Les jeux d'enfance de Sarah Hatem

A propos de quatre courts-métrages

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Ce serait comme un geste aussi modeste qu'héroïque, tantôt bavard (le ciel bas et lourd de l'esprit de sérieux, parfois, menace), tantôt mutique (les éclaircies de l'esprit de jeu, souvent, réchauffent), que celui de vouloir se confronter aux formes urbaines de la massivité, et cela sans céder un chouïa sur la légèreté dont serait garant, si fragile, un corps en ses promesses. Et pourquoi pas déjà, et même avant toute chose, le corps de la réalisatrice elle-même, dès lors disposée à s'exposer afin de tenter d'alléger ce qui s'impose - face à elle, en elle ? Le souci serait alors celui d'habiter le monde en ses lourdes structures objectives en tant qu'elles se doublent toujours de pesantes structures subjectives. D'habiter le monde en dépit des formes manifestes de l'inertie, en dépit de ce qui l'alourdit extérieurement comme intérieurement, dans une optique dès lors poétique, primesautière et ludique, avec les formes essayées et jouées d'une appropriation symbolique en guise de topographie aussi bien documentée que réinventée, l'esprit joueur en gage d'une enfance fourbie pour l'enfant que l'adulte n'est plus depuis les lignes de failles creusées par l'esprit de sérieux de la guerre civile (née au Liban en 1981, Sarah Hatem en est partie pour vivre en France de 1989 à 1992 et, comme elle le dit elle-même, osciller - l'oscillation serait-elle alors toujours déjà une danse ? - à partir de 1999 entre les deux rives de la Méditerranée). La massivité, ce pourrait être une architecture laissée à l'abandon ou bien une autre dont la splendeur extérieure cacherait cependant quelques vis cachés. Il y aurait à chaque fois, certes, les sites urbains d'une massivité caractéristique mais dans les faits celle-ci se trouverait contrariée, vouée dans l'abandon au désœuvrement ou bien désœuvrée mais de l'intérieur, incomplète car érodée, inachevée comme si l'achèvement induisait la mort, sans fin sinon celle d'une temporalité dédaléenne et interminable (comme cycle de la reconstruction perpétuelle ou bien comme hystérésis marquant l'insistance symptomale et critique des ruines du passé comme indices d'un présent ruiné). C'est, par exemple dans l'inaugural Les Cerises du bateau (2012), la reprise élémentaire d'une aventure moderne - l'endroit évidemment y prêtait, c'est le Dôme, ancienne salle de cinéma de la Place des Martyrs à Beyrouth dont les ruines offriraient alors comme les indices de la survivance. C'est pourtant cet endroit, aussi fascinant soit-il, qu'il faudra savoir quitter afin d'échapper au chaudron de ses mortifères sortilèges, en suivant une rencontre de hasard en guise de ligne de fuite aux lignes de faille déroulée dans les marges, imprécises ou impressionnistes, de la possibilité amoureuse (avec ce beau siffleur qu'est Mounzer Balbaaki, vu encore récemment dans La Vallée de Ghassan Salhab). C'est une balade ou une dérive ponctuée de discrètes épiphanies, tantôt fruitée (les cerises offertes, signes carmins d'une synchronicité jungienne à laquelle l'auteure croirait dur), tantôt électrisante (au loin dans la nuit, un rayon vert, vraiment digne d'Eric Rohmer). Comme tombés du cerisier du réel mais surnageant dans le courant des plans tournés dans les franges de la fiction vague et des vagabondages de l'improvisation, ce sont là des points de suspension entre lesquels elle et lui dansent comme des elfes ou des lucioles dans une drôle de nuit urbaine, dépeuplée et désertée, l'étiolement en belle promesse d'allègement. Après la borne casse-gueule d'une mièvrerie (assez malickienne étrangement) scellant la naïveté de quelques battements sautillant de cœur, la série intervallaire des équivoques, hésitations et non-dits propres à la séduction (grand motif libanais auquel Ghassan Salhab et Nesrine Khodr auront consacré un film en 1999), non seulement, offrira à l'héroïne les pointillés d'une histoire d'amour qui n'aura pas lieu. Mais cette même série ouvrira aussi son présent sur une dimension de deuil mélancolique autrement plus légère que le pesant héritage d'histoires de la guerre civile qu'un père se serait refusé de raconter à sa fille. Dans la liaison magnétique de deux figures de l'absence (les histoires de guerre tues rapportées au père, l'histoire d'amour seulement possible identifiée à l'inconnu), les déliés mélancoliques du présent sauraient alors se substituer aux faux pleins de la nostalgie (qui, comme faux plats aussi, sont de vrais creux). Les oscillations de la jeune femme semblables alors, même lointainement, aux flottements de Rosaura, l'héroïne de Calderón (1966) de Pier Paolo Pasolini dont un extrait sera cité ici, transmigrant à travers les âges en quête onirique de sa vraie vie, de l'Espagne franquiste où elle naît au siècle d'or peint par Velázquez.

Intrigant, Les Cerises du bateau n'est cependant pas complètement convainquant, Sarah Hatem le sait et change alors de braquet (ou - et, on le verra, la métaphore s'imposera : de portée), tout en ne cédant en rien sur son motif, l'insistance de la ritournelle qui trotte dans sa tête : ce n'est pas parce que des constructions urbaines dominent à ce point le cadre en imposant leur gigantisme architectural que, dans le plan, un corps n'aura pas le souci de s'exposer face à ce qui s'impose, tout en en disposant et en redisposant de soi selon des modalités poétiques renouvelées. Ce dont Sarah Hatem a alors besoin, c'est d'une autre construction localisée, ainsi que de deux temps pour en battre l'original mouvement, plié-déplié en conjonctions et disjonctions. Tantôt, il s'agit de montrer dans le cadre d'un documentaire institutionnel les travaux de réaménagement de la basilique Notre-Dame-du-Liban à Harissa au nord de Beyrouth, alors menacée d'effondrement (La Toile bleue de la Basilique - extraits d'un carnet de chantier en 2013). Tantôt, il s'agit d'extraire de cette même architecture, aussi massive que sa massivité s'appuie sur le talon d'Achille de ses défauts rentrés, des puissances de rire et d'enfance, de musique et de danse (Variations pour une toile bleue en 2015). Mais ce premier partage n'est, à observer de près les deux ailes de ce diptyque papillonnant, pas tout à fait vrai. Rien n'est plus enfantin en effet que de tirer du devoir scolaire exigé par la commande institutionnelle des solutions obliques d'enfance, la réalisatrice déjà enjouée de faire à l'occasion un peu d'escalade et de prendre son pied en prenant de la hauteur depuis la nacelle d'une grue, s'amusant même en la circonstance de la chute de la caméra décrochée de son pied [enfin, on pourrait le croire mais la réalisatrice me chuchote qu'en l'espèce, à moins qu'elle ne se soit emmêlée les pinceaux, il ne s'agissait pas du pied cassé de la caméra qui d'ailleurs n'en avait pas mais du clipse sur lequel elle était montée qui s'est brisé, l'extase ascensionnelle ayant alors frôlé la chute mortelle]. Et rien n'est plus sérieux que la démultiplication des manières de jouer selon les deux grandes lignes de force du jeu - ludus comme jeux de corps ou jocus comme jeux de mots - afin de tirer de la massivité caractéristique de la basilique une musicalité au principe d'un être-là poétique, aussi gracieux que drolatique. S'il est question avec le premier portant du diptyque consacré à la basilique d'un agencement de poutres, de voiles et de portiques, de ferraillages mal disposés et de fissurage du béton aussi fragile que du plâtre, il est tout aussi question d'écailles (les verres bleus) et d'araignées (les outils permettant de les fixer). S'y cacheraient peut-être alors des animaux fabuleux qu'il faudrait s'amuser à débusquer, tout en se demandant si Sarah Hatem n'est pas elle-même comme le dragon décrit par Rainer Maria Rilke, cachant une princesse qui n'attendrait de nous seulement que l'on vienne la délivrer. D'ailleurs, et d'emblée, c'est une immense toile d'araignée faite d'échafaudages, c'est une immense structure tubulaire prédisposant à voir et croire qu'il y a de quoi faire et pratiquement s'amuser, à l'intersection d'une massivité s'imposant de l'extérieur (mais, de l'intérieur, contrariée) et d'une légèreté qu'il faudrait savoir reconquérir contre toute inertie, depuis les structures du dehors allant jusqu'à s'imposer au dedans. Sarah Hatem n'hésitera alors pas, "poum poum tralala", après tout c'est encore le moment pour elle de jouer en faisant ses gammes. Elle se fera ainsi et tour à tour architecte et cheffe d'orchestre, ingénieure et gymnaste, aussi malicieuse que Audrey Hepburn et aussi drôle que Harold Lloyd, partant en quête de mystérieux bâtons bleus qui lui permettraient de composer dans l'amitié des ouvriers présents une pièce de musique concrète, sorte de "silly symphony" relayée au piano et piano préparé par Eve Risser (après Philip Glass chez Marc Codsi, on y reconnaîtrait ici John Cage). Mais, pour l'esprit joueur se faisant ici esprit frappeur, il n'y a pas que le jeu composé des escalades burlesques et des musiques sympathiquement idiotes et concrètes. Il y a aussi cette autre escapade autorisée dans l'invention d'une écriture arachnéenne qui, dans la reprise intensifiée des malices encore retenues des intertitres de La Toile bleue de la Basilique - extraits d'un carnet de chantier, éclate dans Variations pour une toile bleue sous la forme de "meems enturbannés". Sortes de séries d'étranges bâtonnets qui se prolongeraient en cryptogrammes gribouillés et barrés afin d'inviter aux saillies de l'enfance dans la suite tracée (et marmonnée, meem signifiant en arabe la lettre m) des vagabondages ou dérivations de l'auteure (pour notre part, on s'amuserait à y reconnaître l'appropriation par un Henri Michaux arabisant des fameux réplicateurs - les mèmes  - proposés en parallèle aux gènes par Richard Dawkins afin de penser l'évolution culturelle).


Du motif du legato (comme technique musicale, explicitement privilégiée par la réalisatrice, opposée au staccato car consistant à lier des notes successives sans qu'il y ait entre elles silence) à celui du legs, il n'y aurait alors plus qu'un pas que l'étymologie nous aiderait grandement à franchir (le radical legare signifie en latin lier). L'enfance qui lie à l'endroit même des déliaisons et des délitements, voilà donc ce dont il faudrait savoir hériter contre la pesanteur des mauvais souvenirs de l'enfant que l'adulte n'est plus (blocs d'enfance plutôt que souvenirs d'enfance comme y aurait insisté Félix Guattari en marquant philosophiquement cette décisive distinction). L'enfance, en cerises rouges et rayon vert, en verres bleus et en bâtons qui le sont autant, c'est contre tout bavardage nostalgique le choix des ressources tintinnabulantes du mutique (et l'enfant, c'est l'infans, celui qui ne parle pas encore) en ce qu'elles permettent d'accéder au mythique (distingué du mythologique comme y incite Jean-Luc Nancy, le mythe ne consistant selon lui qu'à la mise en forme performative et mise en récit tautégorique de soi-même). L'enfance, c'est pour Sarah Hatem l'héritage en ce qu'il ouvre un avenir et soutient la promesse d'une œuvre qu'il faudrait encore suivre à la trace, en ses gribouillages et pointillés, sautillements et enfantillages, du court-métrage La Passagère (2016) tourné en compagnie d'une paire d'enfants à Byblos à l'annonce de l'écriture d'un premier long en passant par une pièce de théâtre en toute logique intitulée Babillages.


27-28 avril 2016

 Addendum : notes sur La Passagère (2017)

 

 

L'enfant en plus

 

 

La passagère n'est pas la passante. Ce sont là deux figures subjectives distinctes dès lors associées à deux manières bien différentes de passer. C'est qu'il y a en effet un monde entre elles et la passe de l'une ne recoupe jamais celle de l'autre. Même si le cinéma peut à loisir se saisir de telles passes comme des modalités, prises littéralement, de la métaphore ou bien comme les expressions de la visitation sensible de toute idée. Tandis que la passante est la femme quelconque marchant dans la rue et remarquée par le regard singularisant d'un autre passant (exemplairement un poète comme Charles Baudelaire), la passagère serait plutôt une figure de relative duplicité, identifiée tantôt à un mode de transport particulier (comme la passagère d'un bateau), tantôt à un type d'espace urbain (les passages parisiens de Charles Baudelaire encore à Walter Benjamin). Quand elle ne se rapporte pas enfin et surtout à un mode d'être qui est non plus d'espace mais de temps. Passer est affaire de déplacement, certes, mais être de passage induit spécifiquement aussi, en plus de la question du véhicule pouvant accueillir des passagers, une présence déterminée par une courte unité de temps, une durée provisoire et arrêtée, suspendue à un terme souvent connu d'avance. Précédé par l'ultime long-métrage inachevé du réalisateur polonais Andrzej Munk, le titre du nouveau court-métrage de Sarah Hatem est La Passagère, non La Passante. C'est qu'il s'agirait pour son auteure d'aller aujourd'hui plus loin encore que l'inaugural Les Cerises du bateau où, en dépit d'un titre empreint déjà du désir d'un passage maritime, la ville en ses ruines s'offrait à ses passants comme territoire de rencontres hasardeuses auréolées de virtualités amoureuses dont l'actualité se voyait alors suspendue, mordant sans vouloir la franchir ou s'en affranchir la ligne de démarcation entre la fiction minimaliste et ses conditions réelles de tournage. C'est qu'il s'agira désormais ici, Byblos (cité antique de transit du papyrus d'Égypte en Grèce) en substitution de Beyrouth (et son Dôme en vestige du cinéma), de passer mais en plusieurs sens en effet. Autrement dit en toute duplicité : d'un côté de la fiction dans le privilège des territoires imaginaires d'un enfant prénommé Lucas ; d'un autre côté avec un mythe de pure invention portée par une voix-off et passant au loin comme un bateau à l'horizon.

 

 

De part et d'autre de l'écran comme de la ligne de front d'un désir de fiction dédoublé sur le versant des enfants (Lucas est accompagnée de sa probable sœur aînée Yumna) comme sur celui de l'enfance (celle de la réalisatrice elle-même embarquée dans les plans de son film afin d'y jouer aux côtés des deux autres l'enfant en plus), le film s'amuse à essayer quelques passes en alternant comme les rayures de la marinière portée par la réalisatrice pas de côté (une mise en scène pour s'amuser dans un théâtre antique) et pas croisés (Lucas manque de tomber dans une crevasse, et Sarah plus loin de tomber – comme elle avait déjà failli chuter au péril de sa vie dans Variations sur une toile bleue). Au risque du piétinement et de l'impasse aussi, quand des nuits américaines diluent trop artificiellement la palette si franche des couleurs (le film se souvient alors de la réjouissante triade coloriste et pop – bleu, rouge, jaune – de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, grand amateur s'il en est de jeunes femmes en marinière) ou dès lors que les inflexions de la voix ajoutent de la littérature à l'écriture littéraire déjà appuyée du mythe raconté de la passagère portant marinière. Mais c'est que le bateau porteur du mythe est loin à l'horizon pour n'être plus qu'à l'endroit où s'évanouit justement la limite de l'horizon emportée par le bleu du ciel, éclatant. Le mythe n'est, au-delà toute littérature, rien d'autre en effet que celui de Sarah Hatem en route pour l'horizon proprement dit de sa propre histoire. En partance (c'est le sens du dernier plan), c'est-à-dire en relevance des meurtrissures réelles de la biographie (on sentirait que la réalisatrice a frôlé la noyade) qui serait moins affaire de résilience psychologique qu'elle serait plus profondément aiguillonnée par la relève, dans les images, d'un désir enfantin et joueur d'image. Et le mythe s'écrirait peut-être mieux dans la passe d'anfractuosités réelles appartenant à un lieu dépeuplé de tout son attrait touristique (les rares adultes y sont inconsistants). Autant de trous moins comblés que redéployés (ce seraient tantôt les « Dents du diable », tantôt les marches du « bébescalier ») par les écarts de l'imaginaire fantasque d'un garçonnet à lunettes que Sarah a raison de suivre dans l'indistinction aveugle de ses jeux à lui et des siens. Un garçon qui, de loin et en plus apaisé, ressemblerait un peu à l'Ernesto de Marguerite Duras (il faut voir alors comment entre Lucas et Sarah les motifs s'échangent, maillots, chutes évitées et couleurs, au point même qu'elle ressemblerait à une double de la sœur du garçon – sœur aînée de la sœur aînée et du frère cadet, Sarah serait peut-être moins oublieuse de l'enfant qu'elle aurait été que soucieuse de l'enfant qu'elle n'a pas été, gardien absent de l'enfance sur laquelle elle ne cédera pas).

 

 

Alors, Sarah Hatem peut passer comme un ange, être de passage (y compris dans le véhicule de son film) tout en passant le cap (la vigie alerterait d'une terre en vue, celle d'un premier long-métrage en écriture) afin de prendre le large (ses babillages de cinéma promettant davantage en effet que des certitudes littéraires peut-être imposées par la cité du papyrus qu'est Byblos). Son mythe ne s'écrivant sérieusement qu'à l'épreuve aussi joueuse que sérieuse, enfantine, de quelques passes ludiques, pas de côté ou pas croisés au-dessus de failles mortelles – celles de la fiction en ses dédoublements-redoublements documentaires (d'où, nous semble-t-il, la plus grande réussite formelle du diptyque dit de la toile bleue). Comme les rayures alternées d'une marinière permettant d'être secouru de la noyade.

 

 

14 avril 2017


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