Des nouvelles du front cinématographique (1) : quelles réponses des institutions face aux souffrances psychiques ?

La Moindre des choses (1996) de Nicolas Philibert

Le Mois du Film Documentaire est une initiative coordonnée par l'association Images en Bibliothèques qui vise à valoriser auprès des publics des salles de cinéma et des médiathèques le cinéma documentaire. Pour cette neuvième édition, voici deux films qui ont pour enjeu commun de poser un regard attentif et critique sur les manières dont les institutions existantes, minoritaires car alternatives à la psychiatrie, prennent en charge les personnes atteintes de troubles psychiques et mentaux lourds.

 

 

Nicolas Philibert est ce documentariste, un des plus passionnants de tout le cinéma français, qui a notamment été l'auteur, avec Gérard Mordillat, de La Voix de son maître en 1978 qui rendait compte des nouvelle formes du mépris patronal envers le salariat, de La Ville Louvre en 1991 qui montrait à la façon de Jacques Tati le petit peuple ouvrier et invisible dont le travail caché permettait d'assurer la présentation des œuvres d'art proposées au public dans le célèbre musée, et de Être et avoir en 2002 qui rendait visible la situation de marginalisation d'une classe d'école primaire dans la France rurale.

 

 

La démarche du réalisateur est singulière puisque La Moindre des choses refuse de dévoiler les raisons de la présence des interné-e-s. Il se refuse également à la présentation didactique de la situation particulière de la clinique La Borde. Cette structure, qui a accueilli le film et dans laquelle travailla Félix Guattari dans les années 70, a préféré à la violence étatique de l'internement psychiatrique les vertus de l'autogestion, de la non séparation entre soignants et patients, et des techniques de la psychothérapie institutionnelle substituant les forces socialisatrices du travail en commun et de l'art à l'abrutissement de la camisole chimique.

 

 

Le cinéaste a donc choisi de montrer plutôt que d'expliquer, s'engageant à opérer la mutation esthétique du regard du spectateur amené à considérer les autres éloignés par la maladie mentale, non plus comme des fous avec lesquels plus aucun rapport social ne serait possible, mais comme des égaux si proches avec lesquels on peut faire encore société. Ainsi, le film commence avec des plans larges pour graduellement opérer une série de gros plans qui individualisent et personnalisent les sujets filmés parmi lesquels il est difficile de distinguer les soignants des patients.

 

 

Ce processus d'acclimatation du regard est prolongé par les séquences drolatiques des répétitions de Opérette, une pièce de théâtre de l'écrivain polonais Witold Gombrowicz (la question de la représentation en milieu traitant de la souffrance mentale ou psychique avait déjà été approchée par Mario Ruspoli dans La Fête printanière, suite directe de Regard sur la folie en 1962). Tout cela n'est pas dénué d'un tour comique, mais le rire n'est pas ici mobilisé au détriment des personnages du film : on ne rit pas contre eux ou dans leur dos mais bien avec eux, et en toute connaissance de cause tant eux-mêmes rient entre eux en interpellant la caméra. Le rire n'est donc pas ici le moyen de diviser et de séparer les personnes filmées des spectateurs, mais bien de constituer un espace commun accordé au rire partagé des subjectivités de part et d'autre de l'écran. Les pensionnaires aidés par les soignants savent qu'ils sont filmés et, jouant dans la pièce des fous jouant aux fous, déstabilisent et fragilisent nos perceptions habituelles dans ce domaine percluses de clichés.

 

 

La conscience de la caméra qui ne se fait jamais oublier et qui ainsi assure au film son éthique matérialiste, le rire consciemment partagé comme le rapport ludique au théâtre sont ces principes grâce auxquels Nicolas Philibert, sans nier les souffrances présentes, produit un espace cinématographique commun par-delà le mur de clichés qui ordinairement sépare les « normaux » des « anormaux », les sujets filmés des spectateurs du film.

Elle s'appelle Sabine (2007) de Sandrine Bonnaire

Le premier long métrage de l'actrice Sandrine Bonnaire est consacré à sa sœur cadette d'un an atteinte de « troubles psycho-infantiles à tendance autistique ». Ce portrait documentaire, présenté en sélection parallèle au Festival de Cannes en 2007 et diffusé sur France 3 en septembre 2007, veut témoigner autant des dégâts psychiques visibles à même le corps de Sabine après cinq ans d'internement psychiatrique, que des possibilités humaines et matérielles différentes permettant à celle-ci comme à d'autres malades de renouer partiellement avec la vie.

 

 

Elle s'appelle Sabine formellement croise les images de la situation présente de Sabine avec d'autres provenant d'archives familiales et tournées à l'époque où Sabine vivait avec la maladie sans que celle-ci ne l'empêche de jouir d'une relative autonomie individuelle. Ainsi la réalisatrice pense dialectiquement, par le biais du corps de sa sœur abîmé, enlaidi, et capable d'une grande violence sur elle-même comme sur les autres, le temps de l'invisible violence dont celle-ci a été victime lors de son internement et le temps d'une reprise subjective sur soi qui in fine produit un grand bouleversement.

 

 

Cet internement que figure un simple plan noir représente cet horrible hors champ qui est la béance fondamentale du film, sa blessure profonde : cet enfer bien réel dans lequel Sabine a tellement appris à intérioriser le stigmate social que l'institution psychiatrique a logé dans son corps que la haine de soi désormais disloque ses prises de parole et bride ses désirs d'autonomie. C'est la beauté du film de Sandrine Bonnaire que d'aider à constituer par le biais du tournage de son documentaire un devenir sujet pour Sabine afin de l'extraire du dégoût d'elle-même qu'elle lit dans le regard des autres, voire qu'elle croit deviner dans celui de Sandrine.

 

 

Le premier film de Sandrine Bonnaire est ainsi capable tout à la fois d'une grande lucidité (le malade mental est notre prochain dont les manifestations intempestives sont rationnellement compréhensibles), d'une exigence éthique (le « fou » est un sujet en puissance pour peu que des supports sociaux adéquats en soutiennent le libre déploiement), ainsi que d'une audace politique (la victime de souffrances psychiques lourdes est une figure socialement réprimée car improductive du point de vue capitaliste). Elle s'appelle Sabine est enfin et surtout une bouleversante déclaration d'amour adressée par Sandrine Bonnaire à sa sœur Sabine.

 

 

Dimanche 2 novembre 2008


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