New York-Mossoul, Ninive-Wall Street, images dialectiques

A propos de deux photos et, dans l'intervalle, de quelques films     d'Édouard Beau

Il s'agirait, dans une nuit profonde d'où, tout au fond cependant, la lueur du nouveau jour promettrait de poindre, de ruines antiques – et l'on ne sait si elles sont de ce temps qui dure longtemps ou d'un autre qui durerait tout autant ou encore des deux à l'antiquité respective mutuellement se chevauchant.

 

 

Angelus novus

 

 

Du 6 avril au 1er août 2016, le Centre Beaubourg propose une exposition d'importance consacrée au peintre allemand Paul Klee (1879-1940), quarante-sept ans après une dernière rétrospective alors organisée par le musée national d'art moderne. Intitulée « Paul Klee. L'ironie à l'œuvre », l'exposition présente aujourd'hui environ 250 pièces connues ou moins connues – majoritairement des peintures à l'huile et des aquarelles, mais aussi des dessins, quelques sculptures et même des marionnettes créées pour le fils de l'artiste – en expressions diverses du funambulisme (esthétique et politique) caractéristique d'un esprit ironiste au fil d'équilibre des développements d'une œuvre capitale frottée aux grandes tendances artistiques de son temps (de l'abstraction de Vassily Kandinsky au cubisme de Pablo Picasso en passant par le constructivisme de Walter Gropius et du Bauhaus). Jusqu'aux ultimes travaux en guise d'avertisseurs d'incendie face à la montée catastrophique de l'hitlérisme : on voudrait d'ailleurs saluer ici le beau choix fait par la commissaire Angela Lampe d'avoir privilégié en guise de clôture à l'exposition la toile justement intitulée Angelus militans (1940).

 

 

Cela alors qu'un vaste mouvement social s'organise depuis plusieurs semaines pour renvoyer aux poubelles de l'histoire le navrant projet de « loi travail » consistant de fait en la casse des protections salariales assurées par le Code du travail. Cela alors que le Centre Beaubourg propose dans le même temps, précisément du 22 avril au 8 mai, que la 11ème édition de « Hors pistes », intitulée « L'art de la révolte », soit consacrée à l'invention des formes artistiques engagées dans l'expression des foyers de la contestation, d'hier et d'aujourd'hui. Parmi les pièces présentées dans l'exposition, et cela seulement pendant les deux premiers mois de la rétrospective en raison de son extrême fragilité, le spectateur aura également la chance de voir enfin – de ses propres yeux et sans l'intermédiation d'aucune reproduction, dans l'expérience benjaminienne de l'aura comme apparition unique d'un lointain aussi proche se manifeste-t-il – l'aquarelle légendaire Angelus Novus peinte par Paul Klee en 1920. Découverte par Walter Benjamin à Berlin l'année suivante, ce dernier en fera l'acquisition à l'occasion d'un passage à Munich afin de rendre visite à son ami Gershom Scholem.

 

 

La figure de l'ange semblerait bien avoir autant habité le travail du peintre (on répertorie une cinquantaine d'images à caractère angéliques) que celui de l'écrivain (de l'annonce en 1921 d'une revue intitulée « Angelus Novus » en appui explicite à la légende talmudique de l'ange nouveau à l'étrange essai autobiographique et cryptique intitulé « Agesilaus Santander » en 1933). Mais la figure particulière de l'Angelus Novus aura à ce point hanté Walter Benjamin que son inspiration aura soutenu le souffle de l'écriture de la fameuse neuvième thèse appartenant à son ultime front de réflexion engagé à Paris peu de temps avant son suicide, via un passage par le camp de Vernuche près de Nevers en juin 1940 (Paul Klee décède à ce moment-là), sur la frontière espagnole (précisément à Portbou, en septembre de la même année). Il s'agit du non moins fameux texte posthume intitulé « Sur le concept d'histoire » (1940) dont, à raison, Michaël Löwy considère que la constellation de ses 19 thèses et variantes constituent l'un des textes majeurs du 20ème siècle.

 

 

Les deux œuvres, Angelus Novus de Paul Klee et « Sur le concept d'histoire », auront été sauvées de la destruction de la modernité s'étant historiquement niée elle-même dans la guerre totale et les camps d'extermination : la première récupérée par Gershom Scholem, émigré à Jérusalem depuis 1923, pour être ensuite offerte au musée de cette même ville en 1987 et la seconde passée des mains de Hannah Arendt à celles de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer pour une première publication étasunienne en 1942. Depuis, ces œuvres complices ne cessent de nous faire signe en se rappelant toujours à nous : Angelus Novus du côté d'un angélisme indiquant dans la perspective de la tradition juive les ambivalences du moi profond et non dévoilé, au nom restant secret ; « Sur le concept d'histoire » du côté d'un reste sécularisé de croyance messianique encore susceptible de rouvrir l'avenir en interrompant l'enchaînement historique des catastrophes imposé par la modernité capitaliste et pourtant qualifié par le consensus de progrès.

 

 

Il faut être contemporain

 

 

Parmi les nombreuses traduction disponibles de la neuvième thèse benjaminienne, on trouvera celle-ci, alors proposée par Maurice de Gandillac avec l'édition de Denoël en 1971 : « Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ». Depuis un siècle, les ruines n'auront fait que s'entasser plus hautes encore, la tempête n'ayant effectivement jamais cessé de souffler en emportant toujours plus loin du paradis le pauvre ange de l'histoire, les ailes gonflées par le souffle tempétueux du progrès qui, depuis vingt ans en particulier, s'est abattu avec une violence extrême sur le « Proche-Orient éclaté » (Georges Corm).

 

 

Que faire, alors ?

 

 

Que faire face à une tempête qualifiée de progrès par les partisans du « choc des civilisations » qui sont les chiens de garde de l'impérialisme occidental en général et étasunien en particulier ?

 

 

Que faire quand l'empire tantôt s'installe, aide et protège les gouvernements autoritaires (en Libye, en Irak, en Syrie), tantôt les défait afin d'assujettir des sociétés civiles à des logiques capitalistiques et mafieuses de prédation et de « zonage » (Alain Badiou) ?

 

 

Que faire quand de brutales dévastations humaines, sociales et culturelles sont provoquées, parce que motivées par la reconfiguration géostratégique en cours de toute une région au source de nos civilisations, soumise aux calculs tirés par les puissances dominantes de l'exploitation des ressources gazières et pétrolifères disponibles ?

 

 

Que faire face aux procès de « dissociété » (Jacques Généreux) qui impliquent des processus de « décivilisation » (Norbert Elias) sur le sol desquels prospèrent des misères symboliques et des pulsions réactives, ainsi que des entreprises fascistes soucieuses d'en capitaliser les explosives conséquences à l'instar d'Al-Qaïda et Daesh ?

 

 

Que faire, pris que nous sommes en effet devant la « double impasse » (Sophie Bessis) des fondamentalismes rivaux et mimétiques, religieux et marchand ?

 

 

Ce dont nous avons réellement besoin, c'est d'être radicalement contemporain en comprenant que ce qui arrive en bouchant l'horizon de l'émancipation vient de loin en amont, en même temps que c'est de loin qu'irradie une lumière fossile pouvant transfigurer la nuit de notre présent, ouvert sur l'aval du possible. Faire sortir, comme l'aurait dit William Shakespeare, le temps hors de ses gonds afin de disloquer le temps homogène, mécanique et vide propre au faux progrès authentiquement destructeur, c'est ce à quoi invite Giorgio Agamben, dans l'inspiration explicite des thèses du texte « Sur le concept d'histoire » de Walter Benjamin, lorsqu'il pose effectivement le contemporain comme étant « celui qui, en percevant l'obscurité du présent, en cerne l'inaccessible lumière ; il est aussi celui qui, par la division et l'interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d’autres temps, de lire l'histoire d’une manière inédite, de la "citer" en fonction d'une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire, mais provient d'une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre » (in Qu’est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008, pp. 39-40).

 

 

Il nous faut être contemporain, telle est l'exigence de notre temps, résolument – autrement dit radicalement. Il nous faut déployer des processus de subjectivation afin de constituer les nouveaux sujets ou agencements politiques en rupture avec les grandes machines de l'inégalité (l'État, le marché), productrices des néofascismes. Il nous faut donc tout aussi nécessairement des artistes contemporains, témoignant avec imagination et dans l'invention des formes la sensibilité critique nécessaire à documenter notre temps et répondre esthétiquement – c'est-à-dire aussi politiquement – aux tâches urgentes qu'il impose. Édouard Beau est de ces artistes-là : né en 1982 à Nevers (vers où donc est passé Walter Benjamin durant ses derniers mois en 1940, où se joue d'ailleurs aussi une partie décisive – immense film contemporain – de Hiroshima mon amour d'Alain Resnais en 1959 d'après un texte original de Marguerite Duras), à la fois jeune photographe et documentariste, il est aussi vidéaste, créateur sonore et plasticien, œuvrant dans le souci de témoigner des ondes courtes et longues d'une « tradition des opprimés » en ce qu'elle enseigne que « l´''état d'exception'' dans lequel nous vivons est la règle » (Walter Benjamin, thèse 8 de « Sur le concept d'histoire »).

 

 

Une tradition des opprimés dont l'actuelle « crise migratoire » serait dès lors l'un des derniers symptômes – eu égard au fait que l'état d'exception demeure toujours la règle. Depuis ses premiers travaux sur le camp de Sangatte puis les migrants sans-papiers de la Guillotière au début des années 2000 jusqu'aux allers-retours fréquemment répétés, notamment au Liban, en Irak et dans la Kurdistan irakien – en particulier à Mossoul où, en 2007, il réchappe de peu à l'explosion d'une bombe.

 

 

Angelus militans

 

 

A l'occasion de « Hors pistes », une double programmation conçue par Édouard Beau et par lui intitulée « Archéologies et mémoires d'empires » aura été proposée au regard du spectateur : composé de deux courts-métrages en forme dite de « ciné-tract », May We Forgive (2011) et Ode à Mossoul (2012), ce double programme manifeste effectivement un sens aigu du contemporain en ce que, plus décisivement que toute inscription sociale dans le champ de l'art contemporain, la césure structurale entre l'actuel et l'inactuel oblige à faire de la « discordance des temps » (Daniel Bensaïd) la conjonction privilégiée d'enjeux esthétiques et politiques se soutenant des questions d'images dialectiques et de montage critique (montage en tant que ses opérations sont toujours de démontage et de remontage – de « remontage du temps subi » comme le dirait Georges Didi-Huberman).

 

 

Le premier panneau du présent diptyque fait entendre deux régimes de voix distincts, les voix-in des militants alors investis dans le mouvement citoyen de « Occupy Wall Street » et la voix-off d'un soldat étasunien démobilisé et victime d'état de stress post-traumatique, quelques archives visuelles et sonores de la guerre étasunienne en Irak s'intercalant entre les prises de vue spontanément effectuées par Édouard Beau lui-même alors qu'il se trouvait à New York. Le second versant du diptyque témoigne de son côté, aux portes nocturnes de l'irakienne Mossoul (la deuxième ville la plus importante du pays), de quelques fantômes sonores revenus de la vieille Ninive mésopotamienne filmée par le réalisateur alors que pointerait le doigt auroral du dieu soleil Shamash, l'actrice Garance Clavel lisant off des fragments des hymnes assyriens traduits des inscriptions cunéiformes trouvées sur les sites archéologiques, outre celui de Ninive, de Nimroud et Khorsabad, et vieilles de 2000 à 3000 ans.

 

 

Dans l'intervalle entre ces deux films, s'imposent des visions seulement autorisées par leur accolage – leur montage-démontage-remontage. Ces visions électrisent l'esprit du spectateur comme des courts-circuits synaptiques. Il s'agirait là d'authentiques « images dialectiques » telles que les aura conceptualisées Walter Benjamin en précisant déjà : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d'autres termes : l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l'Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n'est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. Seules des images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c'est-à-dire non archaïques » (in Paris, capitale du XIXème siècle. Le Livre des Passages, éd. Cerf, 2006, p. 479).

 

 

Dans la rencontre non point donc du présent avec le passé mais de l'Autrefois avec le Maintenant, l'image dialectique, authentiquement historique, se comprend alors tout autant comme dialectique à l'arrêt : Wall Street, s'il est l'un des noms du pouvoir d'aujourd'hui, s'expose en ses ruines virtuellement déjà là, en une puissance spectrale bonne pour demain ; Ninive, s'il fut l'un des noms du pouvoir d'hier (et même d'avant-hier), s'expose comme puissance qui persiste, comme persévérance et survivance de l'inactuel en ce qu'il dit l'aveuglante vérité de l'actualité en son obscurité. Autant le montage comme opérations de démontage et de remontage instruit un procès en division (entre les voix étasuniennes, discordantes forcément, entre la joie des citoyens engagés et la tristesse des soldats démobilisés) qu'il conjoint ce qui paraissait hétérogène ou bien semblait disjoint (par exemple sous les auspices inattendues de la science-fiction, l'adresse incroyable au futur faite par la parole assyrienne et impériale faisant écho à ce citoyen refusant de continuer à se nourrir avec dixit une mal-bouffe digne de la pire « science-fiction »).

 

 

Entre l'empire assyrien et l'empire étasunien, c'est alors comme un champ magnétique déployé par les deux pôles du diptyque cinématographique, ses effets de polarisation induisant de voir et faire passer le pouvoir dans la puissance (comme impuissance), la puissance dans le pouvoir (comme impouvoir). On pourrait encore évoquer, en regard de la constellation cinématographiquement obtenue, les ambivalences de la figure du soldat atteint de stress post-traumatique (qui appartiennent aussi à d'autres figures semblables, montrées dans Of Men and War de Laurent Bécue-Renard et American Sniper de Clint Eastwood en 2014), figure d'auto-apitoiement empathique qui cependant risque de faire écran à la douleur des autres dont il porte autant la responsabilité que la culpabilité. On pourrait enfin convoquer le fantôme insolite de Samuel Fuller, précurseur intempestif d'Édouard Beau dans le nouage des rapports entre le journalisme, la guerre et le cinéma qui semble s'être invité dès le plan d'ouverture de May We Forgive indiquant Park Row, cette rue fameuse de Manhattan où tous les grands journaux new-yorkais étaient regroupés à la fin du 19ème siècle et où le cinéaste hollywoodien fit en effet ses classes avant de partir à la guerre et d'en revenir avec le souci des images, en rendant notamment hommage à ses maîtres à l'occasion de l'un de ses plus beaux films, intitulé justement Park Row (1952).

 

 

Certes, la taupe du désœuvrement creuse au risque de l'effondrement de nombreuses galeries : des formes limitées de l'engagement citoyen de « Occupy Wall Street » privé d'un programme politique fort à l'aveu des contradictions vécues dans la chair de soldats lésés par les promesses matérielles et symboliques ou économiques et idéologiques échangées contre l'incorporation lourde dans les machines de guerre du patriotisme en acte, en passant par les sites archéologiques assyriens détruits depuis par Daesh. Mais, dialectisé, le désœuvrement se comprend tout autant comme résilience (le pardon demandé sait ne rien devoir effacer et faire oublier), comme puissance (en relève d'un pouvoir rendu inopérant) et comme promesse (celle d'un ange messianique avec lequel on n'aurait donc pas fini autant qu'il n'en aurait pas fini avec nous, venu de loin – du passé ou du futur, c'est selon ou indistinct). Son aile aura peut-être caressé la tête de celui qui dès lors ne l'aurait pas perdu avec l'explosion d'une bombe bricolée à Mossoul en 2007 – l'aile de l'angelus militans de Paul Klee.

 

 

Il s'agirait, au cœur des ténèbres d'encre du Maintenant, d'apercevoir avec la lueur aurorale de l'Autrefois la promesse royale faite par l'avenir de relever le passé de notre actuelle antiquité – et l'on voit bien alors que si son temps s'éternise, à la fois réellement ruineux et virtuellement ruiné, un autre temps l'aura depuis longtemps raconté, anticipé et préfiguré – cette affaire-là est donc en puissance déjà close, classée dépassée, oubliée. Que l'avenir alors vienne vite !

 

29 avril 2016


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