"Terra di Nessuno" (2015) de Jean Boiron Lajous

Les lucioles de l'"inexistance"

 

 

« Les choses que tout le monde ignore et qui ne laissent pas de traces n'existent pas » (Italo Svevo, La Conscience de Zenon, 1919-1923)

 

 

Terra di nessuno : ce serait un no man's land (pour reprendre le titre d'un film suisse d'Alain Tanner de 1985), quand bien même il serait habité – une terre aussi habitée (205.000 âmes au recensement de 2009) qu'elle serait paradoxalement dépeuplée. Une terre habitée mais de loin, peuplée mais un peu et seulement de près dès lors qu'un film s'invite, avec une focale fixe et un peu de mesure et de distance, moins à mener l'exploration d'un lieu (ce qu'il est aussi, mais dans ses stases et ses intervalles) qu'à proposer la documentation d'un devenir personnage des personnes filmées (ce qu'il est surtout, notamment dans ses effets de reprise qui sont parfois aussi de surprise). Terre grise, triste Trieste, cette « terre de personne » qui aurait moins à voir avec le concept de terra nullius du droit romain en regard duquel la terre de l'ennemi dénué de toute existence légale est susceptible d'occupation et de colonisation qu'elle consonerait peut-être, étrangement et lointainement, avec ce vers de Psaume du recueil poétique La Rose de personne (1963) de Paul Celan, ce dernier y écrivant ceci : « Un rien / nous étions, nous sommes, nous / resterons, en fleur : / la rose de rien, de personne. » Il est vrai que le geste documentaire consisterait ici à faire de quatre portraits en pointillé (ceux de Lisa, Alessandro, Adama et Biljana), avec ses pleins (quand les corps sont le siège des voix in) et ses déliés (quand la voix relativement émancipée des corps émetteurs devient off), les quatre pétales mobiles d'une fleur à chaque fois recomposée – une fleur « de rien, de personne », ouverte aux vents des forces qui, traversant en particulier le chef-lieu de la région de Frioul-Vénétie julienne, soufflent si fort qu'y est patent, prégnant le risque d'un décollement dispersif. La carte des vents triestine inclurait déjà un héritage d'influences latines-italiennes, germaniques-allemandes et slaves-slovènes, en même temps qu'elle en situerait le carrefour géographique actuel (à la fois la dernière ville du nord-est de l'Italie, la dernière de l'extrême sud de l'Europe centrale, et la première ville de l'Union Européenne élargie vers l'est). Un vent souffle en particulier à Trieste, la bora (ou vent du nord) dont on sait qu'il peut atteindre les 120 km/h en obligeant en conséquence les Triestins à s'agripper dans la rue à des chaînes publiques afin d'éviter les chutes et d'en supporter les rafales. L'impression délivrée par le premier long-métrage de Jean Boiron Lajous, montré cette année au FID de Marseille, serait alors de produire, à l'endroit même où des forces aussi hostiles qu'imperceptibles se déchaînent, une chaîne d'un autre genre (moins météorologique qu'allégorique), autorisant quatre personnes qui socialement comptent pour peu (des jeunes, des migrants ou des émigrés, des travailleurs précaires) à tenir ensemble le point où leurs existences faibles ou fragilisées se comprendraient in fine dans le retournement stratégique de l'inexistence en « inexistance ».


A l'occasion d'un hommage rendu à Jacques Derrida, Alain Badiou a proposé un drôle de concept résonnant avec certaines inflexions désinentielles de la déconstruction, celui d'« inexistant » : « exister le moins possible, cela veut dire, du point de vue du monde, ne pas exister du tout. C'est pourquoi nous appelons cet élément "l'inexistant" » (in Petit panthéon portatif, éd. La Fabrique, 2008, p. 121). Passant de l'adjectif substantivé au prédicat nominal, Alain Badiou arrive de surcroît à faire converger le souvenir d'un vers célèbre de L'Internationale (1887) d'Eugène Pottier avec une référence à la « différance » derridienne, lorsqu'il pose effectivement ceci : « Nous ne sommes rien. Soyons. C'est l'impératif de l'inexistance. On ne sort pas de là » (opus cité, p. 133). Lisa, Alessandro, Adama et Biljana, s'ils ne sont rien, des pétales de personne du point de vue des forces qui travaillent à leur inexistence, sont et resteront dans la perspective de cette « inexistance » dont Terra di Nessuno proposerait alors qu'elle ressemble à cette « rose de rien, de personne » décrite par Paul Celan. Qui sont ces personnes qui, devenant des personnages, ne seraient autrement personne du point de vue du monde d'opulence où souffle la bora de la force qui vient du nord ? Lisa est une jeune voyageuse, retrouvant quelques amis lui permettant de trouver un gîte le temps de se retourner pour reprendre ensuite une route improvisée ; Alessandro revient du Canada, cherche du travail, gratte un peu de guitare acoustique, donne quelques cours à des collégiens primo-arrivants ; Adam travaille pour sa part à encastrer des pneus dans des pneus, a rêvé d'un retour au pays sous la forme d'un petit commerce au Burkina-Faso, change d'appartement et court après les contrats qui l'autoriseraient à faire prolonger son permis de séjour ; Biljana a fui la Macédoine prise dans le démembrement de l'ancienne Yougoslavie il y a vingt ans, travaillant désormais comme serveuse dans un club bourgeois dont le coût d'entrée s'élève à 800 euros annuels. Tous se connaissent, sont des amis d'amis qui, le temps d'une soirée au coin du feu ou d'une balade nocturne, partagent moins une amitié que l'amitié même les partage, au fondement d'une communauté ouverte et sans décret, dont il serait aisé de dire qu'elle est désœuvrée. Mais le désœuvrement désignerait autant ici la fragilité sociale et économique d'existences précarisées par les vents de l'ordre économique dominant que la résistance ténue aux forces impersonnelles d'inertie, de répétition ou d'épuisement. Résistance telle qu'elle s'exprime dans le divers de ses manifestations, dans l'échange attentif de récits collectifs et d'expériences vécues, le partage amical de verres d'alcool et de frêles accords de guitare, l'évocation de la guerre des titistes contre les fascistes et le souvenir des aventures de l'anti-psychiatrie menées entre autres à Trieste par Franco Basaglia et ses communautés thérapeutiques, avec des regards tendres et amoureux et des déboîtements à la sensibilité à peine perceptible (Adama, parfois avec ses amis, parfois à côté d'eux, ici et toujours ailleurs). Certes, à Trieste le temps bégaie, certains plans se répétant (par exemple celui d'un homme filmé de dos et regardant avec élégance et une précision toute mécanique la montre à son poignet), comme soumis à un mauvais infini inquiétant – celui des heures de longue tristesse évoquée avec les mots du poète Umberto Saba ou bien celui du « temps homogène et vide » dont parlait Walter Benjamin. Pour autant, la répétition ne se suffit pas dans Terra di Nessuno à prescrire l'éternel retour du même, elle se dédouble, à l'instar de l'inexistence en « inexistance ». La répétition aussi fixe qu'elle peut être dynamique et, partant, créatrice de différenciation : l'éternel retour du même comme étant aussi celui, dans la lecture deleuzienne du motif nietzschéen, de la différence.


Alors, la « terre de personne » se divise et devient avec l'appui de quelques cartons « terre d'obstacles », « terre de fantômes », « terre de frontières ». Alors, les statues d'augustes artistes (comme celles de James Joyce et Italo Svevo sculptées par Nino Spagnoli) se mettent à parler dans la bouche et l'esprit de ceux qui savent les entendre derrière leur prison de bronze. Alors, Alessandro se met à ressembler à une figure velléitaire tel l'inetto (l'inapte) de La Conscience de Zeno (1919-1923) d'Italo Svevo (qui vécut à Trieste et avait pour ami James Joyce). Alors, Adama se mue en un nouvel Ulysse raconté dans les paroles croisées des fantômes de James Joyce et Umberto Saba (deux autres écrivains associés à cette ville). Alors, Biljana voit l'Apocalypse venir dans les mots enfantins d'une poétesse macédonienne méconnue, Aleksandra Ivanova. Alors, le temps d'un film, le vieux cosmopolitisme de la vieille cité austro-hongroise renaît de ces cendres, qui sont aussi celles du fascisme. Fascisme qui faillit coûter la vie à Umberto Saba dont la mère était juive quand le père d'Italo Svevo mort en 1928 était juif allemand. Fascisme qui, de l'autre coté de l'Atlantique, a bien failli aussi avoir la peau de l'écrivain uruguayen Juan Carlos Onetti, auteur d'une autre Terre de personne qui a fui la dictature en 1974 pour l'exil madrilène. Des cendres qui deviennent aussi les braises d'un feu chauffant le ciel noir de minuit et autour duquel se rassemblent les lucioles de l'« inexistance ». Ce feu saura peut-être prémunir les figures subjectives d'une communauté à la thérapeutique inavouable, tels les pétales composant cinématographiquement cette « rose de rien, de personne » quand alors se lève, avec la conclusion quasi-fantastique du film de Jean Boiron Lajous, une tempête faisant s'accumuler les nuages noirs et grossir les vagues, saisissant le regard des passants. Une tempête, laquelle ? Pourquoi pas celle du progrès économique dans l'amoncellement contradictoire de ses catastrophes sociales (autrement dit, l'enrichissement sous la triple condition de l'endettement, des inégalités et du retour du fascisme) ? Celle qui souffle plus fort encore et pas si loin de là, en Grèce, et que même les pierre grises et hivernales de la triste et hautaine Trieste ne sauraient totalement contenir.


Soudain, on se souvient des derniers mots chantés par l'actrice grecque Irène Papas en conclusion de Un film parlé (2003) de Manoel de Oliveira, allégorie visionnaire (sept ans avant Film socialisme de Jean-Luc Godard) du riche paquebot européen en route vers le naufrage : « Ô vent du nord, souffle moins fort ».

 

Le 24 septembre 2015


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