Des nouvelles du front cinématographique (83) : Par le travers indifférent des différences, l'égalité

l'image in-différente IV : différend des sexes et « égaliberté » amoureuse

Dans un premier temps, nous avons abordé trois films de genre, certes confinés dans les marges bis du cinéma hollywoodien, mais qui ont su aussi, à cet endroit-là, affronter en la complexifiant, c'est-à-dire dans la distance d'avec tout schématisme idéologique, la question de l'horreur de l'indifférenciation. Horreur qui a pu prendre la forme d'une substitution mimétique dont la signification allégorique peut s'extraire de son contexte idéologique d'énonciation initial (Invasion Of The Body Snatchers de Don Siegel), d'une assimilation vorace et virale, synthétique et disjonctive, peut-être hantée négativement par l'homo-érotisme hawksien (The Thing de John Carpenter), ou bien encore d'une contamination incorporatrice à la masse carnavalesque zombique (Dawn Of The Dead). A rebours d'une stricte lecture (néo)libérale de l'horreur de l'indifférenciation comme allégorie de l'horreur égalitariste promise par le communisme, ces trois films expriment aussi l'horreur de l'indifférenciation telle qu'elle existe dans la société au sein de laquelle ces films ont été réalisés.

 

 

L'indifférenciation promue par le capitalisme en termes de marchandisation des modes de vie et de prolétarisation des individus est ce contre quoi précisément luttent les héros respectifs de Edward Scissorhands et The Straight Story, véritables contrechamps aux trois films précédents en ceci qu'ils insistent sur un désir subjectif de singularisation et de différenciation qui prend la forme, tantôt de la machine célibataire faiblement différenciée en termes d'identité sexuelle (dans le film de Tim Burton), tantôt de la machine célibataire dont le mouvement déterritorialisant (ou le « trajet délocalisant » dirait Alain Badiou) est synonyme d'un devenir amérindien (dans le film de David Lynch). Dans tous les cas, l'image in-différente aura accompagné l'expression proprement merveilleuse d'un désir subjectif de résistance en termes de différenciation, quand peut dominer par ailleurs une indifférenciation sociale synonyme de réification des identités prescrivant les rôles à tenir et les places à occuper. L'image in-différente aura alors été attentive à s'enfoncer dans la zone, en longeant la membrane infra-mince partageant les sphères d'un double processus structural, et sans réification définitive possible : différenciation (le champ-contrechamp) et indifférenciation (les plans d'ensemble). In-différenciation.

 

 

Dans un deuxième temps, l'image est in-différente quand il s'agit de privilégier les écarts aux identités fixées et réifiées (notamment à cause de la guerre) afin de faire passer de l'entre et, corrélativement, de faire voir et entendre de l'autre. De l'écart à l'entre, de l'entre à l'autre : l'image in-différente aura alors rendu à la fois sensible et intelligible une égalité commune seulement perceptible dans une perspective suspensive et intervallaire. La levée provisoire des barrières nationales, culturelles et linguistiques renforcées par la guerre ne se sera accomplie que dans le trajet délocalisant ou le mouvement déterritorialisant montré dans la « destinerrance » ou l'« adestination » des lettres maternelles arrivant paradoxalement toujours à destination de Letters From Iwo Jima de Clint Eastwood, ainsi que dans la visite de la grand-mère du film Alexandra d'Alexandre Sokourov qui soutient la visitation de l'idée d'une féminité indifférente (contrairement au masculin) à la guerre.

 

 

L'indifférence aux différences afin d'accéder à un commun également partagé par tous : voilà ce à quoi se destine l'image in-différente qui, dans Zelig comme dans toute l’œuvre photographique de Diane Arbus, affirme enfin que la différence, comprise comme une relation d'altérité réciproque extrinsèque ou extérieure à ses termes, et donc à rebours de toute vision idéologiquement bornée car subordonnée à un essentialisme différentialiste, manifeste notre commune plasticité ou créativité. Si nous sommes tous également différents, c'est pour refuser de s'abandonner dans ce « narcissisme des petites différences » naguère signalé par Sigmund Freud et dont aujourd'hui se repaît la doxa (néo)libérale. L'autre dont nous sommes l'autre n'est pas plus ou moins différent que soi. Il ne l'est qu'autrement, que différemment, que communément. Sans hiérarchie aucune. Également.

 

 

Il serait enfin temps d'aborder une zone privilégiée de l'in-différence, là où différence et égalité s'agencent et se combinent dans les circuits d'une subjectivation vécue (de manière canonique ou paradigmatique) à deux : l'amour. Il en a été un peu question avec les adolescents de Edward Scissorhands et avec le couple formé par le héros éponyme et la docteure Eudora Fletcher dans Zelig. Sinon, c'est la variante fraternelle et ambivalente de l'amour « rivalitaire » (René Girard) qui s'est exprimée dans The Straight Story, quand la variante maternelle de l'amour s'est exprimée de manière consécutive dans Letters From Iwo Jima et dans Alexandra. L'amour comme pensée et comme pratique, comme acte politique et comme acte de création, tout à la fois comme conjonction disjonctive et comme disjonction conjonctive. L'amour chez Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville d'une part. Et l'amour chez Danièle Huillet et Jean-Marie Straub d'autre part.

Masculin-féminin I : Notre musique (2004) de Jean-Luc Godard

« Ses premiers films sont misogynes » pose Jean-Luc Douin (in Jean-Luc Godard. Dictionnaire des passions, éd. Stock, 2010, p. 161). Qui continue ainsi : « Il confiera que ce qu'il y dit des femmes correspond à son ''vomi de garçon'' de l'époque » (idem). La sociologue Geneviève Sellier, auteure d'un ouvrage consacré à la vision (pas très moderne) des rapports (sociaux) de sexe relayée par la Nouvelle Vague (La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, éd. CNRS, 2005), relève la récurrence godardienne, via les rôles et emplois d'Anna Karina, de la « figure de femme-enfant, version moderne des fantasmes romantiques les plus archaïques, avant de la transformer en femme fatale dans leur dernier film » (« Nouvelle vague » in Pour en finir avec la domination masculine [sous la dir. d'Ilana Löwy et Catherine Marry], éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2007, p. 222). Si la chercheuse rate complètement Claude Chabrol, mentionne à peine Jacques Rivette, évoque Georges Franju mais en oubliant de citer Jacques Demy, son analyse est plutôt juste concernant François Truffaut et Jean-Luc Godard, encore qu'elle souffre d'être inattentive aux changements (en termes de représentation des genres) progressivement exprimés dans leur travail respectif.

 

 

Certes, « (…) les images de femmes que les jeunes cinéastes proposent ont frappé par leur naturel et leur authenticité, par opposition aux stars plus apprêtées du cinéma populaire de l'époque ; elles n'en restent pas moins d'abord des fantasmes masculins, projections des fixations amoureuses et des peurs de leurs auteurs » (Geneviève Sellier, op. cit., p. 223). Pourtant, les choses ont changé durant l'insubordonnée décennie qui a accueilli l'événement Mai 1968. « Il faut que tout change, pour que rien ne change » faisait dire l'auteur du Guépard (1958), Giuseppe Tomasi di Lampedusa, à son héros, don Fabrizio Salina (interprété par Burt Lancaster dans la fameuse adaptation réalisée en 1963 par Luchino Visconti).

 

 

Les choses ont-elles changé après 1968 s'agissant d'un Jean-Luc Godard alors frotté au communisme dans sa déclinaison maoïste, pour qu'en fin de compte rien ne change après la dissolution du groupe Dziga Vertov en 1972 ? « 68 change la donne. Godard se convertit à une orthodoxie de gauche qui passe par la dénonciation de la femme-objet, de l'aliénation d'un cinéma opium du peuple dont l'image érotique des stars est l'un des symptômes. Ce double puritanisme (marxiste et féministe) débouche sur Tout va bien, où Jane Fonda réclame le droit de parler de son boulot et pas uniquement bouffe et baise » (Jean-Luc Douin, op. cit., p. 162). Rien de moins orthodoxe pourtant que la compréhension, pour un homme, de la demande plus que légitime d'égalité entre hommes et femmes, quand la doxa travaille encore aujourd'hui à établir, à travail égal en France, un illégitime et scandaleux écart de 20 à 25 % de salaire au bénéfice des premiers et aux détriment des secondes.

 

 

Dans les premiers films de Jean-Luc Godard, on le sait, les hommes font la leçon aux femmes, forcément : Brice Parrain fait la leçon à Anna Karina dans Vivre sa vie (1962), Roger Leenhardt à Macha Méril dans Une femme mariée (1964), Jean-Paul Belmondo à Anna Karina dans Pierrot le fou (1965), Francis Jeanson à Anne Wiazemsky dans La Chinoise (1967). Après, les choses changent, radicalement, selon une logique du retournement et de l'inversion somme toute assez dialectique et fréquente chez ce cinéaste : on a évoqué Jane Fonda qui fait la leçon à son mari alors interprété par Yves Montand dans Tout va bien (1972). C'est ensuite Anne-Marie Miéville elle-même qui la donne au rédacteur en chef de Comment ça va (1978). Jean-Luc Godard rencontre Anne-Marie Miéville à Paris deux mois avant son accident de moto au mois d'avril 1971 (cf. Antoine de Baecque, Jean-Luc Godard, éd. Grasset, 2010, p. 498-502).

 

 

Au lieu de répéter avec lui les impasses sexistes du couple mythologique Pygmalion-Galatée comme à l'époque des films avec Anna Karina puis avec Anne Wiazemsky, elle occupera une position égalitaire en termes de production et de création cinématographiques, co-réalisant, montant et scénarisant un certaine nombre de films de Jean-Luc Godard, de la période vidéo avec Ici et ailleurs (1974) jusqu'au moins au début des années 2000, de Paris à Grenoble pour finir par s'établir dans le canton suisse de Vaux. Elle a réalisé elle-même plusieurs films, du court-métrage Le Livre de Marie (1984) en ouverture de Je vous salue, Marie (1984) à son dernier long-métrage en date intitulé Après la réconciliation (2000). D'autres films de Jean-Luc Godard perpétuent le renversement dialectique des rôles au sein du dispositif didactique qu'est la leçon : c'est Marie qui fait la leçon à Joseph dans Je vous salue, Marie ; c'est encore la nièce qui fait la leçon de l'enthousiasme pour la paix au Proche-Orient à son oncle dans Notre musique (2004).

 

 

Dans ce film (son avant-dernier long-métrage en date, Film socialisme ayant été réalisé en 2010), Jean-Luc Godard joue son propre rôle d'intellectuel occidental invité au moment des Rencontres européennes du livre, comme d'autres (l'écrivain Pierre Bergounioux, l'essayiste Jean-Pierre Curnier, l'écrivain et essayiste espagnol Juan Goytisolo et même aussi le poète palestinien Mahmoud Darwich), à Sarajevo, la capitale de la Bosnie-Herzégovine qui fut celle de la douleur tchécoslovaque (cf. une analyse du film ici). A cette occasion, le cinéaste se livre devant des étudiants à quelques opérations de rapprochement d'images et de montage, dont certaines concernant Juifs et Palestiniens ont fait grincer quelques dents (pour une analyse pointue et une démontage du supposé antisémitisme de Jean-Luc Godard : cf. Maurice Darmon, La Question juive de Jean-Luc Godard, éd. Le Temps qu'il fait, 2011).

 

 

Parmi ces exercices didactiques comme issues de l'opus magnum les Histoire(s) du cinéma (1988-1998), il en est un qui porte sur le champ-contrechamp tel qu'il serait, par la négative, exemplifié dans un film de Howard Hawks intitulé His Girl Friday (1939) et plus connu en français sous le titre de La Dame du vendredi. En montrant deux photogrammes tirés d'un champ-contrechamp entre deux journalistes rivaux respectivement interprétés par Cary Grant et Rosalind Russel, Jean-Luc Godard veut prouver par l'image que le cinéaste hollywoodien (l'un de ceux, avec Alfred Hitchcock, parmi les plus admirés des jeunes-turcs des Cahiers du cinéma de l'époque « jaune ») aurait été incapable de reconnaître la différence entre un homme et une femme. Cette absence de différence exposée dans le cadre de la leçon godardienne serait vérifiable dans l'identité formelle (en termes d'axe de filmage parfaitement symétrique et de cadrage absolument identique) de l'image du champ montrant le personnage de Cary Grant et de celle du contrechamp montrant celui de Rosalind Russell. Jean-Luc Godard semble avoir oublié (ou bien l'ignore-t-il) que le rôle de Rosalind Russell était tenu à l'origine par un homme dans la pièce de Ben Hecht et Charles Mac Arthur intitulée The Front Page (dont Billy Wilder livrera sa propre version en 1974).

 

 

Comme si Jean-Luc Godard avait sous-estimé la grande problématique hawksienne de l’inversion des positions en général, et de genre en particulier : « Bref, l’inversion est constante dans l’architecture des récits filmés par Hawks. Quand elle s’immisce dans les rapports de couple, cela donne prétexte à une comédie, sans pour autant en exclure la part tragique. Dans Twentieth Century, chacun jouait à se soumettre et à se dominer (…) Dans Barbary Coast, Mary prenait le dessus, agissant en homme quand celui-ci devenait serviteur à tablier (…) Enfin, avec His Girl Friday, tout se résumait à l’axiome de départ : Hawks avait transformé un personnage masculin en femme. I Was A Male War Bride ne fait que continuer sa critique ironique de la bataille des sexes» (Noël Simsolo, Howard Hawks, éd. Edilig-coll. « Cinégraphiques », 1984, p. 108). I Was A Male War Bride (1949), sorti en France sous le titre Allez coucher ailleurs, est un autre film de Howard Hawks tout à fait représentatif de la problématique de l'inversion des positions de genre.

 

 

En effet, dans ce film, un homme (à nouveau interprété par Cary Grant, un acteur qui a par ailleurs été longtemps accompagné d'une rumeur concernant sa bisexualité), s'il veut prouver à sa conjointe qu'il l'aime et s'il veut pouvoir se marier avec elle, doit littéralement délaisser la position masculine qu'il occupe habituellement afin d'occuper provisoirement l'autre position symbolique de la norme hétérosexuelle dans laquelle il souhaiterait tranquillement s'installer, en l'occurrence ici la position féminine. Cette mobilité comique des positions genrées (réalisée dans I Was A Male War Bride au nom d'un amour à conquérir tant sur les représentations sexistes du personnage masculin que sur l'existence de complications administratives dues aux armées en présence en Allemagne au sortir de la seconde guerre mondiale) peut tout à fait recouper ce que dit Alain Badiou aujourd'hui de l'amour et de la différence des sexes : « La position ''homme'' / ''femme'', vue de l'intérieur de l'amour, est donc générique : elle n'a rien à voir avec le sexe empirique des personnes engagées dans la relation amoureuse (…) Il s'agit pour moi, avec les mots ''homme'' et ''femme'', uniquement de positions internes à la procédure amoureuse. Et je pense que le jeu de ces positions est universel » (in La Philosophie et l'événement[avec Fabien Tarby et une introduction à la philosophie d'Alain Badiou], éd. Germina, 2010, p. 74).

 

 

L'équivalence des places induirait-elle le dénigrement des différences de sexe, comme Jean-Luc Godard le prétend dans son analyse du champ-contrechamp hawksien ? Ou bien cette équivalence susceptible d'offrir une mobilité des individus par rapport aux identités ou aux assignations de genre manifesterait-elle l'égalité des sujets, indépendamment de la position genrée ou de l'identité sexuelle ? « La condition du spectateur est celle d'un sujet qui ne cesse de changer de place », ainsi que l'écrit Marie-José Mondzain en s'appuyant ici pour le coup sur Jean-Luc Godard (in Homo spectator, éd. Bayard, 2007, p. 181). Le sexe prescrirait-il l'impossibilité de changer de place ? Et faudrait-il donc donner raison à Jean-Luc Godard au nom de l'existence anthropologique ou structurale d'une « valence différentielle des sexes » (Françoise Héritier, Masculin-féminin I. La pensée de la différence, éd. Odile Jacob, 1996) configurant les rapports et articulant en les distinguant le groupe des hommes avec celui des femmes ? Ou bien faudrait-il donner raison à l'universalisme égalitaire hawksien contre le fort probable et fort discutable différentialisme godardien (potentiellement hétérosexiste, si l'on songe à la charge homophobe contenue dans Masculin féminin en 1966 montrant un couple homo s'embrasser pendant que Jean-Pierre Léaud tague sur la porte des toilettes «  A bas la République des lâches ») ?

 

 

« Femme » et « homme » représenteraient-ils donc deux noms venant marquer une différence ontologiquement irréductible ? Ou bien faudrait-il penser que « homme » et « femme » nomment des positions symboliques déterminées par des actes de langage performatifs et occupées, sans contrainte ontologique ni visée substantialiste, par les sujets différents de l'égalité amoureuse ? Peut-être que la leçon de choses s'est transformée en auto-analyse inconsciente. Peut-être que, finalement, le différentialisme godardien pose davantage de problème que l’indifférenciation hawksienne, quand on pose l'exigence de cet ordre de grandeur commun qu'est l'égalité entre les hommes et les femmes (même si, on l'a vu précédemment au sujet de The Thing de John Carpenter, l'indifférenciation hawksienne véhicule aussi potentiellement un homo-érotisme latent susceptible de dériver, d'après Noël Burch, en masculinisme). Peut-être que, pour Jean-Luc Godard et grâce à Anne-Marie Miéville, mais aussi malgré elle, les choses ont changé pour ne pas tellement changer. On dira alors que l'image in-différente accueille, sans trancher (elle laisse ce soin au spectateur dans toute sa liberté) et en toute égalité, l'indifférenciation hawskienne « transgénérique » et le différentialisme godardien rigidement genré.

Masculin-féminin II : Sicilia ! (1999) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub

« Un champ contrechamp, ça peut être deux paroles, deux images, ça peut être une image et une parole, mais ce n'est pas deux fois la même chose sous prétexte que c'est un autre » explique Jean-Luc Godard dans un entretien donné aux Inrockuptibles à l'époque de la sortie de Notre Musique (cité par Maurice Darmon, La Question juive chez Jean-Luc Godard, op. cit., p. 49). Là où ce dernier croit donc avoir décelé dans le (faux) champ-contrechamp de His Girl Friday de Howard Hawks l'horrible logique de l'indifférenciation, il est tout à fait possible et légitime de reconnaître dans cette assertion l'expression symptomatique d'un différentialisme au nom duquel le champ-contrechamp masculin-féminin ne se suturerait qu'à partir d'un écart qui fonderait l’hétérogénéité radicale ou absolue de ses termes mis en relation. L'écart préservant l'hétérogénéité des identités et l'altérité différentielle des termes exprimerait-il la vérité (godardienne) d'une irréductible violence (ontologique) régissant, depuis toujours et inlassablement, les rapports de genre entre les hommes et les femmes (ce qu'un titre de film de David W. Griffith de 1914 pourrait résumer ainsi : The Battle Of The Sexes) ?

 

 

Cet écart relèverait-il alors d'une conception du différend ou bien de la mésentente (pour reprendre la distinction posée par Jacques Rancière en regard de la perspective philosophique proposée préalablement par Jean-François Lyotard avec Le Différend, éd. Minuit, 1983) ? « La mésentente ne concerne pas la question de l'hétérogénéité des régimes de phrases et de la présence ou de l'absence d'une règle pour juger des genres de discours hétérogènes explique Jacques Rancière, prolongeant ainsi son propos. Elle concerne moins l'argumentation que l'argumentable, la présence ou l'absence d'un objet commun entre un X et un Y. Elle concerne la présentation sensible de ce commun, la qualité même des interlocuteurs à le présenter (…) C'est pourquoi il n'y a pas lieu d'opposer un âge moderne du litige, lié au grand récit d'hier et à la dramaturgie de la victime universelle et un âge moderne du différend, lié à l'éclatement contemporain des jeux de langage et des petits récits » (in La Mésentente. Politique et philosophie, éd. Galilée, 1995, pp. 14 et 79).

 

 

Ou pour le dire autrement : « Qu'est-ce qu'un tort ? On le distinguera du dommage, lequel se plaide, dans un idiome commun, déterminant un litige pour lequel existe une puissance habilitée de part et d'autre à trancher entre les phrases. Le tort renvoie au différend, comme le dommage au litige : pas de puissance arbitrale reconnue, hétérogénéité complète des genres, volonté de l'un d'entre eux d'être hégémonique. Le tort n'est pas phrasable dans le genre de discours où il devrait se faire reconnaître. Le juif n'est pas audible par le SS. L'ouvrier n'a nul lieu où faire reconnaître que sa force de travail n'est pas une marchandise » (Alain Badiou, « Lyotard. Custos, quid noctis ? » in L'Aventure de la philosophie française depuis les années 1960, éd. La Fabrique, 2012, p. 153-154). Si la différence des sexes selon Jean-Luc Godard semble s'inscrire dans le registre philosophique du différend, ce différend des sexes affirmant l'absence de règles communes pour deux termes en conflit et irréductiblement différenciés et hétérogènes (littéralement, qui ne parlent pas le même langage, l'un exposant un tort inaudible à l'autre), l'égalité amoureuse telle qu'elle a été vécue pendant plus de soixante ans par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub aura participé à déterminer chez eux une pensée de la mésentente au nom de laquelle l'énonciation du litige vécu par les victimes appelle moins l'infléchissement du dominant afin qu'il revoit souverainement les termes de la domination qu'elle oblige à une redéfinition dissensuelle, tout autant sensible qu'intelligible, de la manière (ortho)doxique dont se présente et se conçoit et se vit le commun.

 

 

Dans le même entretien précédemment cité, Jean-Luc Godard cite l'exemple insolite de Jacques Lacan : « Par rapport à ça, Lacan faisait parfois de vrais champs contrechamps. Il était assez cinéaste » (idem). C'est en prenant appui sur la pensée lacanienne que Slavoj Zizek peut pourtant affirmer la chose suivante : « Il est possible d'affirmer plus clairement que la différence sexuelle ne désigne pas une opposition biologique fondée sur des propriétés ''réelles'' mais une pure opposition symbolique à laquelle rien ne correspond dans les objets désignés – rien si ce n'est le Réel d'un X non défini qui ne peut jamais être pris par l’image du signifié » (in La Subjectivité à venir, op. cit., p. 115). Le philosophe slovène rappelle ainsi le schéma lacanien du signifiant qui renouvelait le schéma classique du fondateur de la linguistique moderne (ou structurale), Ferdinand Saussure (au-dessus de la barre, le mot comme numérateur et en dessous, l'image dessinée renvoyant au mot comme dénominateur).

 

 

Au-dessus de la barre, les mots « homme » et « femme » sont écrits côte à côte pendant que, en dessous de la barre, se présente le dessin de deux portes identiques. « (…) mais la vraie surprise réside dans le fait que, au niveau du référent imaginaire, IL N'Y A PAS DE DIFFÉRENCE (on n'obtient pas d'indication graphique de la différence sexuelle, le dessin simplifié d'un homme et d'une femme comme c'est aujourd'hui le cas dans la plupart des toilettes, mais la MÊME porte reproduite deux fois) » (ibid., p. 114-115). Deux mots différents au-dessus de la barre ou au numérateur (référent symbolique), deux images identiques au-dessous de la barre ou au dénominateur (référent imaginaire). Et, entre les deux, « le Réel d'un X non défini » (idem). Autrement dit, la différence des sexes dénaturalisée, toujours susceptible d'une mésentente mais indifférente au « différend » ou non-justifiable des hiérarchies qui prétendent s'en autoriser pour se fonder en légitimité. Autrement dit, l'égalité comme ordre de grandeur partagé par deux termes différents : l'égalité amoureuse, l'égalité au travail, l'égalité communiste. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet d'un côté, leur couple et la pratique cinématographique qu'ils ont ensemble développée de l'autre : toutes les différences entre leurs deux individualités, loin de les avoir conduit à les envisager dans la perspective du différend, auront nourri une commune égalité vécue dans la procédure amoureuse comme dans la pratique artistique comme dans la vision politique.

 

 

La conjonction amoureuse comme socle d'une aventure cinématographique minoritaire et en retrait disjonctif (ou en mésentente) d'avec le reste d'un cinéma majoritairement captif des obligations capitalistes d'une industrie du divertissement organisatrice d'une spectaculaire « catastrophe du sensible » (comme le dirait Bernard Stiegler). Une commune égalité grâce à laquelle ils ont pu ensemble loger, au cœur même d'un monde à la fois ontologiquement voué à la multitude infinie des différences renouvelées et socialement dévoué au règne dévorant des inégalités, des blocs cinématographiques incorruptibles ayant universellement réalisé l'égalité. L'égalité comme postulat et comme but, au fondement comme à l'horizon du projet politique. Comme le dit Jacques Rancière : « C'est pour moi le point fondamental : le caractère affirmatif de l'égalité et la construction d'une scène de vérification de l'égalité » (in La Méthode de l'égalité. Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, éd. Bayard, 2012, p. 199). De 1954 (année de leur rencontre au ciné-club de Metz) à 2006 (l'année du décès de Danièle Huillet), ce sont donc cinquante-deux années au cours desquelles la liberté et l'égalité sont allées de concert, comme rarement dans la sphère de l'art du cinéma.

 

 

L'« égaliberté » (pour le dire avec le concept d'Étienne Balibar : La Proposition de l'égaliberté, éd. PUF-coll. « Actuel Marx Confrontation », 2010) pourraît être un enjeu de l'image in-différente (au sens où cette dernière soutient une égalité indifférente aux différences, laissées libres d'advenir sans qu'elles soient pour autant essentialisées et universalisées). Et l'affirmation de l'« égaliberté » induit une mésentente, telle qu'elle se manifeste dans le non respectivement énoncé par l'une et l'autre des deux cinéastes amoureux : c'est le refus de Danièle Huillet, à l'occasion du concours d'entrée de l'IDHEC, de présenter l'analyse de Manèges (1950) d'Yves Allégret, un film qualifié par elle d'indigne à d'un examen ; c'est le refus en 1958 de Jean-Marie Straub de l'appel à l'incorporation militaire pendant la guerre d'indépendance algérienne, motivant la fuite via Amsterdam en Allemagne alors qu'est prononcée à son encontre une condamnation par contumace à un an de prison par le tribunal militaire de Metz (les poursuites seront définitivement abandonnées en 1971). On ne devra dès lors pas s'étonner de la raideur des corps straub-huilletiens si on la met en regard avec une droiture éthique (comme celle, un peu fragilisée par l'âge, du héros de The Straight Story de David Lynch) indissociablement liée à une persévérance politique soutenue par une inébranlable conviction : le communisme.

 

 

« Dans les films-Vittorini des Straub, la querelle dialectique et la capacité lyrique se fondaient finalement dans l’épopée collective d’un communisme éternel » (Jacques Rancière, « La Lettre de Ventura » in Trafic, n°61, printemps 2007, éd. P.O.L., 2008, p. 5-9). Ce communisme éternel détermine chez eux un art « monumental » d'après Alain Badiou qui les décrit aussi comme des « marxistes intemporels » (« Penser le surgissement de l'événement » in Cinéma, ibid., p. 189). Pour Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, le communisme est éternel comme l'amour est intemporel. Et, d'une certaine façon, chaque film réalisé par eux aura été l'occasion de la « construction d'une scène de vérification de l'égalité » comme le dirait Jacques Rancière. Plus précisément, la scène de vérification de l'égalité aura été en même temps celle de la vérification de la différence, parce qu'il faut de la différence pour penser l'égalité (comme ordre de grandeur commun – l'égalité dans l'absence de titre à gouverner comme grandeur commune – partagé par les termes en présence, indépendamment des différences qui les distinguent par ailleurs et qu'il ne s'agira ni de substantialiser ni d'abolir).

 

 

La différence (ou mieux, l'écart entre des termes différents) comme condition de l'égalité (ce commun révélé dans les écarts entre les termes différents) : la pratique straub-huilletienne aura constamment, obstinément, produit cet énoncé de vérité rompant avec le tissu consensuel des opinions continuellement tressé par la doxa (néo)libérale pour laquelle l'égalité (programmée et imposée de force par l'égalitarisme étatique) signifierait l'abolition des différences « naturelles » (plus justement, on devrait dire d'elles qu'elles sont des inégalités sociales naturalisées). C'est pourquoi la question de l'amour est en ce cas tellement fondamentale. Alain Badiou, dans son « éloge de l'amour », affirme que « tout amour qui accepte l'épreuve, qui accepte la durée, qui accepte justement cette expérience du monde du point de vue de la différence produit à sa manière une vérité nouvelle sur la différence. C'est pourquoi tout amour véritable intéresse l'humanité entière, si humble qu'il puisse être en apparence, si caché » (in Éloge de l'amour, op. cit., p. 39-40).

 

 

L'épreuve, depuis la disparition de Danièle Huillet il y a six ans, aura dès lors consisté pour Jean-Marie Straub à persévérer dans la fidélité d'un amour dorénavant soumis à l'interminable travail de deuil de l'absente. La preuve cinématographique de cette épreuve, c'est au début de cette année le bouleversant court-métrage L'Inconsolable d'après Cesare Pavese dans lequel Orphée énonce devant la déesse Bacca étonnée qu'il s'est retourné volontairement pour laisser aux Enfers Eurydice presque ressuscitée, parce qu'il ne désirait pas qu'elle meure une seconde fois. Surtout parce qu'il est un humain dont le souci n'est donc pas la négation divine de la vie finie et du temps compté, mais le deuil, l'épreuve de l'absence qui dure et de la fidélité qui persévère préférée à la croyance magique dans un retour miraculeux de la défunte, aussi fantastique que fantasmatique.

 

 

Dans la comparaison, établie du point de vue de l'esthétique objectiviste, entre le travail cinématographique de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub et le travail poétique de Louis Zukofsky, Benoît Turquety insiste sur le refus de « l'intention prédatrice » inspirée de la subordination capitaliste du travail (in Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes en cinéma », éd. L'Âge d'Homme, 2009, p. 219). Ce refus de l'appropriation et de la division influencées par l'économie capitaliste est synonyme de l'émancipation, et il se nommera amour : « L'amour est travail, et ce qui justifie, transforme et transcende le travail » (op. cit., p. 225) ; « (…) l'amour est ce par quoi l'être même des choses (des mots) nous est rendu, leur incommensurabilité » (ibid., p. 226).

 

 

Rien de plus faux donc que de dire que le travail cinématographique de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub reposerait sur une division des tâches (à elle seule le texte, à lui seul l'image d'après une lecture schématique récurrente dans la critique). Rien de plus vrai que d'insister sur le fait que ce travail cinématographique, émancipé de la division capitaliste du travail au nom (commun) de l'égalité (amoureuse et communiste), vérifie à chaque film réalisé l'incommensurable des êtres parlants, des choses du monde senties, du texte scandé et des mots proférés. Incommensurabilité qui n'autorise dès lors jamais leur possible transformation en marchandises à l'aune d'une mesure générale offerte par l'équivalent monétaire.

 

 

Donc, ici, pas d'intention entrepreneuriale ni de division hiérarchique, et encore moins d'appropriation synonyme d'exploitation, mais la commune répartition des tâches inférée sur le respect commun des termes (le texte, les corps, le monde dans ses qualités génériques animales, végétales et minérales), dans leur incommensurabilité communément partagée : « L'absence de telles intentions – d'intentions ? – est son tour le seul moyen que l’œuvre d'art, accomplie en tant qu'art dans sa conception la plus haute (autonomie de l’œuvre comme objectivée, devenue une chose dont l'amour porte la semblance, isolée donc), puisse ''être prise aussi pour un signe que le capitalisme va capituler'', et participer de cette victoire ou défaite par l'élaboration ou le rappel d'une forme de travail (non divisé, forme de l'amour), d'un lien au langage et aux choses (inséparablement), et au pouvoir (inséparablement), qui soit réel, non transformé en rapport de valeurs. Ce lien ne peut lui-même qu'être paradoxal, puisqu'il n'est pas un rapport, puisqu'il est distance, absence de lien, amour » (ibid., p. 232).

 

 

Prenons Sicilia ! (1999), un film tourné par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en Sicile d'après Elio Vittorini. A partir de ce film, les cinéastes vont continuer à creuser le sillon Vittorini jusqu'en 2003, avant d'en repasser par les dialogues de Cézanne avec Joachim Gasquet (Une visite au Louvre en 2004 après Cézanne. Conversation avec Joachim Gasquet en 1989) puis par les Dialogues avec Leuco (1948) de Cesare Pavese (avec Ces rencontres avec eux en 2006 et tous les films courts qui s'en sont suivis entre 2008 et 2012, Le Genou d'Artémide, Les Sorcières et L'Inconsolable, tous films anticipés par De la nuée à la résistance en 1978). 1999, Sicilia ! d'après Conversation en Sicile (1937-1938). 2001, Operai, contadini (Ouvriers, paysans) d'après Femmes de Messine (1949), ainsi que les deux films courts isolant deux séquences de Sicilia !, Le Vagabond (Il Viadante) et Le Rémouleur (L'Arrotino). 2003, Le Retour du fils prodigue et Humiliés isolant deux séquences de Operai, contadini. Conversation en Sicile (Conversazione in Sicilia) a été écrit par Elio Vittorini entre 1937 et 1938, et parut en feuilleton entre 1938 et 1939. C'est un succès de librairie jusqu'en 1941.

 

 

En 1942, la censure fasciste, inspirée par le vaticanesque Observatoire romain, se saisit de l'ouvrage d'Elio Vittorini qui, sous l'impulsion de l'éditeur Bompiani, paraît deux fois de manière clandestine en 1943. Après avoir été résistant et militant antifasciste (période marquée par la rédaction de son dernier roman, Uomini et no en 1944, titre par ailleurs très mal traduit en français puisque Les Hommes et les autres ne rend pas « Les Hommes et non, ceux qui ne le sont pas »), Elio Vittorini se consacra durant l'après-guerre à l'édition et la traduction (des grands romanciers étasuniens tels John Steinbeck et William Faulkner). Il est décédé en 1966. Conversation en Sicile exerça enfin une très grande influence sur les futurs grands cinéastes du néoréalisme italien comme Luchino Visconti et Roberto Rossellini, ainsi que sur quelques grands écrivains comme Italo Calvino (avec qui il travailla) et Leonardo Sciascia.

 

 

Le texte d'Elio Vittorini aura déterminé pour Danièle Huillet et Jean-Marie Straub la réalisation de plusieurs travaux : une mise en scène sous la forme d'une pièce jouée au théâtre communal de Buti dans la province de Pise en Toscane en 1998, un long-métrage en 1999 bénéficiant de trois montages différents (précisément, le même découpage mais avec des prises différentes), et puis donc deux films courts en 2001, Le Vagabond et Le Rémouleur. Cette constellation cinématographique issue du travail autour de Conversation en Sicile s'inscrit dans une constellation plus générale, la constellation-Vittorini, qui en jouxte d'autres dans la galaxie cinématographique de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (entre autres la constellation-Schönberg, la constellation-Hölderlin, la constellation-Pavese). « Une image dialectique est ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant, dans un éclair, pour former une constellation » écrivait Walter Benjamin (in Paris, capitale du 19ème siècle. Le Livre des passages, éd. Cerf, 2006, p. 479).

 

 

En quoi l'inactualité de la Sicile d'avant la seconde guerre mondiale peut-elle rencontrer notre actualité ? En quoi le choc de l'actuel et de l'inactuel nous autorise-t-il à comprendre en quoi Elio Vittorini est notre contemporain (cf. Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008) ? L'histoire de Silvestro, un fils d'origine sicilienne et émigré à Milan qui retourne voir sa mère à Syracuse, est l'occasion de la mise à l'épreuve d'un amour maternel soumis au jugement filial. Le père battait souvent et trompait à répétition la mère ? Le fils ne s'en souvient pas, préférant défendre l'image paternelle contre de vieilles récriminations sans objet. Afin de préserver l'honneur de l'ordre patriarcal, il n'hésite pas à pousser sa mère dans les retranchements de l'aveu, qui lui retourne argument contre argument (l'amour maternel se joue ici dans le registre d'une mésentente filiale différente de l'amour « transgénérique » des mère et grand-mère fordiennes de Letters From Iwo Jima de Clint Eastwood et Alexandra d'Alexandre Sokourov).

 

 

Le film est un long procès en noir et blanc, digne des plus grands moments de Carl T. Dreyer, dans lequel l'aveu de l'infidélité maritale de la mère, à la fois sorcière de Dies Irae (1943) et amoureuse éternelle de Gertrud (1964), se retourne en fidélité amoureuse et politique relative à la mémoire d'une révolte des paysans de la région qui fut réprimée dans le sang. Ce n'est donc plus, comme dans The Grapes Of Wrath (1940) de John Ford d'après John Steinbeck,le fils qui offre à sa mère le secret lyrique de sa vocation militante afin de lui transmettre, au-delà de toute compréhension intellectuelle immédiate, la vision dissensuelle d'un peuple des opprimés en lutte contre leurs oppresseurs supérieure à la seule morale familiale et communautaire. C'est désormais, avec Sicilia ! d'après Elio Vittorini (le parfait contemporain de John Steinbeck), la mère qui fait la leçon de la fidélité amoureuse et politique à un fils oublieux des violences patriarcales et amnésique quant aux luttes des classes qui se sont déroulées dans sa région natale. L'amant de la mère était chemineau, le mari cheminot. Et si la révolte a été écrasée, c'est parce que les cheminots n'ont pas fait grève, permettant ainsi aux gendarmes de faire leur sale besogne : une centaine de personnes furent tuées. « Et tu crois qu'il a été parmi les morts ? » demande hors-champ le fils. La mère lui répondant : « Je le crois. / Pourquoi sinon / ne serait-il pas / réapparu ? » (in Sicilia ! Danièle Huillet / Jean-Marie Straub / Elio Vitorini, éd. Ombres-coll. « cinéma », 1999, p. 145).

 

 

Rien de plus inactuel que la fidélité amoureuse et politique. Rien de plus actuel que le procès tant fait à l'encontre des gens qui s'aiment (alors qu'ils devraient multiplier les partenaires et les expériences, en toute logique libérale et consumériste) qu'à destination des militants du commun et de l'égalité dénigrés comme des totalitaires en puissance (alors qu'ils ont été, à l'instar des libertaires et des anarchistes par exemple, les premières victimes historiques des totalitarismes qui se sont revendiqués du communisme).

 

 

S'il y a image in-différente dans le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, c'est précisément parce qu'ils savent proposer les films dans lesquels la différence et l'égalité sont respectivement traitées avec une considération commune, l'indifférence aux différences signifiant leur égale liberté et leur respect : « égaliberté ». La multiplication des versions dans toute leur œuvre cinématographique n'aura donc pas d'autre emploi que celui de vérifier, dans le même mouvement à chaque fois recommencé, deux choses distinctes : la persévérance (du texte et de l'Idée dont il se soutient) et l'infinie différenciation (notamment linguistique) dont témoigne le monde vivant (et particulièrement en son sein les humains qui parlent et se parlent). Comme si Danièle Huillet et Jean-Marie Straub avaient réussi à tenir ensemble, côte à côte et dans le respect infra-mince des écarts, les présocratiques Parménide et Héraclite, l'Être immuable et le devenir, le « communisme éternel » et la vie perpétuellement mouvante, l'égale indifférence aux différences et la différenciation en sa liberté respectée, le même texte récité quelle que soit la version et le monde qui a imperceptiblement changé entre les prises, la ritournelle populaire lors du générique-début de Sicilia ! et le mélancolique opus 132 des quatuors à cordes de Beethoven juste après comme à la fin du film.

 

 

« Il faut que tout change pour que rien ne change » comme le disait donc Lampedusa, et nous nous demandions alors si Jean-Luc Godard avait été capable de penser l'égalité des sexes au lieu même de leur différence (ce qui ne semblerait pas être le cas avec le concept lyotardien de « différend »). « Il faut que tout change pour que rien ne change » : dans la perspective straub-huilletienne, cela voudrait dire qu'il faut vérifier que le monde ne cesse jamais de se différencier (que la différence est première comme l'aurait dit Gilles Deleuze), pour en même temps affirmer l'inflexible et éternelle vérité de l'égalité promue par l'Idée ou l'hypothèse communiste (comme le dirait Alain Badiou). Extraordinaire hasard de notre réflexion : les douze plans de la (cinquième et) dernière séquence de Sicilia ! comme du film court Le Rémouleur qui en représente une nouvelle version ont été tournés au pied de la Chiesa Madre du village de Grammichele, c'est-à-dire l'ancien fief des Lampedusa !

 

 

Et c'est à cet endroit-là que s'affirme à nouveau la nécessité révolutionnaire de l'égalité, dans le choc conjonctif-disjonctif de l'actuel et de l'inactuel, là où s'affirme de manière disruptive le contemporain. Danièle Huillet : « Quand on a lu le premier chapitre de Vittorini... et quand on a lu l'histoire du marchand d'oranges, eh bien c'était quand même une rencontre extraordinaire et c'est pour ça... Alors les changements, vous savez les changements... Oui, y'a beaucoup de changements... mais... ». Jean-Marie Straub : « Pourquoi est-ce qu'en 22 on brûlait le café ? Et pourquoi est-ce que on a détruit des, des, des... vaches folles etc. ? Pourquoi ? Pour que les prix ne baissent pas... » (in Philippe Lafosse, L’Étrange cas de Madame Huillet et Monsieur Straub. Comédie policière avec Danièle Huillet, Jean-Marie Straub et le public, éd. Ombres-coll. « A propos », 2007, p. 284).

 

 

Le contemporain comme choc conjonctif-disjonctif de l'actuel et de l'inactuel ou l'image dialectique benjaminienne comme reconnaissance par le Maintenant de l'Autrefois : l'image in-différente est celle qui affirme que, du point de vue de l'inégalité capitaliste (et du gaspillage des ressources naturelles que cette logique économique induit au nom de la variabilité des prix et de l'invariable soif de profit), rien ne change mais aussi que, du point de vue de l'égalité communiste, il faut que tout change radicalement. La révolution. Jean-Marie Straub : « C'est pas symbolique parce que ça se termine par faucille et marteau ! Ça c'est très simple, tout le monde sait ce que c'est... Simplement c'est plus, c'est plus de mode... » (op. cit., p. 288).

 

 

Au départ, le rémouleur se plaint de l'absence de travail, comme se plaignait au tout début de Sicilia ! le vendeur d'oranges invendues. Puis, le rémouleur rend au héros une partie de l'argent qu'il venait d'encaisser après avoir aiguisé son couteau. Le refus du petit profit qui vient compliquer les comptes de l'artisan, au nom de l'affirmation d'une amitié qui vient de naître et qui ne saurait dès lors décemment s'appuyer sur l'extorsion monétaire, s'effectue dans une relation égalitaire qui s'accomplit à côté du vélo, forme matérielle de la relation asymétrique entre client et marchand (comme Alexandra s'assoit à côté de Malika dans Alexandra afin de transmuer le rapport marchand en égalité des femmes souffrant de part et d'autre des camps belligérants de la même guerre).

 

 

Le découpage de la séquence, loin de privilégier le champ-contrechamp comme expression filmique du rapport marchand, propose deux plans moyens en début et fin de séquence encadrant quelques plans montrant, séparément mais côte à côte, deux hommes qui ont su si simplement s'extraire des rapports capitalistes en découvrant une possible camaraderie égalitaire, la possibilité avec celle de l'amitié du communisme. « Le romancier qui adhéra au Parti communiste italien clandestin avant de rompre avec le stalinisme et les cinéastes qui n'oublient jamais que les classes se définissent par leurs ''rapports'', par la fraction de leurs calculs, ''égoïstes'' ou pas, ont lu Karl Marx » écrit Louis Seguin (« A travers champs. Sicilia ! (1998) » in Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. « Aux distraitement désespérés que nous sommes... », éd. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2007, p. 254).

 

 

Alors le vélo du rémouleur devient machine de guerre, machine révolutionnaire qui pourrait fournir une belle métaphore de la machine de guerre cinématographique et révolutionnaire mise au point par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Les roues et la meule seraient alors semblables aux bobines de l'appareil de projection, ainsi qu'à la table de montage comme celle que l'on voit dans le documentaire que Pedro Costa leur a consacré lors du montage de la troisième version de Sicilia !, Où gît votre sourir enfoui ? en 2001. Le couteau aiguisé ne relève alors plus d'un rapport marchand trahissant l'authenticité des relations, mais offre un nouveau tour de roue à l'image de la camaraderie et de la violence révolutionnaire. « Le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet est plein de couteaux. C'était la boîte où étaient rangés des canifs, dans De la nuée à la résistance, le poignard planté dans le sol dans La Mort d'Empédocle, et ici, le couteau que Silvestro sort de sa poche pour le donner à aiguiser » (Louis Seguin, op. cit., p. 258). Et cela, jusqu'à la paire de ciseaux de Schakale und Araber (2011) d'après Franz Kafka, un film court faisant constellation avec L'Inconsolable. La violence effraie ?

 

 

Faut-il rappeler la sentence brechtienne (« Seule la violence aide là où la violence règne ») issue de Sainte Jeanne des Abattoirs (1929-1931) et formant le titre secondaire de Nicht versöhnt connu sous le titre français de Non réconciliés (1964-1965). Alors la roue du rémouleur s'articule avec le tour que celui-ci accomplit sur lui-même (dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, comme pour manifester le refus de la discipline d'usine capitaliste dont l'invention a été décrite en 1967 par Edward P. Thompson in Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, éd. La Fabrique, 2004. Alors, les listes de toutes choses, sans hiérarchie aucune, se dressent comme les bras se lèvent et les listes se scandent dans des déclamations qui sont des exclamations. L'image in-différente de la joie commune, de la joie du commun, de la joie du communisme sur laquelle nous conclurons provisoirement, et deux fois répétée pour faire que ces choses-là, éternelles car immobiles en regard du mouvement de différenciation du monde, se retiennent mieux. « Merci, ami. / Quelquefois / on confond les petitesses du monde / avec les offenses au monde./ Ah ! / S'il y avait / des couteaux et des ciseaux, des poinçons, piques et arquebuses ; / mortiers, faucilles et marteaux, canons, canons, dynamite. » (Sicilia !, op. cit., p. 163).


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