Jean-Louis Comolli, le bazinien positivement contrarié

A propos de "Cinéma, mode d'emploi. De l'argentique au numérique" (avec Vincent Sorrel, éd. Verdier, 2015)

Jean-Louis Comolli est resté un disciple d'André Bazin, indécrottablement. Pour lui prime, avec la machine d'enregistrement cinématographique, le principe décisif de la trace et de l'empreinte, l'« inscription vraie » dont parlait Serge Daney.
Mais il est aussi, à l'instar de son ami des Cahiers, un bazinien positivement contrarié. C'est-à-dire qu'il propose de retourner la tête dans les airs de l'idéalisme chrétien de l'auteur du recueil Qu'est-ce que le cinéma ? sur les pieds d'une analyse matérialiste.
C'est pourquoi on peut dire que Jean-Louis Comolli est resté tout autant un marxiste indécrottable, soucieux de repenser le « réalisme ontologique de l'image photographique » à l'aune des nouveaux rapports de production (qui sont des rapports de pouvoir) déterminant le champ des images de cinéma.

« On pourrait alors soutenir – comme cela a depuis longtemps été fait, par exemple dans l'ontologie de l'image proposée par André Bazin – que le réel d'une image cinématographique, c'est ce qui est hors champ. L'image tient sa puissance réelle de ce qu'elle est prélevée sur un monde qui n'est pas dans l'image mais qui en construit la force » (Alain Badiou, A la recherche du réel perdu, éd. Fayard, 2015, p. 31)

 

 

 

Jean-Louis Comolli est resté indécrottablement bazinien et il a raison. Pour lui prime, avec la machine d'enregistrement cinématographique, le principe décisif de la trace et de l'empreinte (cette « inscription vraie » dont parlait Serge Daney). Mais il est aussi, à l'instar de son ami des Cahiers, un bazinien positivement contrarié. Cela veut dire qu'il propose de retourner la tête dans les airs de l'idéalisme chrétien de l'auteur du recueil posthume Qu'est-ce que le cinéma ? sur les pieds d'une analyse rien moins que matérialiste. Jean-Louis Comolli est autant resté un indécrottable marxien, soucieux de repenser le « réalisme ontologique de l'image photographique » à l'aune des nouveaux rapports de production (qui sont des rapports de pouvoir) déterminant le champ de la création des images de cinéma. 

 

 

 

Il n'y aurait rien de plus urgent aujourd'hui que d'opérer ce renversement déjà entrepris sur le plan théorique avec les années rouges et militantes du début des années 1970 (et, entre autres, la publication dans les Cahiers du cinéma de la série d'articles intitulée « Technique et idéologie » entre 1971 et 1972), et pratique (avec, quelques années plus tard, la réalisation de La Cécilia en 1976). Surtout qu'aujourd'hui l'économie du numérique a fini par supplanter celle de l'argentique.

 

 

 

 

Changement dans le paysage,

 

persévérance des idées

 

 

 

 

Cinéma, mode d'emploi,en la circonstance sous-titré De l'argentique au numérique, a été coécrit avec Vincent Sorrel, enseignant à l'université de Grenoble, chercheur et réalisateur, notamment d'un documentaire sur Vittorio de Seta, cinéaste aimé par Jean-Louis Comolli qui n'aime rien aussi que se donner des compagnons de travail qui sont des amis pour la pensée nécessaire à passer. Ce livre représente la nouvelle étape d'une réflexion qui se développe et s'enrichit depuis plus de quarante ans dorénavant. C'est une pensée désireuse de sauver le cinéma en sa face essentiellement documentaire de toutes les entreprises d'appauvrissement, quand elle n'est pas de négation, caractérisant ce régime de domination que Jean-Louis Comolli, inspiré par Guy Debord, caractérise à bon droit comme spectaculaire. Mais, en dépit d'une approche par entrées thématiques, la perspective adoptée s'apparente au fond assez peu à tous les dictionnaires de cinéma que l'on connaît (et dont l'on ne saurait se passer), davantage à l'abécédaire de Gilles Deleuze directement cité en hommage dans les dernières lignes de l'introduction.

 

 

 

Dans le déploiement d'un éventail de termes (environ 200 décrits sur plus de 400 pages), la plupart d'entre eux semblent accéder au niveau de « personnages conceptuels » (pour parler donc comme Gilles Deleuze) tant ils figurent des points de capiton au principe de la praxis comollienne. La réflexion possède une ampleur résultant d'une théorie toujours déjà dédoublée en pratique et d'une pratique toujours déjà prolongée en théorie qui connaît aujourd'hui une nouveau pallier d'actualisation pour Jean-Louis Comolli. Ces personnages conceptuels, on les connaît parce qu'on les reconnaît, « auto-mise en scène » et « champ-contrechamp », « croyance » et « flux », « hors-champ » et « inscription vraie », « montage » et « plan-séquence », « profondeur de champ » et « spectacle ». Ces personnages conceptuels sont tous invités à monter sur la scène d'un art dont les habits neufs, revêtus à l'heure de la mode numérique, ne changeraient rien à son ossature dès lors que l'on sait en dégager un concept, à la fois opératoire et engagé.

 

 

 

« Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change » : le mot fameux de Lampedusa placé dans la bouche de Tancredi Falconeri dans Le Guépard (1958) pourrait aider à caractériser la tension produite entre l'extension de la sphère technologique et numérique conduisant à la disparition possible du cinéma comme art relativement autonome et distinct du tout-venant audiovisuel et la préservation, résistante et combative, d'une idée du cinéma qui, en dépit de la succession des changements techniques et du statut minoritaire qui la qualifie, n'aurait guère changé ces dernières années. On l'aura dès lors compris : contrarier André Bazin, c'est demeurer fidèle à l'égard d'une pensée pour autant qu'elle représente autant d'occasions de se disputer avec elle. Le bazinisme contrarié consiste alors à sauver un héritage globalement passé par pertes et profits à l'heure numérique – mais de manière dialectique, autrement dit critique.

 

 

 

 

Après tout, et pour des raisons économiques d'autant plus évidentes quand on travaille dans les marges de l'industrie de l'audiovisuel représentées par le cinéma documentaire, Jean-Louis Comolli s'est plié à l'usage des caméras numériques. Mais il n'aura jamais plié en cédant sur des principes qui autorisent ses films (on pense en particulier au rétrospectif Cinéma documentaire, fragments d'une histoire en 2014) à s'inscrire dans une histoire du cinéma encore ouverte, non-close à ce jour. Toujours plus grande, certes, est la tentation spectaculaire d'incorporer l'industrie du cinéma dans les machines de simulation en raison des formidables gisements de profits qu'elles font miroiter. Mais toujours plus essentielle demeure aussi l'idée du cinéma comme art portant témoignage des divisions intrinsèques à la semblance, comme des écarts entre le visible et le réel. Autant de personnages conceptuels, donc, que de faces ou de perspectives afin d'affronter dans les divisions et les non-superpositions structurelles de l'art et de l'industrie la singularité du cinéma (quand bien même celle-ci brille d'une lumière faible comme l'aurait dit Walter Benjamin). Et le cinéma mérite légitimement un pareil effort tant il aura participé, malgré toutes les opérations idéologiques de capture dont il a fait ou fait encore l'objet, à proposer une nouvelle modalité pour des puissances imaginales dont est porteuse le genre humain.

 

 

 

C'est pourquoi les souvenirs de quelques grands anciens (Dziga Vertov et Erich von Stroheim, Jean Renoir et Alfred Hitchcock, Sergueï M. Eisenstein et Fritz Lang, Roberto Rossellini et Pier Paolo Pasolini) participent d'un grand héritage nécessaire en temps de détresse, et que complètent les grands artistes du documentaire d'hier et d'aujourd'hui (Chris. Marker et John Van Der Keuken, Robert Flaherty et Robert Kramer, Pedro Costa et Wang Bing). Tandis que Jean Rouch (à qui le présent ouvrage est dédié) et Jean-Luc Godard (la référence la plus citée) représentent des figures aussi déterminantes (notamment dans la trajectoire biographique de Jean-Louis Comolli) que leur détermination respective à s'approprier le cinéma en le réinventant aura changé la face du cinéma. Comme elle aura changé dans la foulée l'idée de ce que le spectateur se faisait ou se fait encore de l'humanité comme de l'inhumanité qu'il porte à la fois en lui et hors de lui.

 

 

 

Il est donc rien moins affaire de civilisation dans le travail de Jean-Louis Comolli (qui, modestement, n'en pipe jamais mot de cette façon). Une civilité menacée par les excès d'un régime économique déstabilisateur des solidarités collectives et des sujets qui en sont partie prenante. Aussi minoritaire soit-il, le cinéma travaille encore, pour ceux qui en ont encore le beau souci, à produire les images susceptibles de protéger une croyance dans la nécessité d'être au monde. Dans la préférence d'un rapport au monde configuré par un manque impossible à combler (malgré les pressions de la ressemblance et les logiques policières de l'identification) et qui est au principe de la constitution des sujets, plutôt que dans sa satisfaction pleine et entière ou sans trou ni reste (les caméras, toujours moins chères et toujours plus petites car logées dans les téléphones portables et les tablettes, promettent l'entière visibilité du monde, un plus-dre-jouir à portée de main), fallacieuse et fantasmatique – pour ne pas dire pulsionnelle. En plus d'être resté un indécrottable bazinien compliqué d'un marxien, Jean-Louis Comolli donne un tour de vis supplémentaire à son bazinisme contrarié en demeurant indécrottablement lacanien.

 

 

 

Le passage à l'acte, s'il a lieu, est pour Jean-Louis Comolli celui d'une augmentation individuelle (l'expérience du film est celle du spectateur seul) et collective (ce que garantit mieux la salle de cinéma que l'espace domestique) de la puissance d'agir et de ne pas agir, de penser et de sentir.

 

 

 

Rien n'est moins anecdotique et rien n'est plus stratégique que cette question du passage à l'acte, à l'heure où la circulation spectaculaire et exponentielle des visibilités inclut, pire favorise, les courts-circuits terrorisants du sublime (par exemple la rédemption par la voie de la transcendance religieuse) et de la pulsion (par exemple la destruction de soi doublée de celle des autres).

 

 

 

 

Le calcul et l'aléatoire

 

(le cinéma en excès du contrôle du cinéaste)

 

 

 

 

On pourrait déjà, en nous appuyant sur l'introduction générale de Cinéma, mode d'emploi, poser que le postulat matérialiste propre à soutenir la vision de Jean-Louis Comolli, selon qui « il y a toujours des machines et des corps » (éd. Verdier, 2015, p. 13), consiste à préserver « une certaine part d'aléatoire » (ibidem, p. 15). La nouvelle configuration technologique est en effet celle où le numérique induit, par modélisation mathématique et programmation algorithmique, la subordination des images au règne du calculable (idem). Le postulat matérialiste, en plus d'inscrire le rapport cinématographique entre des machines (la caméra et les supports de projection et de diffusion qui en représentent les compléments) et des corps (ceux qui filment d'un côté et ceux qui regardent les films de l'autre), soustrait de l'empire technique le noyau idéologique qui en est constitutif : « L'image est calculée, mais le calcul est caché, il est la mauvaise part de l'extrême artificiel qui veut se faire passer pour naturel » (idem).

 

 

 

La naturalisation de l'artefact (le « plus de réalisme » vendu par le régime spectaculaire actuel, par exemple avec les émissions dites de « téléréalité ») est proportionnelle à son imperceptible extension, au niveau du langage binaire et de la pixellisation, sorte de dissolvant du réel. Comme tout paradoxe est une contradiction non perçue pour citer Henri Lefebvre, on dira que le paradoxe numérique consiste alors en la contradiction d'une avancée (les pouvoirs propres aux visibilités numériques en termes d'enregistrement et de manipulation sont infiniment plus grands que ceux relevant du support argentique) et d'une régression (fait retour cette bonne vieille transparence en vertu de laquelle le travail de programmation s'accomplit dans l'invisibilité de la référence au calcul qui le rend pourtant possible). « L'aléatoire est ce qui met au défi le calcul » (ibid, p. 16). La dimension de l'imprévisible résulte, elle, de ces impensés logés dans les techniques cinématographiques et dans les corps qui les emploient. Elle appelle une puissance de résistance au défi des pouvoirs de calculabilité et de programmation caractéristiques de la troisième époque (hyper)industrielle (Bernard Stiegler). Avec l'argentique, s'impose en complément des notions de trace et d'empreinte celle de traduction (analogique), tandis que le numérique impose le principe d'une image calculée, symptomatique de la substitution de la traduction par la simulation.

 

 

 

« Il n'y a plus d'inscription vraie, mais un flottement généralisé où chaque signe se révèle indépendant et autonome des signes qui l'entourent et l'accompagnent » (ibid., p. 18) affirment les auteurs pour qui, donc, le numérique caractérise « le temps de la déliaison, le temps de l'irresponsabilité des composants du visible les uns par rapport aux autres, de l'irresponsabilité aussi des ingénieurs ou des artistes qui manient ces composants » (ibid., p. 19). La simulation comme fabrication irresponsable du même, comme production (encore teintée de fantasme et d'idéologie) d'un identique non-différé et toujours conjugué au présent, programme la disparition de l'autre qui, pourtant, « résiste à la ''prise'' de vues » (ibid., p. 20). L'altérité comme écart caractérise pourtant l'art du cinéma en ce qu'il délivre, pour tout être et chose filmés, la « trace présente d'une absence » (ibid., p. 21). Altérité, écart, reste, présence-absence, l'entre qui est l'avec représentent les signifiants majeurs d'une pensée soucieuse d'accentuer la puissance du réel en ce qu'il troue et met en crise toutes les structures, qu'il s'agisse des écritures cinématographiques comme des grilles d'échantillonnage et de programmation algorithmiques.

 

 

 

Ce réel, Jean-Louis Comolli en retient une trace persistante, une image fondatrice revenue du Déjeuner de bébé (1896) des frères Lumière. Une anecdote fameuse veut que les spectateurs de l'époque aient davantage retenu, plus que la scène filmée à l'avant-plan, le vent soulevant doucement les feuilles d'un arbre à l'arrière-plan. L'imperceptible (le vent qui souffle et dont le souffle ne s'atteste qu'avec le mouvement des branches) aura été de plus enregistré en toute inconscience par les filmeurs, une inconscience redoublée par l'inconscient de la machine qui en aura gardé la trace in fine. « L'opérateur ne sait pas très bien et la machine, la caméra, ne ''sait'' pas du tout ce qui est filmé. Mais le fait est que ça a été filmé » peuvent ainsi écrire les auteurs dans une formulation croisant Roland Barthes avec Siegfried Kracauer (ibid., p. 26). Cette inconscience, en marque du réel comme excès imprévisible et comme reste persistant, détermine la place du spectateur. C'est pourquoi son régime de croyance est inséparable de la connaissance du leurre qui s'y rattache : c'est, réappropriée, la fameuse formule du déni donnée par Octave Mannoni : « Je sais bien mais quand même ». L'ouverture aux aléas autorise alors un « visible au-delà du visible » (ibid., p. 31). Les puissances de l'imaginaire ainsi sollicitées viennent par conséquent contrarier les pouvoirs d'une imagination programmant avec la simulation la mise au pas du visible – un visible littéralement subjugué par l'idée maîtresse de calcul et ses servitudes.

 

 

 

La conclusion est théorique et pratique, autant praxique que politique : « On peut ainsi définir le cinéma comme ce qui dépasse le contrôle de tout cinéaste » (ibid., p. 31). Cette définition implique une éthique (subordonner tout le visible en forclusion de ses parts excédantes ou récalcitrantes, dans le champ comme hors-champ, est en faveur obscène de la pulsion scopique), ainsi qu'une politique (le réel comme événement, comme percée non programmée met en crise l'état de la situation ou l'ordre existant et son empreinte, telle la frappe bazinienne dans la pensée comollienne, est au principe d'une fidélité dont les conséquences restent à charge de son sujet).

 

 

 

Un exemple prend dans cette perspective de pensée une force insoupçonnée dès lors qu'il s'agit de distinguer dans le cinéma sa puissance proprement documentaire. La mobilisation de la référence à un grand film de fiction contemporain (Habemus papam de Nanni Moretti, 2011) permet de démontrer que la fiction peut inclure dans le champ des représentations (ici l'élection d'un pape) ce qui, en dehors du film, échappe à la visibilité du plus grand nombre en raison des pouvoirs, notamment politiques, qui en institutionnalisent la soustraction (ibid., pp. 28-29). L'impossibilité de pouvoir filmer dans le cadre du cinéma documentaire se révèle alors une impuissance qui est la puissance d'attester le caractère policier du partage du sensible.

 

 

 

Cette impuissance, la fiction s'en moque bien qui peut en idée tout montrer, c'est là sa grande force et sa plus grande difficulté quand le risque est la pornographie. Mais cette force est aussi une faiblesse puisqu'elle ignore sans y réfléchir les pouvoirs de limitation du visible dont prend acte tout geste documentaire qui, implicitement, les conteste. Là encore, éthique et politique, loin de s'exclure tels deux électrons chargés l'un positivement et l'autre négativement, s'articulent pour entrer en composition dialectique, subjectivement (le désir de filmer est la préservation de l'écart entre le visible et le réel dont le hors-champ est, sinon la plus importante, l'une des expressions privilégiées) et objectivement (le réel est ce reste qui résiste aux captures par la simulation des réalités, c'est l'impossible qui survient imprévisiblement en faisant trou et la trouée même garantit d'autres potentialités).

 

 

 

Passer de l'impuissance à l'impossible : traduit en une formule (d'inspiration lacanienne) d'Alain Badiou, voila tout un programme de luttes. Et c'est précisément dans ce passage à l'acte (de l'impossible comme restauration d'une puissance universelle, par exemple celle de l'égalité des spectateurs comme des sujets filmés dans les films dits documentaires) que s'inscrit la précieuse persévérance cinématographique, aidé en cette circonstance par les précieux apports techniques de Vincent Sorrel, de Jean-Louis Comolli.

 

 

 

Le 5 juillet 2015


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