Spider-Man (c) D.R. SPIDER-MAN
de Sam Raimi
 le 21 août 2002


Texte tiré de : http://www.objectif-cinema.com/analyses/167.php


SYNOPSIS Orphelin, Peter Parker est élevé par sa tante May et son oncle Ben dans le quartier Queens de New York. Tout en poursuivant ses études à l'université, il trouve un emploi de photographe au journal Daily Bugle. Il partage son appartement avec Harry Osborn, son meilleur ami, et rêve de séduire la belle Mary Jane. Cependant, après avoir été mordu par une araignée génétiquement modifiée, Peter voit son agilité et sa force s'accroître et se découvre des pouvoirs surnaturels. Devenu Spider-Man, il décide d'utiliser ses nouvelles capacités au service du bien.

Au même moment, le père de Harry, le richissime industriel Norman Osborn, est victime d'un accident chimique qui a démesurément augmenté ses facultés intellectuelles et sa force, mais l'a rendu fou. Il est devenu le Bouffon Vert, une créature démoniaque qui menace la ville. Entre lui et Spider-Man, une lutte sans merci s'engage.


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LE MIROIR, LE MASQUE ET LA HONTE
ou quelques éléments pour une psychanalyse et une politique des super-héros

 

O make me a mask
Dylan Thomas

 

  Spider-Man (c) D.R.
   

Des cases enfilées de la B.D. originelle (« Marvel Comics ») à sa transposition « blockbusterisée » sur la toile de cinéma, les aventures acrobatiques du célèbre monte-en-l’air créé par Stan Lee arrivent-elles à passer la rampe du grand écran ? Le résultat tant attendu par les fans du super-héros (le projet végétait depuis plusieurs années à Hollywood) apparaît mitigé.

Ce qui se perd : une homogénéité structurelle de la bande dessinée qui ne privilégiait jamais la vie privée du héros (Peter Parker) à sa vie publique de super-héros (dans le film de Sam Raimi, la part dévolue aux effets spéciaux appuie lourdement sur le côté performatif du défi relevé d’adapter au cinéma les exploits de Spider-Man) ; également une certain retenue formelle dans la représentation de l’amour contrarié que ressent Peter Parker pour Mary-Jane Watson qui, dans sa transposition cinématographique, tombe sans vergogne dans la mièvrerie la plus épaisse (voir cette scène ridicule où la déclaration d’amour romantique déguisée du héros qui a lieu à l’hôpital dans lequel tante May a été transférée à la suite d’une attaque du Bouffon vert induit mécaniquement la résurrection de cette dernière : ah l’inégalée puissance de l’amour !).

 

Sam Raimi (c) D.R.  
   

Ce qui se garde : le bonheur d’un corps qui littéralement jouit et rit d’un potentiel physique insoupçonné (contrairement à ses collègues Super-Man ou Bat-Man, rappelons-le, Spider-Man a beaucoup d’humour), et qui se confronte avec une mutation exceptionnelle de son être qui, sur le plan symbolique, équivaut pour nous, gens du commun, au passage de l’adolescence à l’âge adulte (le choix du méconnu Tobey Maguire est à ce titre tout à fait judicieux comme le montre l’article de Clélia Cohen dans les Cahiers du Cinéma n° 569 page 75).

Ce qui se gagne enfin : l’amorce sensible d’une réactualisation contemporaine du contexte (violence du néo-libéralisme qui crée avec le Bouffon vert une sorte de retour monstrueux de son refoulé moral, mais jouissance aussi d’une ville meurtrie – le New York de Spider-Man est indubitablement la ville d’après le 11 septembre 2001 – qui voit dans son super-héros la résurgence salutaire et protectrice d’un idéal sécuritaire rassurant) dans lequel s’ébat le super-héros, prolongeant aussi l’actuelle réflexion postmoderne du cinéma américain sur ce que peuvent ses corps.

 

 

  Spider-Man (c) D.R.
   

Nous en sommes aujourd’hui arrivés à Hollywood au troisième stade de la figuration du super-héros : sur le mode idéologique-collectif, Super-Man a représenté l’âge héroïque et sans trouble (sans problématique), enfantin, de celui qui, bien reçu par sa planète d’accueil confondue évidemment avec son pays d’adoption (les U.S.A.) et lui devant en conséquence tout, fait son possible pour la préserver de ceux qui veulent lui nuire (les années 80, l’ère Reagan) ; sur le mode idéologique-individuel, Bat-Man a représenté l’âge problématique et nébuleux de celui qui n’arrive pas à surmonter la rémanence psychologique et affective (autrement dit mélancolique) d’un traumatisant et ineffaçable souvenir d’enfance (1) (ses parents assassinés par un malfrat) et qui s’en remet à l’assistance policière afin de tenter d’exténuer la vitalité obsédante d’une image meurtrière impossible à assassiner (les années 90, l’ère Bush) ; enfin sur le mode idéologique-schizophrénique, Spider-Man représente désormais un autre âge problématique (les années 2000, l’ère Bush jr.), celui des affres et des tourments, que souligne symboliquement le basculement de l’adolescence à l’âge adulte, du contrat moral, c’est-à-dire de la reconnaissance empêchée (en tant qu’homme sexué – Peter Parker face à Mary-Jane Watson, en tant qu’héros sans ambiguïté – Spider-Man face à J.J. Jameson) et du tiraillement entre une logique purement individualiste d’un « agencement de désir » (Gilles Deleuze) et la responsabilisation au niveau du collectif induit par ce nouveau statut (2) que représente idéalement dans le film de Sam Raimi la grande scène de dilemme proposée par le Bouffon vert : sauver les enfants ou sa bien-aimée.  

Super-Man, c’est l’enfant qui veut toujours faire plaisir à ses parents, anciens (la planète Krypton) ou nouveaux (Terre-U.S.A.) : il ne veut même faire que cela. La surhumanisation se vit sur le mode heureux, asexué et pacifié-pacifiant : il ne s’agit là en somme que d’un pur principe de plaisir arrimé à l’autorité parentale. Bat-Man, c’est l’enfant qui ne se remet jamais de la perte de ses parents, légitimant ainsi la substitution d’un ordre naturel absent (dont l’absence signe la présence affective) à un ordre structuré sur le mode pathologique du fétiche (les gadgets comme prothèses remplaçant artificiellement les organes parentaux disparus). La surhumanisation se vit ainsi sur le mode d’une perduration maladive d’une enfance brisée dont l’impossible évacuation par le travail du deuil sert conséquemment les intérêts du collectif (comme s’il n’y a pas suffisamment de malfrats à arrêter pour pouvoir atténuer sa douleur). Spider-Man enfin, c’est l’enfant en mal de reconnaissance, celui qui rêvait de passer au rôle d’adulte (pour pouvoir étreindre la femme qu’il aime) alors que dans le même mouvement ce rôle qui l’oblige à une responsabilisation forcenée est contesté par une autorité qu’il sert malgré tout. La surhumanisation devient problématiquement source conflictuelle (l’araignée, symbole archaïque du féminin qui effraie le masculin – cf. la timidité de Peter face à Mary-Jane – qui devient en toute logique ici le blason du héros, fascine et terrorise à la fois) de l’avènement douloureux d’un soi-pour-les-autres dont le dévouement ne cesse d’être molesté publiquement. 

The Fly (c) D.R.  
   

Si l’on souhaite comparer Spider-Man à The Fly (1986) de David Cronenberg par exemple pour demeurer dans la catégorie des films qui voient se croiser l’homme et l’insecte, on constatera aisément, au-delà du fait que le personnage du film de Cronenberg n’est pas, loin s’en faut, un super-héros, que le problème de Peter Parker est d’ordre moral (il faut s’occuper du bien commun) quand celui du héros qu’interprète Jeff Goldblum est d’ordre éthique (il n’y a que mon chemin qui rentre en ligne de compte). La radicalité de l’existentialisme cronenbergien, radicalité nietzschéenne (en cela, son film était un pur film d’auteur) n’a que faire du contrat social : sa seule volonté s’épanchait du côté de ce que pouvait l’esprit à force de reconsidérations du corps et de ses organes. Le film de Sam Raimi, parce qu’aussi c’est un film produit par les studios, n’envisage son héros que dans la perspective d’un rapport obligé aux autres et à la responsabilisation collective et sociale qu’il impose. A la limite, le vrai double négatif de Spider-Man serait plutôt à chercher du côté de Hollow Man (2000) du freudien Paul Verhoeven (qui, pour l’occasion, s’en remettait même à l’anneau de Gygès de Platon pour réaliser sa fable) : si l’on reste dans le champ de la morale humaniste, c’est pour perversement le retourner en tout sens (on sait que le héros usait de son pouvoir d’invisibilité pour accomplir, non pas le Mal comme le veut la lecture manichéenne des événements par l’Amérique, mais l’assouvissement de pulsions de domination) (3).

 

Spider-Man (c) D.R.
   

L’ « existentialisme humaniste » de la Columbia relayé par le scénariste David Koepp (celui de Carlito’s way (1993) de Brian De Palma) et le metteur en scène Sam Raimi a quand même un drôle de goût. Quand on aura remarqué que tout le film s’organise autour de cet affect élémentaire qu’est la honte (la honte de ne pas pouvoir accoster la fille dont on est secrètement amoureux depuis l’enfance, la honte d’avoir de l’argent quand ses copains n’en ont pas, la honte de se faire virer de la compagnie que l’on a créée, la honte de ne pas être reconnu par son propre père, la honte d’avoir laissé s’enfuir celui qui assassinera son oncle, la honte de chiper à son meilleur ami la fille de ses rêves, la honte d’être avec un garçon et de penser à un autre, la honte même de celui qui, à l’instar du patron de presse irascible, veut se situer au-delà de la honte en ne souffrant pas de faire délibérément des unes racoleuses ou mensongères…), on comprendra mieux en quoi, parce qu’il prélève des morceaux de réel selon un orientation idéologique bien précise et qu’il doit en rendre compte, le film se différencie de la B.D., un art forcément plus propice à l’imaginaire, moins directement redevable de la réalité dont il s’inspire. Car, que représente Spider-Man si ce n’est l’incarnation héroïque d’une logique sécuritaire idéale et euphorisante qui fait l’économie d’une réflexion collective et scientifique sur les causes de la violence qui, comme l’ont bien démontré Pierre Bourdieu (La Misère du monde) ou Loïc Wacquant (Les Prisons de la misère), sont à chercher hors de l’univers violent. Dans le monde des studios hollywoodiens et de Spider-Man, vigie du vaisseau amiral libéral américain, les délinquants semblent avoir tous eu le projet de vie d’être des délinquants ; ou alors, à l’instar du super-héros, si on se fait piquer par l’araignée du Mal, on est alors sommé d’assumer (comme disent sans vergogne Tony Blair ou Julien Dray, le délinquant est seul responsable de ses actes). On se prend alors à imaginer Spider-Man rossant les dirigeants de F.M.I. ou de l’O.M.C. : le sentiment de justice rendue serait pour le coup vraiment renforcé.

Pas vraiment sartrien tout ça. La honte, semble-t-il, est à chercher dans la surexposition médiatique de ce type fédérateur de politique-là (en l’occurrence Hollywood est une vitrine rêvée) qui ne cherche que des super-vilains (hier Ben Laden, bientôt Saddam Hussein) à éliminer et des héros à acclamer (le paradigmatique dernier plan : Spider-Man surplombant de son aura protectrice – et avec l’aide du drapeau américain claquant fièrement au vent – la ville naguère martyrisée qui ne s’y fera plus prendre désormais), icônes ou épouvantails-écrans qui veulent dispenser d’une réflexion un peu plus poussée sur les raisons structurelles d’un tel climat de violence. L’autre versant, corrélatif au précédent, de la honte dans le film, comme si les auteurs essayaient de contrebalancer la frénésie sécuritaire (donc honteuse pour eux, on le souhaite) de leur héros, est à chercher du côté du Bouffon vert, vague cousin lointain du héros schizophrène du récit de R.L. Stevenson  L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Que représente-t-il, lui, si ce n’est la face cauchemardesque et meurtrière, ricanante et carnassière du néo-libéralisme actuel, revers honteux d’un impérialisme triomphant, celui qui mesure sa compétitivité face à un Spider-Man vu sous le seul angle de la concurrence, celui qui ne voit en New York qu’un vaste marché grâce auquel prospérer, qui ne considère les New-yorkais que comme de potentiels clients à dégotter (de gré ou de force) ou un vaste ensemble de consommateurs à subordonner ? Si le masque est l’attribut « naturel » de Spider-Man, le miroir est celui qui voit la transformation de l’industriel Osborn (qui, d’ailleurs, collectionne les masques tribaux) en Bouffon vert : avouée ou cachée, la honte est bien le moteur de Spider-Man de Sam Raimi comme il l’était d’autre films du même auteur (la honte vénale dans Un Plan simple, la honte de ne plus être à la hauteur dans Pour l’amour du jeu, la honte d’avoir un visage défiguré dans Darkman).

 

Men in black (c) D.R.  
   

Spider-Man est l’enveloppe de circonstance d’un cinéaste qui, malgré les transformations qui jalonnent autant ses films (pensons simplement à Evil dead) que son œuvre (on lui doit notamment le dernier western-spaghetti en date, Mort ou vif), demeure quoi qu’il en soit un auteur. Si Sam Raimi effectue avec succès sa mission en démasquant la part honteuse qu’elle implique, il n’en est pas moins, à l’instar d’un personnage qu’il ne peut se résoudre décemment à détester, un individu aux motivations obscurs, aux ressorts intérieurs peu lisibles pour un grand public souvent figuré dans le film et qui l’applaudit sans savoir réellement si on ne lui joue pas un mauvais tour, souvent contesté au sein même d’une industrie dont il sert ici pourtant très bien les intérêts. Spider-Man, à l’image du héros du film de M. Nyght Shyamalan, Incassable, voit la difficile prise en compte (qui est une mise en jeu) du statut original d’un être soudainement singularisé dont le prix à payer pour cette singularité est la mise de côté du Moi au profit du Nous. Quand les X-Men de Bryan Singer ne parlent que d’intégration, quand les MIB de Barry Sonnenfeld ne sont que de simples fonctionnaires d’état qui font ce pour quoi on les paie, Spider-Man et le héros de Shyamalan, parce que voués malgré eux au bien-être collectif, ne connaissent d’autre situation personnelle que l’immense solitude de leur singularité. Victimes de l’habitus tel que Pierre Bourdieu l’a défini dans ses travaux (La Distinction par exemple), parce que victime d’une éducation, d’une culture interventionniste, d’une « histoire faite corps, inscrite dans le cerveau (…), histoire incorporée [qui] est le principe à partir duquel nous répondons (…) [afin] d’échapper à toutes une série d’alternatives que nous avons intériorisées, qui font partie de notre habitus cultivé » (in Si le monde social m’est supportable, c’est que je peux m’indigner, entretien avec Antoine Spure, éditions de l’aube, Paris, 2001).

 

 

Armageddon (c) D.R.  
   

Contrairement au Bruce Willis de tous ses autres rôles hors ceux des films de Shyamalan (Armageddon par exemple) ou au George Bush jr. autoproclamé pourfendeur de « l’Axe du Mal », ce ne sont là que de super-héros anonymes, la surenchère paradoxale d’hommes sans qualités (4) puisque leurs super-pouvoirs doivent s’effacer dans la schize sociale qu’ils induisent. Qu’importe, le super-héros sera toujours un autre-que-moi, même si cela fait mal, divise. Si l’homme d’exception, celui qui les rachète tous, existe bel et bien, il est doublement un anonyme (parce qu’il se cache derrière un masque, parce qu’il se fond dans la foule des rues). Si le sujet de Spider-Man, comme de bien d’autres films américains, est celui de l’identité clivée, révéler celle du super-héros équivaudrait à nier le caractère extraordinaire de celle-ci, et même deux fois comme on vient de le démontrer (ce n’est donc qu’un homme, qui se cache et nous trompe). On ira même plus loin : autant Spider-Man cache Peter Parker, autant Peter Parker cache Spider-Man (réversibilité du masque qui finalement se joue des clivages identitaires et autres obligations contractées par l’appartenance sociale en jonglant avec).

L’identité, c’est ce qui se tait, ce que l’on ne saurait jamais exhiber ou afficher. Chose secrète, chasse gardée (pas un hasard si Clark Kent, alter ego « moyen » de l’extraordinaire Super-Man, comme Peter Parker sont tous deux journalistes ; pas un hasard non plus si Bruce Wayne, quand il n’est pas Bat-Man, neutralise les soupçons que l’on pourrait porter sur sa personne parce qu’il dispose déjà d’un statut exceptionnelle qui lui sert de paravent : il est milliardaire). Un film, même un blockbuster à plusieurs millions de dollars, a fortiori un tel film, ne montre jamais son vrai visage, ne dit pas à quel point son caractère exubérant, son enveloppe « monstrative », le frustre (surtout quand il est mis en scène par un réel auteur tel Sam Raimi).

Notes

 

1) Cette stratégie régressive de repli sur soi correspond dans les deux films majeurs que Tim Burton a consacrés à Batman à l’abstraction d’un environnement urbain – la ville sans dehors et en studio de Gotham – moins proprement américain que sur le plan idéel et générique plutôt représentatif de la nouvelle occidentalité technicisée, à l’instar du modèle langien Metropolis.

2) Nouveau statut dans lequel s’origine aussi, comme dans Bat-Man, un roman familial défaillant, dont la défaillance même confondue dans l’idée de faute hante l’esprit du héros et l’oblige selon une moralité toute chrétienne à vouloir à tout prix réparer au centuple ce dont il a été un fois le moteur, c’est-à-dire l’injustice.

 3) Encore mieux si l’on reste dans le cadre des héros de l’invisible, Memoirs of an invisible man (1992) de John Carpenter figurait un héros qui n’avait que faire de son nouvel état, qui regrettait même son ancienne normalité et qui, sans jamais vouloir capitaliser sur son originalité, ne cessait de fuir les problèmes que celle-ci lui causait.

4) Homme sans qualité qui, comme l’écrivait Robert Musil dans son roman éponyme, est un « homme du possible »

 


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