"Bois d'Arcy" (2013) de Mehdi Benallal

Le racisme inévident

Bois d'Arcy, on ne connaît pas personnellement. On reconnaîtra pourtant les bois et les routes, les centres commerciaux et les enseignes de consommation de masse, les jardins publics et les allées pavillonnaires de ce qui constitue depuis quelques décennies l'archétype de la commune moyenne à forte proportion d'habitats résidentiels telle qu'il en existe un certain nombre en région francilienne.

 

 

La fixité réitérée des cadrages (mis à part deux légers recadrages) et le privilège constant du plan large manifestent ainsi, et d'entrée de jeu, le souci de pointer les quelques lieux communs de la cité censés assurer la paix sociale à ses 13.000 habitants. Parmi eux, des figures quelconques dans la profondeur de champ jouissent d'une existence quotidienne garantie sans événement perturbateur. Le trouble (politique) à l'ordre public (policier), celui d'une ville dont la voix-off précise rapidement qu'il s'agit de Bois d'Arcy dans le département des Yvelines (et appartenant à la communauté d'agglomération Versailles Grand Parc), viendra pourtant. Il arrive du seul fait des rapports de l'image (indexée sur les flux du présent de l'enregistrement filmique) et du son (ouvert sur les nappes du passé remémoré par la voix du narrateur).

 

 

Le trouble en question ne résulte cependant pas des signes erratiques avérant ponctuellement l'existence, peut-être seulement larvaire, d'un racisme banalisé comme on parlerait d'une voiture de police banalisée (un autocollant appelant à la préservation de la race blanche ici, un graffiti nazi là). Il provient d'un dire qui fait voir. En s'appuyant sur le récit quelques souvenirs d'un bout d'enfance passé il y a quelques années à Bois d'Arcy, le dire qui fait voir instille dans la tranquillité du visible le souvenir de stigmates autrement opaques, voués à l'invisibilité et l'illisibilité. Et si le dire ne cède pas sur le doux, il fait voir avec fermeté le dur.

 

 

 

Un racisme qui se dit

 et ne se voit pas

 

 

 

C'est qu'il y aurait aussi un racisme qui ne se voit pas. Un racisme qui manquerait définitivement d'évidence sensible s'il n'y avait pas, depuis l'écart entre le temps objectif enregistré à l'image et la temporalité subjective dépliée au son, des mots pour faire voir ce qui se dérobe à toute visibilité. Des paroles qui, doucement, font voir en témoignant (et le témoin témoigne toujours de sa souffrance comme le rappelle le terme grec de martyr signifiant témoin), en témoignant à l'endroit où il n'y aurait visiblement rien à voir (et ce « rien à voir » est, ainsi que le note Jacques Rancière, le mot d'ordre de la norme policière). C'est qu'il y aurait un racisme qui n'aurait pas été remarqué mais qui aurait été vécu par des personnes pourtant soucieuses de ne pas se faire remarquer. Un racisme à la compréhension toute différée dont les marques vécues obligent cinématographiquement à ce que le commentaire re-marque des plans exposant quelques fragments d'une tranquillité communale.

 

 

La préférence communale, elle, va aux marques visibles qui caractérise la lisibilité des enseignes publicitaires de franchises dominant le marché mondial de la consommation rapide et de la grande distribution. Il y aura pourtant une (autre) franchise, filmique celle-là. La frontalité des plans creuse en effet dans le champ une profondeur passionnante pour autant qu'elle serait moins extraite du lieu objectif qu'elle en proposerait l'inscription symptomatique, depuis les inflexions d'une trajectoire subjective.

 

 

Il y aura encore une franchise verbale à contracter en phrases souvent courtes et sèchement descriptives de petits cristaux douloureux piquant subtilement des images respectueuses d'une socialité péri-urbaine identifiant son caractère respectable à l'absence de tout signe remarquable de différenciation péjorative parmi ses habitants. Et puis, ne dit-on pas aussi d'un individu poli qu'il est urbain ? L'autocollant et le tag racistes, il faut bien s'appliquer à les (faire) voir en un lieu bourgeoisement protégé, soustrait des représentations médiatiques ramenant la question du racisme dans les quartiers de la relégation sociale des communes populaires d'Île-de-France. Et cette application à signaler les traces quasi-imperceptibles d'une violence raciste peut-être plus sourde mais tout aussi symbolique vaudrait alors comme l'amorce de son relevé stratigraphique.

 

 

 

Précisément, ce relevé stratigraphique d'un racisme banal et subtil, qui subtilise les actes de sa violence et leurs effets, s'exerce à l'intersection des registres respectifs et séparés du parlant (les mots qui disent doucement) et du muet (les images qui taisent et se taisent, qui subtilisent en offusquant doublement car le voile est un cache qui fait mal). Longitudinalement depuis les couches d'une enfance qui n'aura jamais oublié qu'un père d'origine algérienne soucieux de préserver sa famille en refusant les marques insistantes de l'intégration communautaire proposée par les habitants de la résidence était considéré comme le représentant d'un refus d'intégration peut-être communautarisant. Sans oublier qu'un copain prénommé Mohammed était davantage soumis que le narrateur à la pression raciste de ses camarades parce que la situation sociale de ses parents était davantage marquée par des origines ouvrières que par une situation petite-bourgeoise.

 

 

 

La cité des douleurs de l'enfance

 

 

 

Le recul donné par le temps passé comme la manière dont les plans larges tiennent en double respect la cité des douleurs enfantines neutralise vite la crainte du ressentiment possible du sujet revenant adulte dans la ville d'une partie de son enfance pour se venger. Au contraire, c'est une incisive lucidité rétrospective qui concerne la variabilité du stigmate raciste en fonction de l'origine biographique des parents (la mère de l'auteur est née en Hongrie) et de leurs activités professionnelles (le père était informaticien, la mère aide-soignante). Le brouillage ethno-racial se conjuguant ici avec la menace d'une proximité sociale menaçante.

 

 

Il faudra marquer aussi à quel point la voix de Mehdi Benallal manifeste une douceur et une fragilité émouvantes, avérant que les cinéastes comptent d'autant plus quand ils font entendre le timbre d'une voix singulière, la leur, dont les intonations touchent en marques d'une intime tonalité. On mentionnera, sans crainte alors pour un jeune réalisateur qui n'aurait pas d'autre mandat symbolique que celui de ne pas trahir les belles promesses de ses courts-métrages, les noms des différents auteurs français de documentaires dont on retient les films aussi parce que l'on retient la voix de leur narrateur, Georges Rouquier et Chris. Marker, Raymond Depardon et Alain Cavalier, Agnès Varda et Nicolas Philibert, Jean-Louis Comolli et Denis Gheerbrant.

 

 

Après un premier court-métrage d'étude intitulé 3 2 1 – Trois deux une (2001), consacré au sortir de fémis à la CNT et inspiré par l'esthétique disjonctive godardienne (comment faire exister et résonner la radicalité anarcho-syndicaliste depuis l'intérieur de l'embourgeoisement massif et extensif de Paris ?), il faudrait concernant Bois d'Arcy marquer la véritable proximité esthétique entre un dispositif soucieux que la parole témoigne à l'endroit d'une absence des traces de la violence et le matérialisme cinématographique de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (on découvre que le réalisateur a assisté ce dernier sur le tournage de son court-métrage intitulé Le Streghe – Femmes entre elles en 2008). Il ne serait dès lors pas insensé d'associer dans une même programmation Bois d'Arcy à Europe 2005 – 27 octobre (2006) réalisé quelques temps après le décès de Zyed Benna et Bouna Traoré fuyant un contrôle de police pour mourir par électrocution à l'intérieur d'un poste électrique de Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. Leur mort a servi de catalyse aux plus grandes révoltes urbaines que la France ait connu depuis Mai 68. La programmation des deux films autoriserait alors, avec leur mise en relation dialectique, de penser le rapport des violences diffuses parcourant les classes moyennes de la banlieue résidentielle avec les violences brutales vécues par la jeunesse ouvrière des quartiers d'immigration. Ainsi, on verrait mieux l'inévidence, à savoir la continuité inter-classiste du racisme.

 

 

On notera encore que le court-métrage Qui voit Ouessant tourné en plans fixes en 2007 avec une caméra super 8 afin de toucher à un autre versant de l'enfance (celle des vacances d'été passées en Bretagne) peut faire penser aux films de Jean-Claude Rousseau qui a participé au tournage de Europe 2005 – 27 octobre. On pense d'autant plus ici aux films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet que Bois d'Arcy a été filmé sur une caméra montée sur pied. Quelques panoramiques accentueraient cette proximité esthétique s'ils ne s'effectuaient pas avec une plus grande rapidité d'exécution qui, peut-être, manifesterait un désir de brutaliser quelque peu le calme apparent du représenté. L'auteur sait ailleurs faire confiance au spectateur dans une perspective auto-réflexive en lui proposant des vues dont la quasi-abstraction formelle (on pense à ce plan long d'un treillis d'arbres filtrant la lumière du soleil) l'autorise à se retourner sur lui-même. Et de demander à sa propre enfance ce qui relève de cicatrices racistes directement ou non vécues et distinguées depuis la trame striée serrée des souvenirs.

 

 

 

L'intranquillité

 

 

 

Mehdi Benallal aura su accueillir l'enfance qui remonte en lui, par exemple en la reconnaissant dans ce beau plan où un enfant jouant avec ses copains dans un arbre se met à courir en direction rasante de la caméra. Il s'amuse aussi à raccorder une voiture garée avec son simulacre trouvé dans un jardin pour enfants. Et avoue enfin que le rétrécissement des figures éloignées dans la profondeur de champ résulte peut-être d'un désir de soumettre la vision du réel à la mesure d'une enfance ressouvenue, qui se souvient qu'elle pouvait jouer avec toutes les petites choses se trouvant à portée de main.

 

 

 

Et c'est pour arriver à voir à la fin de Bois d'Arcy rien moins qu'un destin imaginable, mais seulement après coup, avec la découverte des archives du CNC côtoyant celle de la Maison d'arrêt de Bois d'Arcy. Un destin social ressaisi dans la fourche de ses possibles : ou bien le cinéma comme moyen existentiel de tracer la lisibilité des marques invisibles de l'ordinaire raciste, ou bien la prison comme moyen de sanctionner par l'invisibilité ceux qui auraient voulu se faire remarquer en voulant notamment échapper aux stigmates de la double condition de pauvre et de racisé.

 

 

Deux rapaces tournoient dans le ciel du dernier plan de Bois d'Arcy, dans la guise possiblement métaphorique d'une angoisse dont la menace ne serait jamais dissipée. Les noirs volatiles attesteraient qu'a été franchi un seuil liminal, atteinte la lisière cauchemardesque d'une cité faussement tranquille comme on en trouve dans certains films de Tim Burton ou David Lynch. La cité est le lieu d'un crime subtilisé, le non-lieu d'un non-lieu, un non-lieu au carré, celui du racisme inévident. Le site d'une persistante intranquillité, criblée des brûlantes douleurs de l'enfance, est aussi la crypte du deuil indicible d'un père dont l'absence fait du passage au pays de la jeunesse un retour impossible.

 

 

L'enfance nomme le deuil de l'enfant qui n'est plus et son héritage par l'adulte qu'il est devenu. L'enfance engage aussi la relève de ses blessures qui consisterait aussi à brûler avec le feu du cinéma. D'un cinéma des traces qui manquent sur les surfaces d'une terre inhospitalière. Un hasard objectif qui n'en serait plus un voudrait alors que le nom Arcy provienne du vieux français arseïs ou arsis signifiant « terre brûlée ».

 

 

 

Le  13 février 2015


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