Des nouvelles du front cinématographique (103) : Jean-Luc Godard dans la relève interminable des archives du mal (II)

2/ Pourquoi une tentative de « cartographie de l'archive godardienne » ?

a) Le tracé de quelques lignes de fuite

 

 

Que désirait donc Zsuzsa Baross lorsqu'elle m'a invité, à l'occasion d'un séminaire au Collège International de Philosophie consacré à Jean-Luc Godard comme « forme qui pense », à dresser une « cartographie de l'archive godardienne » ?

 

 

Cartographier l'archive pouvant autant signifier l'établissement d'un inventaire sous forme de cartes thématiques répertoriant et classifiant (de manière exhaustive – si seulement la chose était seulement possible, pensable même) les manières de présentation ou d'exposition de l'archive godardienne, que la proposition d'un répertoire sériel des cartes produites par un geste cinématographique tout autant qu'archivistique. Mais il faudrait alors définir préalablement et précisément ce qui se pense et se conçoit sous la locution nominale ou le syntagme d'« archive godardienne ». D'abord, la cartographie ne saurait être l'équivalente d'une « méta-archive » porteuse d'extériorisation, d'objectivation et de totalisation parce que l'archive n'est pas, parce qu'elle n'est jamais close. Conséquemment ouverte, elle appelle au présent recueil de son héritage comme à son prolongement à venir : l'archive, en s'ouvrant au futur, ouvre l'avenir en promettant un futur aux traces du passé qu'elle a consignées, sans pour autant s'autoriser à aucune tentative d'exhaustion définitive établissant une clôture formelle ou discursive.

 

 

Si cartographie il y a, elle n'établira sûrement pas l'existence d'un territoire objectivement limité et délimité, d'abord parce qu'il s'agit de fuir les vaines et illusoires tentations de l'exhaustion ou de la fermeture, ensuite parce qu'il s'agit de saisir l'archive godardienne au lieu même de quelques-unes de ses lignes de fuite. Si l'archive ne cesse ici de fuir de toute part l'archive, c'est alors qu'elle ne cesse de fuir de tout ce qui a, pour lui le gardien des archives, marqué principalement l'histoire du cinéma et celle du 20ème siècle (de ce point de vue, les Histoire(s) du cinéma réalisés entre 1988 et 1998 imaginent entre autres la double relève de la seconde histoire par la première et de la première histoire par la seconde).

 

 

Non seulement Jean-Luc Godard récupère, agence et réagence, monte, démonte et remonte les archives existantes. Mais, mieux que cela, il produit dans le cadre de son geste artistique propre un nouveau régime archivistique, se saisissant d'extraits de films de fiction pour en extraire le jus de réel documentaire comme il s'empare de la « part du cinéma » présente virtuellement dans des archives audiovisuelles qui, « rares hier, et donc précieuses autant qu'énigmatiques, (…) sont aujourd'hui le déchet du monde spectaculaire, (…) les dépouilles du spectacle une fois l'opération faite » (Jean-Louis Comolli, « Mauvaises fréquentations : document et spectacle » in Corps et cadre, éd. Verdier, 2012, p. 399). L'hétérogénéité des images et des régimes d'images (bandes d'actualité et films de fiction, films documentaires et reportages télévisuels, photographies et reproductions photographiques de peintures et phonographiques de musiques, etc.) serait dès lors indexée sur une communauté de signifiants (traces, documents, citations, extraits, etc.) dont l'archive pourrait être le nom générique : l'archive godardienne comme lieu susceptible d'accueillir toutes les images, en toute égalité et sans exclusive, afin que de leur rapprochement poétique naisse et fulgure un sens nouveau qui en relèverait respectivement l'immobilité catégorique ou historique.

 

 

Alors, une cartographie de l'archive godardienne (allusive et fragmentaire, forcément), pour quoi faire, sinon pour préférer au mythe d'une méta-archive totalisante la stratégie subjective d'un traçage privilégié de quelques lignes de fuite caractérisant l'intense machine archivistique des Histoire(s) du cinéma ?

 

 

b) Les corps tombés et la cartographie fragmentaire de leur relève

 

 

Le geste cinématographique godardien exemplifié par les Histoire(s) du cinéma (avec cette importante précision que le geste esthétique et archivistique godardien ne se réduit pas seulement aux huit émissions produites pour la chaîne de télévision Canal + entre 1988 et 1998) vaudrait donc comme site fictionnel d'écriture. Comme lieu non-territorialisé ou déterritorialisé d'émergence utopique d'une mémoire qui à la fois rédimerait cinématographiquement les souffrances passées et redistribuerait l'archive des événements afin de reconfigurer notamment notre vision de l'histoire du cinéma comme d'un siècle (le 20ème) qui aurait commencé avec le siècle précédent (le 19ème) et dont les effets d'hystérésis se poursuivraient dans le suivant (le 21ème siècle). Non pas (ou pas seulement) pour ressasser la mécanique des tristes visibilités (propagandistes ou médiatiques) qui en ont consigné la chute (et qui ne cessent alors d'en répéter l'indignité dans le champ de la représentation audiovisuelle), mais pour en relever aussi, dans ce présent pour nous qui vaut pour être leur futur, leurs promesses destinales en les projetant toujours devant nous.

 

 

L'archive godardienne en ses battements de cœur battrait et rebattrait les images ainsi déliées de leur narration originelle, après les avoir démontées puis remontées de leur chaîne de montage habituelle Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur » écrivait déjà Jean-Luc Godard dans le fameux article « Montage, mon beau souci » en réponse à celui d'André Bazin intitulé  « Montage interdit » in Cahiers du cinéma, n°65, décembre 1956).

 

 

Première étape cartographique : la guerre au lieu de l'enfance (JLG/JLG. Autoportrait de décembre, 1995 ; Histoire(s) du cinéma, 3A/4B, 1998 ; De l'origine du 21ème siècle, 2000)

 


_ Si le mal radical n'épargne jamais personne, l'enfance ne saurait dès lors échapper à son imposition. C'est la carte à partir de laquelle Jean-Luc Godard enfant s'amusait dans sa terrible innocence à suivre le mouvement des troupes et les lignes de front que leurs pressions engageaient pendant la seconde guerre mondiale (Antoine de Baecque, Godard. Biographie, éd. Grasset, 2010, p. 31). Il y a peut-être de ce souvenir lointain d'une enfance jouant innocemment avec les signes du mal radical dans la révélation d'une photographie du cinéaste enfant dans JLG / JLG. Autoportrait de décembre (1995), comme en réponse contradictoire à l'article des Cahiers du cinéma d'Alain Bergala demandant en novembre 1990 si « Godard a-t-il été petit ? ».

 

 

Le retour de cette photographie dans les Histoire(s) du cinéma (épisode 3A – « La monnaie de l’absolu »), d'abord avec cette mention « 1944-1994 » aux couleurs tricolores de la République française, puis suivie de références jouant La Grande illusion (1937) de Jean Renoir contre le figement spectaculaire des fêtes commémoratives concernant la seconde guerre mondiale (Guy Debord est ici salué), pendant que « Le petit tralala » de Suzy Delair chanté dans Quai des orfèvres (1947) d'Henri-Georges Clouzot rappelle l'impossible effacement des compromissions du cinéma français avec l'industrie du cinéma de l'occupant nazi (c'est l'épisode du train Paris-Berlin de 1942 avec les vedettes françaises de l'époque, Albert Préjean et Danielle Darrieux, Junie Astor et Viviane Romance, René Dary et donc Suzy Delair). On le voit, une image d'enfance s'expose dans la trame des traces d'une guerre qui aura définitivement affecté le cinéma français et que ne sauraient effacer les festivités commémoratives et télévisuelles. Alain Bergala s'est plus tard demandé si le retour d'une photographie de l'enfance de Jean-Luc Godard n'avait pas été rendue possible en écho lointain (sur le mode d'un rapprochement plutôt que d'une comparaison) avec la célèbre photographie du petit garçon juif levant les mains au moment de la destruction du ghetto de Varsovie au printemps 1943 (cf. Nul mieux que Godard, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Essais », 1999, p. 202-203). Cette photographie prise par les nazis (elle faisait partie d'un jeu de 53 photographies composant le rapport Stroop qui aura servi lors des procès de Nuremberg) apparaît bien dans les Histoire(s) du cinéma, mais plus tard, dans l'épisode 4B (« Les signes parmi nous »), en surimpression avec un photogramme de Deux mains, la nuit (1946) de Robert Siodmak. Il ne s'agira pas vraiment de croire ici que le rapprochement entre ces deux images lointaines aboutirait à une substitution piteuse, douteuse, fâcheuse ou douloureuse comme a pu le suggérer Céline Scemama (in Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. La force faible d'un art, éd. L'Harmattan-coll. « Champs visuels », 2006, p. 66-67). La surimpression différée de deux images d'enfance hétérogènes et absolument irréductibles engagerait moins une superposition sans reste que la considération rétrospective de l'impossibilité symbolique de l'enfance en temps de guerre.

 

 

L'enfant qui jouait à la guerre pour de faux dans un environnement familial calme, suisse et bourgeois ignorait alors que, dans le même temps et dans son dos, de l'autre côté de ce miroir qu'était le lac Léman, un enfant semblable à lui allait être assassiné par les fétiches réels de cette même guerre pour de vrai.

 

 

Si relève il y a (d'une photographie de l'enfance sortie enfin de son invisibilité quasi-mythique), c'est pour Jean-Luc Godard dans son battement de cœur (fraternel et métaphorique si l'on veut) avec cette autre photographie attestant de la négation historique de l'enfance (sous la forme de l'antisémitisme et de l'exterminationnisme nazis). La liaison alors bouleverse : la résurrection dans le visible d'une image d'enfance longtemps vouée à l'invisibilité adosse dialectiquement l'inscription symbolique du cinéaste dans l'histoire de la seconde guerre mondiale sur la destruction radicale de l'enfance. Destruction radicalement partagée par l'enfant du ghetto qui fut réellement assassiné et par l'enfance du cinéaste qui fut symboliquement oubliée. Le montage est de toute évidence ici bien plus fraternel ou amical que comparatif et substitutif, l'enfant juif de la destruction promise représentant, pour l'enfant de la destruction comprise cinquante ans plus tard comme symbolique et différée, son autre, son double, son frère. Ce qu'aurait alors exhumé contradictoirement Jean-Luc Godard, c'est autant la résurrection d'une image d'enfance revenue des enfers de la seconde guerre mondiale que la photographie du cadavre symbolique de l'enfant qu'il fut.

 


_ On retrouvera dans le court-métrage vidéo de seize minutes intitulé De l'origine du 21ème siècle et projeté en association avec Canal + (« ou – » comme il est ironiquement indiqué en ouverture) au Festival de Cannes en 2000 une autre proposition de montage ou de battement d'images conjuguant la guerre et l'enfance, le paradis de la seconde étant irrémédiablement voué au viol, violé et avili par les lourdes exactions ou ponctions exercées par la première. C'est, d'une part, l'alignement des cadavres d'une bande d'archives concernant la seconde guerre mondiale suivi par une photographie de corps massacrés. Le blanc de la neige criblé de corps noirs le long des rails parallèles se met alors à ressembler à une terrible portée musicale : la barbarie passée, cela reste encore notre musique. Et c'est, d'autre part, la sortie enjouée d'une tripotée d'enfants franchissant symboliquement le seuil d'une porte extraite du film de Roger Leenhardt intitulé Les Dernières vacances (1948). Une série de plans sur différents pieds issus de différents films (dont Zoya de Lev Arnshtam en 1944, Procès de Jeanne d'Arc de Robert Bresson en 1962  et Sayat Nova de Sergueï Paradjanov en 1971) se conclut sur l'image (récurrente dans l'archive godardienne) d'un cadavre d'un camp de concentration traîné au sol, avant que ne lui succède le carton proustien : « A la recherche du siècle perdu ». Les accords pianistiques (du musicien Hans Otte) alternant accords majeurs et mineurs s'accordent musicalement avec la dialectique élémentaire de ce qui tombe et de ce qui se relève puis tombe à nouveau afin de se relever encore. En voix-off, un homme lit des extraits de Progénitures (2000), il s'agit de l'écrivain lui-même, Pierre Guyotat (auteur de deux ouvrages interdits par la censure, Tombeau pour cinq cent mille soldats en 1967 et Éden, Éden, Éden en 1970) lisant sa propre prose écumante, pendant qu'une jeune femme (Lolita Chammah ?) évoque le dieu hébraïque (Elohim) de la Genèse faisant sortir les vivants de la terre pour les emmener dans le jardin des délices (Éden) afin d'en entretenir le trésor. Jusqu'à la prononciation de la première interdiction : « le non, le ne pas ».

 

 

L'enfance comme éden génésique (le souvenir enfantin des dernières vacances d'été), les enfants comme trésors de la terre (et le film de Roger Leenhardt a représenté un trésor pour la future Nouvelle Vague à l'époque du ciné-club Objectif 49 co-fondé par ce dernier en compagnie de Jean Cocteau et Robert Bresson et du Festival du film maudit de Biarritz en 1949, son auteur ayant plus tard incarné l'intelligence dans Une femme mariée en 1964, le premier film de son auteur à évoquer directement Auschwitz).

 

 

Le paradis (de l'enfance) serait donc ce qui ne cesse de se perdre et, toujours déjà perdu (par la guerre), ne cesse par là même d'être toujours déjà retrouvée. Et si l'on ne peut retrouver que ce qui a été nécessairement perdu, le « vert paradis des amours enfantines » de Charles Baudelaire ne s'éprouverait donc que remémoré, la remémoration prenant acte de la perte mélancolique de l'objet ressouvenu (cf. The Tree of life, partie 1 et partie 2). L'oubli étant la condition véritable de toute remémoration (c'est l'« oublieuse mémoire » dont Maurice Blanchot disait dans L'Entretien infini en 1969 qu'elle caractérisait la muse), l'enfance retrouvée ne le serait alors que toujours accompagnée par la remémoration de ce qui en a coupé les jambes ou les ailes, à savoir la guerre.

 


_ C'est enfin, toujours dans De l'origine du 21ème siècle mais quelques minutes plus loin, la citation de la séquence du miracle résurrectionnel de Ordet (1955) de Carl Theodor Dreyer ramassée dans le visage de la petite fille souriant hors champ à l'idiot mystique Johannes pendant que, également hors champ, sa mère se réveille et sort de son sommeil létal, émergeant miraculeusement des bras de Thanatos. Un carton en surimpression à l'aura lazaréenne précise dans une langue archaïsante : « Lève-toi / Te / Je / L'ordonne » (le renversement syntagmatique de l'ordre de l'objet du sujet au bénéfice du premier signerait dans la phrase, davantage que le pouvoir du faiseur de miracle, la puissance du miraculé). Et c'est comme si, par le truchement de cette citation, les cadavres brûlés au napalm des combattants algériens pendant la guerre d'indépendance déclarée le 1er novembre 1954 (jour de la Toussaint dite depuis de la « Toussaint rouge ») se relevaient d'entre les morts pour devenir des bataillons semblables à ceux de l'armée rouge affrontant peut-être la neige de Stalingrad en 1943. Mais la relève dialectique est rétive à toute idée d'achèvement de l'histoire au nom de son identité avec un Savoir absolu et sans reste. Elle résiste à toute clôture symbolique des enchaînements de chutes et de relèves dont le cycle répétitif informerait du caractère infernal de l'histoire.

 

 

Ainsi, la croyance dans la relève poétique des cadavres plonge directement dans la part utopique ou rédemptrice enfouie dans ce qui reste de l'enfance (incarnée par la petite fille de Ordet) dont le cinéma hériterait en s'autorisant le remontage de deux bandes d'actualité propagandistes mais hétérogènes (l'une pour l'armée française et l'autre pour l'armée russe). Pourtant, cette relève reconnaîtrait aussi, témoignant d'un sens ininterrompu de la dialectique (de l'« hyperdialectique » aurait dit Maurice Merleau-Ponty en insistant justement sur son caractère interminable), sous le nationalisme du FLN ce vieux fonds de stalinisme qui n'aurait que bien peu épargné les luttes révolutionnaires tiers-mondistes des années 1950 aux années 1980. Et puis, l'enchaînement suivant montre à nouveau des cadavres (probablement extraits d'un reportage télévisuel concernant la guerre en ex-Yougoslavie). Les cadavres de Bosniaques musulmans (pouvant alors évoquer lointainement les Algériens) assassinés par des miliciens serbes (pouvant alors être rapprochés par leur nationalisme extrême du nazisme) étant identifiés dans l'image d'archive aux arbres abattus dans une homologie qui résonnerait, pourquoi pas, avec le plan final d'un vieux western que Jean-Luc Godard aimait beaucoup (The Naked Spur d'Anthony Mann tourné en 1952, avec sa déforestation synonyme d'extermination des Amérindiens). Le carton revenu des Histoire(s) du cinéma « Les Plus belles années de notre vie » dans son inspiration du film multi-oscarisé de William Wyler de 1946 ne vient pas seulement marquer une ironie, mais rappelle aussi que le temps de la guerre fut celui aussi de l'enfance chérie.

 

 

Avec ces quelques exemples, on comprendra donc comment le cinéaste dialectise l'image de l'enfance, ce paradis toujours perdu pour être toujours retrouvé. Enfance toujours déjà divisée entre celle qui ne résiste pas (réellement tout autant que symboliquement) à la guerre et celle qui dispose malgré tout des ressources imaginaires permettant d'entretenir la croyance poétique dans l'image résurrectionnelle des corps tombés.

   

 

c) L'archive godardienne, la relève réciproque de la bande d'actualité et du plan de cinéma et la rédemption messianique du cinéma

 

 

Une mémoire du passé, non pas pour conserver le passé au passé (et l'enfermer dans le circuit nihiliste d'une tautologique autotélie), mais pour en vérifier l'incessante actualité, pour aujourd'hui comme pour demain. D'où que, en suivant la fameuse phrase de Requiem pour une nonne (1951) de William Faulkner citée à l'appui de l'épisode 3A (« La monnaie de l'absolu ») des Histoire(s) du cinéma, le passé soit dit comme n'étant jamais mort (« Il n'est même pas passé ») et ce passé pas passé engage donc notre responsabilité éthique dans la possibilité de son propre avenir. Ou, pour le dire autrement et avec cette fois-ci les mots de Walter Benjamin tirés de la thèse IV de son texte intitulé « Sur le concept d'histoire »(1940) : « Telles les fleurs se tournant vers le soleil, les choses révolues se tournent, mues par un héliotropisme mystérieux, vers cet autre soleil qui est en train de surgir à l'horizon historique [c'est nous qui soulignons]. Rien de moins ostensible que ce changement. Mais rien de plus important non plus ». Cette mémoire des choses révolues se tournant pourtant vers d'autres soleils surgissant à l'horizon historique est celle qu'accueille et présente l'archive godardienne, dans la rédemption poétique de l'histoire, c'est-à-dire (dans notre perspective, forcément fragmentaire et allusive) par la double ou mutuelle relève des bandes d'archives (qui ne conservent des opprimés que la trace interminablement répétée de leur effondrement historique passé) et des plans de cinéma (dont l'art aurait pu historiquement s'en saisir s'il n'avait pas préféré majoritairement tourner le dos au documentaire dans le double privilège idéologique et commercial de la fiction sous la forme de la propagande comme du divertissement).

 

 

Pour l'archive godardienne, la relève est mutuelle et le sauvetage ou le salut est tout autant réciproque, la bande d'actualités sauvant le réel oublié ou refoulé par la fiction pendant que l'image cinématographique rédime les virtualités fictionnelles ou la puissance de figuration poétique enfouie dans les images d'archives.

 

 

Notre proposition cartographique seulement exemplifiée en quelques lignes de fuite et battements privilégiés (on en a déjà vu quatre) pourrait se ramasser dès lors comme suit : si la manière archivistique godardienne propose la relève cinématographique de l'effondrement des corps brutalisés par l'histoire (et dont la brutalité aura été consignée par de nombreuses bandes d'archives, propagandistes ou médiatiques), cette relève résulterait d'une singulière dialectique selon laquelle les corps chus, tombés, seraient rédimés dans l'héliotropisme qui lui serait propre. Une archive marquée dialectiquement, une archive dialectisée, autrement dit toujours déjà divisée entre les lignes de faille du négatif et les lignes de force du positif, entre la bande d'actualité préexistante et le plan issu de l'histoire du cinéma, entre des pôles de négativité et de positivité distincts échangeant leurs énergies (en termes d'historicité ou de figurationpoétique) respectives. Le plan de cinéma relevant poétiquement la bande d'archives, pauvre en contenu fictionnel et figuratif, autant que la seconde relève poétiquement la première, pauvre en contenu documentaire et historique.

 

 

La relève qui nous préoccupe exclusivement ici ne sera donc pas synonyme de remise sur pied droit dans les bottes hégéliano-hégéliennes du Savoir absolu ni d'effacement des traces de la chute dans la victoire apocalyptique du Messie sur l'Antéchrist. La relève serait celle induite par le montage dialectique (et nous nous intéresserons uniquement à la cartographie fragmentaire de cette modalité-là de l'archive godardienne, dans l'impossibilité exhaustive de traiter de toutes les autres). Montage dialectique des images des corps historiquement profanés fondus enchaînés avec les images cinématographiques de corps fictionnels, glorieux ou sacrés. La résurrection poétique, seulement poétique, décisivement poétique des corps appellerait ainsi une insurrection de l'image dont l'archive godardienne est ici le nom, relevant au futur antérieur (c'est-à-dire projetant à chaque présent de la projection le passé des images tournées dans le futur de leur montage) tous ceux qui sont tombés pour conserver la déposition de leurs souffrances, y reconnaître l'exigence d'une dignité historiquement bafouée, et restituer à leur mémoire la possibilité d'un (autre) avenir.

 

 

 

Vendredi 31 janvier 2014

 

 

Jean-Luc Godard dans la relève interminable des archives du mal (I)

Jean-Luc Godard dans la relève interminable des archives du mal (III)

Jean-Luc Godard dans la relève interminable des archives du mal (IV)


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