Des nouvelles du front cinématographique (5) : United Red Army (2008) de Koji WAKAMATSU

L’autocritique à l’estomac

Sont désormais bien connus les processus de bureaucratisation qui ralentissent et figent l'élan révolutionnaire à partir du moment où l'appareil d’État est investi et renforcé par le Parti qui s'en empare au lieu de disparaître avec lui. Ainsi des exemples russe, chinois, nord-coréen et cubain. Le sont moins les processus involutifs et régressifs dont ont été victimes les mouvements révolutionnaires qui ont préféré l'affrontement direct avec la machine étatique, mais qui, coupés des forces productives, se sont enferrés dans les impasses groupusculaires de l'ultra-gauchisme théorique et de l'action terroriste. Ainsi dans les années 70 de la Fraction Armée Rouge (RAF) en Allemagne de l'ouest, des Brigades Rouges (BR) en Italie, d'Action Directe (AD) en France, et de l'Armée Rouge Unie (ARU) au Japon. C'est la grandeur cinématographique de United Red Army que de rendre manifeste, pendant quasiment 200 minutes, une logique autodestructrice produite au cœur d'un mouvement historique qui n'avait pas d'autre but pourtant que l'émancipation politique et l'égalité partagée.

 

Koji Wakamatsu connaît très bien son sujet. Ancien yakuza qui a reconverti, au début des années 60, sa rage existentielle dans la réalisation de films d'exploitation (les pink-eiga, des films érotiques de série) de plus en plus tendus par une empathie pour la jeunesse contestataire de l'époque, le cinéaste proche de Nagisa Oshima (il a produit pour ce dernier L'Empire des sens en 1976 et L'Empire de la passion en 1978) a même réalisé des œuvres qui, du ciné-tract en faveur du FPLP intitulé Déclaration de guerre mondiale (1970) à L'Extase des anges (1972) en faveur de l'Armée Rouge, demeurent encore aujourd'hui des brûlots politiques rarement égalés. Aujourd'hui âgé de 73 ans, Wakamatsu a pu enfin réaliser son grand film sur l'Armée Rouge dont il a connu certains membres et, disposant du recul lui permettant de ne pas seulement s'en tenir à une empathie qui date de sa jeunesse, a su rendre compte esthétiquement d'un élan révolutionnaire dont le mouvement s'est renversé au profit d'une dynamique nihiliste dont la jeunesse actuelle, si elle se veut toujours révoltée (des facultés bloquées au contre-sommet anti OTAN de Strasbourg), doit tirer de nécessaires leçons. Le cinéaste s'est ainsi endetté jusqu'au cou pour pouvoir réaliser de manière complètement autonome un film dont pas un sou ne provient de l’État (qui de toute façon n'était pas intéressé par un tel projet).

 

La grande politique, selon Alain Badiou, exige une dynamique séparatrice au nom de laquelle doit se constituer un espace autonome de l’État et habitable afin de permettre la réalisation de l'émancipation collective telle que l'exige l'hypothèse ou l'idée communiste. Les cimes blanches où disparaît le terroriste de Cavale (2003) de Lucas Belvaux, l'appartement quelconque dans lequel les Brigades Rouges séquestrent Aldo Moro dans Buongiorno, notte (2004) de Marco Bellochio, la prison de Maze où sont brutalement incarcérés les militants de l'IRA dans Hunger (2008) de Steve Mac Queen, la jungle bolivienne dans laquelle se perd et s'essouffle la guérilla guévariste dans la seconde partie de Che (2008) de Steven Soderbergh, en passant ici par la montagne où se réfugient les deux factions (FAR – Faction Armée Révolutionnaire, et FRG – Front Révolutionnaire de Gauche) qui ont fusionné en 1971 dans l'Armée Rouge Unie : à chaque fois, le lieu habité par les groupes qui se réclament de la révolution est un espace inhabitable et contraignant à l'intérieur duquel le feu qui nourrit les convictions militantes risque l'extinction. En ce sens, il y a tout lieu d'opposer dialectiquement la dynamique positive de Hunger qui voit le corps collectif des militants emprisonnés être capable de faire disjoncter de l'intérieur le dispositif carcéral, à celle autrement plus négative de United Red Army où l'ouvert montagneux dans lequel s'établit le groupe militant réuni va progressivement se réduire à un huis clos sadien propice à l'auto-répression la plus délirante.

 

Reposant sur trois blocs narratifs distincts d'environ une heure chacun, le film de Wakamatsu montre de manière dialectique que, précisément, l'absence de dialectique reste toujours fatale pour tout groupe convaincu par le communisme. Ainsi la première partie déploie, dans un entrelacement d'images d'archives et de reconstitutions fictionnelles, les processus historiques qui ont électrisé la société japonaise durant les années 60. Le refus en 1960 du traité entre les Etats-Unis et le Japon au nom de l'autonomie nationale et de la solidarité envers le peuple vietnamien (victime de l'impérialisme étasunien qui disposait au Japon de bases militaires), l'opposition étudiante contre l'augmentation des frais de scolarité universitaire redoublée par le détournement d'une énorme somme d'argent démontrant la corruption des dirigeants des facultés, et enfin la montée d'un gauchisme contestant l'hégémonie idéologique du PC japonais avec ses dérives staliniennes et profitant alors d’un climat international propice aux luttes tiers-mondistes vont converger dans l'éclosion de multiples formes de lutte, d'occupations de facultés à des grèves sauvages en passant par des blocages de gares. Le Mai 68 japonais, méconnu chez nous, aura été ainsi infiniment plus chaud que le Mai français, bien mieux connu ici. Le balancement entre bandes d'archives en noir et blanc et images fictionnelles comme épurées de toute couleur exprime par le biais d'un montage dialectique, et sur un fond sonore psychédélique et rock composé par Jim O' Rourke (fan du cinéaste, il a écrit la musique du film gratuitement) que les luttes sont déterminées par un contexte politique et social, national comme international, très tendu. En même temps, le privilège accordé à des scènes d'intérieur montre que le repli identitaire et l'ivresse phraséologique menacent en puissance des groupes qui peuvent perdre la tête s'ils perdent pied avec le mouvement social et populaire qui en dernière instance justifie pratiquement leur existence.

 

La deuxième partie, la plus terrible du film de Wakamatsu, ne sollicite quant à elle aucune bande d'archives. C'est qu'il n'en existe pas. Contrairement à l'assaut policier sur l'université de Tôdai occupée par des fractions gauchistes en janvier 1969 qui a été à l'époque surmédiatisée, il n'existe aucune archive sur la séquence qui a suivie. Le fractionnement de la grande fédération d'étudiants communistes Zengakuren constituée depuis 1948 en multiples groupuscules aux limites du sectarisme débouche à la fin des années 60 sur la domination de deux d'entre elles dont la fusion donnera en 1971 l'Armée Rouge Unie. Entre 1971 et février 1972, l'Armée Rouge braque des banques et des armureries, prend le maquis, et pratique l'entraînement militaire. La musique de Jim O' Rourke devient alors lancinante et triste (on pense au groupe canadien post-rock God speed you ! Black Emperor), les violons s'étant substitués à la guitare électrique. La durée des plans s'étire, le rythme s'alanguit. Les monochromes ocres dominent à l'image, favorisés par un tournage à la bougie et l'utilisation d'une caméra HD. Le repli vire, malgré l'ouvert de la montagne et de la forêt, à l'enfermement quasi sadien (là, on pense à Salo de Pier Paolo Pasolini réalisé en 1975). L'auto-réclusion favorise un climat paranoïaque et punitif qui voit émerger toute une brutalité collective cristallisée par la pratique militante alors en vogue qu'était l'autocritique, monstrueuse parodie de la confession chrétienne. 14 membres du groupe, poussés dans leur retranchement psychologique, et victimes d''une auto-répression collective, sont assassinés.

 

La volonté de détruire toute contradiction, la rivalité mimétique des deux factions, les jalousies intestines, la structure fortement hiérarchisée de l'ensemble héritée de la culture autoritaire et disciplinaire japonaise et inconsciemment intériorisée par tous, la discipline objective qui cherche à détruire toute forme d’écart subjectif à la règle, le repli antidialectique d'un mouvement qui est aussi le produit de la violence étatique et qui, incapable de sublimer celle-ci dans une activité militante organiquement reliée avec la masses des forces productives, se retourne à l'intérieur du groupe lui-même en paranoïa mortifère : voilà ce qui explique une dérive sectaire au nom de laquelle l'idéal communiste s'est mué en fascisme interne. Le frère cadet bat le frère aîné au nom de la pureté révolutionnaire. L’ami frappe l’ami pour son bien afin qu’il puisse renaître en soldat de la révolution. L’un d’entre eux agonisant aura cette parole terrible : « En quoi me frapper fait-il avancer le front révolutionnaire ? ». La plupart des massacrés par leurs propres camarades étaient de surcroît, malgré leur jeune âge (en moyenne 25 ans), d’excellents militants, et leur assassinat prend alors la valeur de symptôme exprimant le suicide d’une organisation incapable d’exorciser en dehors de ses rangs la violence si longtemps accumulée. Le principe de réciprocité structuré par l’empathie entre camarades s’est ainsi renversé en principe de réversibilité de l’ami en ennemi et de la vie en la mort, conduisant à l’illimitation de la violence. Le paroxysme est atteint quand Mekio Toyama (que le cinéaste a d'ailleurs connu), critiquée pour sa féminité bourgeoise un peu trop affirmée, se ruine méthodiquement le visage (en l’espace d’une coupe entre deux plans, elle paraît avoir vieilli de 50 ans), sombre dans la folie, agonise dans son urine, et meurt longuement à la suite de ses blessures. Les catégories psychologiques sont des catégories politiques, disait Herbert Marcuse. L'inverse est vrai également. Une certaine politique dont les formes sont surdéterminées par l’appel à la « guerre d’extermination », le fractionnisme, la coupure idéologique avec le réel, la verticalité hiérarchique et une vision réductrice du pouvoir qui le cantonne à l’État alors qu’il s’exerce au sein des rapports interpersonnels même les plus quelconques (comme le montrait déjà à l’époque Michel Foucault) aboutissent à l’horrible production d’un monstre digne du docteur Frankenstein. Soit une machine collective psychopathologique couturée d’embardées « micro-fascistes » (Gilles Deleuze). Cette violence est la résultante d'une radicalisation militante coupée du réel. Elle est l’aboutissement négatif du « groupe en fusion » décrit par Jean-Paul Sartre dans sa Critique de la raison dialectique écrite en 1960. Et c’est au terme de cette violence que la croyance communiste vire au délire sectaire sans retour autre que le discrédit médiatique auprès des dominés et le renforcement ainsi légitimé de l'arbitraire policier et de l’idéologie bourgeoise.

 

Commence alors la troisième partie de United Red Army, consacrée à l'épisode célèbre de l'assaut du chalet d'Asama en février 1972 occupé par cinq militants ayant participé et survécu au massacre. Autre séquence historique largement médiatisée afin de dissuader la jeunesse devant les postes de télévision de suivre l'exemple de l'Armée Rouge. L'intelligence de Wakamatsu réside dans son refus d'utiliser les bandes d'archives disponibles, préférant ainsi montrer le contrechamp (l'intérieur du chalet) invisible d'un champ largement dominé par la vision médiatique consensuelle. Le chalet ravagé, qui se trouve être celui du cinéaste lui-même, manifeste que, au-delà des errements théoriques du groupe qui a cru renouer avec Blanqui et en fait a reconstitué à son échelle le monstre des purges staliniennes, la brutalité policière parachève le projet étatique d'éradication de toute manifestation communiste, au-delà des impasses de l'Armée Rouge. 2 tonnes d’eau et plus de 3000 bombes (fumigènes, éclairantes et lacrymogènes) auront été déversées sur la tête des cinq militants, sans pour autant refroidir leur énergie, même au moment de leur arrestation. Sur le plan musical, Jim O'Rourke renoue avec le rock du premier mouvement, mais un rock moins saturé, plus mélodique et épuré, plus apaisé aussi. A l’image, les couleurs auront progressivement fait retour, comme si l’histoire elle-même retrouvait des couleurs par rapport à une séquence historique longtemps invisible et obscure. Pour finir, Wakamatsu montre comment la disparition de l’Armée Rouge Unie s’est réalisée parallèlement au renforcement de sa branche internationale, l’Armée Rouge Japonaise (ARJ) dirigée par Fusako Shigenobu (amie de Mekio Toyama) et responsable d’un certain nombre d’attentats terroristes, jusqu’à sa dissolution en 2006, 6 ans après l’arrestation de cette dernière.

 

Trois temps dialectiques : la chronique des années de braise étudiante scandée par des images d'archives ; le repli sans dehors de l'Armée Rouge s'autodétruisant par la pratique nihiliste de l'autocritique et confinant au film d'horreur ; l'attaque du chalet d'Asama filmée du point de vue anti-médiatique (c'est-à-dire du dedans, quand le dehors à cette époque était surdéterminé par le filtre optique télévisuel) et dans une approche épique rappelant les westerns du type Fort Alamo et Rio Bravo (ou leur reprise sous la forme de film d’épouvante tels Night of the Living Dead en 1968 de George Romero et Assaut en 1976 de John Carpenter). Voilà comment est constitué United Red Army qui déploie son geste esthétique tel un chant épique adressé à une jeunesse cramée, à une génération perdue et méconnue qui a moins défiguré l'idée communiste qu'elle s'est elle-même défigurée pour en entretenir l'idée. Jusqu’à la folie et la mort, entre massacres, suicides (celui du leader emprisonné de l’ARU, Mori, en 1973, comprenant l’horreur à laquelle il a participé), et incarcérations à vie (et l’attente toujours pour certains anciens militants dans le couloir de la mort). Ce qui ainsi s'expose dans son exemplarité négative, ce sont les tendances régressives auxquelles n'échappent pas ces produits structurellement historiques d’une civilisation marquée par les disciplines étatique, familiale, patriarcale et capitaliste, et que sont les groupes politiques révolutionnaires, malgré leur désir profond et authentique de rupture.

 

 

Mercredi 27 mai 2009


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