Une journée particulière

A propos de "Searching for Hassan" (2009) d'Édouard Beau

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Archéologies et Mémoires d'Empires, d'accord. Mais avant, mais entretemps, Searching for Hassan, primé entre autres au FID Marseille en 2009 ? De Hassan, il sera en effet à un moment donné question au cours du premier long-métrage documentaire d'Édouard Beau, mais jamais les soldats kurdes d'une unité de la garde nationale irakienne ne le trouveront. Avec Hassan jamais trouvé comme d'autres attendent toujours Godot, les environs désertiques de Mossoul parcourus par les patrouilles s'emplissent des sables métaphysiques de Sisyphe ou des Tartares buzzatiens. D'abord s'impose, au niveau du tournage, la rudesse cahotante d'une démarche radicalement empirique empruntée par celui qui, après deux séjours passés au Kurdistan irakien en 2004 puis en 2006 et durant lesquels il apprend l'idiome local, accepte après seulement deux jours de réflexion la proposition de faire un reportage photographique consacré à un bataillon kurde de l'armée régulière irakienne, réussissant à la suite de nombreuses difficultés à entrer enfin dans Mossoul en novembre 2007. Une caméra vidéo HI-8 prêtée par un ami et dix cassettes d'autonomie de filmage dans le sac, un garçon seulement âgé de 25 ans et habitué jusqu'ici aux images fixes n'a pas d'autre possibilité alors que de tourner des images mobiles. Des images dont la mobilité est émotionnellement engagée dans la roue des mouvements tactiques et des motivations stratégiques d'une patrouille embarquée dans les Hummers roulant sur la route rocailleuse de périlleuses missions. Si l'état de guerre est au plus ras du réel documenté, de loin au fond du plan (un hélicoptère) comme de près en rasoir du cadre (un enfant qui a soif), c'est que la démarche documentaire se branche sur une perspective peu empruntée, résolument minoritaire dans les images de la guerre dans cette région du monde proposées depuis quinze ans. Dans le cycle routinier des reconnaissances et des fouilles tendu par l'ambiguïté caractérisant les représentants de la violence légalement autorisée, se manifeste avec la brutalité d'hommes appartenant à un peuple hier stigmatisé par le régime de Saddam Hussein la quête d'une légitimité partiellement reconquise, paradoxalement, avec la désagrégation de la société irakienne depuis la seconde guerre étasunienne de 2003. L'ambiguïté de soldats, qui n'hésitent pas à brimer et brutaliser, hurler des insanités et molester afin de participer à l'institution d'un ordre légal irakien engageant aussi la légitimité symbolique et politique du peuple kurde dans la région, résonnera jusque dans des images forcément ambivalentes, sur le fil du rasoir d'un positionnement identifiable par les civils comme étant homogène au pouvoir s'exerçant sur eux et d'une vision hétérogène malgré tout, aussi hétéronome que relativement autonome. Le tranchant du rasoir est celui d'une dialectique des images et du sujet qui les fait, pris qu'il est dans les processus contradictoires des « opérations imageantes » comme le dirait Marie-José Mondzain.

 

 

 

Édouard Beau, moins embedded qu'il n'y paraîtrait dès lors que, en effet, rien n'est censuré des formes de l'arbitraire et de la brutalité de l'unité patrouillant, le filmeur trouvant ailleurs de nombreuses occasions pour préférer, plutôt que d'accompagner et suivre les soldats à l'intérieur, rester aux côtés des civils à l'extérieur, en dépit même du fait qu'à l'époque il ne partageait (encore) pas leur langue. La singularité esthétique de Searching for Hassan se manifeste donc non seulement dans une démarche résolument empirique, soucieuse cependant des ambiguïtés de l'existant et des ambivalences des images les documentant, mais aussi dans la conception, organisée au niveau du montage, d'une phénoménologie de la guerre, dégageant de situations particulières quelques invariants décisifs. C'est d'abord la proposition, en conséquence d'une manière de réduction eidétique, d'une journée particulière et idéal-typique, artificiellement constituée depuis l'illusion des flux continus du temps réel et le montage ayant extrait des discontinuités dans les 120 heures de rushs accumulées durant un mois et demi. C'est ensuite, exemplairement, la construction temporelle comme restitution de la temporalité même de l'état d'exception devenu la règle en ce qu'elle appartient, pour remonter de Giorgio Agamben à Walter Benjamin, à la « tradition des opprimés » – la règle de l'état d'exception, c'est la norme du droit comme marque de souveraineté ouvert sur sa propre suspension anomique, c'est le non-droit autorisé par le droit lui-même et lui étant contigu, c'est l'exercice d'une « force de loi sans loi » pour redescendre, en passant par Jacques Derrida, de Giorgio Agamben à Walter Benjamin. L'espace vide de droit et pourtant essentiel à l'ordre juridique, c'est le désert des Tartares ou de Sisyphe aux environs de Mossoul, c'est celui où tous les jours se suivent et se ressemblent au point d'équivaloir, c'est celui où rien n'arrive de ce qu'on voulait et tout arrive de ce qu'on ne voulait pas, c'est le vide de la fouille infructueuse creusant un trou de terreur dans le ventre de la petite fille. C'est le désert où le documentariste sait se préserver des marges d'hétérogénéité depuis son intégration embedded, où les terroristes sont introuvables, où les civils leur ressemblent mortellement et où les soldats de l'armée régulière se comportent comme ceux de l'armée étasunienne qu'ils détestent. Ce temps est celui de l'indistinction propre à la « guerre civile mondiale » (Giorgio Agamben) au cours de laquelle, puisque la nuit tous les chats sont gris, les médias français se plaindront davantage d'une Porsche brûlée que d'un œil perdu. Mais ce temps est, peut-être aussi, celui qui reste, temps paulinien et messianique accueillant, avec le désœuvrement des identités et la défection des propriétés, n'importe qui – non plus comme être de pouvoir mais comme figure de puissance : « Nous sommes devenus comme les déchets du monde » (Paul, Première épître aux Corinthiens, 4-13).

 

30 avril 2016


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