La violence politique, son histoire, son actualité, son spectre

Du terrorisme et de son non-concept (première partie)

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« Il est évident que l'arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes » (Karl Marx, Introduction à une Contribution à une critique de la Philosophie du droit de Hegel, 1843)

 

  

« Seule la violence aide, là où la violence règne » (Bertolt Brecht, Sainte Jeanne des Abattoirs, 1929-1931)

 

 

1) Parmi l'abondante et importante littérature rédigée par Karl Marx, qui ne saurait évidemment se réduire ni à la manière synthétique, déclarative et prophétique du Manifeste du parti communiste (1848) ni à la minutie analytique et scientifique caractérisant le premier livre (1867) de l'inachevé Capital (sous-titré Critique de l'économie politique), on voudrait évoquer aujourd'hui en raison de l'urgence des circonstances un texte antérieur, contemporain de Sur la Question juive et appartenant à la jeunesse de son auteur (il n'a alors que 25 ans) : Contribution à une critique de la Philosophie du droit de Hegel (1843). Depuis 1842, Karl Marx travaille dans un journaliste d'opposition libérale au clergé catholique (la Rheinische Zeitung ou Gazette rhénane) et y radicalise ses positions de « jeune-hégélien » aux côtés de son camarade Bruno Bauer, empruntant la perspective philosophique ouverte par Ludwig Feuerbach et dont l'ambition consistait alors à critiquer la religion en usant de la dialectique hégélienne mais en la dégraissant de son idéalisme, afin d'être désormais habilitée à être à la hauteur de l'historicité du temps présent.

 

 

Le 1er janvier 1843, la Gazette rhénane subit pour la troisième fois les foudres de la censure : interdit, le journal ne survivra pas après mars 1843 (Karl Marx avec son épouse de haute extraction aristocratique Jenny von Westphalen fuira alors à l'automne de la même année la censure prussienne pour se réfugier à Paris et se consacrer avec Arnold Rugge à l'unique numéro des Annales franco-allemandes publié en février 1844). En septembre 1844 et toujours à Paris s'y consolidera l'amitié décisive avec Friedrich Engels, dans la rédaction commune de La Sainte Famille (1845) en forme de rupture avec les limites philosophiques et politiques de l'hégélianisme de gauche, puis de L'Idéologie allemande (1845-1846) en gage de critique radicale de l'anarchisme individualiste de Max Stirner (c'est dans le manuscrit de ce dernier ouvrage publié à titre posthume à Moscou en 1932 qu'auront été retrouvées les onze Thèses sur Feuerbach rédigées au printemps 1845 dans la foulée d'une première lecture de L'Unique et sa propriété de Stirner et dont la dernière thèse, la plus célèbre d'entre elles, pose en pierre de touche d'un matérialisme radical que « les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières, il s'agit maintenant de le transformer »).

 

 

2) Commencée en 1843, la « critique du ciel » est achevée en 1845. Ne restait plus alors qu'à entreprendre la « critique de la terre » et la fréquentation des milieux révolutionnaires et socialistes français vont aider à accélérer la mue intellectuelle et politique de Karl Marx (cf. Kostas Papaioannou, De la critique du ciel à la critique de la terre : l'itinéraire philosophique du jeune Marx, éd. Allia, 1998). C'est donc dans l'unique numéro des Annales franco-allemandes que paraît sa Contribution à une critique de la Philosophie du droit de Hegel.

 

 

Et c'est dans son Introduction qu'on y lira notamment des propos aussi fameux que souvent incomplètement compris : « La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple ». Il faut alors toujours rappeler la phrase qui précède et nuance le recours métaphorique à l'opium : « La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle ». La drogue de la religion (qui peut être en effet une très mauvaise came) est donc employée à la fois pour exprimer et pour contester, certes illusoirement, l'accablement cependant tellement réel du malheur et de la misère causés par « un monde sans cœur, (…) une époque sans esprit » qui sera décrite cinq ans plus tard dans le Manifeste comme étant celle du triomphe historique de la bourgeoisie.

 

 

C'est pourquoi, selon l'auteur, la critique de la religion promettant l'autre monde se pose en préalable de la critique du monde ici-bas sur lequel elle exerce le magistère de ses soulagements imaginaires : « La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole ». Enfin, Karl Marx pose la nécessité non plus d'une protestation spirituelle mais désormais d'une contestation matérielle de cette « vallée de larmes, dont la religion est l'auréole ».

 

 

3) Vient alors le propos dont notre tâche consisterait à penser à nouveaux frais l'urgence tant notre actualité en impose l'exigence critique : « Il est évident que l'arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu'elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu'elle procède par des démonstrations ad hominem, et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu'elle devient radicale. Être radical, c'est prendre les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même. » Ne plus interpréter le monde mais le transformer, c'est pour Marx passer de la protestation symbolique au réel de la contestation ; c'est faire que la théorie passe dans la pratique collective et devienne une force matérielle ; c'est ne plus se satisfaire des mots armés de la critique mais examiner la nécessité du recours critiquable aux armes ; c'est critiquer et discriminer parmi celles-ci quelles armes sont susceptibles d'en finir légitimement avec les formes sociales et historiques de la séparation, de la domination et de l'aliénation afin de relever une humanité enfin réconciliée à sa racine, ressaisie en et avec elle-même.

 

 

La critique radicale des armes, ce fut déjà avec la Révolution française le moment critique de la Terreur ; ce furent à l'époque de la rédaction du Manifeste du parti communiste le printemps des peuples et les soulèvements ouvriers du 19ème siècle ; ce furent plus tard les résistances aux fascismes et les révolutions nationalistes sous bannière socialiste ou communiste, anticolonialiste et tiers-mondiste au 20ème siècle ; ce furent également les impasses tragiques de l'extrême-gauche ou du gauchisme dans le passage à la lutte armée avec le reflux des promesses libertaires de Mai 68 ; ce sont encore après la fin du bloc soviétique les peuples du monde entier qui se rassemblent et parfois s'insurgent, et dont la force émeutière n'aurait peut-être jamais été aussi intense ou accentuée que ces dernières années (cf. Alain Bertho, Le Temps des émeutes, éd. Bayard, 2009 – mais aussi les analyses respectives et différenciées d'Alain Badiou et Toni Negri avec Michael Hardt).

 

 

4) Mais, dans l'imaginaire caractérisant le monde contemporain, l'usage de la violence armée à des fins politiques se retrouve radicalement dissocié de toute politique émancipatrice (et son emploi par des groupes d'extrême-gauche dans les années 1970 aura de fait obscurci aussi la politique révolutionnaire et émancipatrice qu'elle était censée servir en déliant l'usage critiquable des armes des armes de la raison critique : cf. Isabelle Sommier, La Violence politique et son deuil. L'après-68 en France et en Italie, éd. Presses Universitaires de Rennes, 2008). Aujourd'hui, la radicalité révolutionnaire semblerait avoir irrésistiblement été éclipsée – il ne serait même plus question d'en continuer à faire le deuil – au bénéfice explosif et disjonctif de la radicalisation djihadiste. « Si le mot radicalisation peut avoir une valeur symptomatique, et pas seulement sémiologique et sécuritaire, je la saisirai explique Fethi Benslama à partir de sa racine qui désigne précisément la racine. Ceux que je rencontrais dans mon activité clinique dans un service public de la banlieue nord de Paris, qui adoptaient subitement un discours et un mode d'être ultra-islamistes, étaient mus par le désir, parfois l'urgence, de s'enraciner ou de se ré-enraciner dans le ciel, à défaut de le pouvoir sur terre » (in Un furieux désir de sacrifice : le surmusulman, éd. Seuil, 2016, p. 37).

 

 

Il semblerait en effet être moins question aujourd'hui de protéger les acquis d'une révolution à la portée universelle, il appartiendrait effectivement moins à l'ordre du jour de poser la légitimité du recours à la violence révolutionnaire face à l'emploi asymétrique d'une violence justifiée par une « autorité légale-rationnelle » comme celle de l'État (Max Weber) que de mobiliser les moyens sociaux, juridiques, policiers et militaires d'anéantir la configuration qui rend possible les décharges pulsionnelles, les passages à l'acte meurtriers et les crimes de masse qui revêtent volontairement (ou non leur retraduction islamiste a posteriori étant parfois le fait redoublé, symptomatique des courts-circuits de la bêtise systémique de l'époque, de l'État et de Daech) la défroque de ce qui est aujourd'hui qualifié de terrorisme djihadiste (hier d'Al-Qaïda, aujourd'hui de l'Organisation État Islamique ou Daech). « Alors qu'il [le terrorisme] désignait la violence exercée par le pouvoir de l'État pour sauver la pureté de la Révolution française, il en est venu à nommer l'inverse, la lutte violente contre l'État oppresseur fait encore remarquer Fethi Benslama. L'utilisation du terrorisme à l'encontre des populations civiles, afin d'amener les gouvernants à céder à des revendications, est un fait récurrent. Mais si, dans le cas des mouvements de libération du colonialisme, le but était l'obtention de l'indépendance nationale, celui d'Al-Qaïda ne correspond à aucune finalité politique pragmatique comparable. » (Un furieux désir de sacrifice, opus cité, p. 21).

 

 

La terreur est donc devenue l'ombre de notre quotidien, le terrorisme l'ennemi numéro un à abattre et, pris dans la tenaille configurée entre les accès de terreur d'un nouveau fascisme en ses réverbérations médiatiques d'un côté et le renforcement des discours réactionnaires et des dispositifs sécuritaires de l'autre, on se retrouve bien piteux avec notre rêve d'émancipation en bandoulière.

 

 

Le non-concept de terrorisme

 

 

5) Fethi Benslama continue ainsi le développement d'un propos qui, frotté des enseignements pratiques de la clinique, cherche à comprendre « les forces individuelles et collectives de l'anticivilisation au cœur de l'homme civilisé et de sa morale » (op. cit., p. 13) : « (…) Dans ce retournement du résistant en terroriste et inversement, selon les points de vue et les circonstances, réside l'ambiguïté morale de la violence. Tant de terroristes sont devenus des chefs d'État, respectueusement écoutés dans le concert des nations. D'Al-Qaïda à Daech, une mutation du djihadisme s'est produite sous nos yeux où la terreur est désormais au service de la création d'un ''État islamique'' et de l'utopie de sa cité idéale. Selon ses théoriciens, elle doit passer d'abord par une phase où il faut semer le chaos afin d'''administrer la sauvagerie'' par la suite sur la base de la charia » (op. cit., p. 21-22). Cette « administration de la sauvagerie » dans le vocabulaire théorique du néofascisme, les populations civiles en Irak et en Syrie (avec Daech) mais aussi au Nigeria et au Niger, au Cameroun et au Tchad (avec Boko Haram) en subissent depuis une décennie les conséquences avec une innommable brutalité. De semblables déflagrations meurtrières ébranlent aussi les sociétés occidentales (en France et en Belgique, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, en Espagne et aux Pays-Bas) qui font désormais les frais des courts-circuits entre refoulé colonial et discrédit des États inféodés aux marchés financiers, extension spectaculaire des supports médiatiques du narcissisme et misère symbolique qui ne se réduit plus aux seules fractions les plus paupérisées de la population, interventions néo-impérialistes et déstabilisation des compromis sociaux et des subjectivités à l'époque de la mondialisation.

 

 

Du point de vue subjectif, l'horreur commise et son amplification médiatique d'ailleurs appelée de leurs vœux par les auteurs des meurtres et des massacres accroît le sentiment général de tristesse et d'impuissance, sol fertile aux opinions les plus sordides. Du point de vue de l'État, le constat est simple et requiert le consensus national : la terreur réellement perpétrée par les auteurs des massacres ressortit du terrorisme qui de fait s'impose comme la qualification ou caractérisation normative d'une guerre exigeant la juste mesure d'une juridiction d'exception qui, sous la forme de l'état d'urgence, porte également atteinte à des libertés civiles fondamentales (comme le droit de se rassembler et de manifester ainsi que l'on l'aura vu avec le mouvement social opposé à la « loi-travail » subordonnant le code du travail à la loi des patrons fixée en accords d'entreprise).

 

 

Antonia Birnbaum avait alors raison de souligner le caractère visionnaire de certains développements de Walter Benjamin dans sa Critique de la violence (1920) : « Inutile de dire que le diagnostic porté sur l'expansion de la sphère légale est prophétique : la colonisation de la vie par le droit est un trait dominant de notre monde. Sous des formes différentes dans les sociétés riches et pauvres, elle connaît une accélération exponentielle ces dernières années » (« Variations du destin », préface à Critique de la violence, éd. Payot & Rivages, 2012, p. 21).

 

 

6) Pourquoi dire du terrorisme qu'il s'agit, comme le soufflerait l'amie Zsuzsa Baross, d'un non-concept ? Si l'on pose qu'il y a non-concept concernant le terrorisme, c'est que le terme ne donne en effet à penser ni la spécificité de la situation ni les moyens politiques de la dépasser (dès lors que les concepts, ainsi que le disait Gilles Deleuze, « sont les choses mêmes à l'état libre et sauvage » créées spécifiquement par la discipline de la philosophie : cf. Différence et répétition, éd. PUF, 1968, p. 3 ; Qu'est-ce que la philosophie ? [avec Félix Guattari], éd. Minuit-coll. « Critique », 1991, p. 26). C'est que la notion de terrorisme n'appelle pas la pensée au sens précis du terme, n'autorisant pas en effet à rompre avec le tissu ordinaire des opinions (ce terme appartient de fait à une terminologie consensuelle, en homogénéité avec l'État, sinon sous son contrôle institutionnel et symbolique).

 

 

Relevant strictement du régime discursif propre aux appareils ou dispositifs étatiques et capitalistiques de contrôle, de surveillance et de répression des subjectivités, le mot de terrorisme, dans son acception dominante (l'emploi ponctuel de la violence au service d'un climat de terreur à des fins politiques ou « politico-théologiques » dirait Fethi Benslama, ibidem p. 69), constitue une banalisation intéressée faisant l'économie fatale de quatre points problématiques sur lesquels il ne faut pas céder. Ce qui est escamoté, c'est d'abord la généalogie proprement étatique du vocable au service d'un recours légitime à la terreur car identifié au champ de la légalité (du jus terrendi des Romains aux partisans de la Terreur à l'époque révolutionnaire). C'est passée sous silence ensuite l'identification stricte et sans reste exercée par le discours étatique de la légitimité et de la légalité, le monopole sans reste ni partage de la seconde censée mécaniquement entraîner celui de la première. Ce sont encore les fusions et confusions de la légalité et de la légitimité qui sont au principe de la neutralisation des prises de position politiques et des spécificités de situation, dans l'oubli que les résistants notamment ceux inoubliables dits de « l'affiche rouge » et vrais héros de l'universel furent en leur temps qualifiés de terroristes (sous le vocable de terrorisme se retrouvent effectivement amalgamées toutes les formes historiques de la violence politique, d'hier et d'aujourd'hui, de droite et de gauche, laïques ou religieuses, réactionnaires et révolutionnaires, résistances historiques et actuelles à divers régimes de domination comme la surexploitation économique ou l'occupation coloniale). Après la question de la généalogie, c'est enfin celle de son histoire qui se voit éludée, y compris sous la forme exemplaire du terrorisme d'État jusqu'à sa plus récente actualité djihadiste.

 

 

Penser à distance du programme étatique le terrorisme consisterait donc à mener de concert trois opérations distinctes mais complémentaires : d'une part, il s'agit d'excéder le balisage discursif étatique afin d'en critiquer les présupposés idéologiques ; d'autre part, il faut réaffirmer l'écart décisif entre légitimité et légalité afin de passer comme le dirait Alain Badiou « de l'impuissance à l'impossible » ; enfin, il y a nécessité à poser la question du recours non à la terreur fasciste et nihiliste mais à la violence quand elle est par exemple au service de la défense d'une politique de l'émancipation, exemplairement énoncée par Bertolt Brecht (« Seule la violence aide où la violence règne » en clôture de Sainte Jeanne des Abattoirs – la phrase a été citée par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en titre secondaire de leur moyen-métrage tourné en 1965 et intitulé Nicht Versöhnt – Non réconciliés d'après Heinrich Böll). La défense et non l'attaque : voilà de quoi renouer a minima avec l'intelligence discriminatoire de la « critique des armes » marxienne.

 

 

7) Le terrorisme serait donc un non-concept incapable d'aider à penser la double impasse qu'il participe au contraire à configurer (impasse du recours à la violence islamiste et impasse de sa nomination consensuelle, impasse de la violence djihadiste et impasse de la réponse étatique, impasse mimétique des réactions légale et extra-légale). Le combat nécessaire contre la terreur exercée par des passages à l'acte sous la condition meurtrière d'un extrémisme à caractère (souvent, pas systématiquement) religieux doit se mener dans la critique radicale de la politique néo-impérialiste des États portant la responsabilité de la décomposition du Proche-Orient, de toutes les réactions fanatiques qui ne concernent pas seulement la religion musulmane, comme de la dévastation du monde vampirisé par le capital.

 

 

Un film contemporain de celui de Non réconciliés de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub aurait peut-être déjà aidé à penser le non-concept de terrorisme dans une singulière manière, ludique et prophétique (de « sentir le grisou » dirait Georges Didi-Huberman) : La Chinoise (1967) de Jean-Luc Godard. Mieux qu'une préfiguration sociologique de Mai 68, ce film propose en effet une discussion autour du désir chez certains étudiants politisés du côté de l'université de Nanterre d'une révolution universellement émancipatrice, mais en anticipant aussi les impasses d'une violence politique qui manquerait de légitimité auprès des masses populaires au point d'échouer à excéder et reconfigurer la clôture de la légalité étatique (ce serait en effet la singularité propre au film de Jean-Luc Godard que d'apparaître, rétrospectivement, comme étant déjà porté par le deuil d'une violence politique au final nihiliste quand elle est déliée de toute inscription dans un mouvement populaire révolutionnaire). La discussion passerait en particulier par deux points de capiton essentiels à la cohérence d'ensemble du film. Le premier point concerne les effets réflexifs induits par la référence mythique aux Possédés (1872) de Fédor Dostoïevski (dont on sait que ce texte aura inspiré, après la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la consécration étatique de la Résistance, à Jean-Paul Sartre Les Mains sales en 1948 et à Albert Camus Les Justes en 1949). Le second appartient surtout à la longue discussion filmée dans un train entre Anne Wiazemsky et son professeur Francis Jeanson, la première arguant d'une nécessité révolutionnaire exigeant pour le dire avec la prose marxienne de passer des armes de la critique à la critique des armes quand le second en critique radicalement les fondements depuis son expérience de porteur de valises du FLN pendant la guerre d'indépendance des Algériens. Certes, il s'agit encore ici d'un homme faisant « godardiennement » la leçon à une femme plus jeune que lui, énième expression du différend fondamental (à l'époque maoïste on aurait parlé de « contradiction non antagonique ») structurant les rapports et non-rapports entre les hommes et les femmes. Mais la leçon convoque aussi une expérience réelle (la guerre d'indépendance des Algériens) comme base d'une critique raisonnable au désir déjà sensible pour la lutte armée qui précipiterait moins la révolution qu'elle engagerait la solitude de passages à l'acte mortifères, radicalement dissociées des classes populaires.

 

 

8) Pourquoi en repasser aujourd'hui par l'exemple d'un film vieux de presque un demi-siècle ? Parce que La Chinoise rayonne encore de lumières spectrales ou fossiles cependant susceptibles de transpercer le « faisceau de ténèbres » accablant notre présent (cf. Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008). Notamment en permettant de relever et entretenir le désir générique de l'émancipation depuis une histoire du terrorisme qui, en un siècle, serait passée de la « propagande par le fait » des anarchistes comme Ravachol qui, entre 1877 et 1927, préparaient l'assassinat des princes, des généraux et des présidents à ces assassins de masse qui ne veulent rien moins que tuer aujourd'hui n'importe qui afin de précipiter le chaos (et, quand ils se qualifient volontairement de djihadistes, de produire « l'administration de la sauvagerie » nécessaire à la restauration du mythique califat depuis son abolition historique en 1924).

 

 

Via la porte étroite, une faible lumière messianique nous enjoint cependant de suivre une ligne de fuite entre deux impasses molaires (le terrorisme sous ses versants étatique et djihadiste ; la rivalité mimétique des fondamentalismes religieux et marchand) afin de trouver – mieux, de retrouver une arme (autrement dit un désir vital d'émancipation dont la légitimité ne cesse jamais de poser la question irrésolue de son écart avec les clôtures de la légalité étatique).

 

 

C'est à la lumière de ces réflexions sur le désastre obscur qu'est notre temps et sur le désir de ne pas s'y résoudre qu'il nous faudra désormais passer en revue et critiquer trois longs-métrages français (deux fictions et un documentaire) sortis en automne de l'année dernière ébranlé entre autres par les attentats consécutifs de Beyrouth, du Bataclan et de Saint-Denis (Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot d'un côté, Une histoire de fou de Robert Guédiguian et Les Anarchistes d'Élie Wajeman de l'autre). Non seulement parce que leur ambition partagée consiste à en repasser par des formes historiques de la violence révolutionnaire armée (respectivement les actions de la Fraction Armée Rouge allemande entre 1968 et 1977, celles de l'Armée secrète arménienne de libération de l'Arménie et les Commandos des justiciers du génocide arménien entre 1972 et 1986, enfin la « propagande par le fait » des anarchistes français de la fin du 19ème siècle). Mais aussi et surtout parce que ce retour par le passé afin de brosser à rebrousse-poil la lecture du présent n'appelle généralement que le passage du constat des impasses du terrorisme en particulier au constat de l'impasse de la violence politique en général, en déliant de fait l'exigence contemporaine des luttes nécessaires pour l'émancipation des rapports des « armes de la critique » et de la « critique des armes » qu'elles engagent nécessairement.

 

 

28 juillet 2016

 

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