"Visite ou Mémoires et Confessions" (1982) de Manoel de Oliveira

Miroir magique, à retardement

« Le futur est

l'aurore du passé »

(Teixeira de Pascoaes)

 

 

A l'image de l'appareil de prise de vue cinématographique dont il représente techniquement l'arkhè, « l'appareil photographique est une horloge à voir, ou plutôt à revoir, qui produit des images qui sont aussi des miroirs. Ces supports, interfaces ou surfaces de mon imago, sont des spectra qui rayonnent en différant, des miroirs à retardement » (Bernard Stiegler, La Technique et le temps, 2. La désorientation, éd. Galilée, 1996, p. 29). A cette aune caractérisée par un essentiel différé, Visite ou Mémoires et Confessions de Manoel de Oliveira constituerait peut-être bien l'un des plus beaux miroirs à retardement de l'histoire du cinéma. Qu'on en juge plutôt : ce documentaire autobiographique de 70 minutes, réalisé par Manoel de Oliveira en 1982 alors qu'il était déjà âgé de 73 ans, ne l'aura été qu'à la seule condition, partagée par le Ministère de la culture portugais et l'Institut portugais du cinéma au titre de partenaires officiels de son financement, qu'il ne soit rendu public et, partant, visible qu'après la mort de son auteur... qui surviendrait seulement 33 ans plus tard, le 2 avril 2015, le cinéaste ayant alors atteint l'âge canonique de 106 ans.

 

 

Presque un an jour pour jour après le décès de celui dont on se demandait alors (en particulier depuis Porto de mon enfance en 2001, explicite à ce sujet) s'il n'avait pas passé un pacte faustien avec l'entité luciférienne l'autorisant paradoxalement à rattraper avec le temps long et animé de la vieillesse le temps perdu de la jeunesse (et des nombreuses années, particulièrement entre 1930 et 1960, où il ne put ou bien fut empêché de tourner), Épicentre Films se charge aujourd'hui de la distribution française de Visite ou Mémoires et Confessions, précieusement gardé secret dans les arcanes de la Cinémathèque portugaise depuis plus de trois décennies. Détentrice d'une copie 35 mm. et d'un négatif pour lesquels des interpositifs et des internégatifs auront dû être tirés durant les années 1990, en accord avec le cinéaste, afin de garantir la sauvegarde patrimoniale du film, l'institution ne l'avait jusqu'à présent projeté qu deux reprises seulement, une première fois juste après sa réalisation et une seconde fois dans les années 1990 pour quelques invités triés sur le volet à l'occasion d'une projection spéciale. On connaît la situation de ces films posthumes, ne sortant dans les salles qu'après la disparition de leurs auteurs respectifs : ce fut le cas de Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick, Vacances prolongées (2000) de Johan van der Keuken, Va et vient (2003) de João Cesar Monteiro et, plus récemment encore, de La Nuit d'en face (2012) de Raul Ruiz, Aimer, boire et chanter (2014) d'Alain Resnais ou No Home Movie (2015) de Chantal Akerman.

 

 

Incontestablement, Visite ou Mémoires et Confessions est un film posthume, mais il aura été envisagé comme tel, non pas accidentellement mais essentiellement. Non pas parce que la vieillesse, la maladie ou la mort guettent en toute connaissance de cause comme c'est le cas des autres exemples cités, mais parce que Manoel de Oliveira désirait entretenir une certaine pudeur au principe du différé de quelques révélations personnelles, le cinéaste s'exposant alors en personne avec une frontalité exceptionnelle dont le dévoilement ne s'accomplirait donc qu'après sa mort. Ce n'est certes pas la première fois que Manoel de Oliveira passe la rampe de la représentation pour apparaître directement dans le champ, mais ce constat ne vaudra ici que rétrospectivement, les exemples qui viennent à l'esprit ne survenant effectivement que près d'une décennie après la réalisation de Visite ou Mémoires et Confessions. On aura pu le voir en effet dans quelques-uns de ses films tardifs tournés à partir des années 1990, en directeur d'asile (le réalisateur ayant remplacé au pied levé l'acteur prévu et s'étant désisté) dans La Divine Comédie (1991), en ombre bienveillante en arrière-plan (il est le conducteur de la voiture dans ce road-movie qu'est Voyage au début du monde en 1996), à l'occasion d'une apparition ponctuelle (il danse avec sa compagne une valse magnifique dans le segment intermédiaire de Inquiétude en 1998, il joue un comédien sur scène interprétant un voleur dans Porto de mon enfance soutenu par ailleurs par la voix-off et les souvenirs de jeunesse de l'auteur) comme dans le film d'un autre (Lisbon Story de Wim Wenders en 1994), dans un film co-réalisé (En une poignée de mains amies avec Jean Rouch en 1997) comme dans un rôle plus important pour l'un de ses plus beaux films (il incarne l'historien Manuel Luciano da Silva dans le vieillesse de Christophe Colomb, l'énigme en 2007).

 

 

Mais, jamais, même à l'occasion de Porto de mon enfance qui semblerait cependant bien former rétroactivement le second pendant d'un diptyque autobiographique dont la première partie aurait donc été offerte avec Visite ou Mémoires et Confessions, Manoel de Oliveira ne se sera exposé dans un geste aussi désireux de frontalité quant à l'expression assumée de souvenirs, de faits et d'idées résolument personnels. Ne s'y autorisant qu'en raison du savoir que Visite ou Mémoires et Confessions serait absolument un miroir à retardement, sa visibilité rendue publique et consacrée mais seulement après la disparition d'un homme qui ne pouvait décemment savoir qu'il lui restait alors plus de trente ans à vivre et plus de trente films à réaliser (soit, quand même, deux fois plus de films que le total de ceux tournés durant un demi-siècle depuis l'inaugural Douro, faina fluvial en 1931).

 

 

 

Le champ d'un si grand savoir,

celui d'une si grande inconnaissance

 

 

 

Ces chiffres donnent le vertige, manifestant les capacités extraordinairement singulières dont un cinéaste aura été doté en ce qu'elles l'auront aidé à concevoir une œuvre dont la temporalité même aura exemplairement défié toutes les normes chronologiques admises. Visite ou Mémoires et Confessions intervient en effet en un temps particulier où Manoel de Oliveira savait alors avoir déjà réalisé une bonne quinzaine de films depuis cinquante ans, ignorant cependant qu'il en réaliserait encore plus du double durant les trois décennies suivantes, avec rien moins que la bagatelle de neuf films (quatre longs-métrages et cinq courts-métrages) tournés alors qu'il serait centenaire.

 

 

C'est aujourd'hui ce qui frappe avec la découverte de Visite ou Mémoires et Confessions, d'une frappe qui stupéfie autant qu'elle est particulièrement émouvante, l'auteur disposant alors d'un si grand savoir sur ce qu'il avait jusqu'à présent accompli et d'une si grande inconnaissance (plutôt qu'ignorance) en regard de tout ce qu'il accomplirait longtemps après. Le film représenterait déjà ce seuil cinématographiquement tracé entre deux temps longs, ouvrant sur une profondeur de champ qui est une profondeur de temps à l'arrière (ou en amont si l'on prend pour modèle le Douro, fleuve modal qui baigne toute l'œuvre) de la vie passée de Manoel de Oliveira, déployant tout autant une profondeur de champ qui est une profondeur de temps mais à l'avant ou en aval de cette même vie. Et si l'avant aura été vu par l'auteur qui est cet operator désireux d'en restituer la visibilité pour ceux qui viennent et viendront après (au sens où ils n'étaient pas encore nés quand le cinéaste alors tournait son film), le spectator est celui qui de l'autre côté du seuil tracé par le film voit ce que l'opérateur ne pouvait alors voir, le second représentant alors le futur du premier dépositaire d'un passé multi-composé. L'interface des deux avérant alors le noyau de spectralité propre au temps préféré de l'œuvre, profondément imprégnée de la culture de la saudade, que serait alors le futur antérieur. « Le spectrum, révélation de la réaction sur le film photosensible développé, est l'interface de ces deux systèmes techniques, et de ces deux regards : ceux de l'operator et ceux du spectator. Le spectrum ne se révèle qu'à retardement, après coup » (Bernard Stiegler, opus cité, p. 26). Manoel de Oliveira le dit lui-même, convoquant en toute connaissance de cause la saudade (qui est cette drôle de nostalgie, non maladive et intraduisible, même par Luis de Camões qui s'en fait le chantre dévolu à l'épopée nationale à Teixeira de Pascoaes qui en fait une figure universelle de l'humanité, mais seulement pour les choses qui adviendront ou auraient pu advenir) dont les eaux se mélangeront avec l'humeur océanique lors de la fin bouleversante de Christophe Colomb, l'énigme, posant à la toute fin de Visite ou Mémoires et Confessions, face caméra – autrement dit face à des spectateurs imaginés par lui alors que certains n'étaient pas encore nés (ces mêmes spectateurs le regardant et l'écoutant, lui qui n'est physiquement plus de ce monde). Le cinéaste ne dit-il pas en effet qu'il se sait de toute façon toujours déjà être non seulement un point infinitésimal dans le cosmos mais aussi un futur qui sera passé ? Définitivement, la parabole du pauvre Pedro Macao offerte à un détour décisif de Voyage au début du monde ne cessera jamais d'aider à caractériser métaphoriquement l'extrême folie de l'œuvre de Manoel de Oliveira, la statue en bois de Pedro Macao portant à un bout une poutre sur le dos dont on ignore qui en porte l'autre bout, tout champ visible trouvant à se soutenir en articulation et composition avec un contrechamp invisible. Rien ne serait alors plus bouleversant que la dimension spectrale de Visite ou Mémoires et Confessions en ce qu'elle relève de l'incroyable conjonction cinématographique d'un operator qui regarde des spectateurs pour certains pas encore nés et d'un spectator qui regarde un réalisateur qui, physiquement, n'est plus (et il faut insister sur ce point tant Manoel de Oliveira existe moins désormais qu'il consiste comme sujet immortel, immortalisé par son œuvre même).

 

 

S'il s'agit d'un film posthume, s'agirait-il donc aussi d'un film à caractère testimonial ? Rien n'est pourtant moins sûr ni moins évident, Manoel de Oliveira se lançant en effet dans cette singulière entreprise qu'est Visite ou Mémoires et Confessions, moins pour concevoir le testament de toute une vie qui était alors loin d'arriver à son terme que pour se saisir d'un contexte personnel particulier afin d'énoncer quelques éléments biographiques qui ne l'auraient pas été dans une autre circonstance. Les dettes accumulées afin d'assurer la survie économique de l'usine textile familiale, paradoxalement fragilisée depuis la Révolution des œillets, auront en fait exigé que Manoel de Oliveira, mis au pied du mur face à une situation critique, prenne la douloureuse décision de se séparer d'une maison dans laquelle il aura vécu pendant un peu plus de quarante ans et où il aura vu naître et grandir sa famille composée de son épouse, Maria Isabel, ainsi que de quatre enfants, parmi lesquels on compte un certain Ricardo.

 

 

Le paradoxe aura été bel et bien réel, du point de vue d'un homme qui a passé une bonne partie de son existence (qui recoupe l'histoire de sa maison) à travailler davantage comme patron que comme réalisateur, puisque la démocratisation historique du régime politique portugais initiée depuis le 25 avril 1974 aura tout autant facilité les occasions de réaliser de nouveaux films qu'elle se sera accompagnée de difficultés économiques ayant conduit à la fragilisation de certaines unités de production industrielle – dont la sienne.

 

 

 

« … comme les rayons différés d'une étoile »

 

 

 

Visite ou Mémoires et Confessions sera donc un film réalisé en temps de crise (l'auteur doit se séparer d'un bien immobilier d'une extrême importance personnelle), l'investissement de l'État français suppléant alors aux carences de l'État portugais afin de s'offrir le plus important cinéaste portugais tout en lui permettant de mettre en œuvre des audaces folles (après Nice - à propos de Jean Vigo en 1983, Manoel de Oliveira se lancera successivement dans trois entreprises particulièrement ambitieuses, d'abord l'adaptation de l'impossible Soulier de satin d'après la pièce de théâtre éponyme de Paul Claudel en 1985, ensuite Mon cas d'après une pièce de l'ami José Régio en 1986, enfin Les Cannibales en 1988, film-opéra inspiré d'un conte d'Alvaro Carvalhal et d'un libretto conçu pour l'occasion par João Paes). Visite racontera à la première personne du singulier l'histoire d'une maison telle qu'elle aura été composée de plusieurs couches de vécu, de plusieurs épaisseurs d'un vie personnelle et familiale, et de son abandon aussi contraint qu'imminent, autorisant alors son narrateur à délier sa propre parole et ainsi dire ce qui ne l'aurait peut-être pas été autrement.

 

 

A cet égard, et en vertu de l'une des passions personnellement revendiquées par Manoel de Oliveira (à savoir l'architecture, l'autre étant l'agriculture – et en particulier la viticulture), on dira que Visite ou Mémoires et Confessions représente la pièce la plus étrange de cette vaste demeure offerte par l'œuvre entière, celle dont on savait qu'elle serait tenue secrète jusqu'à la disparition de son architecte, et dont l'accès serait enfin ouvert au public seulement après celle-ci. Visite ou Mémoires et Confessions est incontestablement le film d'un propriétaire, l'étant non seulement d'une usine textile mais aussi de terres viticoles, et donc d'une maison bourgeoisement conçue comme le musée d'une existence pleine (en pièces et en mobilier, en tableaux et en bibelots, en tapis et en photographies) et richement ramifiée de tous les lieux ou espaces composant l'histoire familiale, la maison entrant alors en connexion autant avec la constellation formée des propriétés rurales appartenant à la famille de Maria Isabel qu'avec la maison parentale qui fut la maison d'enfance dont les ruines s'exposeront d'ailleurs à travers le voile flou d'une photographie d'un autre âge brûlant Porto de mon enfance. Il faut cependant faire remarquer que Visite ou Mémoires et Confessions, s'il est le film longtemps caché et secret d'un homme qui aurait voulu intégralement consacrer sa vie à sa passion (le cinéma) mais dont il aura sacrifié de nombreux pans afin de maintenir à flot l'héritage familial ainsi que son rayonnement régional, ne proposera heureusement pas de relayer une vision de propriétaire. Certes, Manoel de Oliveira, filmé dans son bureau et tapant à la machine, au travail d'un prochain film (il évoque Non ou la vaine gloire de commander qui ne sera réalisé que huit ans plus tard en 1990, il mentionne aussi une certaine Angélica qui ne sera enfin tourné, sous le titre de L'Étrange affaire Angélica, qu'en 2010, soit quasiment soixante ans après en avoir eu l'idée), donne le récit de plusieurs fragments de l'histoire familiale agrémentés de plusieurs photographies, raconte que sa maison aura accueilli des personnalités tels que l'ami écrivain et dramaturge José Régio (auteur de Bénilde ou la Vierge Mère adapté en 1975, de Mon cas et du Cinquième empire en 2005), le cinéaste portugais Paulo Rocha (celui qu'il préférait d'entre tous ses pairs), ainsi que le critique français André Bazin. Mais il fait entendre également d'autres paroles, selon qu'elle appartiennent à sa compagne elle-même, Maria Isabel à qui le film est dédié, postée au milieu du jardin et des fleurs qu'elle cultive, et avouant en regardant la caméra que la passion exclusive de son mari pour le cinéma l'aura obligée à devoir assurer bien plus que les tâches domestiques habituellement requises pour une femme de sa condition sociale. Ou bien encore que ces paroles relèvent de l'étrange dispositif fictionnel conçu ici avec l'écrivaine Agustina Bessa-Luis, dont Manoel de Oliveira venait alors tout juste d'adapter son roman Fanny Owen (1979) à l'occasion de son sixième long-métrage intitulé Francesca (1981), proposant donc que deux présences étrangement caractérisées par des voix incorporelles (celles de Teresa Madruga et de l'acteur et fidèle Diogo Doria, de Francesca jusqu'à l'ultime Vieux du Restelo en 2014) se lancent dans une drôle de visite, audacieusement fantomatique, de la maison elle-même. Non seulement les propos échangés, éminemment littéraires et poétiques, d'un couple rien moins que spectral, peuvent largement entrer en correspondance avec les paroles énoncées par un homme qu'elles ne rencontreront pourtant jamais, mais cette résonance même se soutient rétrospectivement d'une amitié entre le cinéaste et la romancière (originaire comme lui de la région du Douro) qui allait se poursuivre sur plusieurs autres films alors à venir. Et non des moindres : Val Abraham (1993), Le Couvent (1995), Party (1996), le segment final de Inquiétude, Porto de mon enfance, Le Principe de l'incertitude (2002) et sa suite narrative directe qu'est Le Miroir magique (2005).

 

 

Non seulement, Visite ou Mémoires et Confessions, ainsi que l'aurait dit Roland Barthes, « vient me toucher comme les rayons différés d'une étoile » (in La Chambre claire. Note sur la photographie, éd. Gallimard/Cahiers du cinéma, 1980, p. 126), mais son rayonnement différé affecte rétroactivement les films qui auront tournés après lui, qu'il s'agisse de ceux sur lesquels Manoel de Oliveira était alors en train de plancher (comme Non ou la vaine gloire de commander et L'Étrange affaire Angélica, deux de ses incontestables chefs-d'œuvre) comme des autres qu'il allait réaliser, entre autres sous l'inspiration d'Agustina Bessa-Luis. Il faudrait encore mentionner l'épisode reconstituée sous la forme d'une fiction elliptique et épurée d'un récit de prison authentique, Manoel de Oliveira ayant été incarcéré pendant deux semaines dans les geôles de la police de Salazar pour des propos tenus publiquement après la réalisation de Acte de printemps (1963). Même les détails, littéralement, sautent aux yeux tant ils sont rétrospectivement chargés d'un avenir dont le spectator connaît la teneur et que devinerait alors seulement l'operator. Des petites reproductions de La Joconde de Léonard de Vinci marquant une insistance symptomatique et dont le sourire énigmatique rayonnera jusque dans celui de l'héroïne de Val Abraham à la photographie montrant l'un de ses petits-enfants, le jeune Ricardo Trêpa (alors âgé seulement d'à peine dix ans) qui allait prendre une place toujours plus grande dans les films de son grand-père, que l'on découvrira pour la première fois en soldat dans Non ou la vaine gloire de commander puis, après quelques apparitions (dans Val Abraham, Party, Inquiétude et La Lettre en 1999), dans des rôles plus importants (il sera le père Antonio Vieira jeune dans Parole et utopie en 2000, l'historien Manuel de Silva jeune de Christophe Colomb, l'énigme et, dans l'intervalle, l'interprète souvent principal d'une douzaine de films, dont Porto de mon enfance où il interprète la jeunesse de son grand-père).

 

 

Les fantômes du permanent

 

 

On le voit, Visite ou Mémoires et Confessions est le film d'un propriétaire pour autant qu'il se sait pris dans l'imminence avec une propriété disparue d'une désappropriation et, le sachant, proposerait alors que quelques confessions dignes de Jean-Jacques Rousseau ressemblassent des Mémoires d'outre-tombe digne de François-René de Chateaubriand. Il est surtout le film d'un homme libre qui met en scène, aussi savamment que malicieusement, un geste de spectralisation de son héritage incluant autant le légataire (Manoel de Oliveira se sait toujours déjà voué à une dimension spectrale) que ses possibles héritiers (le couple de visiteurs, s'ignorant peut-être fantômes). Dès lors que l'héritage est configuré de telle manière (cinématographique) qu'il devient libre en images de toute appropriation exclusive, il s'envisage désormais comme délié du régime de la propriété pour expérimenter l'impropre au cœur du propre, dorénavant ouvert à toutes les flottements temporels, à toutes les circulations aléatoires identifiées au déroulement de la pellicule dont le son accompagne avec quelques notes de Beethoven le film. Le propre sans appropriation d'un héritage aussi impropre que générique serait alors d'être disponible à tous les courts-circuits, y compris les plus dingues – et ô combien plus décisifs qu'une vision traditionnelle des rapports de genre héritée d'une éducation catholique chez les jésuites.

 

 

Sur le seuil critique où un homme d'un autre temps, frère immortel de l'éternel Pedro Macao, se sait être l'horloger de sa propre histoire, il se regarde (comme un fantôme) pour nous voir (comme des spectres) par le biais d'un miroir magique (titre significatif du dernier roman d'Agustina Bessa-Luis adapté par le cinéaste). Un miroir magique qui, en transfigurant une maïeutique documentaire en masque de fiction digne de Fernando Pessoa, n'est seulement à retardement que pour tous ceux qui se savent, de part et d'autre de l'écran membraneux du cinéma, être de ces « fantômes du permanent » pour reprendre une formule chère à Jean-Claude Biette. Autrement dit, ni tout à fait morts, ni tout à fait vivants, toujours en retard sur eux-mêmes. « Le miroir instaure une maïeutique du soi interminable où l'extériorité est constituante (…), la produisant dans une symétrie renversante où le sujet qui retarde sur lui-même, se court après, trouve sa motricité dans l'immobilité de son image (de sa pose) » (Bernard Stiegler, op. cit., p. 38).

 

 

Le 15 avril 2016


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