« Parce qu'on est ensemble dans le même poème »

(entretien épique avec Sylvie Pierre Ulmann)

Septième épisode

16) Jean-Claude Biette, Serge Daney, vous-même avec eux et d'autres encore appartenez à une génération dont la formation cinéphile fut déterminante, de l'être aussi collectivement. Il y aurait d'ailleurs quelque chose dans votre aventure partagée qui s'apparenterait à un roman de formation, au bildungsroman de toute une génération. Les aventures de la cinéphilie conjuguée avec l'exercice critique continuent bien sûr. Et quelques-une certainement de façon héroïque tant elles sont en grande partie affectées quand elles ne sont pas menacées par l'extension spectaculaire des formes d'expression contemporaines. Surtout celles qui valorisent tantôt la publicité narcissique des opinions individuelles, tantôt la soumission stricte de la critique à la promotion publicitaire. Seriez-vous d'accord pour dire que critique et cinéphilie désignent des réalités compliquées sinon obscurcies par le contexte actuel ?

 

 

Bien sûr il y a de « l'obscurcissement » dans le contexte actuel. Un jour j'ai posé une question à Jacques Rancière, ce devait être vers l'an 2001 et des poussières. Je lui ai demandé ce que cela représentait pour lui de « changer de siècle ». Il m'a répondu à peu près, apparemment étonné que je lui pose une question pareille, que ça ne lui faisait ni chaud ni froid, enfin, que cela ne représentait pour lui rien du tout de vraiment pensable. Je pense que c'est cela qu'il voulait dire : l'exercice de la pensée, le sérieux, le philosophique, n'en avait rien, disons, « à battre » pour rester poli, du changement de siècle. Bon, ça m'a un peu douchée et la conversation a tourné court. Dommage, en fait j'aurais voulu savoir ce qu'une aussi grosse tête que la sienne pouvait bien opiner (du bonnet) au sujet de ce grand imaginaire mental lié à l'arithmétique décennale, et même centennale, par laquelle se trouve chiffré l'imaginaire. Et même le réel de l'être dans l'histoire de ce qu'on appelle l'Occident en particulier, qui est tellement marquée par des « siècles de », siècles de Périclès, de Louis XIV, des Lumières, de Ludwig van Beethoven, etc. Sans oublier le siècle dernier, réputé celui-là de l'aviation et des grandes avancées technologiques dans les communications et les transports. Siècle de la modernité aussi, siècle de colonisation et décolonisation (avec divers colons et colonisés, souverainetés et sujétions impériales nouvelles), siècle du capitalisme et du communisme, et de deux grands massacres bien massacrants qu'on a appelé des « guerres mondiales ». Sans oublier de plus locales qui eurent aussi des retentissements mondiaux et continueront d'en avoir.

 

 

Bon, de mon côté, j'ai peut-être une sorte de fétichisme des nombres, des chiffres ronds, comme peuvent en avoir développé un les personnes dans mon genre qui ont toujours été nulles dans les sciences exactes, les mathématiques en particulier. La maîtrise des nombres, je suis tellement loin de l'avoir, et je crains tellement son pouvoir, qu'il se peut que j'en fantasme un peu le pouvoir de symbole : petite vengeance, ou réflexe de compensation du côté des impuissances, d'une pensée littéraire davantage tournée vers le langage écrit et le domaine poétique ou artistique en général que vers les chiffres et leur calcul. Il n'empêche que je ne suis pas la seule à vivre fortement l'imaginaire des siècles. Il y a 18 ans, donc, l'âge d'un jeune homme ou d'une jeune fille d'aujourd'hui, nous avons changé de siècle. Et le cinéma, auquel le 20ème siècle a donné à la fois naissance et maturité en tant qu'art, commerce, industrie, avec ses normes « mainstream » de production, et aussi, heureusement, ses multiples voies singulières et marginales, indiscutablement passe par une transformation très profonde de bien des choses qui en constituaient au siècle précédent la structure pensable. Il change matériellement, c'est bien connu : les moyens de filmer aujourd'hui (de cadrer et d'enregistrer des images et des sons, pour reprendre une définition minimale et imparable que j'emprunte à Jean Louis Comolli) sont devenus extrêmement diversifiés, et plus accessibles. On peut ainsi faire des films avec son téléphone portable. Demain on pourra peut-être en faire avec ses lunettes ou je ne sais quel dispositif possiblement miniaturisé du genre prothèse filmante et ils seront diffusés par tous les moyens existants et à inventer. Soit, comme on le sait déjà par cœur, une infinité de possibilités pour ces sons et ces images d'être produits, projetés, diffusés, partagés, archivés, reproduits, transformés, traités. Et j'en passe.

 

 

Serge Daney, qui est pleinement un homme du 20ème siècle, né en 1944 et mort en 1992, voyait venir, avec une grande tristesse d'ailleurs, le règne de l'audiovisuel triomphant avec cette prolifération de la matière des sons et images combinés et se répandant comme autant de cellules malignes dans l'organisme du cinéma le plus pur et le plus dur qu'il aimait. Et comme lui-même allait mourir, et le savait, il a eu tendance, et je le comprends, à identifier sa propre mort avec celle du cinéma. Ce cinéma qui était, comme l'a écrit Glauber Rocha, « une aventure de la création », ou bien, comme le disait Jean-Luc Godard, qui mettait de la vérité 24 fois par seconde, etc. Car à l'époque de la pellicule analogique des débuts de Godard et de Deleuze, cette notion des 24 images par seconde avait un sens, elle était soutenue par une réalité physique et matérielle. Le numérique a tout changé en ce domaine, même s'il n'a rien bouleversé de fondamental dans la prise de vue et la prise de son, si ce n'est la possibilité et la liberté données plus rapidement d'en traiter le résultat en intervenant directement sur l'image même. Jusqu'à en susciter la production et le montage par voie purement virtuelle.

 

 

Bon. Le cinéma, en tant que combinatoire d'image et de sons, se répand donc partout, en un sens. On va au bistrot, et hop, derrière la tête ou devant on se retrouve avec le filmage en direct ou différé, diffusé sur grand écran plat genre grosse télé, d'un match de foot ou d'un meeting électoral ou d'une manif. On a du film, du reportage d'actu, de la fiction, du documentaire, de la pub, du clip, du gore, du porno, de l'assassinat en direct, tout ce qu'on veut, sur son ordinateur, son smartphone. Et il y a encore, malgré cette folle concurrence (ne serait-ce que chronologique car le visionnage du filmé prend du temps) des domaines audiovisuels entre eux, un possibilité, dieu merci, de découvrir ou revoir des films « en salles » : commerciales ou culturelles, muséales, cinémathèques, ciné-clubs. Des films presque « normaux » pourrait-on dire. Des longs-métrages dont la sortie en salles, lorsqu'ils viennent d'être réalisés, constitue une actualité, toujours soumise à la critique, dans la presse écrite ou à la radio, à la télé ou sur internet, etc...

 

 

Ce qui a changé profondément pour le cinéma cependant, et c'est là peut-être que la critique et la cinéphilie se trouvent en même temps, comme vous dites, « obscurcies », c'est que la reconnaissance du cinéma en tant qu'art, élément spécifique de civilisation, pratique culturelle, textuelle, de divertissement aussi, et tellement d'autres pratiques que se donnent la possibilité de pratiquement TOUT filmer, le visible et même l'invisible parfois pour tout autre œil que celui d'une machine à filmer (l'intérieur du nid d'un renard ou d'un boa constrictor, le mouvement d'un microbe ou l'espace interstellaire, le passage d'un migrant sous ou sur un camion à une frontière du monde) est un fait aujourd'hui tellement établi dans l'immense latitude de ses divers susdits domaines de pratique, que l'exercice critique ne peut décemment plus avoir la prétention de soumettre toute l'actualité du cinéma, sous les milliers de forme où il se pratique, et se montre en images et en sons, à un système de valeurs revenant à distribuer, dans le champ du cinéma, un bon grain et une ivraie.

 

 

Le « j'aime/j'aime pas » devient la règle dans un monde où tous les systèmes de codes et de normes coexistent dans l'immense tout du « il en faut pour tous les goûts ». On aura beau répéter par exemple (je suis de ces répétiteurs-là) que les fameux chefs-d’œuvre de Marcel Carné toujours réputés quatre étoiles comme Les Enfants du Paradis ou Le Quai des brumes sont du cinéma mortifère, « poéticard », et morose, il y aura toujours aujourd'hui un cultuel du « t'as-de-beaux- yeux-tu sais » pour vous river votre clou sur Facebook en vous traitant de peine-à-jouir devant les grands chefs-d’œuvre. Et si l'on brandit le nom de John Ford (c'est mon cas et celui de mon ami Bernard Eisenschitz avec qui je partageais récemment encore l'émotion d'avoir revu Rio Grande) comme prototype, pour nous, pour les gens de notre espèce, du plus génial cinéaste du « feel good movie », on a bien conscience d'être des gens « d'une autre espèce ». Et peut-être d'une en voie de disparition.

 

 

Nous avons tellement demandé au cinéma,

 et en avons tellement reçu aussi

 

 

Il se trouve cependant que j'ai par nature horreur de la mélancolie. Que je ne connais plus qu'un seul exercice critique qui m'intéresse aujourd'hui : celui qui s'intéresse vraiment à l'objet dont il parle. Oh, bien sûr, ma génération de cinéphiles s'est formée dans sa propre critique du jugement (et des choses du monde et même peut-être de la vie en général) en l'exerçant à partir d'une vision passionnée de films dont on pouvait supposer qu'ils étaient l'expression de vérités, précisément. Oui, Serge Daney le disait et je partageais là-dessus entièrement son point de vue : « le cinéma (nous) a donné le monde ». Raison pour laquelle nous lui avons tellement demandé, et en avons aussi tellement reçu.

 

 

Aujourd'hui, on ne peut plus dire vraiment que le cinéma donne le monde car le monde ne se présente plus comme un tout perceptible et compréhensible par sa seule représentation. Ou plus exactement, toutes les représentations possibles du monde par le cinéma ne le donnent pas à découvrir, ils l'exposent en vrac, ils le balancent, bon grain, ivraie, images justes, images fausses, projection, déjection, abjection, etc. L'ensemble simultané de la production/diffusion d'images et de sons dans le monde est devenu un flux dont le débit et le volume défient toute critique, mise au pied du mur d'être instantanément dépassée par le devoir d'avoir à rendre compte du flux suivant se substituant sans solution de continuité au précédent.

 

 

Si je me reconnais donc dans une catégorie générationnelle de cinéphiles (survivante aujourd'hui, honneur à ces héros comme nous de la résilience) pour qui il est encore important que le cinéma donne ENCORE le monde, c'est parce que, selon moi, il ne s'en est sans doute jamais produit de plus grand ou de « meilleur » si l'on veut que celui qui expose encore un rapport à l'espace-temps lui-même dans lequel il parvient jusqu'au réel d'un film. Disons grosso modo que j'appartiens quand même à la grande famille bazinienne de la cinéphilie qui croit qu'il y a un lien obligé, profond, fatal, et parfois lumineux entre les réalités du monde et celles de sa meilleure, et même de sa pire représentation par le cinéma.

 

 

Récemment, lors de journées festives en famille autour de la fête de Noël, j'ai eu l'occasion de me trouver impliquée dans un élan, disons « cinéphile », de mes neveux et petits-neveux et nièces. Chez leurs parents, je découvre sur des rayonnages une très abondante DVDthèque, avec des films de tout genre, dont de chouettes films « pour moi » : des Truffaut, des Sirk, des Bertolucci. Comme il fait un temps de cochon à la campagne, la communauté familiale semble tentée par un après-midi coussins canapés grand écran et DVD. On me propose (domaine où je suis supposée compétente) de choisir un film pour qu'on se le voie ensemble. Je choisis la merveilleuse comédie de Douglas Sirk, A Scandal in Paris. Je fais un bide intégral auprès des petits neveux, et ce n'est qu'à l'échelon de mon beau-frère (mon aîné mais de ma génération) que je trouve un compagnon de visionnage qui tient le film jusqu'au bout. J'en aurais pleuré : un film aussi délicieux. Mais comment font-ils, mes neveux, pour ne pas aimer ça ?

 

 

Le lendemain, rebelote du mauvais temps, les petits neveux prennent alors en charge la programmation du divertissement en cet après-midi bien gris. A l'unanimité des cinq, dont l'âge varie de 15 à 25 ans, ils choisissent Star Wars. Ils connaissent tous les épisodes, ils jouissent puissamment de les revoir, ils connaissent tous les liens entre les personnages, ils les aiment – qu'il s’agisse de figures humaines ou humanoïdes mélangées et animalisées, ou bien d'autres figures purement robotiques mais douées de la parole et d'une certaine pensée machinique, humanisée et amusante. Quelque chose me frappe cependant : dès qu'ils ont terminé le visionnage d'un épisode sur DVD, ils interrompent la projection. Pas un ne s'intéresse au générique alors que de mon côté, dans des films de ce genre, c'est surtout le générique qui me passionne : combien il a fallu d'équipes pour abattre un tel travail de création d'univers en termes de graphisme, maquette, maquillage, costumes, décors, etc. En tant que cinéphile j'ai envie de savoir : comment tient-on huit épisodes d'une telle usine à gaz de l'imagination ? Les neveux, il s'en fichent bien de l'usine à gaz. C'est le gaz qui les intéresse. Comment ils peuvent en faire de l'air qu'ils respirent me sidère. Je prends un coup de vieux, étant d'un âge de la cinéphilie où plus on comprenait comment c'était fait, plus on était heureux et plus on aimait en retour le cinéma. A mes neveux il leur faut, un peu sauvagement à mes yeux (mais j'ai de vieux yeux), s'immerger dans le cinéma pour y être heureux. Que le monde qu'on leur montre dans Star Wars ait cette caractéristique étrange de ne plus être tout à fait humain ne les gêne pas du tout. Au contraire, ça les amuse, ça ne leur paraît même pas du tout un monde effrayant, c'est juste une énorme bande dessinée vivante qui les comble.

 

 

Ah mais c'est qu'ici on est vraiment très loin pour citer André Bazin du voile de Véronique posé sur la souffrance du monde. Et puis comment c'est fait (est-ce que c'est « vraiment peint » comme le demandait Van Gogh à la peinture quand il en voyait de belles œuvres chez son frère ou chez le Docteur Gachet ?), je crois qu'ils s'en fichent. Être dans le « mainstream » ne les gêne pas.

 

 

Un cinéphile, un vrai, n'est jamais prêt à se livrer sans luttes, pieds et poings liés au courant dominant du cinéma, ni même aux courants reconnus de sa culture, aux noms des grands maîtres. Même ses cultes il aime les choisir. Et quand il trouve ses « feel good movies », il aime bien aller y gratter un peu dans les contextes de production, dans l'analyse des œuvres et des plans pour voir ce qui en eux, avec eux, avec ses films-là, fait qu'il se sente mal ou bien.

 

 

17) Du coup, on aimerait revenir en guise de boucle sur les formes de votre cinéphilie à partir des termes mêmes dont vous venez d'user (le cinéphile est en gros celui qui ne se livre facilement ni aux courants dominants du cinéma ni à la chapelle de ses grands maîtres canoniques). Et cela en vous posant les deux questions suivantes. D'une part, quels seraient les films « mainstream » que vous avez eu plaisir, récemment ou non, à apprécier, sinon à défendre afin d'en valoriser les subtilités d'écriture ? Et, d'autre part, quels seraient aussi les « grands classiques du cinéma » dont vous ne craignez pas de dire qu'ils vous laissent indifférente, voire qu'ils vous barbent copieusement ?

 

 

Ah là là, quelle question ! Bon, des films « mainstream » que j'adore, il y en a beaucoup, du passé, du présent, et même j'espère du futur. Car un film qui a du succès, du succès en chiffre, et qui a été produit et réalisé dans cet évident calcul d'en avoir afin de ratisser large même si ce n'est pas forcément un film génial, et je dirais même plus (comme l’un des frères Dupondt dans Tintin), même si on pense que c'est un sombre navet pour un point de vue de cinéphile critique qu'on suppose bien sûr éclairé, c'est toujours un objet de réflexion intéressant.

 

 

Quand un film est dans le « mainstream » de par sa production (genre Hollywood et film à gros budget avec stars populaires, genre co-produit par de multiples instances publiques ou privées, nationales ou internationales incluant des télévisions), déjà c'est intéressant parce qu'il se trouve pris symptomatiquement entre le calcul de ses producteurs, forcément toujours orienté vers le succès susdit, et la réception de ses spectateurs justifiant le calcul en question ou le démentant, ou bien encore faisant apparaître la pauvreté, la bêtise ou au contraire une certaine intelligence de son mercantilisme. C'est cette zone le « mainstream » : le calcul et sa réussite plus ou moins avérée par les chiffres d'entrées dans les salles commerciales. Dans ce domaine, les cas de figure sont multiples et, pour ma part, c'est de manière extrêmement diverse que je les reçois.

 

 

Star Wars par exemple : s'il n'y avait pas eu mes neveux et petits-neveux pour me le faire découvrir, j'avoue que tout bêtement (ou intelligemment mais de ce côté-là ce n'est pas si sûr) je serais passée complètement à côté de ce gros machin dont on sait qu'il a un succès planétaire. A vrai dire, ce truc là est d'ailleurs passionnant, et je parierais qu'il existe déjà à son sujet des milliers de tonnes de littérature, de l'écrite, de l'orale, des sites, des forums, de la « facebookerie » déchaînée, des simulations de duels au bâton lumineux sur YouTube, du côté clair ou obscur de la force, que sais-je encore. Je n'ai guère l'intention d'y ajouter la mienne en l'occurrence. C'est du boulot énorme, ça n'est pas bête du tout, bon, et comme dirait Anna Magnani dans Le Carosse d'or de Jean Renoir en voyant le bal chez le vice-roi Ferdinand, « c'est une chose à voir ». Le moins qu'on puisse dire c'est que ça plaît, et à beaucoup de monde. Bon, la sociologie, l'anthropologie historique des mythes, sans oublier la psychanalyse ou la science du cerveau n'ont plus qu'à s'en mêler et c'est même probablement déjà fait car tout succès mondial devenant un phénomène de masse entraîne prolifération de métalangage autour de lui : commentaire, critique, identification, culte ou rejet méprisant ou fanatique, etc.

 

J'avoue que je veux bien y aller mettre mon nez dans ce « mainstream » là. Mais tout de même pas tout le bras. Chaque fois qu'apparaissent ces batailles au sabre lumineux, je commence en effet à sérieusement m'embêter. Comme si on cherchait à me remettre en classe de maternelle ou dans la cour des petits.

 

 

Naturellement j'ai baigné aussi dans le « mainstream » durant ma « cinéphilie » d'enfance et adoré tout ce qui était supposé film à voir par un consensus qui pouvait d'ailleurs être de différents parfums : populaire, bourgeois, petit-bourgeois, innocent ou déjà culturel, bohème. Les « bobos » n'existaient pas encore lorsque j'étais enfant lors des années 1950, ils pointaient parfois leur nez, y compris chez mes propres parents. Mais le bohème, le vrai, le monde artiste quoi, était mal vu chez les bourgeois. Donc cela m'attirait.

 

 

J'ai donc passionnément aimé enfant, adolescente, jeune fille, et même encore aujourd'hui des films tout ce qu'il y a de « mainstream ». Autant en emporte le vent (qui m'avait pourtant fait si peur la première fois que je l'ai vu), je l'ai revu ensuite avec plaisir une fois tous les cinq ou dix ans. Ne serait-ce, aujourd'hui, que parce que c'est une sorte de merveilleuse « étude » (les fictions sont toujours un peu des documentaires sur l'imaginaire) sur une certaine tendance à l'erreur érotico-amoureuse propre aux jeunes femmes trop belles et trop gâtées par l'habitude d'hommage à leur beauté que leur rend le sexe opposé. Ces femmes là (c'est une sorte de réécriture de la tragédie bovaryste) trouvent toujours le moyen de s'amouracher bêtement de qui ne les aime pas alors que des hommes tout à fait présentables (genre Charles Bovary mais a fortiori genre Clark Gable !) sont tout prêts à les aimer et, comme on dit vulgairement, à les « satisfaire ».

 

 

Enfant, je me suis délectée d'un nombre probablement élevé de films médiocres mais que « tout le monde » allait voir. J'ai revu Fanfan la Tulipe (1952) de Christian-Jaque par exemple, que j'avais adoré enfant à en pleurer (en fait je devais avoir le béguin pour Gérard Philipe). C'est d'une pauvreté de la mise en scène, d'une pauvreté de l'enjeu dramaturgique, ça relève d'une espèce de grimacerie franchouillarde, euphorisante et caricaturale. Bon, évidemment, je n'aime plus beaucoup ça. Quant à Gérard Philipe, je crois qu'il a toujours été un plus grand acteur de théâtre que de cinéma (je me souviens l’avoir vu jouer Le Prince de Hombourg d’après Kleist avec une mise en scène de Jean Vilar, il y était sublime). Malgré sa belle petite gueule sur l'écran qui séduisait mon adolescence.

 

 

Disons que c'est difficile d'aimer à la fois et de tout son cœur Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang et Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque. En tout cas je ne mange pas de ce pain-là, celui du grand écart si j'ose une métaphore aussi burlesque.

 

 

Aujourd'hui, disons que ma cinéphilie n'a plus guère de comptes à rendre à une quelconque doxa critique. Je me fiche éperdument qu'on accuse mon goût d'incohérence si je dis que, récemment, j'ai pris autant de plaisir à revoir les premiers films du portugais Paulo Rocha à la Cinémathèque (qui a organisé opportunément une rétrospective à ce cinéaste passionnant) tels Os Verdes Anos [Les Vertes années en 1963] ou Mudar de Vida [Changer de vie en 1966], que j'en ai eu à voir en salle, par exemple, la merveilleuse comédie sociale de Olivier Nakache et Eric Toledano qui s'appelle Le Sens de la fête et qui a fait un tabac dans la France entière (et à l'étranger je l'espère pour ce film et pour la balance commerciale de notre cinéma français). A vrai dire, mon goût, aujourd'hui, n'est pas ce qui s'appelle incohérent ni éclectique (jamais aimé d’ailleurs ce mot-là, éclectique qui me fait penser à ecclésiastique, au confessionnal du péché ordinaire, aux indulgences, etc.), il se conforme tout simplement à ce qui, aujourd’hui, me fait plaisir de voir. Ce n'est pas par provocation que je réaffirme, une fois de plus, comme j'ai déjà dû pas mal le radoter, que je ne vais plus voir maintenant (que ce soit en salles commerciales ou muséales, sur les télés, sur YouTube parfois) que les films que j'aime déjà. Et ce pour des tas de raisons qui parfois, heureusement, échappent aujourd'hui au moule de ma cinéphilie ordinaire et quelque peu académique. Académique en ce sens qu'elle a pris l'habitude d'aller vers « les grandes valeurs ».

 

 

Pourquoi donc ai-je vu Le Sens de la fête trois fois (et à chaque fois en salle, à Paris mais aussi à Digne-les-Bains et Clermont-Ferrand où j’ai eu l'occasion de faire un séjour dans ces villes que j’aime bien) ? Pour des tas de raisons, mais dont la principale était que j'avais subodoré à la fois que je l'aimerais, moi, et que cela pourrait faire plaisir de le voir à des amis et amies que j'ai incités à le voir avec moi. Et pourtant, le premier long métrage à succès du duo Nakache/Toledano, Intouchables, je n'avais même pas eu envie d'aller le voir. Pitch médiatique lourd voire « barbifiantissime » : je voyais venir et ne suis pas allée voir. Le politiquement correct tous azimuts, couleur et classe de l'homme « la mano en la mano » de leurs différences, l'humanisme en tartine beurrée bien épais, à l'allégé du « tout-le-monde-il-est-beau-tout-le-monde-il-est-gentil », etc. Ce préjugé qui m'a empêché de voir le film est peut-être de ma part une idiotie, une étroitesse d'esprit, un réflexe de classe issu d'une cinéphilie école Cahiers du cinéma qui se souvient d'un crachat terrible sur la notion d'humanisme explicitement proféré par Philippe Garrel dans l’un de ses tout premiers films où était méchamment tournée en dérision la louche prétention de « humer l'humain ».

 

 

Le bruit médiatique autour du Sens de la fête ne m'a pas gênée, bien au contraire. Un très grand rôle de Jean-Pierre Bacri, je n'ai fait que le vérifier en voyant et revoyant le film, dans un scénario de sa figure où il excelle toujours, celle d'un homme mûr et accablé par tous les emmerdements ordinaires de la vie, possibles et imaginables, qu’ils soient professionnels (l'URSSAF, le travail au noir, les équipes à gérer), conjugaux, extra-conjugaux, fiscaux. Narcissiques aussi et physiques avec la fatigue accompagnant le stress au travail, l'inquiétude en amour et puis le vieillissement. Et l'histoire, celle d'un métier tellement de notre temps consistant à organiser des fêtes pour ceux qui en ont les moyens, pas tous des plus sympathiques. Donc c'est une comédie sociale. Un genre. Facile ? Non, pas facile. Les grandes comédies sociales sont toujours difficiles à faire, toute l'histoire du cinéma le prouve. Il n'y en a pas tant que cela de très grandes, ni de très drôles. Il y en a dans le « mainstream », il y en a dans les marges. Il y a, en France, les comédies de Luc Moullet et celles de Pierre Léon. Il y a évidemment Jean Pierre Mocky. Il y a encore quelques perles flingueuses de Georges Lautner dont celles, de plus belle eau, ne sont pas toutes du côté des Tontons flingueurs (1963). Il y a aussi Jacqueline Audry, une réalisatrice mal connue en France et que je viens de découvrir carrément (beaucoup entendu parler d'elle, mais jamais vu) : son Minne, l'ingénue libertine [en 1950 d’après Colette] par exemple, c'est de la haute joaillerie, extrêmement drôle, en grande partie grâce à la prestation fine de Danièle Delorme et Jean Tissier. Il y a Sacha Guitry, bien sûr, Et Marcel Pagnol. La comédie sociale existe encore dans le cinéma américain, même dans le soviétique, dans l'égyptien et bien sûr l'italien. Et même dans le cinéma britannique, si mal jugé par François Truffaut, et heureusement réhabilité par des efforts systématiques de mon amie Charlotte Garson qui a fait ressortir des comédies anglaises connues ou oubliées en DVD.

 

 

Les auteurs ou producteurs ou acteurs de grandes comédies sociales sont un peu comme des héros pour moi. Je me fiche que les dites comédies soient adoubées ou non par le consensus culturel cinéphile. Et même qu'elles aient été dirigées par de grands ou moyens metteurs en scène (c'est-à-dire des « auteurs » selon la doxa cinéphile). L'important consiste à ce qu'elles sachent me faire rire. Et je ris de bien des sortes d'humour, de celui qui fait rire tout le monde à celui qui ne fait rire que moi ou quelques milliers de mes amis potentiels comme les amateurs d'une des comédies sociales les plus fines que j'aie vues de ma vie, Loin de Manhattan de Jean Claude Biette.

 

 

Au cinéma,

 c'est celui qui aime le film qui a raison

 

 

Bon, quant à vous dire quel grand « chef-d’œuvre du cinéma » me barbe depuis toujours, ou alors depuis que j'ai approfondi mon option cinéphile, je vous ai dit que je marchais mal à certains films du duo Carné/Prévert comme Les Enfants du Paradis ou Le Quai des brumes et que je me trouve bien nunuche d'avoir aimé passionnément, enfant, ce film très moche qui s'appelle Les Visiteurs du Soir. Toutes choses qui ne m'empêchent d'ailleurs pas d'aimer davantage Le Jour se lève. Il y a des films terriblement maudits que j'ai adorés plus jeune et que je n'aime plus. Ou plus exactement pour lesquels, disons que je n'ai plus la moelle (épinière) de les revoir. Trop fatigants, trop tragiques, trop tristes. Des films que j'ai adorés jeune et que j'ai beaucoup de mal à prendre plaisir à revoir. Des films trop crépitants de dialogues aussi : j'ai par exemple du mal avec His Girl Friday [La Dame du vendredi, 1940] ou même avec Bringing up Baby [L’Impossible Monsieur Bébé, 1938] de Howard Hawks, piliers de l'église cinéphile de ma famille et de ma génération, alors que je ne me lasserai sans doute jamais de revoir du même Hawks Rio Bravo et Hatari.

 

 

Ce n'est pas seulement que le goût cinéphile s'enrichit et se complexifie, c'est peut-être tout simplement qu'il se permet mieux, en prenant sa propre bouteille d'expérience, d'aller à la fois vers ses urgences et aussi ses récompenses : j'aime que le cinéma me fasse me sentir bien, je vous l'ai déjà dit. Et je peux me sentir bien au cinéma aussi bien en voyant et revoyant sans jamais de saturation des films qui ne touchent qu'une poignée de cinéphiles de ma génération, ceux qui font partie de notre grande culture commune, curieuse et éprise de liberté dans ses choix d'objets, d’affect ou d'intérêt. De L’Atalante de Jean Vigo par exemple, j'aime découvrir jusqu'à un montage des rushes du film au sujet desquels mon ami Bernard Eisenschitz a réalisé un documentaire bouleversant découvert récemment à la Cinémathèque. Un plan de Vigo, c'est beau jusque dans les plans qui n'ont pas été retenus au montage final du film. Mais voir Le Sens de la fête comme tout le monde m'a fait très plaisir, surtout quand j'ai vu à quel point mes amis, plus profanes que moi sans doute dans l'affaire de la culture cinématographique, plus spontanés peut-être, et plus portés à des réactions de « bon public », aimaient ce machin-là, qui est si talentueux, par son scénario, son épinglage acéré mais dénué de méchanceté des ridicules sociaux de la bourgeoisie française aisée.

 

 

Ces amis avec qui j'ai vu trois fois Le Sens de la fête, je doute qu'ils m'accompagneraient aussi volontiers pour voir un film de Straub et Huillet, genre Othon, genre « hardcore ». Mais cela m'est complètement égal. Au cinéma, c'est celui qui aime le film qui a raison. Celui qui n'aime pas, il s'embête ou il s'indigne. Temps perdu.

 

 

J'aime de moins en moins perdre mon temps avec le cinéma. Mais, si je peux, je verrai des films avec plaisir jusqu'à ma mort.


 

19 mai 2017 – 7 mars 2018

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