Tomboy de Céline Sciamma (2010)

Aletheia

 

 

 

 

Le motif de la métamorphose des identités genrées n'est pas nouveau, y compris dans le cinéma : des films hollywoodiens comme Sylvia Scarlett de George Cukor (1936), I was a war male bride, de Howard Hawks (1949) surfaient déjà sur la vague du passage d'une identité de genre à une autre, avec comme corollaire le travestissement d'un personnage dans son « supposé » genre opposé. D'autres films peuvent encore être cités comme Certains l'aiment chaud de Billy Wilder (1959) ou encore Victor Victoria de Blake Edwards (1982) et plus récemment Mr Butterfly de David Cronenberg (1993), théorisation de ce type de fictions.


Si certains exemples de « travestissement » résultent d'une nécessité matérielle (par exemple, dans I was a war male bride, le capitaine français Henri Rochard (Cary Grant) doit se faire passer littéralement pour une « fiancée de guerre » afin de rejoindre sa compagne, lieutenant de l'armée américaine dans son pays natal), d'autres sont, au contraire, les démonstrations d'un trouble des genres qui peut se manifester dès l'enfance comme dans le film belge Ma vie en rose de Alain Berliner (1997), comme c'est aussi le cas avec Tomboy de Céline Sciamma. Si les deux cinéastes abordent des motifs communs (la question de l'identité sexuelle comme travestissement, de l'homosexualité tantôt masculine tantôt féminine, du regard social entre autres exercé par la famille), le second film conserve une légèreté plutôt réjouissante face à la lourdeur scénaristique et psychologique (et donc très indigeste) du long métrage du cinéaste belge. Rien n'est épargné au spectateur : une violence morale alimentée par la société (les voisins rédigeant une pétition afin d'exclure l'enfant de l'école) qui dégouline sur les parents (ils n'assument pas le désir de leur fils de ne pas vouloir être un garçon et de vouloir se marier avec le fils de l'employeur du papa). Rien de tout cela dans Tomboy, comme nous allons le voir par la suite.


Filmer des enfants n'est pas non plus un motif récent. Bien des réalisateurs français ont su mettre en scène des enfants dans les rôles principaux comme entre autres dans Jeux interdits (1951) de René Clément avec la toute jeune Brigitte Fossey, Les 400 coups (1959) de François Truffaut avec Jean-Pierre Léaud, L'Enfance nue (1969) de Maurice Pialat, Ponette (1996) de Jacques Doillon, ou même Demi-tarif (2003) plus récemment réalisé par Isild Le Besco. Céline Sciamma reste donc dans la lignée des cinéastes qui privilégient des fictions dans lesquelles les enfants ont la part belle. Par ailleurs, la cinéaste mise beaucoup sur eux, préférant jouer avec des acteurs non professionnels, plus naturels et spontanés comme on vient encore de le voir avec Terrence Malick dans son dernier film The Tree of life (même référence au Livre de la jungle de Rudyard Kipling).


Impressionniste, Céline Sciamma ne filme pas à la truelle mais apporte délicatement ses touches de couleur. Elle est capable de raconter une fiction nimbée du trouble des genres sans pour autant que son histoire s'alourdisse par sa propre théorisation. L'histoire se situe à l'époque de l'enfance, de ce paradis perdu où tout reste possible, où tout paraît plus simple, même ce qui paraît pourtant transgressif aux yeux d'une société qui classe, divise et hiérarchise les êtres humain en deux pôles distincts : les hommes et les femmes. Le titre même Tomboy, « garçon manqué » en français, prolonge par le recours d'un titre en langue étrangère le trouble de cette fameuse dynamique de classement (on pourrait presque parler d'effet d'« estrangement » comme le faisait Siegfried Kracauer). « Garçon manqué » signifierait qu'elle est un être « bancal », incomplet, en même temps que ce défaut est une force venant ébranler le partage institué des rôles et des identités.


 

Pour mieux rendre compte cet univers (l'enfance ensoleillée pendant les longues vacances estivales), Céline Sciamma a privilégié le télé-objectif pour laisser une grande liberté d'action à de très jeunes acteurs qui, jouant au jeu de leurs personnages, s'identifient ainsi plus spontanément à eux. Rien ne trouble leurs jeux, sinon le trouble de la fiction par la captation documentaire. Comme la réalisatrice leur laisse une grande liberté, les scènes ne semblent pas artificielles, rigidifiées par un dialogue préétabli. Les enfants débordent de vitalité. Comment ne pas penser une nouvelle fois au dernier film de Terrence Malick qui lui aussi privilégie de très jeunes acteurs, eux aussi des non professionnels mais à qui il a accordé une grande liberté de mouvement. Par contre, contrairement à Céline Sciamma, le réalisateur américain se mêle à leurs jeux, joue avec eux en se mouvant avec une merveilleuse fluidité autour d'eux grâce à un filmage en steadycam.


Dans l'histoire de Tomboy, nous pouvons sans forcer développer une théorisation minimale de la transformation des identités genrées. Certains points sont abordés, effleurés par le pinceau de Céline Sciamma : à nous de terminer le portrait en exerçant notre propre réflexion. La cinéaste ne nous mâche pas le travail, nous sommes libres de l'effectuer sereinement sans avoir à subir des scènes explicatives ou sur-dramatisées.


 

L'histoire de Tomboy peut être divisée en trois blocs simples. Le premier part du début jusqu'à la découverte du vrai prénom du personnage principal. L'histoire commence par des scènes entre un enfant et son père : nous apprenons rapidement qu'ils emménagent dans un immeuble, que cet enfant a une sœur, et que sa mère attend un enfant. On tombe tout d'abord dans les clichés genrés habituels : la petite sœur, Jeanne, dort dans une chambre rose alors que l'autre enfant a une chambre de couleur bleue (code couleur habituel utilisé dans la société pour bien séparer les deux genres). Tout nous laisse penser que nous avons bien affaire à un petit garçon. D'ailleurs, l'enfant a un côté androgyne : il a les cheveux courts et rien dans sa physionomie ne nous démontre qu'il est un garçon ou une fille. La scène d'identification « corporelle » se fera un peu plus tard.


D'ailleurs, sa première rencontre avec une voisine, Lisa, va nous le confirmer. Celle-ci s'approche de l'enfant en lui demandant s'il est « nouveau »? L'enfant ne reprend pas son erreur et se présente en donnant son prénom : Michaël. Désormais, tous les enfants du quartier vont l'appeler ainsi. Pourtant, plus tard, lors d'une scène de bain commun entre Jeanne et son soi-disant frère, on entend la mère appeler une certaine Laure : surprise, c'est Michaël qui se lève en répondant. Ce mouvement nous montre clairement qu'elle est une petite fille, ce que confirme sa nudité suggérant un sexe féminin.


Contrairement à Ludovic, le petit garçon de Ma vie en rose, Laure n'a pas prémédité son changement de genre. Ce n'était pas un désir volontaire. Par contre, le fait qu'elle ne démente pas sa voisine montre qu'elle possède l'envie de satisfaire un désir collectif et inconscient qui prolonge une tendance à la masculinité dont on peut imaginer qu'elle reviendra au moment de l'adolescence. Les autres enfants sont aussi disponibles pour croire que Laure est en réalité un garçon : tous disponibles pour la fiction d'un désir collectif.


La géniale séquence du bain est une relecture de la scène précédemment citée : on assiste à une seconde identification du même personnage. Encore une fois, ce sont des mots qui affectent notre perception de la situation. Si dans la première scène, c'est le mot « nouveau » qui modèle notre vision de Laure/Michaël, dans la seconde scène, c'est le prénom Laure, ainsi que la découverte de son sexe. Nous pouvons presque dire que c'est la mère qui créé le genre de sa fille. Ici, c'est le genre qui détermine son sexe et non l'inverse. On comprend pourquoi la philosophe Judith Butler qui a théorisé « le trouble dans le genre » s'appuie sur le constat établi par John Austin notamment de la force performative du système symbolique : quand dire (le sexe), c'est faire (le genre).

 

 

Après cette fameuse découverte, un effet de suspens se met en place : quels seront les moyens de Laure/Michaël pour préserver les apparences et continuer à se faire passer pour un garçon ? Deux faits manquent de la trahir. Laure doit, lorsqu'elle est invitée à nager au lac avec ses copains, se fabriquer un sexe masculin et créer une bosse dans son maillot de bain avec de la pâte à modeler. La seconde scène la montre s'isolant au maximum dans la forêt pour éviter que ses camarades la voient uriner non pas debout contre un arbre comme un garçon mais assise.


Un personnage du film pourrait la « trahir » : sa petite sœur, Jeanne, qui comprend la supercherie (Lisa vient chez eux et demande à voir Lisa). D'ailleurs, le premier soir, une certaine tension apparaît lors du repas familial du soir : les parents demandent à la petite fille comment s'est passée la journée et celle-ci semble hésiter, presque sur le point de tout révéler. Embarquée dans la combine, elle ne dira rien et se retrouve même autorisée à lui couper les cheveux. On craint de plus en plus la découverte de cette fiction, car le film a créé assez d'empathie chez le spectateur pour qu'il désire la continuité de ce qui ne peut pas apparaître comme une supercherie. On sent que Laure/Michaël est heureux de cette situation, d'être accepté tel qu'il est. Mais pourquoi veut-il être un garçon ? Tout simplement parce qu'il a compris qu'en restant une fille, il n'avait pas la liberté de faire ce qu'il souhaitait, jouer au foot avec les autres garçons, se battre, cracher par terre mais aussi pouvoir se mettre torse nu (sa poitrine n'étant pas encore développée, il peut ainsi aisément se faufiler au milieu de ses camarades). Les garçons bénéficient d'avantages sociaux, ayant une plus grande liberté d'expressivité corporelle dans l'espace public. D'ailleurs, certains clichés sont mis à mal : on dit que les fillettes sont douce et faibles mais pas Laure. Quand dire, c'est faire : quand la fillette « devient » Michaël, elle est alors un garçon qui arrive à battre d'autres garçons à la lutte.


La dernière partie marque le retour brutal à la normale : la mère de Laure découvre de son point de vue une fiction qui lui apparaît comme une supercherie, l'obligeant à avouer aux autres enfants qui elle est vraiment. La mère se dit « obligée » de faire tout cela : par exemple lui mettre une robe (et c'est très troublant de voire Laure dans cette tenue – on comprend aisément toute la violence symbolique de la séquence). Elle ne peut supporter le jugement de ce que la chercheuse Ilana Löwy appelle dans L'Emprise du genre « l'autorité invisible » : ce sont ces règles implicites qui servent à maintenir l'écart normatif et distinctif entre les genres, quand la petite « performance » de Laure/Michaël aura su troubler le partage habituel des identités et des rôles institués.

 

 

Quant à la fin de Tomboy, elle montre que si la question de la transgression « transgenre » se retrouve fermée par suite du rappel à l'ordre de la domination hétéro-patriarcale (la mère est enceinte au moment de l'escapade de sa fille), la question du lesbianisme se retrouve du coup posée de manière imprévisible : Lisa, troublée par ce drôle d'être hybride qu'est Laure/Michaël, attend au pied de l'immeuble que l'être aimé, hier encore un garçon, en redescende avec le corps d'une fille secrètement désirable.

 

20 mai 2011


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