"Les Profondeurs" (2012) de Youssef Chebbi

La vie est une maladie

« Criton, nous devons un coq à Esculape.

Payez cette dette, ne soyez pas négligents. »

(Socrate)

 

 

Henri Langlois disait : Dracula est partout. Et puis aussi : Dracula n'appartient plus à la littérature mais à l'univers tout entier. Le vampire ne serait donc plus seulement le reste persistant de l'aristocrate décadent dont le spectre distingué hanterait l'égalitarisme formel et l'individualisme concurrentiel caractérisant les sociétés modernes, mais la survivance séduisante et donc forcément troublante d'une ambivalence cependant de moins en moins tolérée dans un monde toujours plus immergé dans les eaux glacées du calcul égoïste.

 

 

De grands films ont à cet égard partagé la préoccupation de moderniser dans une perspective matérialiste le mythe, moins pour le dégraisser de ses oripeaux folkloriques en le jetant au désœuvrement rieur de la parodie (c'est l'exemple paradigmatique du Bal des vampires de Roman Polanski) ou bien en le livrant au romantisme kitsch de l'adolescence mondiale (ce sont les séries Twilight et Vampire Diaries pour le pire, pour le meilleur Buffy the Vampire Slayer et True Blood) que pour organiser les frottements contemporains de notre actualité confrontée à son inactuelle figure. Pour citer quelques titres importants, Cuadecuc, vampir (1970) de Pere Portabella, Martin (1977) de Georges A. Romero, Rabid – Rage (1977) de David Cronenberg, Nosferatu, fantôme de la nuit (1979) de Werner Herzog, The Hunger Les Prédateurs (1983) de Tony Scott, The Addiction (1995) d'Abel Ferrara, Trouble Every Day (2001) de Claire Denis, Le Dernier homme (2006) de Ghassan Salhab, Morse (2008) de Tomas Alfredson ou encore Twixt (2012) de Francis Ford Coppola auront diversement contribué à redéployer une configuration vampirique ouverte avec ces trois chefs-d'œuvre inauguraux que sont Nosferatu le vampire (1922) de Friedrich W. Murnau, Dracula (1931) de Tod Browning et Vampyr (1932) de Carl T. Dreyer (on devra évidemment ajouter avec le passage à la couleur l'artisan de la Hamme, Terence Fisher, auteur d'un important Horror of Dracula – Le Cauchemar de Dracula en 1958). Les restes non morts de l'alliance sacrée du paganisme jouisseur et de l'aristocratisme électif sont devenus depuis les symptômes cliniques d'une affection qui est une transmutation des corps affaiblis par la tournure auto-immune de notre nouvelle condition pathologique. Le sang vire au noir et la civilité à la soif du sang depuis qu'il est empoisonné par la toxicité pharmacologique des remèdes issus des laboratoires des industries pharmaceutiques. La vision rimbaldienne d’un « mauvais sang » dont Leos Carax héritait à l’époque des années SIDA abonde toujours plus dans les cuves convertissant depuis plus de trois siècles dorénavant la politique en « biopolitique » qui, pour parler encore comme Michel Foucault, se sera plus d’une fois renversée en « thanatopolitique ».

 

 

En répondant à la menace infectieuse associée au vampire parasitaire, la réaction allergique témoigne du règne de l'auto-immunité dans lequel notre modernité tardive se retrouve plus que plongée dès lors que le propre, en guerre contre les altérations identitaires de l'impropre, se retourne contre lui-même dans une dynamique qui n'épargne ni la science ni la religion (Jacques Derrida l'aura décrite ainsi comme logique de « l'auto-immunité de l'indemne »). On le sait, l’autre sur-identifié dans son altérité engage bien malgré lui une promesse de meurtre.

 

 

L’échange inégal des hémopathies

 

 

Dracula est partout dans l'univers. Partout où s'immisce l'indésirable créature de besoin en trouvant malgré tout à être l'obscur sujet d'une séduction imparablement désirée. Par exemple dans la zone portuaire de Rades à Tunis : il suffit en effet qu'un container soit débarqué de nuit d'un tanker pour que le souvenir du cercueil du transfuge Nosferatu s'impose dans un beau court-circuit dont Les Profondeurs (2012) entretiendra rigoureusement les conséquences esthétiques. Plus tard, le vampire moderne en quête de poches de sang dans un hôpital élit comme nouvelle victime une femme en proie à une pénétrante mélancolie (une « maladie de langueur » comme Gustave Flaubert la nomme dans Madame Bovary), soignée pour une suggestive affection immunologique. On aura toute latitude soit dit en passant pour penser que, si ce beau court-métrage d'une vingtaine de minutes réalisé par Youssef Chebbi (son deuxième après Vers le nord en 2010 et avant sa participation au tournage collectif d'un important long-métrage documentaire, Babylon en 2012) doit probablement beaucoup aux films préalablement cités, Le Dernier homme en particulier, il préfigure ou anticipe aussi des scènes que l'on retrouvera plus tard dans Only Lovers Left Alive (2013) de Jim Jarmusch, un long-métrage certes plus prestigieux mais plus prompt aussi à se retirer dans les hauts quartiers de sa propre vacuité, si hautain à vouloir à tout prix faire rimer solitaire avec élitaire. Pour sa part, modestement mais ô combien plus décisivement, Les Profondeurs organise la rencontre entre deux hémopathies, l'une d'origine mythique (l'infection vampirique touchant le héros) et l'autre de nature pathologique (probablement le virus de l'immunodéficience humaine, ce rétrovirus que l'on connaît sous l'acronyme générique de sida et qui affecterait l'héroïne). La rencontre hématologique se comprend plus précisément dans les termes d'un échange subtilement inégal ou asymétrique en vertu duquel la femme gagne l'immortalité qui la protège de la maladie auto-immune, tandis que l'homme demeure vampire tout en regagnant une condition mortelle qui, si elle l'autorise à renouer avec la lumière du jour, l'expose au meurtre une fois qu'il aura été identifié au terme d'une chasse à l'homme, avec battue et chiens, à l'immémoriale victime émissaire. Alors, une nouvelle fois, du Phèdre de Platon à « La Pharmacie de Platon » de Jacques Derrida, seront avérées l’ambivalence du pharmakon (le remède extrait du poison) ainsi que sa proximité étymologique avec le pharmakos (l’immolé en expiation des fautes d’un autre, soit l’équivalent grec du bouc émissaire hébreu).

 

 

La séduction engage toujours la pulsion de mort autant que sa suspension ou sa sublimation, la valeur asymétrique de l'échange avérant par ailleurs le non rapport (sexuel) au principe du rapport entre les genres ou entre les sexes. Pour le dire autrement à l’occasion d’un dialogue imaginaire : je te sauve et tu me le rends en me tuant, tu ne le voulais pas ou tu ne l’as jamais su mais peut-être l'ai-je au fond toujours voulu.

 

 

Troubles identitaires, crises immunitaires, réactions indemnitaires

 

 

L'opération cinématographique d'une reconfiguration offerte à une incarnation particulière du « jugement infini » cher à Kant (l'affirmation logique repose sur un ou plusieurs prédicats négatifs, le vampire étant en effet à la fois le non vivant et le non mort, « undead » comme Bela Lugosi célébré lors d’une inoubliable liturgie rock par Bauhaus), s'imposera ici dans toute une série de plans comme autant de touches écartant les obligations d'un scénario happé par l'ambivalence du rapport au mythe, relevant à la fois de la fidélité et de la trahison. La pigmentation organique de la pellicule, les fragments du corps à l’épreuve du soleil (un dos, une main), quelques raccords chromatiques audacieux (comme celui reliant une bouche béante et ensanglantée avec les derniers feux du ciel ou bien, à l’opposé, c’est le bleu d'un congélateur retrouvé dans une boîte de nuit où percent les coquilles d’œuf enveloppant comme une momie le regard pénétrant de l’acteur Kamel Laaridhi) ou les discrètes épiphanies (des tissus qu'un peu d'air soulève de façon pulmonaire, le diaphane accentué par un étalement de lumière) entretiennent le foyer précaire d'un désir d'exception qui, environné par les forces hostiles du consensus, se sait peu protégé, et peut-être même mortel. L'homme qui arrive à Tunis y revient en fait et c'est aussitôt pour repartir une fois le jour reconquis dans l’échange intempestif des sangs contaminés. Non pas vers le sud mais vers l'ouest, du côté du gouvernorat de Jendouba, précisément à Aïn Draham où les forêts ont avec les tons phosphorescents et bleutés de l'hiver cette singulière allure continentale qui nourrira un autre songe tunisien de l’exception souveraine à l’épreuve de la vie précaire, The Last of Us (2016) d'Ala Eddine Slim dont Kamel Laaridhi a été l'un des coproducteurs (Ala Eddine Slim est aussi l'un des co-auteurs avec Ismaël et Youssef Chebbi de Babylon et le photographe Amine Messadi se trouve être leur opérateur commun).

 

 

Une séquence bouleverse : la possibilité rédemptrice du retour au pays natal avorte dans le sang perlant de l’oreille crevée par le chant impromptu, populaire et documentaire de la nostalgie maternelle. Tous les troubles identitaires débouchent d’un point de vue pharmacologique toujours sur des crises immunitaires requérant, d’intégrismes en fondamentalismes, d’identifier la victime émissaire (c'est déjà le migrant clandestin de Vers le nord) qui devra payer pour tout le monde avec le versement de son sang, en épongement des indemnités dont elle était redevable à son corps défendant. Et cela vaut pour la société tunisienne d’avant 2011 comme pour la société d’après.

 

 

On retient encore ce plan des Profondeurs : une main sort de l’ombre, elle affronte la lumière – son porteur luciférien en mourra. L’histoire nous l’a appris, le présent le redit : les artistes – les vrais – sont d’une espèce sacrifiable.

 

 

28 novembre 2017


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