« La Question humaine » (2007) de Nicolas Klotz

Hanté

 

La Question humaine multiplie les réminiscences spectrales comme des signes hallucinatoires qui ponctuent sous la forme de la hantise une critique subtile de la croyance managériale réduisant les gens à être des choses contrôlables et superflues, exploitables et jetables. Le nazisme nomme la part maudite de notre modernité rationnelle et instrumentale – maudite aussi parce qu'elle est mal dite. La malédiction fonde ainsi une possession politique qui mérite un exorcisme esthétique. Hanté par Shoah, le film de Nicolas Klotz écrit par Élisabeth Perceval commence comme Le Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang pour finir en remake des Maîtres fous de Jean Rouch. Le film hanté est aussi celui qui croit que le cinéma peut encore avoir une vocation conjuratoire.

Le nazisme est un monstre historique, le produit aberrant des rapports de classe, de nation et de race caractéristiques du capitalisme au stade infernal de l'impérialisme. Que sa réalité ne soit pas tombée du ciel pur des idées ou sortie de l'enfer métaphysique du mal absolu, mais qu’elle entretienne au contraire plus d'un rapport ou plus d'une homologie avec notre actualité parce qu'il est un produit historique de la modernité n’est un mystère scientifique que pour les chiens de garde de l’ordre social existant. Des philosophes (T.W. Adorno, Hannah Arendt), des historiens (Enzo Traverso, Johann Chapoutot), des sociologues (Zygmunt Bauman), des psychologues du travail (Christophe Dejours), des survivants (David Rosset, Primo Levi, Robert Antelme) ont déjà écrit des livres importants à ce sujet. Leurs livres ne cessent pas de travailler en profondeur la pensé qui est sa part maudite, son scandale même.

 

 

 

Cet héritage intellectuel, La Question humaine le fait sien en en assumant les conséquences, esthétiques comme politiques. Son beau souci, rigoureux et terrible d’empoigner avec le cinéma les effets contemporains de rémanence du nazisme défend la radicalité de montrer sans confusionnisme l’actualité des rapports obscurs qu’entretiennent la logique capitalistique de rationalisation instrumentale et profitable de la force de travail et l’ultima ratio hitlérienne ayant présidé à la destruction industrielle de millions d’individus considérés comme superflus. La question humaine est a minima déjà celle des rapports qui, préservés des amalgames de l'équivalence stricte entre nazisme et néolibéralisme, avèrent cependant la contradiction qu'il y a - et qu'il reste encore à résoudre si tant est que la chose soit possible - entre une modernité dont le projet philosophique promeut l'émancipation individuelle et le modernisme de techniques qui aliènent les individus en chosifiant leur existence.

 

 

 

 

Une généalogie maudite

 

 

 

 

Adapté par Élisabeth Perceval du court roman éponyme de François Emmanuel (Stock, 2000), La Question humaine de Nicolas Klotz exprime, avec une pensée du cinéma qui s'oppose aux instructions démagogiques des documentaires les mieux intentionnés, la déstabilisation progressivement éprouvée jusque dans son intimité par un cadre des ressources humaines. Simon Kessler va découvrir par bribes la généalogie maudite du grand groupe industriel spécialisé en pétrochimie qui l'emploie sur un contrat de mission (SC Farb, nom derrière lequel on décryptera celui de IG Farben, financier du parti nazi et producteur du gaz mortel Zyklon B).

 

 

 

Alors que ce cadre (Mathieu Amalric) enquête sur un supérieur au comportement inquiétant, une désorientation de plus en plus intense s’empare en effet de sa personnalité, de moins en moins engagée à célébrer la fête du « nouvel esprit du capitalisme ». L'ébranlement n'est pas d'abord vécu de manière intellectuelle mais de l'intérieur, psychiquement. Comme si l'inconscient était une crypte cachant des ressources secrètes et affectives permettant d'accueillir les gouffres du sens que justifient les abstractions logiques de la rationalité instrumentale. Alors un flamenco ou un fado déchirants aident à ressentir intimement la misère humaine dont est capable la domination capitaliste. Alors on peut découvrir la portée historique de la note technique du 5 juin 1942 exprimant la chosification technicienne relative à l'assassinant de masse et aux transports des cadavres qui bientôt disparaîtront dans les fours crématoires des camps. On peut encore écouter ces propos qui, résonnant avec la note précédente, expliquent les processus d’euphémisation effaçant symboliquement la violence réelle des licenciements en masse fragilisant la condition ouvrière.

 

 

 

 

Une constellation de l'intolérable

 

 

 

 

Épars et fugitifs, volatiles comme des feux follets, les signes inquiètent la perception de qui n'est plus l'automate otage des prescriptions idéologiques comme une réflexologie. C'est notamment la musique fascinante de Syd Matters, comme un souffle, un chuintement qui trouverait avec ses propres moyens la possibilité de faire entendre autrement le piaulement kafkaïen. Les signes s'étoilent en formant une constellation affolant le sujet qui s'en croyait jusqu'à présent prémuni, sûr de rester un bon petit soldat du management. Loin d'être une nouvelle capture, la constellation au contraire déplie la carte nouvelle d'une dérive subjective en puissance de voir et d'entendre, de sentir ce qu'il y a de plus intolérable dans notre monde. Les vies réifiées, privées d'emploi, mutilées, vouées au superflu : au rebut, au déchet.

 

 

 

La Question humaine multiplie ainsi les réminiscences spectrales comme des signes hallucinatoires qui ponctuent sous la forme de la hantise une critique subtile de la croyance managériale réduisant les gens à être des choses contrôlables et superflues, exploitables et jetables. Le nazisme nomme la part maudite de notre modernité - maudite aussi parce qu'elle est mal dite. La malédiction fonde une possession qui mérite alors un exorcisme. Le film de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval commence comme Le Testament du docteur Mabuse (1932) de Fritz Lang pour finir en remake contemporain des Maîtres fous (1955) de Jean Rouch. Le film hanté est aussi celui qui croit que le cinéma peut encore avoir une vocation conjuratoire.

 

 

 

 

13 décembre 2007

Ce texte est une reprise légèrement augmentée d'un premier texte publié par Alternative libertaire : http://www.alternativelibertaire.org/?Cinema-Koltz-La-Question-humaine


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