologique (valorisée par Siegfried Kracauer et André Bazin) du cinéma comme machine à enregistrer les fragments ou flux de la réalité, comme elle brouille cette ligne d'horizon en insistant sur les forces obscures et cosmiques qui environnent (hors-champ) ou troublent (dans le champ), forces qui irisent et électrisent l'épiderme de l'existant. Il ne s'agit donc plus seulement d'ontologie, mais cette fois-ci d'"hantologie" pour parler comme Jacques Derrida : non plus de ce qui est, mais de ce qui n'est pas ou plus, de ce qui aurait pu ou serait, de ce qui sera ou aura été. Les toussotements de Boonmee dans la grotte ou le masque donné à Jen afin qu'elle se prémunisse des effets des pesticides lorsqu'elle se balade dans la ferme apicole, plus que de seulement rappeler les intoxications traitées dans les hôpitaux de Syndromes and a Century, participent d'une même perspective allégorique de contamination du réel par la myriade symptomatique de possibles l'environnant, ou de pigmentation de l'actuel par la constellation tout aussi symptomatiques de virtualités l'auréolant. Alors, le présent de l'enregistrement des plans peut s'ouvrir au passé, tous les passés, de l'historique au légendaire, de l'immémorial au cosmique. Alors, l'humain fait l'expérience du non-humain (animal, végétal, minéral), mais aussi de l'inhumain (les morts) dont il est le contemporain. Alors, la fiction et le documentaire comme le rêve et la réalité entrent dans une logique duelle de la conjonction et de la disjonction qui structuraient déjà les originales déhiscences de Blissfully Yours, Tropical Malady et Syndromes and a Century (tous films coupés en leur milieu par un chiasme conjonctif-disjonctif obligeant à mettre en rapport les deux parties de chaque film de façon autre que seulement narrative). Alors, la chair du monde se fondant dans la texture de l'image, le texture de l'image granuleuse (en nid d'abeille pour prendre une métaphore valable dans les domaines de la géométrie, de l'apiculture, et du textile) peut s'ouvrir au tamis textuel de l'interprétation spectatorielle.  

 

 

2/ Jen dort, la gaze de la moustiquaire enveloppant son corps dans ses plis rosés, pendant que les rideaux bleus retiennent la douce lumière du matin pour en filtrer la chaleur laiteuse s'accordant avec les ultimes mouvements écumeux du rêve. On le voit, un accord textile de crème, de rose et de bleu instruit la connexion vibratile entre la lumière laiteuse du dehors et le miel du rêve collecté au dedans par les ouvrières œuvrant dans la ruche alvéolée de l'inconscient. Il y a, chez Apichatpong Weerasethakul, une disposition au bourdonnement, au bourgeonnement, autrement dit à inviter le spectateur à l'exercice ludique et sensuel de la libre correspondance des choses que l'on peut bien sûr comparer à la poésie baudelairienne. En même temps que ce ludisme ou ce sensualisme, que rien dans la mise en scène ne vient forcer (c'est un cinéma soutenu par le geste esthétique le moins intéressé à la dramatisation), participent d'un mouvement plus global qui relève de la circulation métonymique des motifs (le grain, les abeilles, le miel des plans), par-delà les limites symboliques séparant les espaces du dehors (le cosmos) et du dedans (la psyché). Le voile s'inscrit précisément dans une esthétique du trouble parachevant les principes de la conjonction-disjonction (qui sont aussi, on le verra, des principes d'hybridation monstrueuse), mais aussi dans une esthétique du pli qui, de Leibniz à Deleuze en passant par un certain baroquisme d'hier et d'aujourd'hui, veut montrer les rapports du dedans et du dehors en fonction de leur caractère de pliure : le dehors comme dé-pli du dedans, le dedans comme pli du dehors. De sorte que tout communique dans une dynamique dont la transitivité excède toute raison communicationnelle, informative et formelle (de celle que vante aujourd'hui un Jürgen Habermas par exemple). On serait en fait plus proche des "vases communicants" chers aux surréalistes et André Breton (rappelons que le principe surréaliste et narratif du cadavre exquis avait été adopté pour le premier long métrage du cinéaste, Mysterious Object at Noon en 2002), mais pas seulement ceux-là. En psychiatrie, le processus de "vases communicants" qualifie la situation d'un individu victime de troubles dissociatifs dont l'identité psychique se morcèle en deux entités spécifiques, la seconde aspirant ou vidant les fonctions de la première afin de constituer son autonomie. On retrouverait ici le principe esthétique de la déhiscence ou du chiasme dans les trois précédents longs métrages d'Apichatpong Weerasethakul. Et, sur la question de l'aspiration d'une partie par une autre, on se souvient encore de ce long plan fascinant montrant dans Syndromes and a Century la fumée d'un incendie ayant envahi les couloirs d'un hôpital en train d'être aspirée par une énorme pompe ressemblant à une sorte de trou noir cosmique. Dans le domaine des sciences physiques et de la mécanique des fluides étudiant leurs comportements, le "principe des vases communicants" établit aussi qu'un liquide remplissant plusieurs récipients reliés par un tuyau produisant un effet de siphonnage occupe la même hauteur dans chacun d'entre eux. On pense cette fois-ci à la dialyse à laquelle est soumis Boonmee afin de pallier aux insuffisances de ses reins et ainsi purifier son sang intoxiqué. Si le voile introduit une esthétique du trouble et du pli, et si le motif des vases communicants peut en conséquence se déplier en plusieurs sens, on conviendra alors que l'intoxication peut passer du stade physiologique à celui symbolique d'une société thaïlandaise victime de plusieurs formes de trouble et d'intoxication (la région d'Isan a autant été historiquement marquée par une campagne nationale d'homogénéisation culturelle et linguistique - la thaïfication - perpétrée à l'encontre des minorités laotiennes réfugiées lors de l'invasion de leur pays par le Vietnam au milieu des années 1970, que par des actions militaires initiées contre les opposants communistes soutenus alors par le Vietnam). Nombreux sont les malades, les éclopés, les patients et les médecins (mais aussi les soldats) dans l'oeuvre d'Apichatpong Weerasethakul (d'ailleurs, Syndromes and a Century s'appuie sur les souvenirs du cinéaste relatifs à ses parents qui se sont connus dans un hôpital de campagne dans lequel officiait son père), liste à laquelle on pourra désormais ajouter Boonmee sous dialyse, ainsi que Jen marquée par une claudication (elle a la jambe droite plus courte que la gauche). La Thaïlande serait alors, dans la perspective allégorique ouverte par un cinéaste victime à plusieurs reprises de la censure, un pays malade, boiteux, troublé, intoxiqué par la fumée de ses propres tabous historiques et ses propres incendies politiques (du coup d'état militaire du 19 septembre 2006 - le 11ème depuis 1932 - à la répression sanglante des Chemises rouges de l'UDD - United Front for Democracy against Dictatorship - par la junte militaire au printemps 2010). Ainsi, l'image se trouvegrosse du grain de ce qui ne peut s'exposer frontalement, mais qui peut seulement hanter les individus malades non seulement sur le plan physiologique mais aussi sur le plan psychosomatique de l'inconscient fait corps. Ainsi l'image est recouverte du voile de ce qui est occulté, en même temps que les plis du refoulement peuvent connaître le dé-pli de sens opéré par les constellations de l'esthétique allégorique. Troublante conjonction de ce qui est habituellement disjoint, voilement-dévoilement : c'est, comme l'a rappelé Martin Heidegger, le sens en grec ancien du terme signifiant vérité (alètheia). L'image, en voilant le réel documentaire de la nimbe du fictionnel (et ici du mythologique, du légendaire et du merveilleux), dévoile les recoins troubles, opaques ou obscurs d'une histoire oubliée (alètheia, c'est la négation de l'oubli, lèthé en grec), histoire repliée dans la chair des corps et des paysages, histoire monstrueuse, indicible et invisible par ceux-là mêmes qui l'ont accompli. Et la portent encore en eux, sous la forme de symptômes : à même la peau, en plein cœur du corps.

 

 

 

ONCLE BOONMEE, CELUI QUI SE SOUVIENT DE SES VIES ANTERIEURES ; LOONG BOONMEE RALEUK CHAT (2010)

 

3/ Dans Vie et mort de l'image (éd. Gallimard, 1992), Régis Debray rappelle l'origine étymologique du mot simulacre (qui vient du terme latin simulacrum issu de similis, semblable, et de simil, ensemble) signifiant tout à la fois représentation, portrait, figure, reflet, imitation, faux-semblant, chimère, ombre, fantôme. C'est la même dissémination des sens attachée au mot d'image provenant du latin imago, et signifiant autant la forme adulte d'un insecte sexué apte à la reproduction que le masque de cire d'un personnage illustre de la Rome antique conservé par ses descendants dans l'atrium, la ressemblance que le souvenir, le reflet que l'idée, l'écho que l'ombre des morts. La tranquille apparition de Huav, la compagne défunte de Boonmee, pendant le dîner sur la terrasse donnant sur la nuit de la forêt, paraît devoir tenir dans sa sensibilité même tout le réseau, la trame, le voile ou la toile - le texte - de significations charriées par les mots de simulacre et d'image. Cet effet spécial (une sorte de fondu enchaîné localisé dans un corps situé dans un coin de l'image) vieux comme le cinéma classique hollywoodien, nécessitant un système de reflets obtenus à l'aide d'un grand miroir, a permis à Apichatpong Weerasethakul de se dispenser des trucages numériques, des fonds bleus et des incrustations à la palette graphique (qui, paradoxalement, coûtent moins cher que la vieille méthode artisanale adoptée par le cinéaste). C'est parce que le fantôme relève ici autant de la fiction mise en scène (l'épouse disparue) que de l'imaginaire cinéphile de l'auteur (l'inactualité du cinéma hollywoodien classique, des films de Jacques Tourneur qu'il admire à The Ghost and Mrs. Muir de Joseph Leo Mankiewicz en 1947). La lente apparition spectrale de Huav, telle une progressive concentration de particules lumineuses, tel un voile diaphane venant troubler la limpidité du plan, ou encore un pli de l'image elle-même l'autorisant à combiner dans un même élan réalisme et fantastique, est soutenue par une semblable logique du chiasme (dont on rappelle qu'en anatomie il désigne le lieu d'entre-croisement des nerfs optiques sur le corps de l'os sphénoïde) ou de la conjonction-disjonction qui définitivement structure le travail d'Apichatpong Weerasethakul, tout entier hanté par les motifs de la mémoire, de la hantise et de la réminiscence. Le plan serait alors comme un tamis ou un filet remontant à sa surface dévolue au présent des particules de temps passé (telle une eau poissonneuse, pour prendre une image tirée du film). La remembrance remonterait par bulles qui viendraient crever à la surface du plan, cet épiderme filmique ainsi grêlé ou écaillé par le travail du ressouvenir, par la remontée des réminiscences. La dynamique de la réminiscence est poussée très loin dans le bien nommé Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Déjà, le personnage même de Boonmee vient de loin, d'un ouvrage écrit en 1983 par un moine racontant l'histoire vraie de sa rencontre avec un homme capable de se souvenir de ses vies antérieures. Le cinéaste connaît ce récit depuis longtemps, et rêve de l'adapter (au point où l'existence de Boonmee est d'ailleurs directement évoquée dans un dialogue de Tropical Malady). Après Syndromes and a Century, le cinéaste se décide enfin à partir dans la région d'Isan, voyageant sur le fleuve Mékong pour retrouver la trace de ce fameux Boonmee, et fait la rencontre en route de trois de ses fils, ainsi que de plusieurs personnes attestant l'avoir connu. Le matériau fait d'images et de témoignages alors collectés a servi pour une installation d'art contemporain créée en 2007 et intitulée Primitive. Ce vaste projet comprenait sept parties, ainsi que deux courts métrages, le premier intitulé Les Fantômes de Nabua consacré à un village situé près de Nakhon Phanom en bordure de la frontière laotienne, et le second intitulé A Letter to Uncle Boonmee. C'est toute une matière riche sur le plan social et historique qu'aura ramassé Apichatpong Weerasethakul dans une démarche transdisciplinaire dont Oncle Boonmee n'est qu'une des composantes, et qui a trait à la disparition des cultures populaires locales, à la réalité conflictuelle des mouvements migratoires entre la Thaïlande et le Laos (mais aussi à l'ouest la Birmanie dont était originaire le héros de Blissfully Yours), et au souvenir des interventions militaires anticommunistes durant les années 1970. Le régime du spectral (Huav la défunte) puis du légendaire (Boonsong, le fils disparu revenant juste après sa mère sous la forme d'un homme-singe poilu, en attendant la princesse mythique s'accouplant avec un poisson-chat) dans lequel se meut le film a tout à voir avec la constellation de réminiscences charriées par l'ensemble d'un projet gros de la mémoire populaire comme du désir d'en offrir l'artiste consécration cinématographique (en cela, le projet défendu par Apichatpong Weerasethakul représente pour la Thaïlande ce que les films de Raya Martin valent pour les Philippines, soit une double entreprise mémorielle associant histoire(s) du cinéma et archivage des cultures populaires disparues ou en voie de l'être). Enfin, les réminiscences sont également portées par les corps mêmes des acteurs, et d'abord celui de Sakda Kaewbuadee dans le rôle du moine Tong ici (il était déjà moine dans Syndromes and a Century, et était l'amant Tong disparu dans Tropical Malady), acteur fétiche (et ce fétichisme est aussi érotique) récurrent chez Apichatpong Weerasethakul comme l'est Lee Kang-sheng pour le cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang (si les deux artistes partagent un goût semblable pour une esthétique transdisciplinaire incluant le cinéma dans le champ des arts contemporains, ainsi que les corps hybrides, la mécanique des fluides, et une mémoire populaire disparue, le Thaïlandais fait preuve d'un plus grand sens de l'hétérogène et de l'ouverture esthétique que son camarade taïwanais, parfois buté dans un systématisme monomaniaque qui par exemple continue à exclure ses personnages de l'usage de la parole). Mais ce sont aussi d'autres corps fonctionnant sur le modèle du revenir spectral s'accordant avec le motif bouddhique de la réincarnation  qui est au cœur du film : Jenjira Pongpas (que l'on voyait dans Syndromes and a Century), et Min Oo (revenue de Blissfully Yours). On l'aura compris, la compagnie des spectres est faite de bienveillance. Après la stupéfaction, c'est le dialogue raisonnable et dépassionné qui se met en place. Et s'il s'agit de se réconcilier avec ses fantômes au moment même où l'on va en devenir un soi-même (Boonmee et Huav s'étreignant doucement l'une l'autre dans une embrassade qui s'accorde avec le voile noué de la moustiquaire au-dessus d'eux), le fantôme témoigne aussi d'une hantise plus générale qui est en relation avec une culpabilité excédant les domaines du personnel et du familial, afin d'accéder à l'histoire du pays ainsi qu'aux mythes que son peuple fabrique quand son rapport à sa propre histoire est souvent biaisé ou contrarié par le filtre opaque étatique.

 

http://www.commeaucinema.com/images/galerie/big/179630_62cc8e82416dcd65cec51c4aad1fe3ac.jpg

 

4/ Le premier plan de Oncle Boonmee est celui d'un buffle attaché à un arbre alors que la nuit tombe. La puissance chthonienne (relative à la terre - mais aussi aux enfers dans l'antiquité grecque) dégagée par le ruminant impressionne. L'animal arrive à se dégager de ses liens, et fuit, la caméra le suivant au loin et ne perdant pas sa trace, même lorsque le buffle pénètre la forêt et semble reconnaître une présence dans la touffeur hors-champ. Et puis son propriétaire le retrouve, et le ramène au campement. La séquence introductive du film se clot par le contrechamp tant désiré, l'objet qui a magnétisé le regard de l'animal : c'est, au coeur de la jungle, un corps noir dont les yeux, deux billes rouges aveuglantes, traversent l'obscurité (de la forêt, mais aussi de la salle de cinéma) pour se brancher directement dans le regard du spectateur. Cette introduction est-elle déjà un rêve de Boonmee relayant dans le monde onirique le souvenir d'une vie antérieure, buffle ou monstre hybride à la croisée de l'humain et du simiesque ? On croit deviner que les mots de simulacre et de singe partagent une racine étymologique commune (simulacrum venant de simil, semblable, quand singe provient de simius). C'est que l'image, comme le rappelle Marie Josée Mondzain dans Le Commerce des regards (éd. Seuil-coll. "L'ordre philosophique", 2003), réside à la frontière du ressemblant et du dissemblable. Si proche et tout à la fois si éloigné du modèle de référence imité, le semblable d'une image est un nécessaire mouvement entre le ressemblant et le dissemblable afin d'entreprendre le voyage immobile de la mobilité du sens. Et la patience requise par ce voyage est remarquablement récompensée. Il faut donc attendre le retour de Boonsong, le fils disparu de Boonmee, en homme-signe au regard aussi rougeoyant que la pointe de la cigarette allumée chez le voisin de l'autre côté de la cour de Rear Window (1954) d'Alfred Hitchcock ou au début de Lost Highway (1996) de David Lynch. Il faut entendre les raisons pour lesquelles Boonsong a connu cette métamorphose (ayant un jour photographié par hasard un animal dont la figure résistait à sa représentation, et parti en quête de la chose réelle, Boonsong a été attiré par un membre de cette espèce fabuleuse et hybride au point de s'accoupler avec, et au final de se transmuer en homme-singe appelé par sa tribu, sa nouvelle famille désormais, à la rejoindre dans la forêt). Il faut entendre l'obscure culpabilité qui ronge Boonmee quand il rapporte à Jen qu'il a tué beaucoup de communistes dans sa jeunesse, en comparant cette tuerie avec l'extermination habituelle d'insectes quand on vit à la campagne. Et il faut enfin savoir entendre la confession donnée par le protagoniste en voix-off, expliquant notamment qu'il ne sait plus s'il se projette dans le passé ou bien dans le futur, et qu'il n'arrive plus à distinguer si ses yeux sont fermés ou bien ouverts mais désormais aveugles, pendant qu'un montage d'images fixes (on pense alors au photo-roman de Chris. Marker La Jetée réalisé en 1962) montre des soldats en manœuvre et posant, hilares, devant l'objectif de l'appareil photo en compagnie d'un de ces hommes-singes attrapés et tenus en laisse. Il faut en conséquence tenir tous les points de cette constellation (ou touffe de poils, ou encore végétation inextricable) allégorique de signes épars pour pouvoir dresser, telle cette paroi rocheuse incrustée de pierres phosphorescentes qui ressemble tellement à une voûte céleste, la carte topographique des désirs inconscients dont le quadrillage est idéologiquement structuré par la pensée étatique. L'altérisation sous la forme de la bestialité est une constante symbolique de l'idéologie d’État, et elle conditionne les représentations collectives déterminant les rapports sociaux avec la figure de l'étranger ayant migré (Boonmee ne dit-il pas à Jen, comme en passant, que les Laotiens sentent fort ?), et de l'ennemi politique désigné cible à éliminer (le communiste hier, le Chemise rouge aujourd'hui) comme s'il s'agissait de nuisibles à détruire. Oncle Boonmee est à ce point capable de remonter le temps de la violence d’État que c'est l'ancien idiome colonial (la langue française à l'époque de l'administration de l'Indochine) qui, à un moment donné, se donne à entendre dans la bouche de Boonmee demandant en français aux employés de sa ferme apicole "d'aller travailler", tel le rappel inconscient qu'exploitation capitaliste et domination raciale sont longtemps allées de pair dans cette région asiatique. Et puis, la scénographie photographique adoptée par les soldats ne rappelle-elle pas les ignobles humiliations mises en scène et photographiées des soldats étasuniens dans la prison irakienne d'Abou Ghraib en 2003 ? C'est pourquoi on imagine que, dans le rêve inaugural ouvrant le film, Boonmee serait plutôt ce buffle, ce mammifère travaillé par un grégarisme dont usent ses maîtres, cet animal incapable de les semer dans la forêt dont il sait qu'elle est habitée par ceux-là mêmes qu'il a assassinés, et dont l'esprit aurait peut-être pris possession d'un fils en rébellion politique contre son père. La texture branchue de Oncle Boonmee est tellement dense que ses images sont capables de plier le dehors invisible et innommable de la violence historique de l’État (thaïlandais, mais pas seulement) dans le dedans d'une fiction tramée des réminiscences d'un merveilleux bricolé à partir du souvenir hétérogène des mythologies populaires, des comic books locaux, des fictions télévisées nationales, et des films grand spectacle (entre Star Wars de George Lucas en 1977 avec son chien géant Chewbacca, l'ami de Han Solo et les marins spectraux de Fog de John Carpenter en 1980) ou plus artistes et légitimes (La Belle et la bête de Jean Cocteau en 1946, les films de fantômes hollywoodiens classiques jusqu'à ceux de M. Night Shyamalan aujourd'hui). Soit toutes ces fictions dont Apichatpong Weerasethakul s'est sans exclusive nourri depuis sa jeunesse, et dont la remembrance ruisselle dans son film, à l'instar de cette chute d'eau près de laquelle une princesse victime d'une maladie de peau du visage s'accouplera avec un poisson-chat en se délestant de tout son or. Les accouplements de l'humain avec le non-humain ne sont pas nouveaux chez le cinéaste (on se souvient encore de l'amant-tigre de Tropical Malady), et traduisent toujours une esthétique de l'hybridation qui à la fois excède toute volonté politique d'altérisation et de bestialisation des uns (les dominants) pour opprimer les autres (les dominés), et manifeste (comme chez Georges Bataille) la puissance de l'hétérogène et de la disjonction propre au genre humain dans ses affections sexuelles tout autant que politiques. Le chagrin d'amour du soldat de Tropical Malady et l'agonie en forme d'apaisement de l'ancien soldat de Oncle Boonmee se rejoignent alors dans un même élan vitaliste, dans une même dépense improductive et transgressive.

 

Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures)

 

 

 

5/ Les vies antérieures de Boonmee sont donc à la fois collectives (tantôt c'est Jen qui est filmée endormie, tantôt c'est Tong, et peut-être rêvent-ils aux existences passées du protagoniste, ou bien aux leurs), et traversées par plusieurs régimes de sens, telles les couches géologiques de la caverne qu'ils visiteront tous ensemble lors de la dernière nuit du personnage principal. C'est une plongée stratigraphique que nous propose le film d'Apichatpong Weerasethakul, c'est un voyage au centre de la terre, un voyage au début du monde. L'agonie inquiète sans être hystérique de Boonmee, presque tranquille sans pour autant être désaffectée (les affects ne sont pas ici le produit du jeu - minimal - des acteurs, mais la résultante de la forme même du film, de son hybridation du mental et du sensuel au nom de son esthétique allégorique), induit un hypnotique mouvement de traversée des âges qui, du simiesque au géologique en passant par le cosmique, n'est pas sans faire songer à 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick. Si la forêt possède une valeur infernale et dantesque, la grotte serait alors à Oncle Boonmee ce qu'est le salon lumineux et 18ème siècle à la fin du film de Kubrick : un point d'arrivée qui est aussi, selon une ultime rotation qui serait littéralement révolutionnaire, un point de départ (Boonmee compare d'ailleurs l'endroit à un utérus). La racine étymologique du mot grotte ne renvoie-t-elle pas au latin crypta et au grec krupté, autrement dit la voûte souterraine, la crypte, l'église souterraine où l'on cache les morts (en grec ancien, kruptos signifie caché) ? Cette poche grandiose, digne du sublime des toiles du peintre romantique Caspar David Friedrich, est ce motif qui trouve à s'articuler alors autant avec la maladie affectant la santé de Boonmee, qu'avec le cerveau de celui-ci, jungle peuplée des spectres relevant tout à la fois de l'histoire personnelle comme du destin collectif de tout un peuple. Cette cavité rocheuse à forte charge mythologique, qui rappelle un endroit symboliquement semblable dans A Short Film About The Indio Nacional (2005) de Raya Martin, a-t-elle abrité les communistes en fuite que l'armée thaïlandaise dont a fait partie le protagoniste a pourchassés au nom d'une entreprise d'extermination politique aujourd'hui amnistiée (donc oubliée) ? Témoigne-t-elle de ce désir obscur et secret pour Boonmee de dire l'indicible (et la grotte serait alors une bouche terrifiante, une oreille démesurée), de crever l'abcès (ce terme issu du latin abcessus signifiant corruption, et qui, en médecine, désigne une poche de pus dans une cavité formée aux dépens des tissus environnants) plein du liquide verdâtre et purulent des souvenirs personnels et des représentations collectives tous ensemble macérés ? Le fantôme de Huav ouvre la sonde de Boonmee, le liquide libéré s'épanche : celui-ci peut mourir, vidé, en paix (et ce vidage aura été une vidange vécue sur le mode personnel du suicide et sur celui, collectif, de la catharsis). Puissance politique du geste esthétique d'Apichatpong Weerastehakul, qui n'hésite pas à traverser, loin de tout humanisme anthropocentrique, les états cosmiques de l'organique et du géologique, de l'animal et du végétal, pour montrer le perpétuel flux métamorphique (et énergétique, dirait Jean-Luc Nancy) des images qui participent, comme l'auraient dit Karl Marx mais aussi Friedrich Nietzsche, à spiritualiser la nature comme à naturaliser l'esprit. Pour, au final, déboucher sur une subtile appréciation matérialiste de la métempsycose (la transmigration des âmes d'un corps vers un autre) valorisée par la religion bouddhiste dominant largement toute la Thaïlande. Comme le catholicisme pour les cinéastes Carl Theodor Dreyer, Roberto Rossellini, Robert Bresson et Krzysztof Kiesloswki (et comme le christianisme orthodoxe pour Andreï Tarkovski), le bouddhisme (dont la culture imprègne également le travail de la cinéaste japonaise Naomi Kawase) ne réclame jamais de la part du spectateur un assentiment prosélyte. La force même du geste d'Apichatpong Weerasethakul consiste à montrer en quoi le cinéma, en tant qu'il est l'art de faire revenir les fantômes, est une machine à ressusciter les morts, à dérouler les vies antérieures des vivants, et faire de l'onirisme un puissant instrument de transgression de la censure. Mieux, Oncle Boonmee formule une vérité anthropologique qui peut-être n'avait jamais atteint pareille évidence cinématographique auparavant : les légendes merveilleuses et les contes fantastiques véhiculés par les mythologies populaires (imprégnées ou non de religion) appartiennent à un fonds culturel dont le caractère immémorial ne vaut qu'en rapport dialectique avec les refoulements historiques. Ce qui n'aura pas été objectivé par la discipline historique médiatisée par l’État traînera alors souvent dans la matière sauvage d'une culture animiste qui permet au peuple d'entretenir (même sous la forme hallucinatoire et irrationnelle d'un souvenir collectif refoulé) la mémoire des violences et des souffrances politiques accumulées. Les avatars et autres réincarnations promus par le bouddhisme autorisent ainsi l'éternel retour de ce qui, ayant été occulté, peut faire inconsciemment culpabiliser et, revenant, peut revenir de la façon la plus hallucinatoire qui soit. Ce constat d'ordre anthropologique possède peut-être un caractère universel : en tout cas, il ne vaut pas seulement pour la Thaïlande. Deux exemples peuvent en attester. Le comique d'origine algérienne Fellag ne raconte-t-il pas dans son spectacle Le Dernier chameau (2004) comment le mythe du monstre "Bijou" (un avatar du père Fouettard) s'enracinait dans le souvenir traumatisant du maréchal Bugeaud, l'homme qui a incarné  entre 1840 et 1848 l'entreprise sanglante de colonisation de l'Algérie (un tiers de la population indigène du pays périt à cette époque) ? Mais encore, le court métrage Tarrafal du cinéaste portugais Pedro Costa (appartenant au film collectif L’État du monde réalisé en 2007 - et Apichatpong Weerasethakul y a participé en tournant le lumineux court métrage Luminous People) ne met-il pas en scène comment la mémoire populaire des ouvriers colonisés d'origine cap-verdienne met en rapport et transforme pour son usage légendaire le souvenir de la prison du temps de Salazar (Tarrafal sur l'île cap-verdienne de Santiago) et l'épreuve présente de la chasse aux travailleurs sans papiers au Portugal ?

 

 

6/ Oncle Boonmee se termine de façon aussi originale et subtile qu'il avait commencé. Après l'indécidable séquence introductive du buffle, Apichatpong Weerasethakul finit son film sur quelques notes suspensives. Au lieu de s'arrêter sur le décès de Boonmee au petit matin dans une grotte baignée de soleil, le cinéaste montre attentivement la cérémonie bouddhiste, puis continue sur la solitude du jeune moine Tong que ce dernier tente de chasser en retrouvant dans sa chambre d'hôtel Jen (s'y trouve également une jeune femme - c'est la revenante Min Oo, l'actrice de retour de Blissfully Yours). Tout est simple et prosaïque dans cette série de plans, comme apparemment nettoyés de toute possibilité de surgissement événementiel.  On retrouve même, de façon plus mineure, le goût du cinéaste pour les parasitages culturels du quotidien (le moine qui consulte son téléphone portable, et qui rapporte que ses autres collègues moines disposent d'Internet, pendant que les deux femmes sont gênées qu'il soit venu les voir dans leur chambre, tant la position sociale qu'il occupe le pousse à symboliser quelque puissance sacrée). Pourtant, on sent obscurément que quelque chose va avoir lieu, lorsque Tong essaie de s'endormir sous sa moustiquaire, regarde par la fenêtre un dehors inaccessible, puis prend longuement une douche dans la chambre des deux femmes qui de leur côté regardent un poste de télévision hors champ. Si jusqu'ici c'est la force esthétique de rétention des images (granuleuses, voilées, dé-pliées, tramées, touffues, tamisées, en strates) conçues par le cinéaste qui a été mise en avant afin d'établir l'indécidable texte de son allégorie ouverte, la dernière bobine insiste davantage sur la force de "protention" (Bernard Stiegler) des images en tant que leur flux suscite une attente, qui est toujours une tension nécessaire pour tenir et retenir (sans pour autant le ligoter) le spectateur. Puissance protentionnelle des images qui débouche sur l'imprévisible, l'impensable, l'impossible : les trois personnages regardent ensemble le poste de télévision et, au moment où Tong propose à Jen d'aller manger un morceau dehors, ces deux personnages se dédoublent subitement. On n'avait pas vu pareille fulgurance dans l'exposition de l'idée de doublure depuis la fin de Le Principe de l'incertitude (2002) du portugais Manoel de Oliveira. Dans le champ, nous avons bien les trois personnages. Mais, en contrechamp, Tong et Jen observent, un peu surpris (surtout le jeune moine), leurs doubles continuer à tranquillement regarder la télévision, mais décideront pourtant de partir manger dehors. Dans un petit restaurant saturé de couleurs clignotantes pop et kitsch (jaune, rose, orangé, bleu) qui rappelle autant le temple bouddhiste accueillant la cérémonie des adieux en l'honneur de Boonmee que la paroi constellée de pierres lumineuses dans la grotte originelle, la musique rock en fond sonore finit par traverser l'espace et recouvrir la chambre d'hôtel où demeurent, imperturbables, Tong, Jen et la jeune femme échappée de Blissfully Yours. Cut. Puis, c'est le noir générique de fin, se prolongeant au-delà de la chanson pop-rock, et donnant à entendre d'un même tenant murmures de la jungle et bruits parasites appartenant à la fabrication sonore du film. Entre la réalité matérielle objective de Oncle Boonmee et son fantastique dédoublement fictionnel, il y a un ultime écart, un dernier pas de côté, qui peut s'accorder avec le boitement de Jen, qui peut aussi s'inscrire dans une économie générale du chiasme et de la conjonction-disjonction, et qui peut enfin induire que la fiction cinématographique d'Apichatpong Weerasethakul n'ignore pas qu'elle s'ouvre (même fantasmatiquement) à d'extraordinaires devenirs. La fourche finale, cet embranchement rejouant sur le mode mineur les grandes césures des trois longs métrages précédents, n'appelle-t-elle pas pour le film un devenir archive ou légende, pour dans dix, cent ou mille ans, quand le peuple de Thaïlande, ayant alors définitivement décidé de son émancipation politique, regardera en arrière, et contemplera, ému, les contes et mythes qu'il inventait à l'époque passée de son oppression - notre présent ?

 

Dimanche 5 septembre 2010


Écrire commentaire

Commentaires: 0