Retour vers le futur (Ridley Scott, II)

De quoi "Blade Runner" (1982) est-il le témoin ?

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 « La caricature de Ridley Scott a sans doute cristallisé les inquiétudes ethnocentriques face à un multiculturalisme sans frein, mais elle échoue à s'attaquer au vrai Los Angeles (...), au moment où la ville se dégrade, matériellement et socialement, avant d'entrer dans le XXIe siècle »

(Mike Davis, Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l'imagination du désastre,

éd. Allia, 2006 [1998 pour l'édition originale], version électronique, p. 2-3)

Croire le témoin sur parole

 

 

 

« J'ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion. J'ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l'ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l'oubli, comme les larmes dans la pluie... Il est temps de mourir » : ce sont les dernières paroles de Roy Batty, réplicant dernière génération (dite Nexus-6), et il sait sa fin imminente. En décidant d'épargner la vie du blade runner missionné pour le tuer ainsi que trois de ses acolytes revenus illégalement sur Terre, Roy Batty assigne ce dernier au statut particulier de témoin, appelé à rapporter ce que l'autre a vu, dont il témoigne et que lui ne verra jamais.

 

 

 

Témoigner, c'est toujours témoigner d'une possibilité elle-même doublée d'une impossibilité. Ce que l'autre a vu, le témoin à qui ce dernier se sera confié ne le verra jamais et s'il peut témoigner de ce que l'autre lui a raconté, il ne peut témoigner de ce qu'il n'aura pas vu lui-même. La possibilité du témoignage a pour fond une impossibilité. Le témoin témoigne dans une solitude radicale : qui, alors, témoigne pour le témoin comme Paul Celan l'a écrit dans Aschenglorie ? Aporie du témoignage dont l'énigme traverse les philosophies de Giorgio Agamben et Jacques Derrida afin de penser l'impensable et « tout ce qui n’est possible, s’il y en a, que comme l’impossible : l’amour, l’amitié, le don, l’autre, le témoignage, l’hospitalité, etc » (Apories, éd. Galilée, 1996, p. 137).

 

 

 

Des visions qui enflamment la rétine : elles nous sont promises dès son ouverture par un film qui se garde bien d'assigner un propriétaire à cet organe oculaire incendié par un sublime wagnérien. Cet œil est-il celui de l'androïde Roy Batty ou bien par extension prolonge-t-il celui du spectateur lui-même, réplicant qui alors s'ignorerait comme tel ? Il faut donc croire sur parole que ces visions témoignent pour leur témoin et s'en faire, pourquoi pas, le gardien fidèle. Parce que ces visions relèvent davantage du témoignage indirect que de la perception directe elles permettraient de distinguer les fins respectives de Blade Runner (1982) et de son auguste prédécesseur, 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick d'après le roman d'Arthur C. Clarke. Il est vrai que 2001 propose au spectateur, embarqué aux côtés du personnage de l'astronaute Dave Bowman projeté dans l'infini et au-delà, d'expérimenter des visions seulement rapportées dans le film de Ridley Scott. Mais les visions rapportées plutôt qu'expérimentées n'en sont pas moins intrigantes parce qu'elles en repassent par les antiques puissances du hors-champ et sa réserve en imaginaire. Elles participeraient du coup à ce qui intriguerait encore un peu dans le troisième long-métrage du réalisateur britannique autrement raidi par une torpeur monumentale et une propension à l'hypertrophie.

 

 

 

Tourné après le viscéralement passionnant Alien (1979), la première réalisation entièrement hollywoodienne de Ridley Scott a également inauguré la très inégale série des adaptations cinématographiques de romans de Philip K. Dick, marquée entre autres par Total Recall (1990) de Paul Verhoeven, Minority Report (2002) de Steven Spielberg et A Scanner Darkly (2006) de Richard Linklater. Dans le roman original dont Blade Runner propose une adaptation libre pour les uns ou simplifiée pour les autres, il n'est par exemple pas question de « réplicant » mais, tout simplement, d'androïde. L'invention terminologique du scénariste David Webb Peoples inspiré par sa fille étudiant alors la biochimie et la microbiologie vient parachever le fait que Ridley Scott s'est souverainement épargné la lecture de Do Androids Dream of Electric Sheep ? écrit en 1966 et publié en 1968. Mais le réalisateur a cependant dédié son film (dont le titre lui a été inspiré par William S. Burroughs) à l'écrivain décédé l'année de réalisation d'un film consacré comme un summum du cinéma de science-fiction. La consécration consensuelle qui en prolonge la monumentalité, restituée dans le director's cut de 1992 et restaurée dans le final cut de 2007, sans voix-off ni happy end, ne résiste cependant pas à l'analyse des contenus idéologiques d'une dystopie dont les éléments critiques fondent sous le néon d'une fascination publicitaire.

 

 

 

 

Réplication du noir et de l'anticipation

(sans soleil)

 

 

 

 

1982 est quand même l'année de The Thing de John Carpenter (la meilleure adaptation cachée de l'œuvre de Howard Phillips Lovecraft) et Videodrome de David Cronenberg (la meilleure adaptation cachée de l'œuvre de Philip K. Dick). On reste évidemment admiratif des effets visuels supervisés par l'expert Douglas Trumbull qui s'était déjà brillamment occupé de ceux de 2001 : A Space Odyssey puis de Close Encounters of the Third Kind (1977) de Steven Spielberg et qui réalisera encore ceux de The Tree of Life (2011) de Terrence Malick. Mais l'évidence ne doit pas céder à l'auto-aveuglement quand la cité verticale et hyper-massifiée perd dans la foulée son pouvoir urbanistique de réification des contradictions sociales de son temps en étant ainsi déliée de la question de la spatialisation des rapports de classes que pose Metropolis (1927) de Fritz Lang, référence matricielle plus qu'avouée pourtant.

 

 

 

Le fantasme moderniste est daté, Mike Davis le remarque dans Au-delà de Blade Runner en insistant sur le fait que Ridley Scott voit moins la mégalopole réelle, avec sa politique sécuritaire destructrice de toute mixité sociale, son cloisonnement par quartiers, sa bunkérisation des riches et sa guerre sociale (et même raciale) de basse intensité, que sa représentation exagérée fixée par H. G. Wells avec The Future in America (1906). La verticalité est ornementale en se mettant ainsi au service strict des pouvoirs d'attraction et de séduction d'un film dont la contemporanéité consiste à s'accorder avec un régime économique où la fantasmagorie marchande s'expose à la fois en ses formes diffuses et concentrées, comme culture planétaire et saturée. C'est déjà le « spectaculaire intégré » décrit par Guy Debord pour marquer la fin de l'époque de la séparation en deux blocs idéologiques et l'intégration culturelle de l'ancien bloc soviétique dans le capitalisme dont les effets désintégrateurs se mesurent toujours plus chaque jour. La monumentalité devient vitrine spectaculaire, dans les grandes largeurs et sur les façades d'impressionnants buildings, constellée d'encarts publicitaires (pour Coca-Cola, Pan Am, Atari ou encore TDK) caractéristiques d'une stratégie du placement de produits particulièrement poussée, mais pas non plus inattendue de la part d'un technicien formé à l'école publicitaire. Cette stratégie commerciale accompagne le pilotage postmoderne d'un film qui célèbre le passage du capitalisme industriel à son stade spectaculaire (certains diraient post-industriel, d'autres hyper-industriel), tout en s'épargnant le devoir d'en faire aussi la critique.

 

 

 

Dès lors, Blade Runner se donne à lui-même comme l'immense réclame publicitaire d'un réalisateur répliquant ce qu'il a vu ailleurs au service d'une représentation clivée, obsolète du côté de ses arrière-pensées littéraires (Wells plutôt que Dick), aveugle quant au réel du vrai L.A., homogène néanmoins concernant le tournant culturel et spectaculaire du capitalisme. Un monde moins international que transnational (le langage qu'on y parle est, entre deux idiomes reconnaissables et un volapük inventé, celui de la marchandise globale), policier sûrement, totalitaire probablement, avec ses anciens maîtres (le concepteur des androïdes, Eldon Tyrell, est non seulement amateur d'échecs mais aussi un industriel doublé d'un boursicoteur avisé) et ses nouveaux esclaves (les fameux réplicants produits en série et envoyés dans l'espace, Off World traduit par Extérieur, travaillent à y coloniser de nouveaux territoires). Dans ce monde l'anticipation de ce qui vient instruit la simulation de ce qui a déjà eu lieu afin de mettre à l'écart la réalité. La réplication de l'anticipation est celle aussi du film noir et Metropolis peut également accueillir les réminiscences de The Big Sleep (1944) de Howard Hawks et Shanghai Gesture (1941) de Josef von Sternberg. Blade Runner est à cet égard un monument de néo-noir dont la vague postmoderne a déferlé durant les rutilantes années 1980, décennie du recyclage.

 

 

 

Le monde est futuriste mais il est aussi celui où un acteur bankable (même si les trombes d'eau du studio lui font tirer un peu la gueule, Harrison Ford vient quand même d'enchaîner pour George Lucas et Steven Spielberg Star Wars et Les Aventuriers de l'arche perdue) est invité à jouer le très classique rappel à l'ordre du désir masculin forçant naturellement l'acquiescement du désir féminin, tandis que les sirènes électroniques de Vangelis s'autorisent un bon vieux solo de saxophone dont le kitsch le rend digne d'une vieille bande érotique. Les fumigènes et les faisceaux des projecteurs, les surfaces plastifiées et les pluies diluviennes et acides, les écrans d'ordinateur et les néons fluorescents se combinent pour balayer l'écran des séductions vidéo du moment en imposant, avec une ambiance fortement immersive, l'effacement d'un récit lisible, l'étiolement d'une mise en scène inventive et l'évanouissement de personnages consistants. Un monde sans soleil en somme, du coup mieux habité par les vampires dandys et décadents imaginés pas le frère cadet de Ridley Scott, Tony Scott, à l'occasion de son premier long-métrage tendance New Wave néogothique, The Hunger – Les Prédateurs (1983). Un monde au fond si lourd malgré ses envolées électroniques (quand un réplicant meurt, le pigeon qu'il tenait dans la main s'envole ; quand un autre rêve, c'est d'une licorne de légende) et si vieux quand ses prétentions hyper-modernistes ou postmodernes affichent ostentatoirement le contraire (le programmateur J. F. Sebastian est symptomatiquement affecté du syndrome dit de Mathusalem, équivalent de la Progéria provoquant l'accélération du vieillissement des cellules). Un monde angoissé enfin par la montée de Japon comme phare du capitalisme comme culture planétaire et hypertrophiée, au risque du raidissement ethnocentrique. Le monde est sans soleil aussi quand le soleil nippon lui fait de l'ombre (ce que raconte aussi Black Rain de Ridley Scott en 1989).

 

 

 

 

Futurisme rétrograde

 

 

 

 

Blade Runner est le film du triomphe du simulacre en tant qu'il se comprend comme pure réplication. L'anticipation de ce qui arrive s'y réalise mais sous la forme d'une simulation effaçant ce qui est déjà là. Moyennant quoi, le film de Ridley Scott, aidé par le designer et futurologue Syd Mead, est trop postmoderne pour être maniériste. Ainsi, face à l'antonionienne séquence très blow up d'une photographie composée comme un tableau d'Edward Hopper, on a l'envie pressante de revoir The Conversation de Francis Ford Coppola, Profondo Rosso - Les Frissons de l'angoisse (1975) de Dario Argento et Blow out (1981) de Brian de Palma qui, eux, vont vraiment le jeu et ne se contentent pas de faire semblant. Comme Blade Runner est trop velléitaire dès qu'il s'agit de faire lever un trouble provoquant le vacillement des apparences, y compris érotiquement (à la seule exception de Pris incarnée par Daryl Hannah dont la surchauffe mortelle produit le seul et unique frisson du film). Avec Rachael, Deckard appartiendrait donc à une nouvelle génération de réplicants suffisamment bien programmés pour croire qu'ils sont de parfaits humains immunisés contre le soupçon de leur propre inauthenticité. Mais, en réalité, tous les personages sont toujours déjà des réplicants, ils sont tous des simulacres de fantômes cinéphiles qui flottent dans le muséum monumental du film.

 

 

 

Avec Blade Runner le futurisme arrive à être non seulement anachronique mais aussi rétrograde, sénescent et infantile à la fois.

 

 

 

« Zizek a bien relevé, outre la citation du célèbre ''je pense donc je suis'' dans la bouche de Pris (Daryl Hannah), l'assonance entre le nom de Deckard et celui de Descartes. Je suis un film donc je suis : telle pourrait être la formule pseudocartésienne des androïdes réplicants que Blade Runner fait de nous tous. Et c'est pourquoi, lorsque l'un d'eux meurt, comme Roy qui expire d'un arrêt sur image à peine perceptible sous la pluie battante, c'est toujours la fin d'un film et la fin d'un monde » explique Peter Szendy dans L'Apocalypse cinéma. 2012 et autres fins du monde (éd. Capricci, 2012, p. 101). Le réplicant pétrifié dans la gélatine filmique s'identifierait donc au film mais au point où, précisément, ce qui disparaît avec lui, c'est la possibilité même du hors-champ et sa réserve en imaginaire – autrement dit de l'autre en ce qu'il serait le témoin solitaire d'une expérience radicale. En dépit du jeu hystérique de Rutger Hauer (on lui préfère Daryl Hannah, trop furtive icône érotique dont la gymnastique s'embrase dans une surcharge électrique saisissante), on voudrait bien croire sur parole son personnage de Roy Batty (l'acteur aurait d'ailleurs improvisé la fin de son monologue devenu fameux). On voudrait bien assumer le mandat s'il s'agissait avec lui de retenir le triomphe du simulacre mimétique et post-humain. Mais Deckard, lui, croit-il son double et croit-il avec lui à la nécessité symbolique du mandat ? Voudra-t-il tenir fermement le mandat imposé par l'androïde comme deux coureurs se passent le témoin, le mandat consistant précisément dans la figure du témoin qui peut témoigner de et pour l'autre et qui, de fait, porte aussi témoignage de l'impossibilité même de témoigner, de l'aporie du témoignage ? On en doute sérieusement. Deckard semble visiblement avoir mieux à faire qu'à se tenir sur le seuil de la possibilité et de l'impossibilité, filant à la fin si convenue de Blade Runner dans la nuit fumigène et diluvienne, avec à ses côtés la poupée maquillée dont il a arraché très archaïquement le consentement.

 

 

 

Comme le mec viril que fut Humphrey Bogart face à Lauren Bacall et que, post-humain ou pas, Deckard ne peut pas ne pas être en vertu d'un programme bien encodé. Et si bien qu'il aura même été activé dans l'esprit des auteurs de la présente réplication cinématographique, forme culturelle adéquate au nouvel esprit, aussi diffus que concentré, du capitalisme néolibéral des années Thatcher et Reagan : spectaculaire intégré et spectaculairement réactionnaire. Effectivement, les yeux s'enflamment face à des fumigènes comme des bombes lacrymogènes.

 

 

 

« Blade Runner n'est pas tant le futur d'une ville que le fantôme des rêveries du passé » (Mike Davis, Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l'imagination du désastre, Ibidem, p. 3).

 

 

 

 

Le 22 octobre 2015

Pour lire le texte dédié à Alien, cliquer ici.


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