"Occidental" (2017) de Neïl Beloufa

Quand le kitsch fait pschitt

Dans l'hôtel Occidental, l'arrivée de deux clients à l'accent italien douteux alimente le soupçon de la part de sa tenancière, tandis que l'employée de la réception, romantique tendance bovaryque, y voit pour sa part l'occasion inespérée de nouvelles aventures sentimentales. Dehors, la révolte populaire gronde, tandis que l'on se dispute les chiffres d'une mobilisation sociale dont la fourchette d'estimation, entre 350.000 et 1 million de personnes, fait l'objet traditionnel d'une dispute médiatique. D'un côté, les hypothèses fumeuses concernant l'identité des clients jettent dans un même chaudron bouillant sexualité minoritaire et fantasmée, racisme, gangstérisme et militantisme radical ; de l'autre, la rue s'engorge de la fumée grise dissolvant les figures d'une contestation politiquement nébuleuse, sans contenu signifiant autre que quelques drapeaux européens ou français.

 

 

Dans tous les cas, ça fume mais comme signe fumeux que la confusion règne, tantôt relayée dans la cacophonie des discours et l'artifice outrancier des identités, tantôt affirmée dans leur bruyante inconsistance. Et cela jusqu'à faire de la sarabande des simulacres se jouant à l'intérieur de l'hôtel Occidental l'expression dissipative d'une entropie convergeant de façon farcesque avec les effusions carnavalesques qui se jouent à l'extérieur.

 

 

Occident accidenté

 

 

Si Occidental s'en tient rigoureusement à son titre en proposant la fable du destin de l'occident comme forteresse kitsch enfumée par sa mentalité obsidionale, l'allégorie d'un monde précisément « occidenté » (pour reprendre le néologisme inventé par Victor Segalen puis repris par Jacques Lacan) manque précisément des accidents susceptibles de dialectiser son matériau fictionnel, aussi hétérogène soit-il sur le plan référentiel (chaque pièce ou couloir expose ainsi la reproduction d'un tableau représentatif de l'histoire de la peinture occidentale). Il manque effectivement de cette tension consécutive des rapports d'incommensurabilité entre le dedans et le dehors, qui innerve ou électrise les grands films prenant pour site ce « non-lieu » de la modernité par excellence qu'est l'hôtel, à l'instar de The Shining (1980) de Stanley Kubrick et Barton Fink (1991) des frères Coen en passant par Prenez garde à la sainte putain (1971) de Rainer Werner Fassbinder et Détective (1985) de Jean-Luc Godard, pour à la fin ne pas décevoir. Ainsi que déçoivent bien trop souvent, même avec les honneurs d'une théâtralité anti-naturaliste, les auberges espagnoles du cinéma où le boire et le manger du sens sont davantage l'affaire de l'hôte reçu plutôt que de celui qui reçoit.

 

 

Malgré la référence explicite à L'Amérique, le premier roman inachevé de Franz Kafka (Karl Rossmann travaille un temps comme liftier à l'hôtel Occidental), Occidental peine en effet à être ce cauchemar brassant les grands délires contemporains (raciaux et sexuels – mais, déjà, les classes font symptomatiquement défaut dans le jeu faussé des groupes et des identités). Des délires tels qu'ils émanent d'une idéologie fixée dans une architecture fonctionnelle et décorative pour être diffusée dans l'air conditionné de ses circuits de climatisation. Dans le même élan contrarié, sa pente grotesque qui n'est pas ce qui intéresse le moins ne cesse pas d'être bridée par les effets de clôture d'un décor artificiel qu'il s'agirait d'exploiter dans sa dimension seulement et explicitement signifiante (au fond, si le film n'avait pas le si pénible souci de déshistoriciser à outrance son matériau fictionnel, son grand modèle d'inspiration aurait sûrement été La Règle du jeu de Jean Renoir). L'expérience in-vitro souffre immanquablement de manquer d'air, même conditionné.

 

 

Le premier long-métrage de Neïl Beloufa pêche ainsi du côté où il penche. Ce côté appartiendrait logiquement à l'auteur ayant reçu en 2013 le Prix Meurice pour l'art contemporain offert en gage d'un bon mécénat par le premier des palaces parisiens. Ses vastes ambitions allégoriques l'empêchent de s'envoler tant il est par ailleurs surdéterminé par le plomb visible d'une approche plasticienne, qui circonscrit dans un hôtel de synthèse construit à Villejuif une valse de signes dont l'équivalence symbolique à l'intérieur se renverserait bien trop facilement en une auto-annulation diabolique à l'extérieur. La danse spéculative des hypothèses fumeuses en symptômes des captures idéologiques débouche alors sur la nébuleuse grise caractérisant une manifestation dépourvue de tout indice de sa nature ou de son orientation politique (on sourit mais deux secondes seulement d'une mobilisation collective rapportée à l'Union européenne, et puis plus du tout quand la manifestation s'apparente à une soirée en boîte de nuit ou une sortie de stade après un match). Le kitsch risque de se retourner alors contre son manipulateur, qui tire de la critique de l'idéologie incorporée dans l'architecture un étrange constat d'apolitisme. Après tout, le dispositif est un agencement disposé, une machine appropriée à appareiller l'époque post-politique avec l'esthétique ultra-référentielle et ludique de la postmodernité.

 

 

Et Occidental ne l'est pas moins que l'exposition L'Ennemi de mon ennemi commandée par le Palais de Tokyo au printemps dernier qui fait de l'expression multiple des signes de la représentation politique une combinatoire robotique qui en annule les différences afin de les fondre dans un marché des affiliations équivalentes.

 

 

Carnaval simulé

(se faire un film)

 

 

Dans l'intervalle, c'est quand même la part utopique de la modernité qui est jetée avec l'eau du bain de l'enfer de la réification marchande et bariolée de kitsch (cette part à laquelle aura tant tenu Farouk Beloufa, l'auteur du mythique Nahla, que son unique long-métrage de fiction aussi daté soit-il constitue cependant un geste héroïque de modernité cinématographique valant encore largement pour aujourd'hui, autrement dit pour demain aussi). La dialectique amputée boîte alors en trébuchant sur de fausses dichotomies critiques (les signifiants identitaires exacerbés versus l'opacification des signifiants politiques) et la claudication empêche ainsi la fumée d'être autre chose qu'un fumeux écran de fumée. Non que les acteurs ne se démènent pas pour multiplier les points et contrepoints figuratifs (Paul Hamy séduit en bellâtre italien de pacotille, mais séduirait davantage encore Louise Orry-Diquéro dans le rôle d'une Bovary contemporaine dont le charme conjuguerait les silhouettes de Greta Gerwig, de Valeria Bruni Tedeschi et de la standardiste Lucy dans Twin Peaks). Mais, à l'instar exactement des catégories formelles et vides chères à Kant, le décor l'emporte comme sujet surdéterminant les gesticulations de types bien trop abstraits pour accéder à cette densité figurative qui donne envie de poursuivre.

 

 

Dans un registre coloré, néo-baroque ou artificieux, des films récents aussi différents que Gaz de France (2016) de Benoît Forgeard et Brothers of the Night (2016) de Patric Chiha réussissaient, même ponctuellement, à trouver des points d'ancrage ou d'accroche avec le réel, du côté du bleu infographique de la communication médiatique pour l'un ou pour l'autre dans un registre fantasmatique brassée depuis un fond d'inscription documentaire. Deux éléments du film de Neïl Beloufa font à cet égard symptôme : un feu de cheminée révélé comme artefact visuel est la virtualité annonciatrice d'une destruction par le feu de l'hôtel mais les flammes n'en demeurent pas moins à titre d'effets spéciaux numériques seulement virtuelles ; un ultime travelling révèle que le décor artificiel n'aura été rien d'autre qu'un décor artificiel. Dans les deux cas, l'identique succède à l'identique, par redondance ou par tautologie et l'enfermement l'emporte en trahissant la belle promesse cinématographique d'une variation du Radeau de la Méduse qui renouvellerait les acquis de L'Ange exterminateur (1962) de Luis Buñuel.

 

 

Par extension, l'extérieur n'apparaît plus que le « dépli » (Gilles Deleuze) de l'intérieur et les deux faces composent alors un dedans avérant le redoublement de toute déconnexion avec le dehors perdu par cause de saturation insignifiante de signifiants. Et sa perte ne peut pas ne pas entraîner le désaveu de l'idée même de l'irruption politique saisie dans sa dimension de « dissensus » (Jacques Rancière) ou d'« excédence » (Toni Negri), autrement dit comme événement disjonctif et interruptif au principe d'une fracturation des coordonnées de la situation et d'une novation subjective. Le carnaval identitaire chauffée à blanc par une paranoïa obsidionale ne l'est au fond qu'à sanctionner un fétichisme intériorisé. Gage d'une réification de la conscience historique pour laquelle l'apocalypse fantasmée n'est que décorative – le décor quelque peu autiste de celui qui fait moins un film qu'il se fait un film. A contrario des fictions d'Amin Sidi-Boumédiène (L'Île en 2012) et Damien Ounouri (Kindil El Bahr en 2016) qui jouent le jeu du genre en mobilisant l'hétérogénéité de leurs références, mais pour allégoriser les formes du désastre actuel avec un sens autrement plus ferme et consistant de l'inscription vraie.

 

 

Le confinement solipsiste affectant Occidental expliquera probablement pourquoi, à l'instar de ces sodas dont le film identifie la nature symptomatique, il semble aussi peu pétillant qu'une boisson éventée. Au point que son kitsch en finisse par faire pschitt.

 

 

4 avril 2018


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