Capitalisme et sadisme

A propos de "American Psycho" (1991) de Bret Easton Ellis

« Qui possède veut plus encore. La richesse finit par n’avoir plus d’autre objet qu’elle-même (…), elle devient sa propre fin, elle se pose comme besoin universel, insatiable, illimité, que rien ne pourra jamais assouvir. A la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise (...) Koros [le dédain orgueilleux], hubris [l'ambition démesurée, la folie des grandeurs], pleonexia [le désir d'avoir plus que les autres] sont les formes de déraison que revêt, à l’âge de Fer, la morgue aristocratique, cet esprit d’eris [concurrence et discorde] qui, au lieu d’une noble émulation, ne peut plus enfanter qu’injustice, oppression, dusnomia [le désordre social] »

(Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque,

éd. PUF, 1962 / réédition 2004, p. 81)

 

 

On l'a peut-être oublié, mais American Psycho, le troisième roman de l'écrivain étasunien Bret Easton Ellis publié il y a quasiment vingt ans maintenant, avait créé un scandale suffisamment conséquent pour entraîner la présence d'un garde du corps auprès d'un écrivain alors menacé à plusieurs reprises de mort. Il n'y avait donc pas à cette époque que des islamistes forcenés qui menaçaient de s'en prendre physiquement à des écrivains (en l'occurrence, Salman Rushdie lorsqu'il fit publier en 1988 Les Versets sataniques). La critique du Coran semblerait-elle tout aussi insupportable à certains que, pour d'autres, la présentation du trader comme type subjectif pathologique, narcissique et sadique promu par le capitalisme ?

 

 

Le roman de celui qui fut alors taxé de machiste, de pervers et de provocateur fut un best-seller qui depuis s'est vendu à plusieurs millions d'exemplaires dans le monde entier. La plupart des commentaires cantonne pourtant American Psycho, pour s'en réjouir ou pour s'en plaindre, au récit à la première personne du singulier d'un homme nommé Patrick Bateman qui posséderait la double identité schizoïde de yuppie triomphant de l'ère Reagan et de tueur en série sévissant à New York. Il est vrai qu'initialement, c'est une commande de la maison d'édition Simon & Schuster proposée à l'auteur de Moins que zéro (1985) et Les Lois de l'attraction (1987) afin d'écrire un roman consacré à un serial killer, figure psychopathologique qui allait connaître une surexposition médiatique sans précédent durant les années 80. Une avance de 300.000 dollars avait alors été faite à Ellis pour écrire une histoire axée sur ce type symptomatique de meurtrier finalement conforme au cynisme massif, régressif et pulsionnel de la modernité capitaliste. Mais le drôle d'objet littéraire que leur remit l'écrivain, entremêlant d'un même tonneau descriptions monotones du mode de vie consumériste des Young Urban Professionnals (les fameux yuppies) travaillant à Wall Street, scènes sexuelles décrites avec une précision clinique anti-érotique, et meurtres commis avec un sens de la barbarie toujours plus croissant et insoutenable, les découragea de poursuivre une aventure éditoriale qui finalement fut achevée par la maison d'édition Vintage. Le roman publié en 1991 (en 1992 en France par Robert Laffont – et par les éditions 10/18 aujourd'hui) est l'un des plus importants de la littérature étasunienne contemporaine.

 

 

A la fois drôle et terrifiant, American Psycho est pourtant porté par une écriture dont la subtilité consiste justement à ne jamais employer l'humour comme force de neutralisation de l'horreur réelle que le livre expose, mais bien comme un moyen heuristique. Autrement dit, et comme l'aurait dit Spinoza, il ne s'agit pas de pleurer, se plaindre ou désespérer, mais bien ici de comprendre. Pour filer la métaphore de Siegfried Kracauer développée dans sa Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (1960 ; éd. Flammarion, 2010), l'humour équivaudrait au bouclier d'Athéna nécessaire pour affronter le regard pétrifiant de la Gorgone sans mourir paralysé d'effroi, et ainsi trancher la tête de l'épouvantable méduse. Comme le dit Norman Mailer sur la quatrième de couverture du livre, Bret Easton Ellis n'a pas craint de regarder et décrire l'horreur en face. Il ne faudra donc pas craindre d'en faire la lecture. Et comprendre quelle sorte d'individus est parmi d'autres  responsable des catastrophes financières de ces dernières années, compromettant les équilibres économiques et sociaux de pays tout entiers, tels la Grèce, le Portugal, l'Italie, l'Espagne... En attendant la France ?

1) Sociologie des yuppies et des « working-rich »


S'il ne faut pas hésiter à dire du roman de Bret Easton Ellis qu'il est pornographique, il faudra alors bien préciser que son esthétique pornographique possède une triple valeur qui l'autorise à ne pas en être la victime plus ou moins consentante et complaisante. Il y a une volonté de problématisation de la pornographie qui est la résultante d'une mise en rapport d'objets a priori dissemblables ou éloignés. Et l'effort de problématisation s'inscrit dans une logique esthétique de la contamination totalement perverse, mais surtout féconde sur le plan analytique. Car la pornographie ici ne relève pas seulement de la description objective et désaffectée des ébats sexuels dont se gargarise (puis se lasse avec un dégoût croissant) le héros. L'obscénité pornographique appartient aussi au gestus (Bertolt Brecht), soit le mode d'être – le geste – d'un milieu social dont l'extrême richesse matérielle et la superlative estime de soi qui en découle atteignent un degré exaspérant, voire asphyxiant, d'autosuffisance. Ce n'est alors pas un hasard si Patrick Bateman se retrouve par moments victime de bouffées d'angoisse entraînant une sudation soudaine, des vertiges, et la sensation de ne plus pouvoir respirer. Toute la bêtise d'un monde social nous est ainsi donnée à ressentir par le biais des perceptions, sensations, affections et réflexions d'un personnage qui en représente comme une incarnation monstrueusement exemplaire (en même temps que ce sociotype est atteint par un processus psychique de dépersonnalisation et de déréalisation qui le rend toujours plus distant mentalement et critique intellectuellement de son monde d'appartenance). Et, pour le lecteur, voir ce monde à partir de ce filtre normatif qu'est le regard de Patrick Bateman (et le fait qu'il soit un tueur en série n'affecte en rien son caractère quelconque et sans qualités, homo tantum parfaitement représentatif de son monde) autorise un propos détaillé et une écriture riche sur le plan documentaire.

 

 

Nous avons bel et bien affaire à l'obscénité pornographique d'un milieu social saturé des signes prestigieux de la richesse, du luxe et de la magnificence qui, loin de les contredire, sont prolongés – et même révélés – par la folie pulsionnelle qui s'empare toujours davantage de Patrick Bateman.

 

 

Multipliant les meurtres et les atrocités dans un crescendo littéralement hallucinant (d'où que l'adaptation cinématographique du roman par Mary Harron en 2000 avec l'excellent Christian Bale dans le rôle de Patrick Bateman soit obligatoirement, malgré des qualités scénaristiques réelles, en deçà d'un livre impossible à adapter à la lettre), réellement écœurant et véritablement épuisant, Patrick Bateman est le corps conducteur et le révélateur d'une triple pornographie qui est à l'œuvre dans le monde décrit par American Psycho, un roman qui tiendrait parfaitement même s'il était amputé de ses scènes de sexe et de meurtre (peut-être en tout un bon tiers d'un roman comptant 526 pages dans l'édition 10/18), mais qui aussi n'accéderait sûrement pas à ses pleines capacités de corrosion et de subversion s'il était dépourvu de ces deux éléments. On va le voir, c'est une logique esthétique de contamination qui détermine l'écriture de Bret Easton Ellis, et qui s'exerce sur le fil de la mise en rapport pornographique de la description de l'horreur sexuelle, de l'horreur criminelle et de l'horreur sociale. Comme si elles représentaient les faces d'une seule et même réalité. Comme si l'horreur sociale se prolongeait dans l'horreur sexuelle, l'horreur sexuelle dans l'horreur criminelle, l'horreur criminelle retournant dans l'horreur sociale générale. Circuit clos, que manifestent l'autisme des personnages ne s'écoutant presque jamais et l'absence de transition dans un roman montrant le héros passé de l'une à l'autre de ces horreurs pour revenir à la précédente, sans heurt. Et comme la pornographie clinique caractérisant les scènes sexuelles parachève la bêtise du gestus partagé par le petit monde de Wall Street, la violence hallucinante des scènes de barbarie – de véritables boucheries finissant en cannibalisme – accomplit l'horreur mortifère d'un monde social qui ne se perpétue que sur le déni de ses propres effets catastrophiques (effets que devrait sublimer, comme on va s'en apercevoir, le jeu hyper-distinctif de la valse à mille temps des dernières marques à la mode).

 

 

Qui sont les yuppies dont parle Bret Easton Ellis dans American Psycho, et dont Patrick Bateman semblerait être le sociotype exemplaire (et ce malgré des penchants sanglants qui, sans jeu de mots, n'entachent cependant en rien le rayonnement social dont il jouit auprès de ses pairs) ? D'un point de vue sociologique, on pourrait les caractériser du vocable de « working-rich » proposé par le chercheur en sciences sociales Olivier Godechot (cf. Working rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière, éd. La découverte, 2007, 307 p.). En effet, Patrick Bateman, à l'instar du personnage de Sherman MacCoy dans Le Bûcher des vanités (1987) de Tom Wolfe (un écrivain tout de même plus classiquement moralisateur qu'Ellis – même si American Psycho creuse le sillon ouvert par le fameux roman de Wolfe), travaille pour l'agence Pierce & Pierce. Il est courtier en bourse, soit trader. Qu'est-ce que cela signifie ? Le travail d'un trader consiste à faire fructifier la valeur des actifs financiers des portefeuilles de titres des clients de l'agence pour laquelle il est employé. Comme le montre le sociologue, les traders peuvent espérer toucher comme bonus entre 5 et 8 % des résultats des portefeuilles dont ils ont la gestion. Cela paraît donc compatible avec la théorie des incitations qui est censée expliquer (du point de vue de la doxa économique néoclassique) pourquoi les traders ne font pas autre chose que persévérer dans leur être de spécialistes de la finance et de la plus-value boursière. Pourtant, toujours selon Olivier Godechot, la théorie des incitations ne suffit pas à montrer le sens et l’importance de ces bonus, car un montant moindre suffirait de toute façon à inciter n’importe quel travailleur.

 

 

L’auteur affirme que le salaire fixe des traders est particulièrement élevé en regard de ce que gagnent leurs homologues cadres dans d’autres secteurs professionnels, et que ce système d’incitation peut paraître en conséquence bien coûteux pour l’entreprise. Leur qualification initiale ne justifie ni une productivité importante ni des salaires élevés (déjà plus de 100.000 dollars par an à l'époque où sévissait Patrick Bateman juste avant le krach d'octobre 1987), puisque les traders ne sont pas plus qualifiés que de nombreux autres cadres. Ce que montre Olivier Godechot, c'est que les traders ne sont pas à proprement parler des salariés détenteurs d’une force de travail qu'il louerait contractuellement comme n'importe quel salarié lambda. Comme le montre aussi la trajectoire d'un Jérôme Kerviel auprès de la Société générale, les traders sont bien davantage des capitalistes, en ce sens qu’ils possèdent un capital propre, et possèdent des droits de propriété (et donc de tirage) sur les profits des entreprises dont ils gèrent les actifs financiers (et en premier lieu celle pour laquelle ils sont employés). Patrick Bateman, ainsi que ses amis Timothy Price, David Van Patten et Craig MacDermott ne sont donc pas de simples salariés dont les rémunérations seraient si élevées qu'ils appartiendraient au 0,01 % du haut du panier du salariat. Ils sont en plus détenteurs de capitaux leur permettant de posséder des parts dans les entreprises dont ils défendent (et pour cause !) sur la place boursière la valeur financière et le montant des actifs.

 

 

Nous avons bel et bien affaire à un certain type de capitalistes qui interviennent directement dans le champ du capitalisme financier à partir de leurs capacités (capital social en termes de réseaux professionnels, capital symbolique en termes de coups prestigieux accomplis et d'accumulation d'informations précieuses), et qui participent à la reproduction élargie de ce champ en en retirant un certain nombre de bénéfices. A ce niveau-là, le capital économique à lui tout seul ne suffit plus, il n'est plus un marqueur de différenciation sociale et interindividuelle.

 

 

La description au début du livre de l'appartement de Patrick Bateman, ainsi que sa manie de retirer des distributeurs automatiques plusieurs billets de cent dollars sans pour autant envisager des dépenses précises, manifestent un étalage névrotique (pour ne pas dire psychotique) de richesses dont la matérialité serait comme sublimée dans l'ordre symbolique signifiant ce monde. La richesse monétaire accumulée crève à ce point tous les plafonds habituels qu'elle vaut surtout comme plan d'immanence à partir duquel s'édifie un milieu social dont les acteurs ne jouent volontiers le jeu de la différenciation qu'à partir de leur sens ou capacité à s'approprier les codes inhérents aux divers systèmes symboliques structurant ce monde. Le marqueur sera la marque (et la griffe signant un vêtement se renverse effroyablement chez le héros, selon une logique de contamination déjà rencontrée, en délire d'éviscération et de lacération des corps).

 

 

C'est là un des éléments qui assure la finesse sociologique et la drôlerie du roman de Bret Easton Ellis : Patrick Bateman et ses amis ne sont jamais décrits en train de travailler à valoriser les actifs de leurs clients (ou même leurs actifs propres). Au contraire, l'impression qui domine est celle d'une classe d'oisifs, de « classeurs classés par leur classement » (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, éd. Minuit, 1979) qui passent leur temps à s'abîmer dans un mode hyper-distinctif de consommation ostentatoire. C'est alors l'exhaustive description, par le menu, de l'épuisante litanie des activités (sports, restaurants, boîtes de nuit, vacances), des marques de luxe (vêtements, lunettes, soins cosmétiques), et des biens (appartement et mobilier design, téléphone cellulaire et appareils hifi et vidéo, etc.) - sans compter ce véritable fétiche totémique qu'est l'AmEx (la carte de crédit American Express) - dont la possession induit pour son propriétaire l'assurance prestigieuse et convoitée d'être le plus « classe » ou « mode », d'être « in » plutôt que « out » (inclus plutôt qu'exclus, si l'on reprend la terminologie de Norbert Elias). Ces accumulations interminables de listes rythment jusqu'à la nausée plusieurs centaines de pages de American Psycho, en rendant manifeste un ordre symbolique reposant sur la surveillance, l'auto-contrôle collectif et la lutte de tous contre tous afin que chacun joue à fond (sans perdre – les fautes de goût peuvent être décisives et les gagnants sont considérés comme des idoles quasi-divines, tel ici Donald Trump) le jeu de la consommation ostentatoire.

 

 

Parce que le travail des yuppies ou des « working-rich » de Wall Street vise en dernière instance à conquérir la position symbolique la plus enviée dans la lutte des places autorisée par l'idéologie monadologique propre à ce milieu social. Monadologique parce que ce tout petit monde (en termes numériques – mais surpuissant en termes de pouvoir accumulé) s'illusionne sur son autonomie et, corrélativement, s'autorise à ne jamais rendre de comptes sur ses propres actions et les conséquences sociales qu'elles induisent.

2) Anthropologie de la consommation ostentatoire et de la rivalité mimétique

La précision quasi-chirurgicale ou l'attention quasi-clinique du romancier (son style est platement descriptif – on dira flaubertien – et son écriture rogne jusqu'à l'os son objet d'étude ainsi dégraissé de tout surplus métaphorique) pour les signes et leurs usages sociaux dans le milieu où se passe son récit permet de rendre compte du champ du symbolique comme production de systèmes différentiels de signes recouvrant le monde réel. Jean Baudrillard, quand il écrit Le Système des objets (éd. Gallimard, 1968) et La Société de consommation (éd. Gallimard, 1970), définit le rôle symbolique de la consommation des biens dans les sociétés industrielles occidentales comme un élément propice à structurer les relations sociales. Dès lors, il ne s'agit plus, dans une économie capitaliste où les gains de productivité sont énormes, et pour laquelle la consommation n’est plus une étape intermédiaire mais la finalité du système tout entier, d'offrir aux individus les seuls objets susceptibles de satisfaire leurs besoins. Bien plutôt, il s'agit de proposer des valeurs d'usage aptes à entretenir et aiguillonner un désir de différenciation, et à instruire et soutenir un procès de personnalisation interminable.

 

 

Quand Jean Baudrillard écrit par exemple que « la publicité tout entière n’a pas de sens, elle ne porte que des significations. Ces significations (et les conditions auxquelles elles font appel) ne sont jamais personnelles, elles sont toutes différentielles, elles sont marginales et combinatoires. C’est-à-dire qu’elles relèvent de la production industrielle des différences, par quoi se définirait, je crois, avec le plus de force le système de la consommation », il expose la puissance de séduction et de fascination symboliques accordée à la production de marchandises doublée d'une production de signes dont la maîtrise assure à celui qui la possède reconnaissance, déférence et prestige. Il faut relever ces nombreux moments (qui ne sont jamais anecdotiques) où les amis de Patrick Bateman le sollicitent pour lui demander des précisions en termes d'habillement (quelle cravate avec quels boutons de manchette ? Quelles chaussettes avec quelle ceinture ? etc.), de consommation (la différence entre eau minérale et eau de source...), ou pour engager une joute symbolique sur la qualité d'une chaîne stéréo ou d'une carte de visite. Allons plus loin, et considérons le grand précurseur des analyses de Jean Baudrillard ou du Pierre Bourdieu de La Distinction : Thorstein Veblen. Son premier livre, Théorie de la classe de loisir, a été publié en 1899 (éd. Gallimard, 1970 – la même année et dans la même collection, « Tel », que l'ouvrage de Jean Baudrillard sur la société de consommation), et connut lors de sa parution une grande notoriété, à l'époque de ce que certains historiens ont appelé le « capitalisme sauvage ». Si le resserrement des revenus au cours du 20ème siècle (grâce à des mécanismes redistributifs, tels l'impôt sur le revenu et le salaire socialisé) a entraîné le relatif oubli de Veblen, le retour depuis les années 80 à une logique économique de relance brutale des taux de profit entraînant le creusement des inégalités sociales aura remis dans la lumière de l'actualité les travaux à prétention sociologique (voire anthropologique) d'un chercheur qui fut d'abord économiste à l'école de Chicago. Pour Veblen, les rapports économiques sont régis par « la tendance à rivaliser – à se comparer à autrui pour le rabaisser – [qui] est d’origine immémoriale : c’est un des traits les plus indélébiles de la nature humaine (...) Si l’on met à part l’instinct de conservation,  c’est sans doute dans la tendance à l’émulation qu’il faut voir le plus puissant, le plus constamment actif, le plus infatigable des moteurs de la vie économique proprement dite ».

 

 

Déjà le patron de l’économie politique classique, Adam Smith, faisait remarquer dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que « l’amour de la distinction, si naturel à l’homme (…), suscite et entretient le mouvement perpétuel de l’industrie du genre humain ». Pour Veblen, si la possession de la richesse reste depuis les sociétés archaïques le moyen essentiel d'une différenciation valant pour hiérarchisation, son but ne consiste pas à répondre à un besoin matériel, mais bien à assurer une « distinction provocante » : autrement dit exhiber les signes d’un statut supérieur. On le voit bien dans American Psycho, la consommation vaut comme miroir et plébiscite, autocélébration d'une classe sociale se réjouissant d'être elle-même justement parce qu'elle se distingue (et, partant, domine) les autres classes sociales. Si une partie de la production participe à la satisfaction des besoins concrets des individus, le niveau de production nécessaire à ces fins utiles est atteint à l'époque de l'expansion consumériste du capitalisme, et détermine l'existence d'un surcroît de production, d'un surplus nourrissant un désir d’étalage distinctif de ses richesses, une logique de consommation ostentatoire, et un gaspillage généralisé. A l'inverse des économistes classiques cette fois-ci, et dans la continuité des travaux ethnographiques de Franz Boas sur les Indiens Kwakiutl et la notion de « potlatch » (au cœur de l'Essai sur le don de Marcel Mauss écrit en 1923 ou de la notion de « part maudite » chez Georges Bataille en 1949), Veblen observe qu'à partir du moment où la production atteint un niveau relativement suffisant, et où la question de la rareté ne se pose plus massivement, c'est le jeu des rapports sociaux et des relations interindividuelles qui stimule l'extension et le renouvellement de la sphère des besoins. L'abondance détermine des logiques de gaspillage, et le principe de consommation ostentatoire régit la société qui, dans un processus de complexification, s’est diversifiée en de nombreuses couches dont chacune se comporte selon le même principe de distinction, en voulant imiter la couche supérieure.

 

 
Veblen écrit encore que « Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Autrement dit, le critère du convenable en matière de consommation est toujours proposé par ceux qui jouissent d’un peu plus de crédit que les autres. C’est à la classe qui concentre richesses matérielles et loisirs ostentatoires suscitant de l'envie chez les individus des classes inférieures qu’il revient de déterminer quel mode de vie la société doit tenir pour recevable ou générateur de considération.


Les analyses ampoulées de musique pop auxquelles se livre par trois fois Patrick Bateman, consacrées à Genesis et Phil Collins, Huey Lewis & The News, et Whitney Houston (sont également mentionnés The Talking Heads cités en exergue du livre, mais aussi U2, Bruce Springsteen, Elvis Costello, Sting, etc.) ne manifestent pas seulement le goût drolatique pour un narcissisme discursif et des chanteurs dont la réussite artistique est (encore un symptôme) identifiée à leurs succès commerciaux. On comprend, par effet de contamination là encore, que cette musique produite par des individus dont l'habitus est partagé par le héros participe à exercer sur l'ensemble des couches sociales inférieures ou dominées des effets durables de fascination et de désir. Phil Collins et Patrick Bateman apparaissent parfaitement complémentaires parce qu'ils appartiennent au même monde social, le premier composant la musique qu'écoute le second avant de passer à l'acte (et peut-être le second gère-t-il aussi le portefeuille d'actifs financiers du premier). La « classe de loisir se tient au faîte de la structure sociale ; les valeurs se mesurent à sa toise, et son train de vie fixe la norme d’honorabilité pour la société tout entière. Le respect de ces valeurs, l’observance de cette norme s’imposent plus ou moins à toutes les classes inférieures (…) Par voie de conséquence, les membres de chacune des strates reçoivent comme l’idéal du savoir-vivre le mode de vie en faveur dans la strate immédiatement supérieure, et tendent toute leur énergie vers cet idéal ». Le ressort central de la vie sociale, assure Veblen, est la rivalité ostentatoire qui vise à exhiber une prospérité supérieure à celle de ses pairs.


La différenciation de la société en de nombreuses couches excite la rivalité générale. « Le rendement va augmentant dans l’industrie, les moyens d’existence coûtent moins de travail, et pourtant les membres actifs de la société, loin de ralentir leur allure et de se laisser respirer, donnent plus d’effort que jamais afin de parvenir à une plus haute dépense visible. La tension ne se relâche en rien, alors qu’un rendement supérieur n’aurait guère eu de peine à procurer le soulagement si c’était là tout ce qu’on cherchait ; l’accroissement de la production et le besoin de consommer davantage s’entre-provoquent : or ce besoin est indéfiniment extensible ». Ce qui explique, pour reprendre le titre d'un ouvrage du journaliste Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète (éd. Seuil, 2007 – le journaliste cite d'ailleurs abondamment les analyses de Veblen à ce sujet). On a vraiment l'impression que ces lignes ont été écrites pour décrire le milieu social de American Psycho. Cette proximité atteste en tout cas du sérieux sociologique de l'entreprise littéraire de Bret Easton Ellis. Ce qui suit également, relatif à cette classe de loisir qui, parce qu'elle a atteint le sommet de la pyramide des hiérarchies sociales, se coupe en conséquence du reste de la société : « Ce qui compte pour l’individu élevé dans le grand monde, c’est l’estime supérieure de ses pareils, la seule qui fasse honneur. Puisque la classe riche et oisive a tant grandi, (…) puisqu’il existe un milieu humain suffisant pour y trouver considération, on tend désormais à mettre à la porte du système les éléments inférieurs de la population ; on n’en veut même plus pour spectateurs ; on ne cherche plus à les faire applaudir ni pâlir d’envie ». C'est pourquoi, selon Patrick Bateman, l'adoration envers le milliardaire Donald Trump (trois milliards de dollars en 2009) s'accompagne nécessairement du mépris professé, tant envers sa secrétaire Jean dont il sait bien qu'elle ne peut être qu'amoureuse de lui (il insiste justement sa servilité lassante qui n'est que le revers policé de son statut de dominée), que des prostituées de luxe qu'il loue afin d'égayer ses mornes soirées (la locution d'« escort girls » euphémise bien sûr la réalité transactionnelle et prostitutionnelle déterminant leur présence chez lui).


C'est pourquoi les noms de Tom Cruise, Sylvester Stallone, Sting et autres cinéastes venant tout juste de finir un film sur le Vietnam (Oliver Stone avec Platoon?) représentent le pendant structural des sans-logis perpétuellement victimes des amusements sadiques des personnages jouissant de placer sous leur nez un billet aussi vite retiré. La rivalité ostentatoire ne peut dès lors s'effectuer qu'en rapport avec deux types d'altérité complémentaires : une altérité désirée (dont on désire la position ou les attributions) et une altérité repoussée (dont on méprise, voire hait, la situation tant elle symbolise une déréliction à fuir absolument). La relation structurale entre ces deux formes d'altérité a été particulièrement bien analysée par l'anthropologue René Girard.

 

 

Depuis Mensonge romantique et vérité romanesque (éd. Grasset, 1961 – rééd. 2001, 375 p.), René Girard repère un mécanisme du désir humain qui ne se fixerait pas de façon autonome selon une trajectoire linéaire sujet/objet, mais qui opérerait par imitation du désir d'un autre selon un schéma triangulaire sujet/modèle/objet. Cette hypothèse repose donc sur l'existence d'un troisième élément, le médiateur du désir qu'est l'Autre. C'est parce que l'être pris comme modèle désire un objet que le sujet se met à désirer celui-ci. L'objet ne possède de valeur que parce qu'il est désiré par un autre que soi.  Aristote comme Gabriel Tarde avaient déjà souligné en leur temps la puissance sociale du mimétisme. Deux tendances détermineraient alors nos processus sociaux d'individualisation : le mimétisme et la distinction, parce que, dans un monde structuré en classes sociales distinctes et en lutte, se distinguer, c'est toujours un peu imiter, et imiter, c'est toujours vouloir marquer une différence. Comme le précise René Girard, le sujet méconnaîtra toujours cette antériorité du modèle imité, afin de masquer son insuffisance et dénier la logique sociale de l'imitation à laquelle il est assujetti, malgré toutes les professions de foi individualistes. Du coup, le modèle se transforme en obstacle et réunit en lui-même deux termes contradictoires : il est à la fois celui qui est adoré (puisqu'il montre au sujet ce qui est désirable) et celui qui est haï (puisqu'il est le rival qui lui en interdit la possession). « Le sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé par l'union de deux contraires qui sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine ».

 

 

C'est chez Fédor Dostoïevski que René Girard trouve l'expression la plus aboutie de cet état (et Bret Easton Ellis cite en exergue de son roman le préambule du Manuscrit du souterrain écrit en 1864 par l'écrivain russe). L'avancée théorique capitale de René Girard est d'avoir extrait du romanesque la vérité de cette circularité structurale : c'est parce qu'il est un modèle que l'Autre est un rival, mais c'est aussi parce qu'il est un rival qu'il est un modèle. Dans le chapitre intitulé Sadisme et masochisme de Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard montre que plus les rivaux sont proches, plus ils se ressemblent. Comme le rappelle Girard, « le triangle mimétique est isocèle », modèle et sujet occupant alternativement le rôle du médiateur. Ce que nous venons de décrire à propos du sujet affecte pareillement le modèle. La haine qui sourd de ce conflit est porteuse d'une violence qui risque de déboucher sur la réciprocité : ce que montre La Violence et le sacré (éd. Grasset, 1972 – rééd. Hachette Littératures, 1998, 486 p.). Si deux individus désirent la même chose, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième, etc. Les rivalités mimétiques se propagent, et le conflit mimétique se transforme en antagonisme généralisé. C'est le chaos, l'indifférenciation : c'est la « crise mimétique » selon René Girard. Plus les rivalités mimétiques s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier les objets qui en furent l'origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. On retrouvera d'ailleurs cette même dynamique de rivalité et de fascination mêlées dans le groupe de pairs de Patrick Bateman, tous semblables, tous amis, et pourtant tous attentifs à moquer, jalouser ou concurrencer leur prochain.

 

 

Logique de la contamination, avons-nous dit : en effet, tous les personnages de American Psycho sont interchangeables, parce qu'ils ne cessent pas de se confondre, de se tromper dans les identités des uns et des autres (là, on pense à Marcel Proust perdu dans les méandres mémoriels du Temps retrouvé). Du coup, si un coefficient de soupçon affecte progressivement la trajectoire meurtrière de Patrick Bateman, dont la réalité semble trouée des projections fantasmées par le schizophrène qu'il est en train de devenir, il ne s'agit pas de noyer le poisson de l'horreur mais bien de le disséminer. Si Patrick Bateman est tantôt fou se fantasmant serial killer, tantôt tueur en série réel, son groupe de pairs contient peut-être d'autres fous se délirant tueurs de masse ou bien étant des meurtriers authentiques.

 

 

À ce stade de fascination haineuse, la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus contingente, instable, rapidement changeante, et il se pourra alors qu'un individu, parce qu'un de ses caractères le favorise, focalise alors sur lui l'appétit de violence. Que cette polarisation s'amorce, et par un effet domino mimétique, elle s'emballe, et la communauté entière se rassemble contre un individu unique. Ainsi la violence à son paroxysme aura alors tendance à se focaliser sur une victime arbitraire qui fera contre elle l’unanimité. La victime apparaît alors comme la responsable de la crise : pour René Girard, elle devient sacrée, c'est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix (ce serait là selon l'anthropologue la genèse du religieux archaïque). Luis Carruthers, le fiancé de Courtney, l'une des nombreuses partenaires sexuelles de Patrick Bateman, semble être une victime émissaire privilégiée. C'est, dans le groupe de pairs du héros, la personne la plus méprisée. D'ailleurs, Patrick Bateman voudra se charger de son cas, comme il s'est occupé de celui de Paul Owen, rival professionnel autrement plus sérieux. Sauf que le héros échoue à étrangler Luis Carruthers dans les toilettes chics d'un des palaces fréquentés par le groupe de pairs. L'homophobie qui fait tant consensus parmi les yuppies de American Psycho s'effondre lorsque Luis Carruthers croit avoir affaire à une déclaration (certes sado-masochiste) amoureuse de Patrick Bateman. La cour que le premier va faire à plusieurs reprises au héros, loin d'attiser chez lui une fièvre pulsionnelle et barbare, pousse ce dernier à toujours plus interdire l'idée de l'assassiner. Cette situation grotesque est si révélatrice : si tuer des clochards est facile et logique pour un homme acculturé par un habitus de classe valorisant réussite professionnelle, richesse matérielle, racisme et mépris pour les perdants du système, échouer à assassiner l'homosexuel caché du groupe manifeste de manière symptomatique le revers du sexisme et de l'homophobie en quoi consiste une homosexualité maladivement refoulée.

 

 

La haine des autres relève d'une haine de soi dont est souvent conscient Patrick Bateman. Et la culture marchande dans laquelle barbote il depuis toujours, loin d'amortir et de civiliser ses tendances pulsionnelles, semblerait plutôt les entretenir. Le coût social et symbolique du discours (néo-darwinien) de la gagne et de l'élimination des plus faibles est, sur le plan social comme psychologique, très lourd.

 

 

La thèse anthropologique que l'économiste Frédéric Lordon développe dans son ouvrage intitulé L’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste (éd. La Découverte, coll. « Armillaire », avril 2006, 235 p.) avance l’argument selon lequel l’institution du rapport de don/contre-don remplit une fonction sociale précise : conjurer la violence inhérente à l’antagonisme des conatus (selon Spinoza, le mode d'être de chaque être persévérant dans son être). D’une certaine façon, le procès de civilisation ne serait rien d’autre qu’une succession de mises en forme, historiquement et socialement structurées, de la rencontre des conatus afin que la violence qui en résulte soit comprimée et que les êtres humains parviennent à vivre ensemble sans s’entre-tuer. Tout se passe donc comme si les individus passaient leur temps à dénier la violence inhérente aux échanges sociaux en les enveloppant dans des formes socialement convenues (d'où l'importance de la politesse par exemple). Et si la poursuite de l’intérêt individuel, au sens utilitariste, est devenue légitime, cela n’a été possible qu’au terme d’un long processus historique décrit ailleurs par Norbert Elias avec La Civilisation des mœurs en 1974 et Albert O. Hirschman avec Les Passions et les intérêts en 1977. Frédéric Lordon précise par ailleurs que « les dispositifs de la réciprocité ne peuvent que sublimer, mais jamais extirper, ces pulsions élémentaires qui restent alors à l’horizon de toutes les pratiques sociales » (p.99).

 

 

En même temps, l'économiste qui montre comment l'échange marchand représente une forme de sublimation des pulsions pronatrices et prédatrices des conatus montre donc aussi comment l'effort de contention des pulsions peut se renverser dialectiquement en leur barbare libération : « La finance pousse le raisonnement à ses dernières extrémités. Elle formule elle-même ses maximes avec le zeste de cynisme qui fait sa marque de fabrique, et parle à propos du principe des bonus de la "eat-what-you-kill culture". De même que la proie que vous avez capturée vous appartient en totalité, de même la plus-value que vous avez ramenée est votre profit » (http://blog.mondediplo.net/2009-03-26-Bonus-et-primes-le-resistible-chantage-des#nb2). Le capitalisme comme processus de civilisation voulait déplacer la violence du choc des conatus de l'espace de la guerre au celui de la lutte commerciale. Le « doux commerce » vanté par Montesquieu sublime pourtant de moins en moins, et la base prédatrice au fondement du capitalisme ne cesse pas de se révéler toujours davantage telle qu'elle est : appropriation, donc expropriation ; prédation, donc vol. Viols, meurtres, décapitations : le reste suit en toute logique. Le symbolique ne recouvre plus le réel mais se confond désormais avec lui. Le trader est un charognard, un vampire et un cannibale : Patrick Bateman sera un tueur en série anthropophage. Les clochards sont considérés comme des sous-humains dignes du plus profond cynisme : Patrick Bateman les trucide. Les femmes sont victimes du plus outrancier sexisme : Patrick Bateman les viole et les découpe en morceaux. Les rivaux sont jalousés : Patrick Bateman massacre à coup de hache un concurrent. Tout ce sang n'engloutira pourtant jamais l'inépuisable haine que Patrick Bateman voue pour un monde social dont il est le produit-type, l'archétype social nourri par l'ethnocentrisme de classe structurant l'imaginaire de son milieu d'appartenance.

 

 

Patrick Bateman est un homme moderne, un homo œconomicus qui sait bien que l'application la plus radicale des thèses utilitaristes visant la valorisation personnelle des plaisirs et la maximisation de son intérêt propre demeure le sadisme. Si Patrick Bateman est un sadique, American Psycho est un livre moins sadique que sadien. Mieux, Bret Easton Ellis rend particulièrement compte des rapports étroits, des connivences structurelles entre l'économie capitaliste et l'éthique sadienne.

3/ Éthique sadienne et morale kantienne (l'a-morale du capital)

« (...) le premier et le plus sage des mouvements de la nature, celui de conserver sa propre existence, n’importe aux dépens de qui » (La Philosophie dans le boudoir, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, p. 147). « Tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république, n’a nul droit à conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux, est de la lui ôter au moment où il la reçoit » (Ibidem, p. 172). « N’élaguez-vous pas l’arbre quand il a trop de branches ? (...) L’espèce humaine doit être épurée dès le berceau: c’est ce que vous prévoyez ne pouvoir jamais être utile à la société qu’il faut retrancher de son sein » (ibid., p. 173). Donatien Alphonse François, comte de Sade, dit le marquis de Sade (1740-1814), qui détestait le « contrat social » de Rousseau et avait bien assimilé les théories des économistes anglais classiques tel Adam Smith, n'a jamais été un gentil démocrate, c'est le moins que l'on puisse dire. Et le darwinisme social que professent le héros de American Psycho ainsi que ses proches recoupe en bien des points le radicalisme sadien.

 

 

Si Sade témoigne de « l’aspiration frénétique à expérimenter toutes les formes de jouissance imaginables, à devenir le sujet capable d’épuiser la totalité des expériences possibles, alors que cette totalité du possible ne se peut atteindre jamais et que le possible est en fait impossible à épuiser, donc inépuisable » (Pierre Klossowski, Sade, mon prochain, Paris, Éd. Seuil, 1947, p. 187), il est aussi celui qui, selon Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme (1979), « imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n’importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière instance, que des objets d’échange (…) Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fût » (cité par Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Climats, 2002, p. 153-154). De façon encore plus accusée, Patrick Vassort, sociologue spécialisé dans le domaine du sport, a à plusieurs reprises mis l'accent sur les analogies entre la pensée sadienne qui soumet toute forme d'altérité subjective à la souveraineté des passions et des intérêts illimités du Moi, et le capitalisme comme régime de réification des rapports sociaux en substituant au domaine de l'intersubjectivité celui de la marchandise. C'est pourquoi il a rédigé l'article « Sade et le capitalisme anthropophage » pour le numéro de juillet 2007 du Monde diplomatique, ainsi que le texte « Sade précurseur du capitalisme » pour l'ouvrage collectif Peut-on critiquer le capitalisme ? (éd. La Dispute, 2008).

 

 

Selon Patrick Vassort, les écrits du marquis de Sade laissent entrevoir ce que Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme (1951) écrira plus tard, à savoir que « le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus » (p. 174), ces derniers n’étant, pour Sade et d'après la lecture de Vassort, que des enveloppes charnelles interchangeables, malléables, consommables, et corvéables à merci. Au-delà d'une passion affirmée du protagoniste pour les tueurs en série (Ted Bundy et Ed Gein, ce dernier ayant inspiré le personnage de Norman Bates dans Psycho à Alfred Hitchcock en 1960 – et le nom de Bates ressemble évidemment à celui de Bateman), comme pour leurs représentations cinématographiques (entre deux films porno loués au magasin habituel, on apprend que le héros a emprunté 37 fois Body Double de Brian de Palma réalisé en 1985 – un cinéaste par ailleurs hanté par la séquence de douche de Psycho), Patrick Bateman est ce serial killer dont le modus operandi traduit, plus que le sadisme dont il est capable, l'éthique sadienne qu'il a adoptée en conformité avec l'idéologie légitimant l'existence de son monde. Au nom de son bon plaisir, tout est possible, y compris ce pire qu'autorisent, comme on l'a vu, les violences symboliques (mais pas seulement) de l'homophobie, du racisme et du sexisme (le héros dit avoir été à l'initiative de cinq avortements, dont trois qu'il a dû gérer lui-même), la prostitution et la pornographie, le mépris social envers les sans-logis et le discours méritocratique et darwinien de la sélection des meilleurs au sein de la lutte de tous contre tous.

 

 

L'ultime accomplissement du processus de réification du monde porté par le capitalisme en sa logique financière, c'est donc de réduire n'importe quelle forme d'altérité subjective à la situation d'un objet de consommation jetable après utilisation. La consommation est une consumation, une dévoration, une annihilation, une extermination. Capitaliser, c'est détruire, c'est accumuler du travail mort, c'est consommer du travail abstrait converti en valeurs spectrales et volatiles, c'est vampiriser, c'est cannibaliser le vivant au nom d'une forme de rationalité supérieure : le profit, comme marqueur de la réussite sociale (pour les uns - mais comme tombeau pour ces autres qui sont les victimes économiques de cette ponction unilatérale de richesses). Entre deux clochards avachis dans la rue, offensés et humiliés, et entre deux passages grotesques de l'émission Patty Winters Show (un spectacle télévisuel racoleur qui a inspiré les programmes proposés en France par Jean-Luc Delarue), la référence récurrente à l'adaptation sur la scène de Broadway du roman de Victor Hugo, Les Misérables (1862), rappelle ironiquement une lutte des classes dont la réalité, si elle n'est jamais symbolisée comme telle par les working-rich décrits par Bret Easton Ellis, dégénère en innommable bestialité. Sade est-il l'avatar aberrant de l'avènement au temps des Lumière de la raison (cette rationalité qui est aussi celle du capital dont la progressive centralité économique est assurée par la domination politique de la bourgeoisie) ? Sade serait-il le double monstrueux, le parfait contemporain de Kant (1724-1804) ?

 

 

C’est dans la Digression II : Juliette ou raison et morale de La Dialectique de la raison (1944 – éd. Gallimard-coll. « Tel », 1974) que Theodor W. Adorno et Max Horkheimer font pour la première fois le rapprochement entre éthique kantienne et philosophie sadienne. Seul Hegel les avait précédés en critiquant de manière dialectique le principe kantien selon lequel la loi morale, censée définir le bien à partir d’un critère purement formel de la loi (reposant sur l’universalité de sa maxime), peut tout aussi bien induire le mal objectif. La vacuité formelle de la loi kantienne peut tout à fait se convertir en son contraire pour se proposer comme la loi de l’immoralité absolue. En bref, la thèse centrale que Hegel, puis surtout Adorno et Horkheimer (en France Jacques Lacan avec son Kant avec Sade en 1963 l'a relayée tout en la nuançant) défendent, c’est que le formalisme absolu de la loi morale qui serait simplement l’effet de l’universalisation de la « maxime » (c’est-à-dire du « principe subjectif de l’action » en langage kantien), peut indifféremment soutenir le bien comme le mal. Aussi bien donc la morale, que le comble de la perversion. Davantage encore, Sade serait selon Adorno et Horkheimer (et Lacan mais différemment) plus proche de la vérité que Kant dans la logique commune de leur rapport à la loi, car Sade fait émerger l’impossible intrinsèque à tout ordre rationnel, cet impossible contre lequel bute hypocritement l’humanisme rationaliste de Kant.

 

 

Donc, Sade sert ici à mener la critique de l’universalité formelle de la loi morale comme critère du bien objectif chez Kant pour qui le seul critère possible du bien, c’est l’universalisation de la maxime de l’action subjective. L’apathie du libertin sadien (dont Patrick Bateman serait un des derniers avatars en régime capitaliste avancé - on citera encore le jeune shérif de The Killer inside me écrit par Jim Thompson en 1952 et adapté cette année au cinéma par Michael Winterbottom) qui fait le mal froidement, avec résolution, calcul et détermination, de façon à être sûr que ce soit bien le pire auquel il arrive, rejoindrait ici l'apathie du sujet kantien pour qui la suspension de toute satisfaction subjective préalable, de tout sentiment moral, de toute empathie pour le prochain, ne vaut que parce qu'il a agi en conformité avec la loi morale universelle. Donc ces deux apathies sont exactement mises en scène et analysées comme comparables chez Adorno, Horkheimer, ainsi que Lacan. Enfin, Adorno met en avant également la terrifiante désubjectivation de l’agent moral kantien (qui résonne chez Ellis avec les processus de dépersonnalisation et de déréalisation dont est victime son personnage), celui qui en faisant le bien doit être totalement interchangeable avec n’importe quel autre agent moral censé faire de même. Et cette désubjectivation des agents moraux devenant complètement abstraits au nom de l’accomplissement de l'acte moral coïnciderait avec le déchaînement des abstractions capitalistes ou étatiques s’abattant sur des individus indifférenciés, car interchangeables.

 

 

La rivalité mimétique, la valse des marques et des noms interchangeables, la névrose généralisée, la folie psychotique et régressive de Patrick Bateman accompagnée de crises d'apathie manifesteraient en dernière instance dans American Psycho les tours pervers de la dialectique de la raison qui a promu avec le capitalisme un type de subjectivité narcissique et pathologique dont le portrait par Ellis du trader Patrick Bateman en working-rich doublé d'un serial killer serait exemplairement la figure révélatrice.

 

 

« Le résultat de cela est alors non pas de révéler le caractère inextinguible du désir, vérité classique, mais de montrer la jouissance comme insatisfaction et comme dégoût, le dégoût ne venant pas traduire une satiété exacerbée à partir de laquelle l’individu chercherait à récupérer un état de désir par l’abstinence, mais étant le nouveau commencement de nouvelles jouissances, meilleures parce que davantage excessives. La jouissance chez Sade sera donc simultanément insatisfaction et dégoût, pas assez et trop » (Sandrine Israel-Jost, « Casuistique de Sade : Sade décline ses cas » in Lignes, n° 14, p. 88). Ce dégoût ne submerge pas seulement le lecteur des actes barbares perpétrées par Patrick Bateman. Il est aussi celui ressenti par le héros lui-même, qui tente, entre deux conversations mondaines sans queue ni tête où chacun soliloque dans son coin, de hurler qu'il est coupable des pires ignominies, et qui n'est écouté par personne (comme le bourgeois de Juste avant la nuit de Claude Chabrol en 1971). Cette impossibilité de la culpabilité renforce le caractère collectif d'un désastre qui ne paraissait au départ que strictement lié à la personne psychotique de Patrick Bateman. C'est une nouvelle fois l'une des conséquence de cette logique de la contamination tant de fois rencontrée ailleurs.

 

 

Cette logique est tellement opératoire que la notion même de normalité en est affectée. Tous normaux, tous malades d'être normaux, tous criminels de la normalité capitaliste. Le psychiatre et fondateur de la psychodynamique du travail, Christophe Dejours, appelle cela la « normopathie ». En psychodynamique, la normopathie désigne dans l'espace professionnel la tendance à se conformer excessivement à des normes sociales de comportement sans parvenir à exprimer sa propre subjectivité. Le psychanalyste Christophe Dejours rapproche la notion de normopathie de celle de « banalité du mal » développée par la philosophe Hannah Arendt à propos du fonctionnaire nazi Adolf Eichmann, l'organisateur de la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (cf. Souffrance en France, Seuil, Paris, 2000, pp. 141 et suivantes). Pier Paolo Pasolini avait déjà voulu établir une homologie entre sadisme et fascisme dans Salo ou les 120 journées de Sodome (1975). Christophe Dejours constate, lui, le « rétrécissement de la conscience intersubjective » qui détermine selon nous dans American Psycho tant la mentalité cynique du monde de la finance que les délires barbares de Patrick Bateman (on relèvera en passant les quelques références banalisées au nazisme parsemant également les échanges « culturels » du groupe de pairs du héros). Christophe Dejours souligne également le recours symbolique à la virilité, comme mode individuel et collectif de défense contre la souffrance infligée ou subie, et comme moyen attribué à l’identité sexuelle masculine pour exprimer la puissance du groupe. La virilité fait donc l’objet d'« épreuves à répétition », jouant un rôle majeur dans le zèle à réaffirmer la nécessité d’indispensables sacrifices à consentir pour sauver le pays du naufrage économique. De la normopathie à la virilité, de la liquidation physique à la liquidation sociale, de la consommation ostentatoire à la crise mimétique, c'est la « banalité du mal » de la finance, telle qu'elle s'exerce de crise en crise,  hier et aujourd'hui, malgré tous les camouflets récents que l'intervention des États, généralement honnie par l'hypocrite idéologie libérale, sait pourtant réparer.

Jusqu'à quand, demanderait Frédéric Lordon ? Les ultimes mots de American Psycho sont : « sans issue ».

 

 

La morale capitaliste est paradoxalement amorale : c'est l'a-morale capitaliste, capable de produire Kant, Sade et Patrick Bateman, qui exige moins une réforme vertueuse et une éthique humaniste qu'une rupture révolutionnaire et communiste. Pour reprendre les termes célèbres de l'alternative, ce sera toujours, tant que dominera le capitalisme, Socialisme ou barbarie. N'était-ce pas John Maynard Keynes qui préconisait d'« euthanasier les banquiers » ?

 

 

N'est-ce pas Patrick Bateman lui-même qui avait été bouleversé de découvrir le tag écrit par l'une de ses connaissances sur le mur des toilettes d'un restaurant côté ? Le graffiti affichait l'impératif catégorique suivant : « Tuez tous les yuppies ».

 

 

Mercredi 25 août 2010


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