"Un peuple et son roi" (2018) de Pierre Schoeller

La révolution trahie, l'autre oubliée

À l'occasion d'une séance houleuse de la Convention nationale qui fonda en septembre 1792 la Première République française, l'intervention d'un parlementaire favorable à la monarchie constitutionnelle propose de mouler sa force de conviction dans la guise rhétorique de la métaphore suivante : pour que l'État français alors en grande difficulté, économiquement comme politiquement, puisse se redresser et se renforcer, il lui faudra savoir alors avancer en marchant à l'aide de ses deux jambes, avec un pied dans le parlementarisme et un autre dans le royalisme. La prise de position appartenant à un élu que l'on qualifierait aujourd'hui de centriste est évidemment circonstanciée. Cette dialectique qui sera plus tard encore philosophiquement défendue par Hegel s'appuie notamment sur l'équilibre des pouvoirs au principe du libéralisme de Montesquieu. Il s'agit précisément d'ajointer au respect des acquis révolutionnaires en termes de représentation parlementaire nationale le respect dû à la figure traditionnelle d'un roi cependant frappé de discrédit, en effet soumis au feu de vives critiques après l'échec de la tentative de fuite de la famille royale en direction de Varennes en juin 1791. Le compromis de la monarchie constitutionnelle n'aura pas tenu face à ce qui est alors considéré comme la trahison de l'un des acteurs de la contre-révolution qui sera jugé comme tel, condamné à mort et guillotiné le 23 janvier 1793.

 

 

On trouverait dans cette intervention une métaphore autrement circonstanciée en ce qu'elle exprimerait l'ambition de Un peuple et son roi, autant que le lot de ses intenables contradictions. Le troisième long-métrage de Pierre Schoeller propose en effet de faire tenir sa grande représentation de quelques journées révolutionnaires échelonnées entre 1789 et 1793 sur deux jambes complémentaires. Avec un pied dans l'action révolutionnaire des multitudes populaires qui démontent la prison de la Bastille après le 14 juillet 1789, meurent par milliers sous les balles tirées par la garde nationale lors du massacre du Champ-de-Mars le 17 juillet 1791, puis défont la Garde suisse en prenant à l'occasion de la première Commune insurrectionnelle de Paris le palais des Tuileries le 10 août 1793. Et avec un autre pied posé au milieu des débats opposant dans l'arène de la Convention diverses tendances parlementaires, certaines encore favorables au compromis de la monarchie constitutionnelle malgré Varennes, d'autres inversement convaincues que la jeune République française doit accomplir le pas au-delà de son destin révolutionnaire en assumant la condamnation à mort du roi (cette position est diversement partagée par des figures mieux connues et popularisées tels Marat, Danton, Saint-Just, Robespierre). L'ampleur de cette entreprise, si elle se manifeste dans le montant du budget (on frôle ici les 20 millions d'euros) et, corrélativement, un casting en or massif (Laurent Lafitte et Olivier Gourmet, Noémie Lvovsky et Adèle Haenel, Gaspard Ulliel et Céline Sallette, Louis Garrel et Niels Schneider, Izïa Higelin et Denis Lavant), ne cesse cependant de trébucher durant deux heures en se prenant les pieds dans les ourlets d'une mise en scène si pressée d'embrasser beaucoup qu'elle en étreint jusqu'à l'étouffement son objet. Le didactisme d'une farandole fastueuse est alors comme une bannière de plomb qui ne craint en effet d'avoir recours ni à l'étendard de tableaux portés par une théâtralité surannée (ainsi du cauchemar de Louis XVI piteusement assailli par les fantômes de glorieux ascendants qui l'invectivent en le traitant de loser), ni à l'enclume des symboles bruyamment martelés (ainsi de l'éclipse du monarque et petit-fils du Roi Soleil qui se renverse en astre des Lumières décillant les yeux longtemps aveugles du peuple, au risque que la novation de l'événement révolutionnaire n'en vienne à les brûler).

 

 

Non pas que Pierre Schoeller s'inscrive dans la veine intellectuellement réactionnaire et dominante idéologiquement qui, de Robert Hossein à Eric Rohmer en passant par François Furet, a longtemps consisté à réviser l'histoire de la Révolution française depuis les impasses dé-problématisées de la Terreur. Ainsi, le comité d'historiens dont le réalisateur s'est entouré pour écrire durant six années son scénario original est un cordon de sécurité comprenant notamment Arlette Farge et Sophie Wahnich comme autant de bons signes d'un recentrage à gauche. De fait, Un peuple et son roi insiste à juste titre pour montrer que la révolution est une affaire politique intégrale de corps également parlants et agissants, de part et d'autre de la ligne de la représentation nationale. Non seulement les représentants parlementaires débattent des meilleures orientations politiques à offrir à la jeune et fragile République, mais encore les corps populaires n'ont de cesse de commenter en discussions, affichettes et chansons les actions entreprises. Pour schématiser, on dira que l'archive de la révolution se tiendrait à la fois et également dans la reprise exacte des interventions des parlementaires et la reprise non moins exacte des airs populaires. Ce serait d'ailleurs la meilleure part du film de Pierre Schoeller, dédiée à la grande variété des commentaires incluant les commentaires des commentaires, les chansons et les déclarations proférées et affichées, de jour comme de nuit, en plein air ou le soir éclairé à la bougie, sur la scène de la Convention comme dans les scènes diverses de la vie artisanale et domestique, qui appartiennent aux hommes militant dans les clubs et les sections comme aux femmes qui enragent des limites imposées par sexisme à l'égalité. Jusqu'à traverser les enfants eux-mêmes qui se faufilent toujours aux abords des mêlées discutantes, l'oreille traînante mais toujours attentive à des paroles dont ils savent, même si elles sont parfois obscures, qu'elles les concernent au plus haut point.

 

 

Faire la révolution,

en confire la représentation

 

 

Mais cette part est aussi celle où s'enracine la pesanteur d'un vieux régime de représentation dont la réflexologie consiste quand même à reléguer les acteurs non-professionnels dans la figuration indistincte des foules au fond du plan pour le bénéfice exclusif des représentants du vedettariat qui se taillent bien entendu la part du lion. Les deux jambes de la révolution qui se dit, se joue et se dispute de part et d'autre de la scène de la Convention, autrement dit dans toutes les scènes où le peuple refuse de déléguer sa puissance d'agir, composent alors une dialectique terriblement appauvrie puisqu'elles se rejoignent dans la raideur unijambiste d'une représentation réellement hiérarchique, qui commande à l'aristocratie des vedettes de dominer l'avant-plan et ordonne en même temps à la populace des figurants de meubler les arrière-plans. Cela peut encore marcher pour Laurent Lafitte parce qu'il est réellement pensionnaire à la Comédie-Française, cette institution créée par une ordonnance de Louis XIV en 1680. Mais, devant Gaspard Ulliel qui rejoue encore une fois le Jacquou le croquant (2007) de Laurent Boutonnat, le grotesque est cet autre soleil qui crame aisément les rétines. Cette contradiction est d'ailleurs si intenable qu'elle serait d'autant moins compensée par la ponctuation de déclarations symboliquement connotées (un carton évoque « l'insurrection qui vient », la Reine Audu répond à qui se plaint qu'il faut moins se plaindre que porter plainte). Mobiliser ainsi le Comité invisible ou Georges Didi-Huberman afin d'arracher la Révolution à l'inertie de son historicité close et lui redonner le présent d'une actualité intempestive notamment vérifiée par les peuples du Maghreb et du Machrek en 2011 est un programme dont le didactisme bute inévitablement sur l'aristocratisme profond d'une entreprise cinématographique qui croit encore aux antiques lois de la hiérarchisation figurative et du recours aux sabots des symboles illustratif (toutes choses que savaient puissamment éviter L'Anglaise et le Duc d'Eric Rohmer en 2001, preuve s'il en fallait encore une qu'un film de droite peut être meilleur qu'un film de gauche).

 

 

Pour le beau plan d'une petite fille qui s'amuse, portée par l'ivresse révolutionnaire, à danser sur le tapis de plumes jaillies des coussins royaux éventrés après la prise des Tuileries, combien de sentences retranscrites depuis les archives nationales et remâchées par des acteurs professionnels dont les habitus parachèvent l'expurgation réelle de toute inscription documentaire qui aurait pu permettre ne serait-ce qu'un peu d'expérimenter l'actualité de l'inactuel ? À voir Un peuple et son roi, on pensera en effet moins à La Commune (Paris, 1871) (2000) de Peter Watkins qu'à En guerre (2018) de Stéphane Brizé qui élit systématiquement la star Vincent Lindon en corps populaire primus inter pares. Comment faire autrement dès lors qu'un film s'ingénie à ce point à contredire ses intentions égalitaires par le réel de l'inégalité au fondement de son vieux régime de représentation et de figuration ? Comment faire autrement quand le présent documentaire fait tant défaut à une chanson de geste civique dont le faste se veut seulement porteur d'une idée de la révolution confite dans la restauration d'un mythe républicain, plus troisième République que sixième ? Le vieux cinéma qui persiste à revêtir son académisme sous le ripolin du néoclassicisme est ce qu'il faudrait encore une fois renverser alors qu'il l'a déjà été par quelques révolutions esthétiques (néoréalisme, Nouvelle Vague, modernités), symptomatiquement oubliées.

 

 

Comment faire autrement ? Que faire, plutôt. Que faire, donc, sinon la révolution ?

 

 

28 septembre 2018


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