Deux hirondelles tunisiennes

"A peine j'ouvre les yeux" de Leyla Bouzid et "Hedi - Un vent de liberté" de Mohamed Ben Attia

Les hirondelles font-elles le printemps ? C'est l'inusable question et elle ne cesse notamment d'être posée à l'égard des premiers longs-métrages tournés dans ces pays ayant été caressés par l'aile de l'hirondelle arabe. Particulièrement en Tunisie où beaucoup s’efforcent, dans l'héritage de Ahmed Bahaeddine Attia (le producteur des films de Férid Boughedir, Nouri Bouzid et Moufida Tlati), de soutenir la production de films d'auteur à vocation commerciale, susceptibles de fortifier (économiquement mais aussi sociologiquement) un marché national fragile tout en bénéficiant des apports et des débouchés de l'international. Ce à quoi participent exemplairement les Journées Cinématographiques de Carthage et A peine j'ouvre les yeux de Leyla Bouzid et Hedi - Un vent de liberté de Mohamed Ben Attia y auront respectivement reçu le Tanit de bronze pour le premier et le Tanit d'or de la meilleure interprétation masculine pour le second. Si ces deux films ne résument évidemment pas une multitude de projets qui peuvent se bricoler également ailleurs, en se fourbissant notamment dans des marges aussi difficiles qu'elles sont particulièrement fertiles (de Babylon d'Ismaël, Youssef Chebbi et Alaeddine Slim en 2012 à The Last of Us d'Alaeddine Slim en 2016 en passant par El Gort de Hamza Ouni en 2013, Controling and Punishing de Ridha Tlili en 2014 et Hecho en Casa de Belhassen Handous en 2014), participent exemplairement d'un mouvement de fond que d'aucuns qualifieraient ici de « films du milieu ». La question qu'il faudra surtout poser aux hirondelles à qui l'on demande d'annoncer le printemps, et qui désirent par ailleurs témoigner avec sensibilité de ce qui s'est passé en Tunisie depuis les cinq dernières années, est de savoir si l'annonce significative des changements affectant le milieu du cinéma (en son sens sociologique, industriel et professionnel) se rapporte aussi au milieu du cinéma comme environnement esthétique où s'y cultive son art et où ses praticiens sont des amateurs qui en partagent le goût.

A Sihem

L'étranglement de la voix

"A peine j'ouvre les yeux" (2015) de Leyla Bouzid

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Entre deux crises de nerf face à une mère qui angoisse de voir sa fille préférer les bars où elle chante avec son groupe à la poursuite des études post-bac, Farah essaie de respirer un peu. Par exemple en agitant rapidement sur son axe une fenêtre de telle sorte qu'elle arrive à en extraire un petit couinement, comme si un oiseau s'agitait à proximité dans sa cage. Ce n'est qu'un plan court, seulement un détail qui semblerait ne pas peser bien lourd entre deux séquences vraisemblablement plus importantes en terme de scénarisation. Comme un relâchement ou une respiration entre deux moments tendus mais dont la tension relève aussi du domaine des conventions. Mais ce tout petit détail compterait peut-être davantage en terme d'invention cinématographique que les préventions d'une écriture scénaristique soulignant d'abord les écarts générationnels entre une mère inquiète des conséquences répressives possibles des activités du groupe de musique auquel appartient sa fille et cette dernière si insouciante de ces mêmes conséquences que son inconséquence politique pourrait même finir en forme de sanction policière. Ce serait alors comme la force et la faiblesse du premier long-métrage de la réalisatrice tunisienne Leyla Bouzid, dont le grand succès en festival depuis sa première projection à Venice Days (l'équivalent pour la Mostra de Venise de la Quinzaine des réalisateurs pour le Festival de Cannes) lui a déjà permis de remporter une vingtaine de prix internationaux, que de réussir à faire respirer ses propres conventions, la respiration valant aussi comme une pause et un écart décisif. C'est que, entre deux séquences modérément convaincantes (la mère qui prend affectivement en otage sa fille en roulant à toute blinde afin de la dissuader de persévérer dans sa carrière de chanteuse, sa fille qui se venge en l'enfermant dans sa chambre afin d'aller se produire au concert, la première répondant à la seconde qu'elle ne veut plus jamais avoir affaire à elle jusqu'à ce qu'elle décide du contraire en l'inscrivant d'office en médecine et non en musicologie, etc.), A peine j'ouvre les yeux sait faire quelques pas de côté et trouver parfois matière à simplement respirer. La respiration pouvant même s'apparenter, par exemple depuis les grincements d'une fenêtre coulissant sur son axe, au cri improbable d'un oiseau, à un couinement qui ressemblerait à un étouffement. Bien sûr, l'énergie dégagée par le groupe sur scène, la musique « fusion » du compositeur d'origine irakienne Khyam Allami en ce qu'elle sait agencer sonorités traditionnelles et inflexions rock, les textes engagés de Ghassen Amami ainsi que l'engagement vocal même de l'actrice interprétant Farah (Baya Medhaffar) se conjuguent pour ensemble rendre grâce et justice à la vitalité de la jeunesse tunisienne, qu'elle soit celle d'avant ou d'après le départ de l'autocrate Ben Ali, de 2010 (année du récit du film) ou de 2014 (année de son tournage). Mais, entre deux séquences de live habilement filmées, il faudra savoir prêter attention au contrepoint décisif offert par une petite respiration inattendue qui trahit aussi un confinement et un essoufflement, les grandes envolées lyriques de l'oiseau de nuit se figeant au petit matin dans un bruit semblable à un cri étouffé ou réprimé. L'étouffement reviendra à d'autres reprises. Et avec chacune d'elles c'est une nouvelle intensité marquant un désir d'excéder le programme naturaliste plutôt conventionnel que s'est donné Leyla Bouzid en guise de premier long-métrage, touchant à ce qui dans la voix portée si haute et fière complote pourtant à en briser l'élan.

 

 

Diverses sont en effet ici les formes de l'étouffement, du contrôle masculin s'exerçant chez les plus vieux comme chez les plus jeunes sur l'exposition du corps des femmes, jusqu'à l'agitation préventive de la mère clivée par les effets contradictoires d'une sorte de prophétie auto-réalisatrice (elle ne cesse de prévenir de l'existence d'une surveillance policière qui, passant en mode répressif, donnera malheureusement raison à son scénario paranoïaque). Mais l'étouffement tel qu'il se manifeste par la trahison d'un ami proche du groupe se révélant indicateur de la police aura été l'une des plus saisissantes. Non seulement parce qu'elle coupe littéralement le sifflet de Farah en faisant tout aussi littéralement dérailler la voix de Bohrène (amant de cette dernière et leader de la formation musicale), mais aussi parce qu'elle éclaire d'une terrible lumière rétrospective les images qu'il a tournées avec sa petite caméra numérique. Intégrées dans le montage du film à l'occasion des séquences musicales, ces images semblaient n'avoir pas d'autre valeur que celle consistant à redoubler artificiellement le sentiment d'un naturel pris sur le vif. Après cette révélation, elles manifestent rétrospectivement leur inscription dans le domaine de la surveillance policière. Elles attestent que des images sans autre qualité que celles d'une autopromotion publicitaire appartiennent sans difficulté et de plein droit à la société de contrôle du régime Ben Ali. Elles trahissent l'aisance fonctionnelle des petites caméras numériques à intégrer le champ d'une vidéosurveillance généralisée. C'est comme le début d'une improbable autocritique à laquelle se livrerait alors Leyla Bouzid, qui rendrait compte par ses propres procédures de représentation de la force de pénétration des visibilités du pouvoir au sein même des images et qui, en donnant par ailleurs raison à la perspective paranoïaque maternelle, soulignerait ainsi la circularité symbolique d'une surveillance policière suffisamment intériorisée pour se prolonger en autocontrôle et en autocensure. La réalisatrice s'autorisera à aller encore plus loin encore en filmant en un long plan-séquence (en fait deux plans suturés par un imperceptible raccord) durant lequel Farah, disparue dans une ellipse après avoir échappé à la surveillance de sa mère, se retrouve soumise aux brutalités tout à la fois symboliques et physiques, fascistes et sexistes à l'œuvre pendant un interrogatoire policier. C'est le grand moment rossellinien de A peine j'ouvre les yeux, celui où la réalisatrice se souvient peut-être aussi de la façon dont Maurice Pialat aura radicalisé l'héritage rossellinien avec Police (1985). Ce moment est celui où elle expérimente la zone hard de son propre naturalisme soft, sur le seuil critique duquel le goût du naturel se confond avec une nature instinctive et pulsionnelle, le joué et le vrai fusionnant en un point aussi indistinct que réel et qui est celui d'une douleur aux limites du supportable – pour ceux d'un côté de l'écran qui la jouent en la vivant, comme pour ceux qui de l'autre côté la voient en la vivant autrement mais tout autant. Alors, coincée entre deux policiers en train de beugler, la voix de Farah qui est celle de son interprète n'est plus qu'étranglement. Il y avait un paradoxe à caractériser un couinement comme une respiration entre deux séquences certes plus aérées mais dont l'aération même repose aussi sur des conventions fermées de scénarisation. Le paradoxe atteindra alors son seuil maximal d'intensité quand, la petite mécanique du naturalisme soft s'aventurant dans les frayages plus âpres du hard, l'étouffement passé sur le fil des voix suspendues ou disloquées devient in fine un étranglement. Une jeunesse s'époumone à chanter le mal de vivre et le désir de liberté, jusqu'à ce que l'alliance terrible de la censure policière et de l'autocensure parentale impose aphasie et dislocation des générations (ce qui était déjà à l'œuvre dans ce beau court-métrage tourné dans le Gard par la réalisatrice et intitulé Zakaria en 2013).

 

 

Sous les prétextes de la raison finalement donnée à la prévention maternelle, Leyla Bouzid prend aussi le risque d'inclure sa propre fiction dans les circuits symboliques de la surveillance policière, généralisée parce qu'intériorisée (de l'ordre patriarcal à son relais maternel). Mais il y a dans A peine j'ouvre les yeux une ultime séquence, certes un chouia appuyée dans son dernier mouvement (la mère répète à sa fille se présentant à la fenêtre pour y trouver significativement un peu d'air qu'il faut continuer à vivre), qui renverse admirablement la vapeur au point de valoir comme formidable appel d'air transmis de part et d'autre de la césure politique représentée par le départ de Ben Ali en janvier 2011. D'abord, Farah coincée dans son mutisme semble revenue au stade infantile, celui qui entend précisément dans infans le noyau étymologique d'un mutisme radical. Ensuite, le stade infantile se comprend aussi et surtout comme infantilisation policière partagée par les parents et les enfants, tous enfermés dans une même infériorité politique (cette infantilisation résonne alors avec la déresponsabilisation dans l'indécision d'un fils otage d'une stratégie familiale dans Hedi). Enfin, dans l'intimité de sa chambre d'enfant, la mère invite doucement sa fille à chanter à nouveau, la première réapprenant elle-même à chanter parce qu'elle aura implicitement compris que chanter relève moins d'un caprice de mineur que d'un désir de sortir de sa propre minorité politique. Leurs voix si fragiles se nouent alors dans une relance réciproque d'autant plus bouleversante que si Baya Medhaffar n'est pas une interprète professionnelle, Ghalia Benali dans le rôle de sa mère Hayet est quant à elle une authentique chanteuse. A peine j'ouvre les yeux aura su avec sensibilité faire alors respirer ses propres conventions afin de suivre le fil ténu des voix à l'arrachée, s'extrayant d'une infantilisation qui aura participé à les étouffer et les étrangler, mais un temps seulement.

 

 

25 janvier 2016

"Hedi - Un vent de liberté" (2016) de Mohamed Ben Attia

L'indécis

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L’indécision, qu’est-ce donc, sinon l’abandon de la décision déléguée aux autres ? L’indécision n’est donc pas la négation d’une décision en ce qu’elle appartient en ce cas toujours à l’autre, toujours aux autres qui peuvent par exemple s’en remettre au destin ou à la tradition pour travestir des choix en non choix. Alors, l’indécision compte double, puisque l’indécis ayant abandonné sa puissance de décision à d’autres les autorise de surcroît à fondre leur décision dans les mécanismes d’une tradition ainsi présentée comme un destin. Hedi est un personnage indécis, moins au sens où il hésiterait entre plusieurs alternatives qu’il aurait accepté ainsi que l’exige la tradition de ne rien décider pour lui-même. Il est un indécis moins au sens où il ne saurait choisir entre plusieurs décisions possibles qu’il aurait laissé à ses proches le soin de décider de son destin à sa place. C’est pourquoi d’ailleurs Hedi va moins se marier qu’il est sur le point d’être marié (car le garçon ne se marie pas en effet, étant le sujet passif ou même l’objet d’un mariage arrangé et organisé par sa mère et les parents de Khedija, sa future compagne). L’indécision de Hedi exige à l’écran une incarnation mais pas trop forte, toute en rétention sinon en retenue et elle pourra alors se soutenir du jeu subtil de son interprète Majd Mastoura, la subtilité ne consistant au fond qu’à témoigner de puissances de choisir et de décider subtilisées par des forces sociales conspirant à conjuguer la reproduction de la tradition avec un arrangement circonstancié d’intérêts très particuliers. La subtilité de l’acteur exigée par la mise en scène, loin des braquages et contrebraquages électrisant les bifurcations de l’hétérogène Bidoun 2 (2014) de Jilani Saadi, consisterait alors à proposer, en frisure risquée et assumée d’une certaine fadeur, une série de traits au service d’un retrait, Madj Mastoura incarnant l’effacement tout en y faisant sentir aussi la ligne secrète d’un désir d’évanouissement. Le visage rentré dans les épaules, le regard tombant, le caractère peu disert, des absences répétées (tantôt parce que le personnage investit un intervalle de temps libéré de toute contrainte pour s’adonner à sa passion du dessin, tantôt parce qu’il profite d’un déplacement professionnel pour s’abandonner pleinement au désœuvrement), mais aussi une peau très claire qui attrape la lumière, une pilosité peu prononcée ainsi que le cheveu court et rare, mais encore une certaine nervosité dans la démarche qui peut paraître paradoxale mais n’est cependant jamais loin d’avérer que la passivité contrainte est une passion obligée – tout cela exprime la conscience malheureuse de l’indécis retenu dans son pouvoir de décision, à qui l’on a retiré pareil pouvoir, et dont l’existence n’est jamais loin de frôler l’inconsistance. Et l’apparente sérénité indiquée par le sens de son prénom (Hedi) ne se comprendrait alors que comme la désaffection ou l’apathie nécessaire afin de ne pas souffrir davantage d’une tradition dont la perpétuation ne s’accomplit que dans son dos – à son corps défendant. La nervosité de l’indécis en symptôme d’une passivité vécue comme une souffrance passionnelle le pousse parfois dans quelques retranchements où la retenue se fait cinglante, le retrait tranchant, l’effacement sécheresse. Il est vrai que Hedi est un peu sec avec Khedija lorsqu’il l’invite depuis trois ans maintenant à converser dans sa voiture garée la nuit dans deux rues et une impasse afin d’échapper aux regards, finissant par lui demander ce qui relève dans leur union programmée de sa décision propre quand il en expérimente avec une autre femme l’amorce libératrice (puisqu’il arrivera enfin à dire non à sa mère venue avec son frère le chercher comme un enfant qui aurait fugué). Il est vrai qu’il l’est encore quand le garçon originaire de Kairouan et en mission de prospection commerciale à Mahdia pour une grande marque française de voiture explique à une animatrice travaillant dans un hôtel où il séjourne que le coup de téléphone qu’il vient de recevoir, et dont elle s’enquiert poliment, concernerait un accident dont aurait été victime sa mère (la drôle de course qu’il effectue alors intempestivement marque des réserves d’énergie qui brûleront jusqu’aux larmes à l’occasion de la confrontation attendue avec sa mère). Et c’est le repentir de celui qui aura menti au sujet de cet appel téléphonique (il ne s’agissait pas de sa mère mais de son responsable hiérarchique) qui l’autorise alors à revenir auprès de cette femme qui attire son regard parce qu’elle est au contraire du sien un corps qui s’affirme pleinement et s’expose joyeusement (Rim est interprétée par Rym Ben Messaoud et l’actrice dispose en effet d’un corps à la présence généreuse et solide, en siège d’une stabilité et d’une maturité qui manquent sérieusement à Hedi, l’indécision s’avouant plus tard face à la mère demandeuse d’explication comme une insupportable infantilisation).

 

 

Hedi – Un vent de liberté est ce premier long-métrage de Mohamed Ben Attia, soutenu au niveau de la production par des personnalités au capital symbolique déterminant (Dora Bouchoucha pour Nomadis Images – fondatrice des Ateliers de Projets des Journées Cinématographiques de Carthage en 1992, des Ateliers Sud Écriture en 1997 où est d’ailleurs passée Leyla Bouzid pour A peine j’ouvre les yeux, mais aussi de la section TAKMIL au sein des JCC en 2014 pour l’aide à la finition, elle a également été la directrice des JCC en 2008, 2010 et 2014 ; mais aussi Luc et Jean-Pierre Dardenne pour les Films du Fleuve), au point de lui avoir permis d’être sélectionné au Festival de Berlin et d’être consacré par la Berlinale (avec la réception du prix du meilleur premier film et celui de la meilleure interprétation masculine). Autrement dit, ce film si bien entouré raconte l’histoire d’un personnage qui l’aura si mal été. Et n’ayant pas d’autre sujet que celui du passage subjectif de l’indécision à la décision, quand l’indécision indique le report de la décision aux autres camouflant ce geste de délégation au nom de la tradition (qui se comprend dès lors toujours comme une déresponsabilisation), tandis que la décision appartient à soi-même et relève de sa seule responsabilité (c’est d’ailleurs un motif obsessionnel des Dardenne au point de reconnaître dans la présente indécision la reconduction de cette irresponsabilité sociale au principe dans les films de ces derniers de tant de catastrophes objectives et autant de désastres subjectifs), Hedi se demande enfin ce qu’il en est de la dialectique de la décision et de l’indécision à l’heure d’une Tunisie post-révolutionnaire et démocratique. C’est-à-dire d’un pays qui fait actuellement l’épreuve d’une crise économique et sociale profonde succédant à une mobilisation populaire historique dont la puissance décisionnelle fut telle qu’elle permit l’impensable en faisant effectivement passer de l’impuissance à l’impossible – le 14 janvier 2011, après quatre semaines de rassemblements et d’émeutes précipités par le suicide par immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, le despote Ben Ali quittait la Tunisie après quasiment vingt-cinq années d’un règne sans partage. C’est qu’il faut en effet se demander ce que signifie la décision pour un Tunisien qui, comme Hedi, raconte modestement avoir participé aux journées populaires de janvier à Rim qui confesse qu’elle fut à Djerba à ce moment-là, professionnellement éloignée de mobilisations sociales qui furent en leur force décisionnelle politiquement décisives. Dès lors, Mahdia qui se présente à nous comme la riche station côtière et touristique avec son cothon d’origine phénicienne se rappelle à nous aussi comme la prison où une révolte de prisonniers fut réprimée dans le sang le 15 janvier 2011, avant que le directeur de l’établissement carcéral ne libère tous les détenus (durant la période, c’est un tiers de tous les prisonniers du pays qui furent libérés ou réussirent à s’échapper). Et la démocratisation de la société tunisienne n’aura en rien contrarié des dynamiques sociales bénéficiant du sceau de la tradition et autorisant des parents à sceller le destin de leurs enfants dès lors captifs de stratégies familiales, la domination de l’indécision s’imposant donc pour la fille tout autant que pour le garçon comme déresponsabilisation (l'infantilisation trouvant ses fondements dans l'ordre policier décrit dans A peine j'ouvre les yeux).

 

 

Pourtant, la liberté relative de Hedi reconquise dans les bras aimants de Rim, cette liberté qui lui en rappelle une autre ressentie à l’occasion de la participations aux journées historiques ayant mis fin à l’autoritarisme de Ben Ali dégage d’intempestives ressources au principe d’un pouvoir de dire non. Non à la mère qui cherche à tout prix à retirer des bénéfices matériels et symboliques de la reproduction de l’ordre patriarcal qu’elle incarne souverainement dans l’absence d’un mari défunt. Et non au frère aîné qui est invité à incarner à la fois la préférence maternelle et la prééminence de l’ordre patriarcal, mais dont la trajectoire personnelle marquée par une installation en France témoigne cependant qu’il aura voulu fuir de pareilles prescriptions (cette fuite aura d’ailleurs signifié un évanouissement contre lequel lutte le cadet, l’effacement auquel il est cantonné jamais loin comme on l’a vue de basculer dans une inconsistance fatale). La grande séquence du non ne vaut surtout que pour la conquête d’une certaine consistance soutenue par une parole abondante et un corps alors plus dense, toutes choses nouvelles mais en puissance préparées et entretenues dans la proximité sensuelle de Rim. Mais Hedi se conclut cependant par un étrange tour de scénario en raison duquel, après le temps long de l’indécision, succède celui d’une décision mais dont le principe sera redoublé, la confirmation se vivant bizarrement comme un affadissement. C’est que la première décision garante d’une émancipation hors des obligations de la tradition sera en effet suivie par une seconde décision au nom de laquelle Hedi refuse au dernier moment de suivre Rim en partance pour Montpellier. Incontestablement, la seconde décision non seulement est bien moins renversante que la précédente, mais elle en affaiblirait encore la portée puisque l’indécis ayant enfin goûté à la nouveauté radicale de la décision en exerce le pouvoir désormais à l’encontre de celle qui lui aura pourtant permis de franchir subjectivement un seuil décisif (ce refus de partir avec elle pour la France, s'il marque le désir de ne pas répéter la trajectoire fraternelle, marque aussi un refus de l'amour comme événement et comme aventure, loin des frissons de la clandestinité amoureuse par exemple racontées par Dans la peau de Jilani Saadi tourné en 2009 et jamais sorti, un film si osé qu'il en aura effrayé ses acteurs au point d'avoir refusé d'en assumer la responsabilité). Hedi aura d’une certaine manière dit non aux figures de l’indécision (le mariage avec Khedija organisée par sa mère), puis non à une figure de la décision (la poursuite de la relation avec Rim), la reprise de la décision loin d’en confirmer symboliquement la puissance de rupture rabattant le personnage dans une nouvelle variation de l’indécision. A partir d’une trame assez proche de celle de Two Lovers (2008) de James Gray (un homme veut dans les deux cas en effet fuir un mariage arrangé par tradition et trouve moyen d’y échapper dans l’amour d’une femme rencontrée par hasard), la divergence proposée par Hedi retire à son héros toute densité d’assomption tragique en le ramenant du côté d’un refus moins disjonctif qu’un peu trop balisé et normalisé, sa répétition en avérant une forte dominante masculine (c’est, à la différence du film de James Gray, l’homme qui a ici le pouvoir traditionnel du non et même de le signifier à plusieurs femmes – mère, prétendante appartenant à la tradition et relation occasionnelle). La sécheresse du personnage révèle in fine une cruauté (et l’on sait avec Sade qu’elle se combine très bien avec l’apathie) dont on se demande bien de quelle manière elle excède sinon dérange le sens général de l’équilibre et de la mesure prudentielle caractérisant la mise en scène du réalisateur, bien que la coupe sèche rompant la ligne du dernier plan pourrait en assumer le noyau de dureté (les traits dans le dessin d'une figure du retrait trouvent avec leur durcissement final un mordant quelque peu désagréable). On y pense alors mais le goût pour le dessin nourri par Hedi le dispose (on ne le découvrira que progressivement) à représenter des figures tordues et monstrueuses dignes des créatures de La Planète sauvage (1973) de René Laloux sur un scénario de Roland Topor adapté d’un roman de science-fiction de Stefan Wul (il y était d’ailleurs question de subordination domestique et d’émancipation politique). On se disait d’abord que les monstres figuraient subjectivement les proches secrètement détestés du personnage. On se demande à la fin si le monstre, au fond, ce n’est pas lui-même qui aura trouvé à affaiblir et réduire une puissance décisionnelle (pourtant rappelée dans sa dimension historique décisive) à une indécision sentimentale toute masculine à l’égard des femmes (et, de cette tradition-là, il faudrait bien trouver moyen de s’en émanciper aussi).

 

 

Vendredi 30 décembre 2016


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