"Samir dans la poussière" (2015) de Mohamed Ouzine

L'homme sans ombre, à l'heure du loup

Samir dans la poussière se soutient de cette équilibre précaire du don et du contre-don qui, jamais, ne fera l'économie des radicales asymétries caractérisant chacune de ses images.

 

Surfaces bifaces et membraneuses, les images nourrissent les échanges souterrains ou à ciel ouvert entre le dehors et le dedans. Elles déploient encore des boucles récursives et des courts-circuits esthétiques, des réflexions intersubjectives et des polarisations poétiques. Générosité du neveu Samir qui accepte d'être pour son oncle l'avatar algérien du gardien de la Loi kafkaïen, ou bien la sentinelle aux avant-postes d'un autre désert, celui des Tartares.

 

Le don de Samir consiste dès lors à assurer à son oncle cinéaste qu'il est le bienvenu ici, l'étranger de retour chez lui, dans ce paysage fondé comme étant le sien parce qu'y sont enterrés les membres de leur famille commune. Terre aride qui rend fou, terre de paix aussi.

Comme un égal d'Atlas

 

(et comment on envisage le paysage)

 

 

 

 

On a plusieurs fois vu, chez Abdallah Badis notamment, que l'Algérie pouvait se vivre selon la modalité existentielle d'un imprévisible retour. Moins comme un come-back que comme un effet feed-back : comme un boomerang. On expérimente désormais que l'Algérie peut être vécue aussi comme un foudroiement. C'est le cas de Mohamed Ouzine et la preuve du foudroiement a été donnée par son film, Samir dans la poussière. Revenu dans la région de Tlemcen sur les terres de son père à l'occasion de son décès, le cinéaste y retrouve un neveu, Samir, qui vivote de la contrebande d'essence en bordure de la frontière marocaine et l'intense mélancolie de son regard aura obligé son oncle, sans prévenir, à lui dédier un film.

 

 

 

On sait que l'on tient un film important lorsque l'on se souvient de plusieurs de ses plans si l'on retient longtemps après la projection la force de saisissement que certains d'entre eux ont pu provoquer. C'est le cas, exemplairement, lorsque l'on voit Samir marchant un bon moment, la voix rauque et le souffle difficile, sur les hauteurs montagneuses de l'Atlas, avant d'atteindre le point exact du plan, fixe, où son visage bénéficie de la plus grande netteté focale. Samir peut alors donner à son oncle, situé de l'autre côté de la caméra, une indication des quatre points cardinaux (le Maroc c'est ici, l'Algérie là, en face l'Espagne et plus loin à côté, la France) avant de sortir du champ pour offrir au paysage la netteté dont il aura profité. D'un côté, l'effort physique de Samir est palpable, signe d'une fragilité de santé inhérente à celui qui fume et baigne continuellement dans les vapeurs contrebandières de gazole. De l'autre, Samir soutient à ce moment précis une grande puissance de corporéité, de netteté et de cardinalité joignant à la terre contemplée une puissance décisive de terrassement. Samir sur les hauteurs figure alors comme un égal d'Atlas. L'homme de la cardinalité est ainsi celui le gardien du cardo, gond ou pivot, aussi l'étoile polaire.

 

 

 

On pourrait dire que se joue dans pareil plan la nature implicite du contrat nécessaire à la réalisation du film : le paysage n'y est envisageable qu'en regard de l'existence difficile d'un gars du pays contractée dans son souffle rocailleux et les plissements quasi-géophysiques de son visage.

 

 

 

La beauté cinématographique de Samir dans la poussière est plus encore de nature tellurique quand, peu de temps après, Samir prie sur un tapis déposé à même un sol désertique dont le spectateur hallucine alors les ourlets découlant d'un puissant mouvement tectonique, invisible autrement. La bande sonore amplifie le grondement du monde jusqu'aux limites de la déchirure en faisant résonner la densité du paysage avec la profondeur gutturale du souffle de celui qui l'habite.

 

 

 

 

Finis terrae

 

(quand la terre finit, commence le western)

 

 

 

 

Il n'en faudrait pas beaucoup plus pour voir dans ce bout du monde ouvert aux quatre vents et situé aux limites de l'Atlas, du Maroc et de l'Algérie, la fin du monde – finis terrae. Mais, en France, le Finistère est aussi la pointe la plus avancée en direction de l'ouest et des Amériques.

 

 

 

Et il y a en effet, à côté de la rumeur quasi-apocalyptique d'un monde vécu par Samir comme un anus mundi, son rendu déployé de l'autre côté de la caméra, sur le versant ombilical et mythique d'un axis mundi. Le centre originel du monde partagé par celui qui filme et celui qui est filmé c'est l'omphalos du cinéma dont la carte invite à réinventer toutes les délimitations géographiques. A cet endroit, l'Algérie des marges isolées, relativement éloignée des radars de l'État, fait sourdre de certaines nuits crépusculaires une atmosphère fantastique comme dans L'Heure du loup (1967) d'Ingmar Bergman. Et puis Samir, perdu avec sa mobylette dans un paysage désolé, un arbre solitaire désossé, homme pieux vivant dans un monde abandonné de dieux, de rappeler le curé du Journal d'un curé de campagne (1950) de Robert Bresson. Plus tard, une prière pour le poisson péché lui donne des airs de Nanouk. Cette Algérie-là, encore inapprochable quand bien même elle aura été si bien approchée, s'enveloppe certains jours d'une ambiance westernienne digne des alanguissements hallucinatoires du cinéma de Sergio Leone. Durées étirées et musique aussi répétitive que concrète, tout ce bastringue quasi comique composé de grincements qui pourraient encore résonner avec celui, plus effrayant, de Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper.

 

 

 

Surtout, Mohamed Ouzine fonde son regard sur celui, enténébré et ensorcelé, de Samir Berka. L'entrelacement des regards produit alors d'étonnantes boucles récursives, entre impressionnisme et expressionnisme. Mais ce sont aussi d'étonnants phénomènes de réflexion et de polarisation qui, on l'a dit, permettraient d'échanger les mauvais sortilèges de l'anus mundi contre les enchantements de l'axis mundi. Sur un versant de cette montagne qu'est Samir dans la poussière, le paysage naturel vaut en effet comme expression venteuse, minérale et austère de l'intériorité psychique de Samir. Comme si le cinéaste trouvait toujours le moyen de documenter, depuis les brassées de la matière granuleuse du réel, autant d'états intérieurs que de vertiges existentiels leur correspondant. Sur un autre versant tellien, la résignation (quand il ne s'agit pas du dégoût) de Samir d'habiter un lieu si pauvre en monde, et si reculé dans le monde, se renverse en goût pénétré d'un réel si intense qu'il soutient une légitime requête de dignité. Et celle-ci est exigible par Samir en incarnant la possibilité du regard pour Mohamed Ouzine qui, pour sa part, habite l'autre côté de la caméra.

 

 

 

L'image se révèle ainsi en étant relevée dans sa dimension ventrale et membraneuse. L'image s'envisage en effet comme une surface à la sensibilité biface en vertu de laquelle l'intérieur et l'extérieur échangent leurs valeurs ou polarités respectives. Mais l'image, les images s'exposent aussi comme le site électrisé des tensions souterraines d'une relation où les regards se croisent, mais en fixant aussi de radicales dissymétries. Pour reprendre la fameuse formule de Jacques Lacan : « Tu ne me voies pas de là où je te regarde », parce que le regard diffère de la vision et que le champ scopique a pour condition l'autre et l'énigme de son désir. Et Samir ne le saurait que trop en caressant un instant le fantasme d'un échange de position si l'histoire familiale en avait décidé autrement. Après tout, Samir a pour patronyme Berka qui signifie en berbère c'en est assez.

 

 

 

C'est qu'il y a des seuils et ils sont nombreux dans Samir dans la poussière en marquant la différence de position (pas seulement symbolique) entre celui qui filme et vient de France et celui qui est filmé et habite encore ce bout aride d'Algérie. La relation différenciée des regards n'empêche toutefois pas qu'ils tracent ensemble le site intermédiaire où une rencontre devient réelle. Avec ses interrogations (Samir ne comprend pas pourquoi son oncle s'intéresse au paysage) et ses fantasmes (Samir susurre que par un autre tour du destin leur place respective aurait pu être inversée). Avec ses mystères (cette jeune amoureuse vue de loin, filmée comme un indicible secret ou bien à travers un œilleton-blason assez bressonien) et ses hantises (cette maladie sans nom assaillant par tous les angles Samir, rongé par l'angoisse d'une folie sans nom). Ce sont encore ces joies impromptues, comme à l'occasion d'une séquence de pêche ou de bord de plage où Samir tire d'une algue une moustache et s'amuse en improvisant, lyrique, sur une chanson d'Édith Piaf.

 

 

 

 

La sentinelle,

 

devant la Loi

 

 

 

 

La maladie n'en est pas moins là, malgré tous les soins traditionnels prodigués, islamiques ou plus coutumiers. Des cauchemars insistants, des vapeurs d'essence qui rendent fou les mulets au point de mordre leurs propriétaires jusqu'à la mort, des chacals dont les yeux transpercent la nuit. Avec la pleine lune l'heure du loup impose le risque de perdre son ombre ou de devenir lycanthrope.

 

 

 

Il est à ce titre saisissant de voir Samir filmé dans la pénombre, toujours sur le seuil, dans un clair-obscur très suggestif, donner le récit fantastique d'une ombre qui disparaît au cœur de la nuit. Difficile, alors, de ne pas penser à la nouvelle fantastique intitulée Peter Schlemilh (1813) d'Adelbert von Chamisso qui a inspiré un siècle plus tard L’Étudiant de Prague de Paul Wegener et Stellan Rye. Difficile, aussi, de ne pas remarquer à quel point Samir peut tant ressembler à Marlon Brando dans Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola quand, à la fin, l'acteur improvise le fameux poème The Hollow Men (1925) de T. S. Eliot, traduit souvent en français par Les Hommes creux mais que l'on peut traduire aussi sous le titre des Hommes sans ombre (l'exergue du poème, « Messa Kurtz Lui mort », est d'ailleurs une référence directe à Heart of Darkness Au cœur des ténèbres, la nouvelle de Joseph Conrad de 1899 dont le film de Coppola est librement adapté).

 

 

 

Samir souffre des démons, possédé par certains de ses djinns. Parmi les démons, il y a ceux qui l'obligent à tenir la frontière, frontière fermée depuis l'attentat de Marrakech de 1994, frontière brûlante depuis que l'Algérie soutient le Front Polisario dans sa revendication d'une indépendance du Sahara occidentale de la tutelle coloniale marocaine. Samir est aussi le génie de Mohamed Ouzine. Autrement dit, il figure une duplicité originaire, malin génie qui pousse à tirer des dettes le poids d'une culpabilité pesant comme le ciel bas et lourd comme un couvercle, bon génie en figurant le gardien des lois de l'hospitalité. Et l'ambivalence se retourne comme un gant, réciprocité dans la duplicité quand Mohamed Ouzine soigne celui qu'il filme dans le contre-don de sa dignité.

 

 

 

Samir dans la poussière se soutient finalement de cette équilibre précaire du don et du contre-don qui, jamais, ne fera l'économie des radicales asymétries caractérisant chacune de ses images. Surfaces bifaces et membraneuses, elles nourrissent les échanges souterrains ou à ciel ouvert entre le dehors et le dedans. Elles déploient encore des boucles récursives et des courts-circuits esthétiques, des réflexions intersubjectives et des polarisations poétiques. Générosité de Samir qui accepte d'être l'avatar algérien de l'universel gardien de la Loi kafkaïen, ou bien la sentinelle aux avant-postes d'un autre désert, celui des Tartares. Le don de Samir consiste dès lors à assurer à son oncle qu'il est le bienvenu ici, l'étranger de retour chez lui, dans ce paysage fondé comme étant le sien et dont lui serait le gardien parce qu'y sont enterrés les membres de leur famille commune.

 

 

 

Alors, qui est l'ombre de qui ? L'ombre retrouvée est l'autre sans qui il ne saurait y avoir de regard.

 

 

 

 

Sous une étoile pâlissante,

 

rester vertical

 

 

 

 

Arrachée à tant d'hostilité, l'hospitalité d'un paysage retrouvé rappelle, dans Samir dans la poussière comme dans Le Fils étranger d'Abdallah Badis tourné d'ailleurs pas loin d'ici, du côté de Ghazaouuet, que, chez les Romains de l'antiquité, le paysage se disait pagus, la terre de paix pour les paysans qui ne s'autorisent à se l'approprier seulement que parce qu'ils y ont enterré leurs morts. Et le contre-don de Mohamed Ouzine consiste à le lui rendre bien en fondant son regard dans la considération du gardien parce que l'oncle sait que son neveu n'est le gardien de la porte que pour autant qu'il souffre d'être de ce côté-ci, et son parent de ce côté-là, qui est l'autre côté de la Loi.

 

 

 

Contre les forces pulvérulentes de mort soufflant au point de pénétrer la gorge et affoler l'esprit, un film se compose de plans suffisamment cadrés, autrement dit soignés pour offrir symboliquement ce soin permettant à l'homme filmé de persévérer à faire comme le héros d'un film d'Alain Guiraudie, à savoir rester vertical. Ce soin propose de croire enfin que si, sur une « terre morte / Une terre à cactus [placée] sous le clignotement d'une étoile pâlissante », le monde doit bel et bien finir, ce sera alors comme l'écrivit T. S. Eliot : « pas sur un Boum, [mais] sur un murmure ».

 

 

 

 

mardi 20 décembre 2016

 

 

 

 

Le présent texte est la version remaniée d'un fragment issu d'une recension des films vus et discutés à l'occasion des 14èmes Rencontres Cinématographiques de Béjaïa de l'année 2016.


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