Des nouvelles du front cinématographique (107) : Rencontres internationales des cinémas arabes, deuxième !

Pour l'équipe des bénévoles

Initiées pour leur toute première édition l'année dernière, sous l'impulsion de l'Aflam (une association marseillaise créée en 2000 afin de mettre en valeur par l'image et le cinéma les cultures arabes) et dans le cadre de Marseille Provence 2013, les Rencontres internationales des cinémas arabes ont été bienheureusement rééditées du 8 au 13 avril derniers, consolidant ainsi un travail de longue haleine consistant à valoriser et faire rayonner les cinématographies des pays de langue et de culture arabe. Structurées à partir d'un certain nombre de dispositifs-relais (Aflam au lycée, Pour un dialogue citoyen autour du cinéma, mais aussi les séances mensuelles des Écrans d'Aflam) incluant la participation de publics de diverses structures sociales souvent éloignés de ces cinémas (collèges, lycées, centres sociaux), ces Rencontres ont à nouveau bénéficié du soutien logistique apporté par les grandes institutions dépendantes notamment du conseil régional, du Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (le MuCEM, un musée national transféré à la capitale de la région et situé à l'entrée du port) à la Villa Méditerranée en passant par la Maison de la Région.

 

 

Sans compter sur le soutien de l'équipe des bénévoles qui, étymologiquement, ont mis leur bonne volonté à assurer la réussite de cette deuxième (plutôt que seconde, sûr que d'autres suivront) édition. Avec les ateliers des rencontres, ce sont des comités de sélection, des programmations et des débats qui sont mis en place dans une logique de médiation sociale et culturelle avec des représentants des structures évoquées précédemment : c'est aussi, en partenariat avec l'association Lieux Fictifs, une projection au centre pénitentiaire de Marseille, la prison des Baumettes, suivi d'un débat retransmis sur le canal vidéo interne de l'institution carcérale ; c'est encore un court-métrage qui a été réalisé pendant les cinq jours de l'événement par plusieurs adolescents du lycée Saint-Exupéry avec le soutien technique du réalisateur Youssef Chebbi.

 

 

Avec les matinales, ce sont des tables rondes organisées au MuCEM autour de thématiques d'actualité, de la « fonction sociale du cinéma » évoquée par le documentariste Luc Joulé à la problématique des « frontières du cinéma » discutée par Sofiane Hadjadj des éditions algéroises Barzakh ou encore de la question de « l'enseignement du cinéma » posée par l'historienne et spécialiste du cinéma iranien Agnès Devictor à celle des « lieux alternatifs de diffusion des films » sur lesquels est intervenu Emmanuel Vigne, le directeur du cinéma Le Méliès à Port-de-Bouc. Enfin, ce sont quatre sections qui viennent organiser sur les trois sites la projection des films selon qu'ils fassent l'actualité (A la une) ou qu'ils soient le témoignage de réalisateurs novices (Jeunes talents), selon qu'ils appartiennent à un réalisateur arabe confirmé et auteur d'une œuvre reconnue (Un cinéaste, un parcours) comme à un réalisateur entretenant des liens profonds avec les cultures arabes (Le Cousin) ou bien encore qu'ils relèvent d'un geste réflexif de montage cinéphile à partir duquel un film arabe est mis en regard avec un film issu d'un autre horizon culturel (Un critique, deux regards).

 

 

Entre la quasi-intégralité des films du réalisateur marocain Faouzi Bensaïdi (section Un cinéaste, un parcours) et de ceux du tchadien Mahamat-Saleh Haroun (section Le Cousin), les spectateurs des Rencontres internationales des cinémas arabes pouvaient poursuivre un itinéraire balisé par deux films palestiniens grand public programmés en ouverture (Girafada de Rani Massalha) et fermeture (Omar de Hany Abu-Assad) d'une édition aussi riche que celle de l'année dernière. Ainsi, il était possible d'enchaîner la projection du film Les Apaches (2013) de Thierry de Peretti dans la sélection A la une et celle du documentaire tourné par Mahamat-Saleh Haroun sur son ami et producteur Hissein Djibrine décédé du SIDA en 2003 (Kalala, 2005). Il était également permis de prendre position devant les audacieux montages présentés dans la sélection Un critique, deux regards entre autres par le critique et professeur de cinéma tunisien Ikbal Zalila (Haçla - La Clôture réalisé par l'algérien Tariq Teguia en 2004 et 1958 du libanais Ghassan Salhab en 2009), le critique de Positif Vincent Thabourey (Brûleurs de l'algérien Farid Bentoumi en 2011 et Un monde sans femmes du français Guillaume Brac en 2011 également) ou le journaliste et programmateur franco-algérien Samir Ardjoum (La Vie des morts du français Arnaud Desplechin en 1991 et Les Jours d'avant de l'algérien Karim Moussaoui en 2013).

 

 

Il y avait encore tout lieu de s'émerveiller devant une moisson composée d'une dizaine de courts-métrages en provenance principalement d'Irak et du Liban, de la Syrie et de la Palestine, de la Tunisie et de l'Algérie, et qui manifestent, certes inégalement, une inventivité formelle marquée par une ambition relativement partagée d'en finir avec la domination des habitudes réflexes propres au régime représentatif en son réalisme mimétique et psychologique. On sent qu'entre des pays disposés à l'adoption d'un régime démocratique pourtant contrarié par les forces réactionnaires voulant profiter de l'aubaine (comme en Tunisie et en Égypte) et d'autres dont les structures étatiques se sont ossifiées depuis la décolonisation (exemplairement l'Algérie) ou qu'entre des pays toujours victimes de la colonisation (telle la Palestine) et d'autres abîmés par une guerre civile en cours (hier la Libye, aujourd'hui la Syrie), le cinéma n'est plus seulement l'affaire plus ou moins bien rondement menée des représentants officiels mandatés par l’État pour faire les films convoquant les peuples mais pour les inviter à rester à leur place et convainquant les regards extérieurs que cette place est bien la meilleure.

 

 

Des artistes dont la jeunesse consiste aussi à contourner les impératifs catégoriques imposés par les États finançant (de moins en moins : trente films pour l’Égypte, dix pour l'Algérie) des projets (de moins en moins intéressants) et qui regardent attentivement ce qui remue le cinéma mondial (y compris étasunien) réussissent ainsi, même a minima, à faire bouger les lignes en ne cédant par sur le désir de persévérer dans l'idée que le cinéma est aussi, est encore un art. Rien que cette persévérance-là manifestée par beaucoup de jeunes réalisateurs, souvent venus présenter et accompagner leurs films, viendrait alors avérer, au-delà de la diversité des formes cinématographiques et des mondes culturels et sociaux filmés, que le Printemps arabe pourrait entraîner aussi celui d'un cinéma qui, de près ou de loin, se réclamerait aussi de ses élans démocratiques et libertaires. A ce titre, les Rencontres internationales des cinémas arabes est en France un moment aussi important, en termes de visibilité des formes cinématographiques minoritaires issues de contrées elles-mêmes minoritaires (Maghreb, Machrek, Moyen-Orient) en conséquence d'une histoire coloniale mal partagée, que le Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient dont la neuvième édition se déroulera, toujours en partenariat avec la ville de Saint-Denis, du 29 avril au 11 mai prochains.

Light Horizon (2012) de Randa Maddah, Condom Lead (2013) de Tarzan et Arab Nasser, Zakaria (2013) de Leyla Bouzid, A Walk in the Grey Sun (2012) de Mona Lotfy : Les monde arabes en leurs déchirants échos (I)

Avec cette première série de quatre courts-métrages présentés dans la sélection « Jeunes talents », se proposent à nous quatre manières de penser spécifiquement le médium cinématographique ainsi que sa capacité à interroger singulièrement le monde en ses échos plus ou moins lointains et plus ou moins ravageurs. Tantôt sur le mode du dispositif frotté aux manières de l'art contemporain s'agissant du court-métrage de la syrienne Randa Maddah, tantôt à partir d'un registre anxiogène influencé par David Lynch et Gaspar Noé concernant le court-métrage réalisé par les jumeaux Tarzan et Arab Nasser. Tantôt encore à partir de la perspective plus classique du naturalisme pour le film tourné par la réalisatrice franco-tunisienne Leyla Bouzid, tantôt enfin selon la logique esthétique de la « forme-balade » (Gilles Deleuze) héritée du néoréalisme italien et de la Nouvelle vague française pour l'égyptienne Mona Lotfy. Le disparate de ces films réalisés par des jeunes gens de trente ans en moyenne manifeste effectivement un désir d'investir l'art du cinéma à partir de quelques-uns de ses tropes, du plan-séquence unique de Light Horizon au réalisme mimétique des situations vécues de Zakaria en passant par la bande-son travaillée de Condom Lead et le travelling caméra sur l'épaule de A Walk in the Grey Sun.

 

 

Pourtant, à chaque fois, il s'agira d'exprimer dans des formes courtes, allusives et suggestives la puissance déstabilisatrice d'un hors-champ indicible, qu'il soit celui, éminemment politique, de l'occupation du plateau du Golan depuis 1967 dans le film de Randa Maddah ou de l'opération « Plomb durci » (« Cast Lead ») menée par l'armée israélienne contre les habitants de la bande de Gaza en 2009 dans le film des frères Nasser. Ou bien qu'il relève de la façon dont les individus négocient avec plus ou moins de bonheur l'intensité de douleurs personnelles imprononçables, du poids d'une histoire migratoire refoulée dans le court-métrage de Leyla Bouzid au désœuvrement affectif de la jeune femme du film de Mona Lotfy. C'est alors dans la manière dont ces quatre films articulent leurs moyens relativement limités et un désir d'expression puisant dans le hors-champ le plus disjonctif de quoi alimenter l'énergie intérieure des petites machines cinématographiques ici mises au point qu'il faudra évaluer leur réussite respective, inégale mais prometteuse.

 

 

Light Horizon tourné par une jeune réalisatrice issue des arts plastiques court courageusement le risque d'identifier son geste esthétique à certaines normes régissant la réalisation de films vidéo destinés aux musées d'art contemporain, du plan unique à sa durée sans faille soutenue en passant par la forte composition de son cadrage. Pourtant, Nadia Maddah ne contente pas d'attester dans une perspective strictement documentaire de la permanence des traces de l'occupation israélienne à l'emplacement des ruines de ce qui fut il y a plusieurs décennies un village syrien prospère. En proposant la fiction d'une restauration minimale du lieu matérialisée dans les gestes simples du ménage domestique auxquels s'adonne la réalisatrice elle-même, Light Horizon problématise la question même de l'occupation en montrant comment le travail de constitution d'un regard neuf depuis ce cadre qu'est celui de l'occupation creuse le paysage d'une ligne de fuite ouvrant à la possibilité d'un au-delà utopique de l'occupation confondue avec l'horizon. Le battement par un vent irrégulier de quelques rideaux blancs instaure le principe d'un dé-voilement au nom duquel le voile de l'occupation n'empêche pas la préoccupation de dévoiler l'au-delà de l'occupation, Nadia Maddah retrouvant pour elle-même la radicalité cinématographique de Jean-Marie Straub, Chantal Akerman et Jean-Claude Rousseau.

 

 

La science du cadrage est également grande dans Condom Lead, imprimant avec un miroir et une étagère une césure dans le couple mutique de Gazaouis partageant une sourde angoisse qui n'est pas loin de rappeler autant Lost Highway (1996) de David Lynch que les premiers films de Gaspar Noé et Lucie Hadzihalilovic. Sauf que l'angoisse de l'impuissance sexuelle est désormais tributaire des bruits de la guerre déchirant de manière intermittente la bande sonore. Si le film sait accueillir avec son premier plan l'accident (un bambin se cogne sans le faire exprès la tête contre un mur) augmentant la maîtrise formelle du dispositif, l'ultime plan accordant aux effets spéciaux le soin d'allégoriser sous la forme d'un nuage de préservatifs gonflés la hantise, sous la condition de la guerre, de l'impossibilité du rapport sexuel vient un peu trop bien en clôturer la puissance suggestive. Mais il faut reconnaître que Condom Lead poursuit le travail d'autres cinéastes palestiniens comme Elia Suleiman et Raed Andoni concernant les conséquences non plus seulement sociales mais aussi intérieures et psychiques de la guerre menée par Israël contre le peuple palestinien.

 

 

C'est aussi une subjectivité qu'explore Zakaria de Leyla Bouzid, mais à partir cette fois-ci d'un point de vue extérieur et objectif relatif à des situations appartenant classiquement au naturalisme français (Antoine Pialat, le fils de Maurice Pialat, est significativement salué lors du générique-fin). Les « paradoxes de l'altérité » (Abdelmalek Sayad) au nom desquelles l'altérité déterminant la position de Zakaria subordonnée par son ascendance (post)coloniale est ce qui aura dû en un premier temps être minimisée afin de répondre positivement au discours intégrationniste et ce qui sera en un second temps réévalué au moment du décès de son père algérien représentent ainsi l'impossible héritage qu'un homme voudrait léguer à sa fille. Certes, le naturalisme peut à bon droit écoper d'un certain nombre de critiques légitimes qui s'attachent notamment à discuter la représentation d'un « naturel » rarement discuté comme tel dans les films se réclamant d'une esthétique dont la moyennisation en aura assuré la faveur consensuelle. Ici, pourtant, le principe démocratique dans le respect duquel les acteurs non-professionnels d'un village du Gard se montrent aussi talentueux que des acteurs considérés comme professionnels autorise aussi de rendre justice à la réalité d'habitus structurés à partir d'une problématique faisant de la différence (raciale) le tort que les uns imposent aux autres et que les autres doivent négocier entre eux sans savoir-faire ni mode d'emploi.

 

 

Il y a du hors-champ aussi dans A Walk in the Grey Sun mais il demeure moins facilement identifiable, en même temps que la balade urbaine de Leyla de retour chez elle en compagnie d'Ali qui l'aborde pour faire sa connaissance manifeste l'évidence d'une rencontre triomphant de la grisaille environnante mais sans pour autant s'identifier aux schèmes inusables de l'amour au premier regard. C'est qu'il s'agit moins d'amour que de sa possibilité dans le film de Mona Lotfy et cette possibilité hasardeuse, abandonnée en bordure de la fiction pour la laisser au bon soin de l'imagination du spectateur, se développe en subtils échos oniriques qui, d'un parapet qui ne sera pas franchi à un désert intérieur ouvert sur les prémisses sonores de la mer, manifesteraient qu'« il faut tenter de vivre » comme le disait Paul Valéry. La sensualité d'une main ouverte comme d'un visage caressé par le rideau gros du vent qui le soulève concluent un film allégorisant, sans rien forcer, que toutes les promesses (historiques comme amoureuses pour la jeunesse égyptienne du Printemps arabe) n'en sont véritablement que pour celles et ceux qui veulent bien en relever le pari hasardeux.

Une journée en 59 (2012) de Nadim Tabet : Une partie de campagne rêvée

C'est un film silencieux, mais ses images dont la granulosité noire et blanche semble provenir de l'époque désignée par le titre (une journée en 1959) en disent, elles, beaucoup. Déjà sur la morne routine des rapports de classes distribuant, sous un même soleil écrasant, la fatigue de l'ouvrier au travail et celle bien différente de Farès, son patron. Ensuite sur l'autre routine des rapports de sexe distinguant, enveloppés dans la même atmosphère estivale, l'ennui bourgeois de la femme et l'indifférence vaguement méprisante de son compagnon (toujours Farès) qui, visiblement, la trompe avec sa meilleure amie. Muet, Une journée en 59 est un film parlant dont l'éloquence déconcertante pose avec gracilité ses images fictivement imprégnées d'un temps lointain au carrefour de formes de domination universelles. En même temps qu'il use de cette imprégnation comme d'un moyen assurant une distance évanescente et onirique (les cartons, d'une naïveté assumée, sont plutôt drôles).

 

 

Muet, le film de Nadim Tabet n'en est pas moins sonore enfin, ouvert à cette troisième dimension de la sensibilité aménagée pour l'oreille au croisement de sons d'ambiance et des accords d'une musique électrique, cristalline et alanguie, entre les Feelies, Mogwai et Sonic Youth. Quand survient un MacGuffin (les billets volés dans le coffre-fort du patron par son ouvrier) dont on imagine qu'il va électriser l'indispensable hasard au nom duquel la route du couple bourgeois accompagné de l'amie/amante va justement croiser à l'occasion d'un après-midi campagnard celle de l'ouvrier, la valise remplie de billets. On s'en rend ici compte, le film de Nadim Tabet invite le spectateur à puiser dans sa propre imagination afin de prolonger une rêverie cinéphile dont le naturalisme au fil de l'eau charrie irrésistiblement les eaux vives de Une partie de campagne (1936) de Jean Renoir d'après Guy de Maupassant et de Monika (1953) d'Ingmar Bergman.

 

 

Précisément, le geste du cinéphile (le réalisateur avait 32 ans quand il a réalisé Une journée en 59), proche dans l'esprit des expérimentations contemporaines du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, du philippin Raya Martin et du portugais Miguel Gomes, consisterait à imaginer un passé dont les images viendraient des archives du cinéma. Comme si seul le cinéma pouvait suppléer les défaillances d'une mémoire collective compliquée par bien des guerres, d'hier (la crise de 1958 et l'opposition entre les pro-occidentaux et les partisans du panarabisme) et d'aujourd'hui (les suites de seconde offensive israélienne de 2006). A l'écran, triomphe l'évidence d'un quadrille sensuel et impressionniste, le bourgeois avec son amante, l'ouvrier avec l'épouse de son patron, jusqu'à ce que la pulsion trouve à s'actualiser de manière naturaliste dans le meurtre par l'employeur de celui dont il ignore qu'il est son employé.

 

 

La rivalité masculine se substitue certes au clivage de classe, mais cette substitution se prolongerait peut-être dans l'usage de quelques fondus enchaînés plongeant (comme dans Le Liban en automne tourné en 2006) dans les fondations remuées du perpétuel chantier libanais. Si l'amnésie l'emporte aussi avec la chaleur de l'été, c'est en déployant paradoxalement un horizon mythique résonnant des paroles de « Je crois entendre », l'aria tiré de l'acte I de l'opéra de Georges Bizet Les Pêcheurs de perles (1863), une histoire d'amants sacrilèges située sur l'île de Ceylan. La « Romance de Nadir » chantée par Jussi Björling (l'enregistrement daterait de 1945) autoriserait presque Une journée en 59 à aborder les rivages de Tabu (1931) de Friedrich W. Murnau, si les eaux qui les lèchent n'étaient pas celle d'un Léthé trop bien connu des Libanais pour qui l'innocence et la frivolité s'obstineraient à demeurer des rêves impossibles. « Je crois entendre encore / Caché sous les palmiers / Sa voix tendre et sonore / Comme un chant de ramier ».

Peau de colle (2013) de Kaouther Ben Hania, Baghdad Messi (2012) de Sahim Omar Kalifa, Hystoria (2012) de Youssef Jaber, Les Jours d'avant (2013) de Karim Moussaoui, Brûleurs (2011) de Farid Bentoumi : Les mondes arabes en leurs déchirants échos (II)

Une des limites intrinsèques à l'exercice du court-métrage consiste en l'illustration exclusive d'une idée forte au nom de laquelle devront être mobilisées dans une perspective strictement instrumentale toutes les ressources appartenant au champ du cinéma. Cette limitation esthétique dont on connaît les développements les plus connus économiquement (la réclame publicitaire, le spot, le clip – autrement dit la promotion en tant que valorisation spectaculaire de la représentation audiovisuelle au nom de prescriptions marchandes niant la spécificité de l'art cinématographique) est le risque encouru par des courts-métrages plébiscités comme Peau de colle tourné par une réalisatrice tunisienne originaire de Sidi Bouzid et Baghdad Messi réalisé dans la région d'origine de son auteur dans le Kurdistan irakien. Dans les deux cas, l'enfant est la figure classique d'une obstination (à ne pas vouloir aller à l'école coranique ou Kouttab pour la gamine du film tunisien ou bien à faire que soit réparé le poste de télévision transmettant les exploits du footballeur préféré du gosse du film irakien) en laquelle le spectateur aura donc tout loisir de s'identifier, sans être pourtant sensible à ce qui aurait pu témoigner de leur relative perversité (à humilier le mauvais maître en lui retournant sa méchanceté dans le film de Kaouther Ben Hania ou bien à obliger le père à risquer sa vie pour satisfaire la demande de réparation du téléviseur dans celui de Sahim Omar Kalifa).

 

 

Mais un traitement visuel léché adossé à une résolution scénaristique balisée neutralise toute possibilité de perversité au nom de l'illustration consensuelle circonscrivant les termes de fables qui, visant trop vite l'universel en ratant le particulier, posent tantôt la belle persévérance de la jeunesse (Peau de colle), tantôt la reproduction des meurtrissures de l'enfance en temps de guerre (Baghdad Messi). Il y a même du côté du court-métrage tunisien tout un arsenal d'afféteries formelles qui, de l'image atteint de jaunisse à la musique pimpante de Benjamin Violet en passant par les contre-plongées insistant sur le sourire espiègle de la jeune fille, vise délibérément Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain (2001) de Jean-Pierre Jeunet. Le pittoresque comme dénominateur commun, en neutralisant le grotesque comme plus grand commun diviseur (l'horreur qu'elle appartienne à la main collée à l'accoudoir d'une chaise dans le film tunisien ou à la jambe manquante du gamin du film irakien), sacrifie au bien-être du spectateur la matière complexe des sujets convoqués.

 

 

Et, après tout, n'est-ce pas aussi ce qui affecte négativement Girafada (2013), le premier long-métrage de Rani Massalha, un réalisateur d'origine palestinienne qui, au nom du conte édifiant consacré à l'enfance blessée, se saisit d'un fait divers insolite (une girafe manque dans le zoo de Qalqilya, le seul de toute la Palestine) mais afin d'en dénoyauter tout élément subversif. Comme si le minimum actoral de Bakri fils (Saleh Bakri, acteur gigantesque pour peu qu'un cinéaste veuille bien se mettre au travail, à l'instar d'Elia Suleiman dans Le Temps qu'il reste en 2009), l'abattage mollasson de Bakri père (Mohammed Barki dont on croirait qu'il ne fait ici que cachetonner), les yeux verts du petit Ahmad Bayatra, les cheveux blonds de Laure Clermont-Tonnerre (qui est la fille du producteur du film), ainsi qu'une girafe animée in fine numériquement sur palette graphique devaient instruire de la possibilité de la mièvrerie et du sentimentalisme pour un peuple palestinien contraint au sérieux de la résistance contre l'occupation israélienne. Mais comment croire sérieusement qu'un film abordant de biais (le conte pour enfants) le « conflit israélo-palestinien » en proposant ainsi que le seul personnage israélien relativement sympathique soit interprété par un acteur français (Roschdy Zem) ne soit pas en conséquence politiquement biaisé ?

 

 

Il y a également une idée forte dans Hystoria tourné par un réalisateur libanais travaillant au Qatar, et elle se ramasse dans le harcèlement d'une mouche à l'encontre d'un intellectuel dérangé dans le prestige de ses lectures vespérales (Borges, Kierkegaard) pendant que la télévision montre des images des répressions sanglantes au moment du Printemps arabe (en particulier en provenance de la Place Tahrir au Caire). C'est que l'articulation de la production médiatique de l'actualité et de la lecture de grands textes littéraires et philosophiques appelle, du point de vue subjectif de l'intellectuel distant ou distrait, la neutralisation de l'horreur. Il s'agirait même d'une forclusion au nom de laquelle le retour du réel scotomisé s'accomplit non plus sur le mode du retour du refoulé mais sur celui de la psychose paranoïaque. La mouche qui ne meurt pas écrasée entre les pages du grand livre, malgré les éclaboussures sanglantes sur le visage du lecteur ahuri, revient exactement comme le réel dans l'éthique lacanienne. Et le surgissement aberrant et grotesque de ce réel, en tant qu'il est ce qui manque subjectivement entre l'éloignement spectaculaire de l'histoire dans les représentations médiatiques et le repli scolastique de l'intellectuel, oblige ce dernier à une prise de position en regard de ce qui arrive et dont l'appel se veut en référence explicite au Sacrifice (1986) d'Andreï Tarkovski.

 

 

L'idée est particulièrement intéressante (surtout en rapport avec son potentiel de grotesque), mais ce n'est qu'une idée et le court-métrage de Youssef Jaber n'en livre qu'une illustration, aussi séduisante soit-elle. Heureusement, d'autres films savent être plus forts ou meilleurs que les intentions déterminant sur le papier le formalisme de leur dispositif cinématographique respectif. C'est le cas de Brûleurs (2011) de Farid Bentoumi ainsi que des Jours d'avant (2013) de Karim Moussaoui, deux beaux exemples proposés par de jeunes réalisateurs algériens appartenant à la même génération (ils sont nés tous les deux en 1976) et qui excèdent le principe limitatif de la bonne idée servie par l'illustration la mieux instrumentée. Qu'il s'agisse avec le film de Farid Bentoumi du détournement d'un sous-genre relativement récent à Hollywood et particulièrement codifié (ce mixte de Home-movie et de found footage exemplifié hier par Projet Blair Witch et aujourd'hui par la série Paranormal Activity) ou bien que nous ayons affaire à la réappropriation par celui de Karim Moussaoui des vertiges narratifs du perspectivisme au bénéfice du rendu de la guerre environnant l'adolescence entre autres hérités de Elephant (2003) de Gus Van Sant (et du film éponyme d'Alan Clarke qui l'avait inspiré en 1989), ce qui marque l'esprit du spectateur est à chaque fois la puissance tragique associée à une jeunesse qui brûle en dedans (le désir de l'arrachement migratoire dans le premier court-métrage) ou bien en dehors (la sécheresse des ponctuations mortelles criblant l'environnement des héros du second court-métrage).

 

 

La haute précision technique du film de Farid Bentoumi mobilise ainsi le régime subjectiviste et phénoménologique identifié au sous-genre hollywoodien détourné, et cela au bénéfice d'une grande implication empathique du spectateur pour ces brûleurs qui retiendront ainsi davantage l'attention que leurs homologues du film plus classique de Merzak Allouache (Harragas en 2009). C'est effectivement toute l'intelligence esthétique de Brûleurs qui, en plus de fabriquer un faux naturel en s'inspirant des artifices hollywoodiennes mais au service de réalités sociales localisées au large de la Méditerranée, sait faire lever de son magma d'adolescence masculine frôlant le naufrage intégral une image (une jeune femme se dévoile pour s'offrir en souvenir au garçon qui l'aime mais doit partir) d'une intensité érotique et solaire inoubliable. Il y a également de l'inoubliable et cela a encore à voir avec l'adolescence dans Les Jours d'avant qui propose d'ouvrir sa reconstitution de la ville de Sidi Moussa au début des années 1990 aux vents inactuels d'une jeunesse générique et éternelle (on pourra penser, en regardant ces jeunes, tout à la fois à Elephant donc mais aussi au Bonheur de Cédric Kahn en 1994 comme aux Beaux gosses de Riad Sattouf en 2009).

 

 

De part et d'autre d'un récit considéré à l'aune de deux points de vue spécifiques (celui de Djaber et celui de Yamina), s'avérerait ainsi une césure insistant formellement sur un ordre symbolique qui, soucieux de faire respecter la différence structurale des rôles sexués, n'est peut-être pas sans rapport non plus avec les déflagrations de la guerre civile algérienne. Si Les Jours d'avant est l'histoire racontée deux fois, à l'intersection de deux angles subjectifs différents (et la voix-off masculine n'est pas celle de l'interprète de Djaber, Mehdi Ramdani, mais du cinéaste lui-même), d'un non-rapport amoureux entre Djaber et Yamina scandé par la musique de Haendel (comme la musique de Vivaldi rythmait Mamma Roma de Pier Paolo Pasolini en 1961), cette histoire d'amour qui n'aura pas eu lieu n'en a pas moins déterminé, au-delà de ce qui vient réaliser la séparation (Yamina doit déménager), une série commune de souvenirs arrachés aux éclats d'une violence littéralement insensée.

 

 

Certes, le scénario (coécrit avec Virginie Legeay, l'actrice de La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau en 2013) peut faire montre d'un arbitraire scénaristique à la limite quand la séquence centrale des toilettes n'est ressouvenue que du point de vue féminin qui, succédant au point de vue masculin qui aurait alors comme forclos la scène, motive de différer la révélation de son contenu (il y a bien une séquence commune qui, ressouvenue par Djaber, manque dans la série de Yamina, celle des courses portées par ce dernier dans son dos à elle, mais son absence répond à l'insignifiance d'une action qui, pour l'héroïne, ne méritait nullement qu'elle s'en souvienne). Mais l'arbitraire peut aussi se comprendre au niveau d'un hiatus structural réaffirmant la différence genrée ou sexuée des points de vue, en même temps que ce faux-raccord boiteux entre le masculin et le féminin introduit la compréhension tragique d'une mémoire commune partagée depuis leur non-savoir même par Yamina et Djaber. Comme l'est leur ignorance de cette communauté de souvenirs qui sont extraits d'une guerre dont l'avoir-lieu semblerait, ainsi qu'ils l'avouent respectivement en voix-off, ne pas les concerner.

 

 

La guerre serait alors ce qui, depuis sa logique insensée, rend impossible une histoire d'amour entre deux adolescents coincés entre des déchets ménagés au début du film, un cabinet de toilettes au milieu et les cadavres de policiers à la fin. Comme elle rend impossible une communauté de souvenirs relatifs à une histoire n'ayant eu lieu que sur un mode virtuel. Rien d'autre n'aura eu lieu que la guerre qui ne concerne pas ceux pour qui l'amour en raison même de la guerre n'a pas eu lieu, voilà ce que raconte puissamment le court-métrage de Karim Moussaoui. Film enveloppé du deuil d'une adolescence vouée pour cause d'une guerre civile encore impensable et indicible à faiblement consister (la danse rigolote du copain hirsute de Djaber sur What is Love de Haddaway, dans sa reprise même et le passage des points de vue, marque un étiolement significatif), Les Jours d'avant aura su, tout autant (mais différemment) que Brûleurs, proposer de saisissantes ou mémorables images concernant une jeunesse algérienne encourant le risque de l'inconsistance spectrale.

Révolution Zendj (2013) de Tariq Teguia : Un anarchisme légendaire

L'affolement de toutes les boussoles existantes, voilà ce que vise Révolution Zendj dans la souveraineté d'un geste cinématographique radicalisant la puissance de déterritorialisation à l'œuvre dans les deux précédents longs-métrages du cinéaste algérien, Rome plutôt que vous (2006) et Inland – Gabbla (2008). D'une part, le film organise l'affolement de la boussole interne du spectateur en ce que la dissémination aux quatre vents de sa matière narrative propose un poudroiement de points de connexion dans l'éloignement relatif desquels s'expose souverainement la force hallucinante et tellurique des plans. D'autre part, cette dynamique narrative de ventilation induit l'affolement des boussoles externes de la géographie et de la géopolitique au nom de l'affirmation politique d'une condition nomadique et exilique suffisamment générique pour donner à voir dans les intervalles de la mondialisation du capital la puissance contestataire des peuples.

 

 

Ainsi, un journaliste algérien (Ibn Battûta, comme le grand voyageur et explorateur marocain du 14ème siècle) au travail d'une enquête portant sur la révolte des esclaves noirs contre le pouvoir abbasside dans le sud de l'Irak entre 869 et 883 entreprend un voyage démarrant dans la région algérienne du M'zab alors électrisée par des émeutes pour aller ensuite en direction de Beyrouth après la seconde offensive israélienne de 2006, avant d'atteindre Bassorah détruite par deux guerres étasuniennes livrées successivement en Irak.

 

 

Ainsi, une étudiante palestinienne (prénommée Nahla en hommage au film éponyme de l'algérien Farouk Beloufa, son unique long-métrage de fiction réalisé en 1979) qui vit en Grèce parmi les étudiants et anarchistes insurgés contre la mainmise des banques sur les richesses du pays voudrait retourner en Palestine occupée en passant par Beyrouth et le souvenir brûlant des massacres de Sabra et Chatila en 1982, pour finalement échouer et revenir à Athènes alors sous le feu de nouveaux affrontements entre la jeunesse en révolte et la police.

 

 

Ainsi, un groupe de capitalistes étasuniens imaginant de construire sur les ruines fumantes de Bassorah un complexe commercial sur le modèle de Disneyland et Babylone retournent à New York après avoir été délestés à Beyrouth de leurs valises de dollars par le journaliste alors épris de l'étudiante. C'est que la puissance de déterritorialisation se comprend dans Révolution Zendj comme une esthétique de la désorientation au nom de laquelle la vision hallucinée d'un autre Orient arrache à la désertification grandissante du monde la multiplicité parcellaire d'oasis riches en potentiel libertaire.

 

 

La désorientation du spectateur sera donc l'épreuve à relever afin de découvrir, halluciné, l'aveuglant soleil en train de se lever des peuples en lutte contre les pouvoirs qui les assignent à résidence à l'intérieur des frontières étatiques-nationales ou qui les attrapent dans le filet transnational du capital. Contre le pouvoir de réification des cartes et des histoires dressées ou racontées dans la seule perspective des vainqueurs, Tariq Teguia aura mis au point durant trois années une ample machine cinématographique susceptible de cartographier des lignes de fuite (dont les nœuds se nomment ici Beyrouth ou Bassorah réinventée en Égypte) au croisement de lignes de faille des affrontements d'avant-hier (les Zanj), d'hier (les Palestiniens des camps de Sabra et Chatila) et d'aujourd'hui (les émeutiers du M'zab comme d'Athènes).

 

 

En filmant pendant 135 minutes la quête homérique d'un homme et d'une femme dont la singularité quelconque consiste à partir d'ici pour aller voir ailleurs s'ils n'y sont pas aussi, le cinéaste arrive alors à faire glisser son film le long de plaques tectoniques qui, telles des toiles de Mark Rothko, attestent d'une dérive des continents non-réductible à la mobilité du capital comme au morcellement communautariste des vieux États-Nations. Ces nouveaux « exotes » (Victor Segalen) figureraient dans le film de Tariq Teguia une singulière mobilité qui, sachant triompher des alibis exotiques et touristiques de l'utopie capitaliste, se comprendrait comme « exterritorialité » (Siegfried Kracauer). Autrement dit, c'est l'affirmation libertaire d'une puissance du dehors qui, bifurquant tel le Z de Zendj entre un chant de Nico et une lecture de René Schérer, le corps du cinéaste libanais Ghassan Salhab et une citation du poète irakien Saadi Yousef, une projection de Ici et ailleurs (1974) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville et la référence à quelques mythes littéraires (Snark ou Moby Dick), un rock de Godspeed You ! Black Emperor et l'adaptation théâtrale de Mobile (1962) de Michel Butor, rendrait justice à un anarchisme légendaire faisant miroiter et cristalliser, au milieu du désert idéologique de la postmodernité, les roses des sables désignant la carte au trésor des résistances actuelles comme inactuelles.

 

 

Au nom d'une désorientation conduisant à cette éblouissante cristallisation, il faudra célébrer l'archéologie du présent de Révolution Zendj comme la preuve qu'il est exemplairement notre contemporain.

 

 

 

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Jeudi 17 avril 2014


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