Des nouvelles du front cinématographique (9) : The Grissom Gang

A l'heure où Inglourious Basterds de Quentin Tarantino triomphe actuellement sur les écrans, l'opportune ressortie de The Dirty Dozen (1967) de Robert Aldrich, qui en est une des références cinéphiliques évidentes, est judicieusement accompagnée de la ressortie d'un autre film d'Aldrich, bien moins connu celui-là, The Grissom Gang (1971). The Grissom Gang, qui est une adaptation relativement fidèle (sauf la fin) du premier roman noir de James Hadley Chase écrit en 1938 à l'âge de 32 ans (le titre français est celui du roman : Pas d'orchidées pour Miss Blandish), est un film qui, même s'il occupe une place mineure dans l'œuvre du cinéaste étasunien, sait exprimer les tensions esthétiques et politiques qui traversaient alors tant le cinéma hollywoodien à l'orée des années 1970 que celles propres au cinéma de Robert Aldrich.

 

Avec le succès critique et public mondial de Bonnie and Clyde (1967) d'Arthur Penn, qui est aujourd'hui considéré comme la borne historique à partir de laquelle a commencé une nouvelle époque pour l'industrie hollywoodienne, c'est tout un mouvement « rétro » qui à ce moment-là a été impulsé en remettant au premier plan le genre du film criminel dont les gangsters officiant pendant les années 1930 restent les plus éminentes figures. Les héros négatifs des films de William A. Wellman (The Public Enemy en 1931), Mervyn Le Roy (Little Caesar en 1931), Howard Hawks (Scarface en 1932), W. S. Von Dyke (Manhattan Melodrama en 1934), Michael Curtiz (Angels with Dirty Faces en 1938), et Raoul Walsh (The Roaring Twenties en 1939), incarnés par Clark Gable, Edward G. Robinson, Paul Muni et James Cagney, ont définitivement imposé la figure du gangster violent et frénétique de l'époque de la prohibition et de la Grande Dépression rappelant à l'ordre de l'Etat les fulgurances transgressives d'une société individualiste et consumériste. C'est seulement à la fin des années 1960, et grâce au succès de Bonnie dans Clyde, que cette figure obscure ré-émerge dans le cinéma hollywoodien. Elle servira notamment à vérifier les homologies structurales existant entre la corruption des années 1930 et celle qui s'exprime trente ans plus tard dans un pays rongé à l'extérieur par la guerre du Vietnam et à l'intérieur par les conflits sociaux et raciaux. Après le film d'Arthur Penn, suivront les deux films de Roger Corman, The Saint-Valentine's Day en 1967 et Bloody Mama en 1970 (signalons dans la même veine, mais dix ans auparavant, comme une prévision de l'explosion du genre une décennie plus tard, Machine Gun Kelly toujours de Roger Corman voisinant avec Party Girl de Nicholas Ray réalisé la même année en 1958, Baby Face Neslon en 1957 de Don Siegel, ainsi que The Rise and Fall of Legs Diamond en 1960 de Budd Boetticher), Boxcar Bertha (1973) de Martin Scorsese produit d'ailleurs par Roger Corman et encore Dillinger (1973) de John Milius 35 ans avant la superbe revisitation du gangster par Michael Mann. En 1971, Robert Aldrich s'y colle à son tour (il s'y collera à nouveau en 1973 avec The Emperor of the North), et réalise avec The Grissom Gang un film étrange et grinçant, reconnu comme l'une des toutes meilleures adaptations d'un roman de James Hadley Chase (en tous cas meilleure qu'une première adaptation réalisée par Saint John Legh Clowes en 1948), et qui sait déranger bon nombre d'attendus de l'esthétique hollywoodienne dominante.

La Dépression, d’hier et d’aujourd’hui

Miss Blandish est cette riche héritière du Kansas dont le collier attise les convoitises d'une bande de petites frappes qui décide d'enlever la belle un soir d'ivresse. Hélas pour eux, ils vont tomber sur le gang Grissom mené par Gladys « Ma » Grissom (son personnage est inspiré de la célèbre Ma Barker dont les exploits avaient déjà été racontés dans Bloody Mama de Roger Corman) et qui va impitoyablement les éliminer. Barbara Blandish se retrouve ainsi entre les mains d'une famille de psychopathes dont le plus pur représentant est Slim Grissom, un grand échalas suant et baveux magnifiquement défendu par l'acteur Scott Wilson. Ce dernier, vraisemblablement puceau, va s'éprendre de l'héritière, pendant que le père de celle-ci paiera la rançon permettant de la délivrer. Sauf que les Grissom, après avoir obtenu l'argent de la rançon, veulent se débarrasser de la kidnappée afin de ne laisser aucune trace de leur crime. Seule l'attirance de Slim pour la jeune femme, et la terreur qu'il inspire à sa famille, vont l'autoriser à la conserver auprès de lui comme un véritable trésor. Alors que n'importe quel réalisateur académique aurait privilégié la mise en parallèle entre l'enquête permettant de retrouver la jeune femme disparue et sa situation de séquestrée, Robert Aldrich va étouffer dans l'œuf cette dynamique attendue en focalisant toute son attention sur le clan Grissom et les conditions de vie qu'il inflige à Miss Blandish. C'est le premier principe esthétique défendu par le cinéaste afin de décevoir les attendus esthétiques hollywoodiens classiques. En se contrefichant de l'enquête et du suspense qu'elle est normalement censée induire, Robert Aldrich préfère l'étude psychopathologique d'une famille dont la monstruosité comportementale témoigne symptomatiquement du non-accomplissement de l'étatisation de la société étasunienne laissant en friche de nombreuses couches de la population abandonnées à elles-mêmes, et sans solution alternative autre qu’un familialisme clanique et la prédation sociale. Cette monstruosité participera in fine à avilir la femme qui est leur captive, et dont l'anomie fera honte à son grand-bourgeois de père lorsqu'il mettra sur pied avec la police l'opération censée la délivrer de ses oppresseurs. Alors la monstruosité excessive des Grissom fera éclore celle qui se camoufle derrière la civilité grande-bourgeoise. Tous pourris.

 

On peut légitimement préférer les films plus « cinématographiques » de Robert Aldrich, capables de rythmes et de fulgurances en termes de cadrage et de montage, à l'instar de ses remarquables premiers opus, le polar révolutionnaire Kiss me Deadly d'après Mickey Spillane en 1955, les westerns baroques Bronco Apache en 1954 (un des tout premiers films pro-indiens de l'histoire hollywoodienne) et Vera Cruz en 1955, la charge cinglante contre la corruption hollywoodienne qu'est The Big Knife en 1955, et le film de guerre Attack ! en 1956. Il est vrai qu'ensuite l'étoile du cinéaste allait ternir, jusqu'à renouer à nouveau avec le succès avec What ever happened to Baby Jane en 1963, puis avec le film de guerre The Dirty Dozen en 1967. Ce dernier succès lui permettra d'ailleurs de posséder en toute indépendance ses propres studios – fait unique pour un cinéaste travaillant à Hollywood – qu'il devra par la suite hélas vendre après les nombreux insuccès des années 1970, The Grissom Gang inclus. Si The Dirty Dozen représente la face viriliste du cinéma de Robert Aldrich, Whatever happened to Baby Jane inaugure le versant «féministe» d'une œuvre hantée par la réclusion et la folie de personnages féminins détruits par l'ordre social et patriarcal existant. C'est dans cette série que s'inscrivent les films suivants, Hush... Hush, Sweet Charlotte (1964), The Killing of Sister George (1968) qui est une charge contre la télévision, The Legend of Lylah Clare (1968) qui est après The Big Knife une nouvelle charge contre Hollywood, The Greatest Mother of them all (1970), et donc The Grissom Gang. Ce dernier film est habité par ces figures féminines antithétiques que sont la furieuse Ma Grissom (Irene Dailey) et l'anomique Barbara Blandish (Kim Darby), sortes de doublures des sœurs de Whatever happened to Baby Jane incarnées par les vieillissantes Bette Davies et Joan Crawford.

 

Notons que le dernier film réalisé par Robert Aldrich en 1981, All the Marbles, raconte l'histoire d'un manager de deux équipes de catcheuses sillonnant les Etats-Unis. Les femmes qui se crêpent le chignon, qui se tirent les cheveux et se défigurent, sortes de harpies contemporaines, sont des figures spectaculaires qui ont peuplé le cinéma de Robert Aldrich. Et la façon musclée dont Ma Grissom corrige Barbara Blandish afin de la soumettre sexuellement à son fils restera dans les annales. Cette fureur quasi-sadienne qui vrille les visages et brisent les corps ne semblerait alors avoir comme seul équivalent que les violences corporelles et psychologiques qui zèbrent l'œuvre d'Eric Von Stroheim. Et effectivement, il y a un naturalisme qui court dans le cinéma de Robert Aldrich, et qui travaille à enfler les personnages d'une énergie pulsionnelle excessive qui tout autant ravage les corps qu'elle participe à neutraliser la dynamique narrative habituelle requise par le régime classique hollywoodien de l'action. Les actes sont l'expression d'une pulsion (auto)destructrice, et ils ne valent que pour eux-mêmes, sans enchaînement libérateur, sans sublimation. D'où le rythme ralenti, alangui du film, qui s’accorde avec la chaleur du Sud des États-Unis (on rappellera que James Hadley Chase était un écrivain anglais qui, n'ayant jamais mis les pieds aux États-Unis, les aura rêvés dans toute son œuvre littéraire), ses ambiances moites, ses maisons brinquebalantes, ses corps libidineux et ses visages ruisselants. D'où aussi ces gros plans qui surenchérissent sur la claustrophobie générale régnant dans ce film. D'où cette théâtralité déliquescente, qui peut faire un peu songer au Elia Kazan de A Streetcar named Desire (1951) et Baby Doll (1956), et qui favorise une impudique promiscuité et une électricité épidermique, à fleur de peau (de ce point de vue-là, on pense aussi à The Beguiled de Don Siegel avec Clint Eastwood tourné également en 1971). D'où enfin pour le cinéaste la nécessité de circonscrire à l'intérieur de la clôture de ses propres studios (à l'image de Slim Grissom constituant pour sa prisonnière une prison dorée) un récit qui paraît devoir symboliquement enfermer le genre du film de gangsters des années 1930 pour le voir – telle une expérience de laboratoire in vitro – pourrir sur pied, pourriture qui tout aussi symboliquement devrait précipiter celle du système hollywoodien (et pourquoi pas entraîner celle des États-Unis eux-mêmes). La Dépression devient alors l’allégorie grâce à laquelle le cinéaste règle ses vieux comptes tant avec le système hollywoodien qu’avec son pays (ainsi que sa classe sociale d'origine comme on le verra).

Le rire : le propre d’Aldrich

N'oublions pas que, issu de la même génération que Don Siegel et Richard Fleischer, Robert Aldrich a commencé à travailler, après avoir été l'assistant entre autres de Charlie Chaplin, Jean Renoir, William A. Wellman, Lewis Milestone et Joseph Losey, à une époque - le début des années 1950 - où le classicisme hollywoodien touchait à sa fin. Son programme esthétique aura donc été d'accomplir le stade terminal de ce classicisme en lui injectant une forte dose de naturalisme quasiment mortelle. On comprend pourquoi ce naturalisme théâtral bouffon, grotesque et féroce, plein de corps adipeux et de figures monstrueuses, aura participé à entraîner dans la voie d'une dégénérescence le régime de l'action classique, ici victime de formes de saturation, de graisses qui l’étouffent, le dépriment, et ainsi l'empêchent de se remettre sur pied. Mais c’est aussi le baroquisme des cadrages de Robert Aldrich, provenant probablement d'Orson Welles, et favorisant les angles biscornus afin d'intensifier les lignes tordues de l'architecture, ou insistant sur les objets, barreaux, montants de lit, afin de ronger la lisibilité du plan, baroquisme qui s'inscrit dans une même dynamique de saturation, d'excès monstrueux, de gonflement d'énergies libidinales dont le terme logique et tragique est l'explosion. Mais, nous aurions oublié l'essentiel, si nous n'avions pas mentionné la forme de saturation ultime, la forme excessive définitive qui traverse tout le cinéma de Robert Aldrich. Autrement dit le rire, cette « part maudite » comme l'a montré Georges Bataille, cette zébrure diabolique qui déforme les visages entraînés dans une fuite, une pure dépense énergétique improductive, une coulée impossible à juguler, et qui signerait la pensée organique et tragique d’un cinéaste hanté par l'entropie, la déperdition, et la dégénérescence. Incroyables rires de la famille Grissom à l'encontre de la virilité inaccomplie de Slim, et qui durent des minutes entières, au point de valoir pour eux-mêmes, et faire oublier toute la dynamique narrative. Purs moments de flots incandescents auxquels se joint Ma Grissom lorsqu'elle se réjouit de corriger Barbara Blandish. De tels rires sont shakespeariens. Ils témoignent d'un monde qui a perdu son axe de rotation, qui ne sait plus comment continuer à tourner, et dans quel sens. Ils disent, pour paraphraser Macbeth, le bruit et la fureur d’un monde dont le récit ne serait plus raconté que par des idiots du type de Slim Grissom, et qui ne voudrait plus rien dire. Et de tels rires appellent un régime esthétique fait de gros plans, de visages grimaçants et dégoulinants, d’éructations et de saillies sonores qui gonflent, crèvent et balafrent la belle transparence hollywoodienne d’autrefois.

 

Robert Aldrich est un bateleur, un forain qui aime exposer ses freaks. Sauf que cette exposition, cette exhibition, qui exprime le plus intensément que montrer peut de façon excessive basculer dans le monstrueux, a lieu au cœur de Hollywood ainsi vrillé de l’intérieur par ce monstrueux vortex, par cette folle invagination. Et son film veut exhiber comment une fraction criminalisée du prolétariat désœuvré s’abandonne aux plaisirs régressifs de la transgression, pendant que la bourgeoisie elle-même, telle que l’incarnent Miss Blandish et son père (et dont est issu d'ailleurs le cinéaste), emprunte la double pente de la déréliction physique et psychologique (s’agissant d’une femme qui s’engouffre dans l’alcool pour supporter les atrocités du clan Grissom) et de l’avilissement moral (s’agissant d’un père qui accuse sa fille de s’être laisser malmenée par ses malfaiteurs). Comme si, au fond, les représentants de la bourgeoisie subissaient ici une forme d’engloutissement figuré par les Grissom qui ensuite les recracheraient après les avoir assimilés. C’est-à-dire, après les avoir faits à l’image de ce qu’ils sont, alors qu’eux-mêmes sont le produit de la violence bourgeoise. Double obscénité. The Grissom Gang, qui commence et finit avec le motif de la roue, montre la monstrueuse parade exhibant ces obscènes jumeaux que sont le sous-prolétariat criminalisé et la bourgeoisie criminelle, les monstruosités sur-visibles de l’un n’étant que le reflet en miroir déformé des monstruosités cachées de l’autre. Son excessive sudation. Sa diabolique défiguration. Son rire tonitruant.

 

Mardi 1er septembre 2009


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