Des nouvelles du front cinématographique (110) : Vampire, vous avez dit vampire ? (suite....)

3/ Vampirisme, aristocratisme et dandysme : The Hunger – Les Prédateurs (1983) de Tony Scott et Only Lovers Left Alive (2013) de Jim Jarmusch en miroir


« Dracula est partout »

 

(Henri Langlois, Préface à Bram Stoker, Dracula, éd. Cercle européen du livre, 1975)

 

 

 

Même la série romanesque Twilight écrite par Stephenie Meyer entre 2005 et 2008 ne s'y est pas trompée, en caractérisant la lutte entre les créatures mythiques aux pouvoirs surnaturels (la famille de vampires Cullen comptant Edward dont s'éprend Bella et la réserve amérindienne de loups-garous à laquelle appartient Jacob Black amoureux de l'héroïne) sur le mode structural d'un clivage de classe opposant aristocrates décadents venus de la vieille Europe (à la peau blanche et au gestus aussi distingué que les mannequins d'un défilé de mode) et « natifs » prolétarisés et racisés (à la peau mate et au mode d'existence plus vulgaire). De toute évidence, le vampire représente idéalement l'avatar monstrueux et terrifiant de l'aristocrate (sa distinction « naturelle » exerce de puissants effets de séduction et de fascination) déclassé (il est la forme spectrale d'un monde qui n'est plus). Et sa perpétuation ne s'effectuerait seulement qu'avec la figure du mort-vivant ne persévérant dans son être de classe fantomatique qu'en pompant le sang de ses victimes.

 

 

Avec l'avènement du siècle des Lumières qui aura donc paradoxalement vu se multiplier les récits consacrés au vampirisme, la fin historique du système de caste dont relevait la noblesse aura donc entraîné la conversion figurative de ses membres en monstres mythifiés. Le vampire, ce serait donc l'aristocrate marginalisé dont la survie, mythologique car post-historique, le désignerait comme cadavre vivant en parasitant la vie d'un tiers-état devenu peuple souverain. Et ce constat serait d'autant plus attesté depuis la modernisation littéraire du mythe issu de légendes populaires et paysannes accomplie par des écrivains (tous britanniques) comme John William Polidori (et sa nouvelle Le Vampire écrit en 1817 sous l'influence de Lord Byron), Joseph Sheridan Le Fanu (Carmilla en 1871) et Bram Stoker (Dracula en 1897). Lord Ruthven, la comtesse Mircalla Karnstein (surnommée Carmilla) et le comte Dracula figureraient exemplairement l'aristocrate marginalisé, inactuel et esseulé qui, privé du cosmos le faisant rayonner en chair et en os, serait telle une ombre flottante rasant les murs de la nouvelle cité industrielle. Et il friserait, au terme d'une longue dégénérescence historique, l'inconsistance livide si la puissante autorité symbolique accumulée pendant des siècles de domination ne permettait pas à son conatus de persister au-delà d'une mort cliniquement avérée, dans les marges parasitaires de la société moderne (le dandysme désignerait ainsi chez Charles Baudelaire le vampirisme en sa variante esthétique, sécularisée et moderne).

 

 

Aujourd'hui, et du point de vue de la culture de masse planétaire qui manifeste une passion comme une hantise symptomatique pour les figures complémentaires du vampire et du zombie, le premier serait – pourquoi pas ? – au second ce que l'aristocratie exsangue serait au cadavre du communisme. Autrement dit, le cauchemar de notre contemporanéité, tantôt celui de la vieille société de caste qui a promu pour l'élite les prestiges de la distinction, tantôt celui de la société sans classe dont l'utopie égalitaire a été broyée dans la production industrielle de la vie nue (du Goulag au politicide khmer rouge). Rien de plus proche en effet que le vampire et le zombie, si l'on ne retient de ces figures cauchemardesques que les principes du mort-vivant persévérant dans la contamination. Mais rien de plus éloigné non plus, si sont valorisées les formes opposées de la sélection (le vampire est un dandy qui élit sa garde rapprochée) et de l'indifférenciation (le zombie est le prolétaire dont le ventre est aveugle à toutes les différences sociales).

 

 

Surtout, en regard de la vampirisation dont est capable une créature se distinguant de la société qu'elle menace notamment par la pratique d'une sexualité transgressive de la norme hétérocentrée, le vampire autoriserait de manière structurale l'aristocratisation relative des formes de représentation populaires, de la série pour adolescents Buffy contre les vampires (1997-2003) de Joss Whedon à la franchise Twilight en passant par ces séries contemporaines que sont d'une part True Blood (sur un versant très cru) et d'autre part Vampire Diaries (sur un autre plus moral). La preuve d'un aristocratisme qui se comprendrait comme dandysme (voire comme snobisme) pour les cinéastes qui souhaitent s'approprier la vieille figure vampirique, on la trouvera moins chez Dario Argento (dont le Dracula - 3D manifestait malheureusement une inspiration tarie) que chez Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch dont The Hunger – Les Prédateurs (1983) de Tony Scott représente une sérieuse matrice référentielle. Le premier long-métrage du réalisateur britannique et le nouveau film du cinéaste indépendant étasunien (son douzième en comptant Permanent Vacation réalisé en 1980) partagent en effet la même impulsion fictionnelle (un couple d'amants traverse les âges en exprimant l'essence distinctive de l'époque contemporaine) envisageable sur le mode (auto)réflexif d'une posture dandy et « arty » ambitionnant de saisir l'essence subtile d'une contemporanéité toujours déjà divisée (comme le dirait donc Giorgio Agamben) entre l'obscurité de l'actuel le plus proche et la lumière provenant de l'inactuel le plus lointain.

 

 

L'éternité de l'amour comme de l'art visée en transversalité d'une époque perçue depuis sa fin probable ou imminente : le vampire, ce n'est plus seulement le double monstrueux du cinéaste qui erre lui aussi dans l'intervalle de la vie et de la mort (Max Schreck dans Nosferatu de Friedrich W. Murnau en 1922), ce n'est plus non plus l'aristocrate fascinant mais décalé (Bela Lugosi dans Dracula de Tod Browning en 1931 puis Christopher Lee dans les films de la Hammer à partir de la fin des années 1950), ce serait désormais l'auteur frayant dans les parages diminués comme peau de chagrin de l'art et essai qui, à l'instar de Tony Scott hier ou Jim Jarmusch aujourd'hui, n'aurait besoin de boire le sang de son époque que pour en sublimer l'esprit de « coolitude » accompli. A l'époque de Tony Scott, il s'agissait de mouler un récit archétypal adapté d'un roman de Whitley Strieber dans une esthétique clinquante peaufinée dans l'industrie de la publicité (avec la compagnie RSA créée en 1973 aux côtés de son frère aîné, Ridley Scott).

 

 

L'introduction de The Hunger – Les Prédateurs est à ce titre exemplaire, fascinant clip monté sur Bela Lugosi's Dead de Bauhaus en concert dans un club select dans lequel Miriam (Catherine Deneuve) et John Blaylock (David Bowie) élisent avec une froide délectation leurs futures victimes. La musique « cold wave » du groupe de Peter Murphy portant tribut à l'acteur mythique de Dracula et influencé par la période glam de David Bowie, le chanteur lui-même incarnant exemplairement ce nouvel avatar de Dorian Gray que tant de critiques rock avaient reconnu en lui, Catherine Deneuve en star du cinéma d'auteur européen (sa froideur est ici toute hitchcocko-buňuelienne) posant comme si elle était mitraillée lors d'une séance de shooting pour un magazine de mode, un montage alterné électrisant la séquence avec des plans de singes azimutés, une lumière tantôt stroboscopique tantôt striée, des visages dont la granulosité filmée au téléobjectif est identifiée à la maille de la voilette comme au grain de la vidéo : tout converge dans une jouissance d'esthète se substituant à la scène gore attendue, évacuée dans une ellipse extatique aussi fulgurante qu'un coup de rasoir.

 

 

Évidemment, le principe selon lequel des détails insignifiants sont fétichisés au point d'apparaître comme de purs événements formels vides de contenu (comme un pigeon qui s'envole, un garçon qui fait du patin à roulettes ou une femme qui plonge dans un bassin) s'étiole rapidement, tant la mise en scène se réduit à un pur exercice d'excitation audiovisuelle indexé sur le tour spectaculaire pris par la fantasmagorie marchande en ce début d'années 1980. On aurait alors affaire, non plus à des séquences, mais à de petits clips détachables, non plus à des acteurs qui jouent mais à des vedettes qui s'affichent en prenant la pose, non plus à un filmage soucieux d'articuler l'imaginaire fictionnel avec le réel du tournage mais à une fétichisation narcissique de la représentation. Malgré tout, le film de Tony Scott arrive à toucher relativement juste, ne serait-ce que parce qu'il perçoit ses vampires comme des gravures de mode issues d'un magazine de papier glacé. On pourra même être ici surpris du relatif respect des motifs classiques du genre vampirique, des cercueils de Miriam à l'existence nocturne des prédateurs, en passant par de subtiles références à Carmilla (la déclaration devenue passablement culte d'amour de Miriam à Sarah jouée par Susan Sarandon, anticipée par un commentaire appropriée de Lakmé de Léo Delibes en 1880, ressemble beaucoup à celle de Carmilla à Laura dans le roman de Sheridan Le Fanu) et La Reine des damnés (1988) d'Ann Rice (comme Akasha, Miriam a été une reine égyptienne et s'en souvient en se servant de la croix ansée de son pendentif comme d'un substitut aux crocs traditionnels).

 

 

Surtout, il semblerait que The Hunger - Les Prédateurs ne prenne tout son relief (alors même que le film représenterait l'apothéose du superficiel) qu'aujourd'hui, trente ans après sa réalisation et la découverte du virus du SIDA (dénommé comme tel à l'été 1982). L'aristocratisme comme stade terminal ou ultime : de la forme (la manière esthétique sternbergienne avec ses tulles et ses vapeurs enveloppant de mystère une trajectoire éthique devenue depuis un hyper-maniérisme voyant dans le suicide comme acte éthique ultime un principe nihiliste de substitution et de réitération), du motif (le vampire est une star suicidaire  qui rêve d'éternité et dont les débauches nocturnes se vivent avec style), mais aussi de l'époque (l'utopie hédoniste et libertaire des années 1970 a vu sa croyance éternitaire se renverser durant les années 1980 dans les suées du toxicomane et le vieillissement accéléré du sidéen). Comme le dit Stéphane du Mesnildot, « Les prédateurs se situe à la lisière de la médiatisation de l'épidémie du Sida. Les vampires symbolisent ce qui, de la décennie précédente, sera désigné par les conservateurs comme les instruments de la propagation de la maladie : la libération sexuelle et la quête frénétique des plaisirs » (in Le Miroir obscur, opus cité, p. 101). Malgré une fin moralisatrice et ridicule  imposée par les producteurs (Miriam doit mortellement payer pour les amants à qui elle a promis l'éternité alors qu'elle ne dure en réalité que  quelques siècles seulement), Tony Scott n'aurait peut-être, finalement, jamais fait mieux que ce premier film (littéralement nié par l'angélisme publicitaire du long-métrage suivant, le sulpicien Top Gun, hit de 1986), dont le dandysme aurait alors consisté à fétichiser tout autant que momifier (la fétichisation comme momification) le cadavre de la fantasmagorie marchande, bien décidé à faire durer plus que prévu le temps long de sa crevaison.

 

 

Les oasis du dandysme nichés dans les déserts du désœuvrement, Jim Jarmusch en maîtrise la carte depuis son premier film sous influence wendersienne, Permanent Vacation (1980), errance dans les rues new-yorkaises où les fantômes des rockers des fifties croisaient les zombies post-punk de l'époque de la New Wave. La formule, malicieusement relancée avec ce génial film d'évasion low-fi qu'était Down By Law (1985), aura malgré tout connu son épuisement précoce avec le film à sketchs Mystery Train (1989), la forêt interdite bordant la Nouvelle-Orléans réussissant bien mieux au réalisateur que les rues muséifiées de Memphis. Depuis, le réalisateur indépendant de Hollywood s'attache à revisiter les grands genres hollywoodiens en y reconnaissant, comme le prescrit la mélancolie du cinéphile postmoderne, les spectres qui en prolongent pour l'éternité le trépas. Identifiant aujourd'hui le désœuvrement dans la figure du vampire, Jim Jarmusch reconduit à sa manière, classieuse et alanguie, le couple glamour de The Hunger (1983) de Tony Scott, Tom Hiddleston (connu pour son rôle du dieu scandinave Loki dans la franchise Marvel des Thor et autres Avengers) se substituant à David Bowie et Tilda Swinton (imaginaire sœur jumelle de David Bowie qui joue... un vampire dans son dernier clip intitulé The Next Day) à Catherine Deneuve. Et leur offre ainsi toute latitude pour déployer avec suavité et préciosité, dans l'interzone reliant la fantomatique Detroit à la mythologique Tanger (filmées comme d'habitude en travellings latéraux ouatés), leur charisme cinégénique, auréolés qu'ils sont par les volutes de luth et les arabesques électriques du musicien Jozef van Wissem.

 

 

Vaguement inspiré par les Extraits du journal d'Adam (1893) et le Journal d'Eve (1905) de Mark Twain, Jim Jarmusch ne cherche pas tant à s'approprier la figure trendy du vampire afin d'en accomplir somptueusement le deuil (comme ce fut le cas pour le western avec Dead Man en 1995 et le film noir avec Ghot Dog - The Way of the Samurai en 1999), qu'il en prend prétexte pour s'autoriser le récit envapé d'un amour longue durée sous double perfusion à la fois sanguine (forcément filmée comme des shoots d'héroïne) et culturelle (filmée selon la même perspective toxicomaniaque). Pour le couple d'amants immortels ayant il y a longtemps décidé de remplacer la vieille culture traditionnelle du vampirisme par les principes civilisés de la sublimation (le sang frais trouvé à l'hôpital évite d'en passer par les morsures meurtrières, la vie nocturne étant dorénavant propice à l'épanouissement savant), le désœuvrement s'éprouve alors comme le summum d'un coolitude élitaire explicitement en réaction contre une masse humaine qu'Adam et Ève désignent ironiquement sous le nom de « zombies ». « Some Were Born for Sweet Delight / Some Were Born for Endless Night » récitait dans Dead Man l'Amérindien Nobody croyant avoir reconnu dans le pauvre employé William Blake (Johnny Depp) la réincarnation éponyme du poète romantique anglais.

 

 

Cette nuit infinie ne serait aujourd'hui plus celle de la conquête de l'ouest dont les mythologies héroïques, corrompues par la boue obscène de la déforestation industrielle, de l'esclavage et de l'extermination, ne trouvaient à être relevée que dans l'effort performatif d'un natif à faire advenir l'esprit du défunt poète britannique dans le corps blessé à mort d'un petit Blanc désœuvré. La nuit infinie serait désormais peuplée de rares vampires envisagés comme les figures exquises et précieuses, ultra-minoritaires et dandys, de la résistance du bon goût culturel distingué face au comportement de masses décérébrées qui, en plus, s'ingénieraient à épuiser sans vergogne l'environnement planétaire.

 

 

Qui d'autres alors que les deux héros jarmuschiens pour s'intéresser à la pousse précoce (et signe de malaise dans l'écosystème) d'amanites tue-mouche dont ils connaissent en latin le nom savant, ainsi que celui de toutes les formes vivantes de la nature ? Le cinéaste ne les conçoit pas autrement parce qu'il ne se voit pas lui-même différemment (sa pâleur, ses lunettes noires, ses cheveux blancs, son visage immobile, cela malgré les années passant), en oubliant pour le coup de raconter l'histoire de ce qui pourrait ne serait-ce qu'un tant soit peu venir contrarier le si distingué ronron de ceux qui se vivent comme une exception réactionnelle en regard des processus mondiaux de massification. Le temps vécu par ces derniers est alors celui, impavidement, d'une volupté languide, comme anamorphosée, remplie de toute la science du monde, feuilletée des milliers de livres lus rien qu'avec les doigts glissant gracieusement le long des pages. D'où que leurs mains, douées d'une telle sensibilité, soient gantées afin d'éviter d'être corrodée par le sel crasseux du monde humain, quand bien même – la contradiction ne les effleure qu'à peine – les riches œuvres qu'ils connaissent par cœur auront bel et bien été composées par des « zombies » (qu'ils ont eux-mêmes été mais dont ils ne se souviennent plus avoir été).

 

 

Dans Only Lovers Left Alive, le meilleur ami d'Ève est le poète élisabéthain Christopher Marlowe (John Hurt) dont on apprend qu'il a en fait écrit les pièces de William Shakespeare (il est vrai qu'à deux mois près il aurait été son jumeau), tandis qu'Adam est ce musicien génial ayant traversé avec élégance toutes les époques et les genres musicaux qui leur ont été associés, du romantisme avec Franz Schubert au rock avec Eddie Cochran en passant par ses dernières compositions combinant arpèges de luth et larsens. La diffusion malgré lui de sa musique gardée secrète aurait pu autoriser qu'un peu de fiction advienne en mettant sous tension des figures dévitalisées, mais la disparition dans un bain d'acide du potentiel diffuseur vient anéantir cette promesse. Une balle en bois signalerait encore un désir d'en finir avec une immortalité un rien lassante, mais il ne faut jamais finir d'en finir, tant semblent bien grands les charmes du désœuvrement et de l'épuisement infinis. L'arrivée inopinée de la sœur cadette d'Ève (Ava jouée par Mia Wasikowska, avatar lointain de la cousine hongroise débarquant chez le héros de Stranger Than Paradise en 1984) permettrait-elle qu'un peu de chaos vienne brouiller l'éther des amants, qu'aussitôt sa répudiation confirme que la fiction ne saurait définitivement prendre dans un univers gazeux aussi délié d'enjeux que celui de Only Lovers Left Alive.

 

 

Avec ce message pas si fin glissé : pire peut-être que les « zombies » serait la nouvelle génération vampirique qui incarnerait une véritable régression (Ava, figure infantile de jouissance pure, sans vergogne mort et tue) en regard de l'effort de civilité accompli par la génération précédente. Non pas qu'il n'y ait pas moyen de se flatter d'identifier ici et là les multiples références littéraires, musicales, cinématographiques, scientifiques même dont s'enveloppe avec un narcissisme consommé le couple vaporeux d'amoureux. Mais la disposition précieuse de ces multiples signes collectionnés comme d'autres collectionnent les guitares (comme déjà le tueur de Limits of Control en 2009, comme Adam à nouveau ici) ou bien les papillons, loin du caveau funèbre érigé dans La Chambre verte (1978) de François Truffaut qui pour sa part n'oubliait pas de ne pas céder un pouce sur son désir de romanesque, possède un grand pouvoir d'agacer tant ce réseau référentiel sert in fine à nourrir l'allégorique autoportrait de celui qui nous susurre qu'il est bien, lui aussi, ce minoritaire assumé, cet aristocrate dont le désœuvrement distingué attesterait que son geste esthétique se confond désormais avec celui du gardiennage élitaire et fétichiste du bon goût. Alors que ce à quoi il faudrait à nouveau rêver, c'est comme le disait Antoine Vitez d'un élitisme pour tous.

 

 

En miroir des poses alanguies des acteurs, la posture hyper-affectée du dandy atteint le point-limite où la ligne ténue séparant préciosité et ridicule est franchie. L'épuisement n'est plus celui seulement celui des grandes villes étasuniennes (New York, Nouvelle-Orléans, Memphis, Detroit, Tanger) ou celui des genres hollywoodiens (après le film noir sauvé dans Ghost Dog par Forest Whitaker, Rashomon et RZA, a hélas suivi le film noir expurgé de toute sa substance avec le programmatique Limits of Control). Il est dorénavant celui du cinéma même pratiqué par Jim Jarmusch, soucieux d'une distinction qui le détourne certes volontairement du grand public identifié abusivement comme abruti par la culture de masse. Sauf qu'elle le détourne aussi d'une réappropriation réussie du mythe du vampire qui n'aura ces derniers mois réussi ni à Dario Argento (Dracula – 3D) ni à Albert Serra (Histoire de ma mort en 2013), tous les trois empêtrés dans leur manière respective. Sauf que cette distinction l'éloigne enfin et tout autant de ce spectateur qui, singulier et quelconque, ne voit aucun intérêt à accepter (c'est le sens de l'ultime séquence du film) la morsure chic signant à l'arrachée son intégration dans le club élitaire, réactionnel et spleenétique des ultimes gardiens du bon goût culturel.

4/ Dark Shadows (2012) de Tim Burton : Vampirisme du capitalisme aristocratique versus sorcellerie du capitalisme plébéien

Il y aurait deux manières allégoriques de considérer le caractère idéologique du récit raconté par le dernier long-métrage en date de Tim Burton adapté d'une série télévisée éponyme écrite par Dan Curtis entre 1966 et 1971. En premier lieu, le prologue de Dark Shadows ramasse le propos de la fiction en plantant le décor d'une rivalité entre deux époques du capitalisme étasunien telles qu'elles sont représentées. L'une représentée par Barnabas Collins (Johnny Depp) dont la famille originaire de Liverpool incarnerait le premier capitalisme des pionniers ayant pendant la seconde moitié du 18ème siècle indexé la production de richesses dans le nouveau monde sur le modèle économique et industriel offert par l'ancien monde. Et l'autre par Angélique Bouchard (Eva Green) qui fut la servante des Collins et l'amante éconduite de Barnabas et dont la volonté de revanche sociale alimente une rage concurrentielle lui permettant de reléguer la première époque dans les seuls prestiges symboliques du musée et de l'onomastique.

 

 

La ville portuaire de Collinsport, dont les habitants ont peu à peu oublié l'importance historique de la famille Collins dans l'édification du lieu et de sa prospérité économique, bénéficie aujourd'hui de la domination monopolistique du groupe Angel Bay dont Angélique Bouchard est à la tête depuis deux siècles puisqu'il se trouve qu'elle est en réalité une sorcière qui a condamné Barnabas, après avoir tué ses parents et sa promise Josette (Bella Heathcote), à devenir un vampire haï par la population locale et depuis enfermé dans un cercueil enfoui plusieurs pieds sous terre. Le double rapport de domination déterminant la relation initiale entre Angélique et Barnabas explique donc le ressentiment monstrueux de la première qui a été victime à la fois de la domination de classe au nom de laquelle elle était cantonnée depuis l'enfance au profit du service domestique de la famille Collins et de la domination de sexe puisque le second a profité de la situation de subordination d'Angélique pour jouir de relations sexuelles intéressées et préservées de toute dérive sentimentale comme de toute envie maritale.

 

 

Ainsi, Dark Shadows affirme s'inscrire classiquement dans la culture hégémonique propre au capitalisme puisqu'il propose de substituer à la lutte des classes caractérisant les relations objectives entre Barnabas et Angélique la revanche sociale qui ne saurait s'épanouir que sous la forme d'une rivalité capitalistique rédimant le sort de l'ancienne servante ayant implicitement compris tout l'intérêt individuel à s'emparer du vieux mot d'ordre idéologique de Guizot (« Enrichissez-vous ! ») pour proposer et représenter une nouvelle époque du capitalisme, d'extraction populaire ou plébéienne, susceptible de reléguer et déclasser l'époque précédente marquée par un aristocratisme patriarcal et antidémocratique inspiré du vieux continent. En quoi consistera alors le retour fantastique de Barnabas sortant accidentellement de terre en 1972, sinon à convaincre sa descendance un peu abâtardie à force de s'être repliée dans le vieux château familial (Collinwood) situé sur les hauteurs de la ville de renouer avec les prestigieux atours appartenant à la gloire d'un nom (du « nom-du-père » pourrait-on dire de manière lacanienne) dont la cité portuaire s'est fait autrefois l'étendard ?

 

 

Au-delà des effets comiques attendus résultant d'un choc des cultures (entre le mélange gothique et romantique proposé par le vieux modèle aristocratique européen incarné par le vampire Barnabas et la combinaison de rationalisme, de désenchantement et de sous-culture pop offert par sa descendance vivant au début des années 1970) que Tim Burton réactive régulièrement (mais généralement aussi de manière plus mordante ou sarcastique comme le match Halloween versus Noël de The Nightmare before Christmas en 1993, le jeu de massacre postmoderne de Mars Attacks !en 1996 ou encore le renversement des valeurs swiftien ou voltairien du mésestimé Planet of the Apes en 2001), Dark Shadows ne semblerait raconter pas autre chose que le combat au nom de la restauration d'un capitalisme plus légitime, parce que plus familial et soucieux de rétablir la continuité culturelle et historique de la tradition grâce à laquelle la ville portuaire de Collinsport s'est édifiée, qui doit en conséquence s'effectuer en opposition avec un capitalisme moins légitime, parce que plus individualiste et ressentimental, et dont la réactivité et la tricherie ont inspiré la séparation entre les habitants de Collinsport et la mémoire de leur lieu, ces derniers ignorant souffrir d'une amnésie qui camoufle la dette qu'ils auraient dû rembourser à la descendance de la famille à l'origine de leur prospérité.

 

 

Si l'on considère qu'il n'y a pas une espèce de capitalisme plus légitime qu'une autre d'exploiter les ressources naturelles du coin et la force de travail des exploités, et si l'on considère qu'il n'y a pas une bourgeoisie plus légitime qu'une autre parce que l'une s'inspirerait du modèle patriarcal et aristocratique européen pendant que l'autre afficherait son allure neuve, individualiste et plébéienne, alors Dark Shadows risque de ne valoir que comme un bon divertissement solidement (mais seulement) mis en image par un des illustrateurs actuels parmi les plus habiles, autrefois grand réalisateur (à l'époque de Edward Scissorhands en 1990 et de Ed Wood en 1995). On trouvera particulièrement symptomatique depuis quelques films l'insistance diégétique sur la figure du capitaliste en tant que héros apprenant à surmonter ses clivages familiaux pour continuer à mener rondement ses affaires (ce sont l'héritier de la fortune poissonnière de Corpse Bride en 2005, le fabricant industriel de gâteries dans Charlie and the Chocolate Factory tourné la même année, le barbier assassin et la fabricante de tourtes à la viande dont l'association machinique et capitalistique tourne à plein régime dans Sweeney Todd : The Demon Barber of Fleet Street en 2008, et même l'héroïne éponyme de Alice in Wonderland dont le tournage en 3-D soutenait logiquement son apprentissage de la profondeur de champ lors de sa traversée du monde merveilleux et souterrain pour in fine la projeter sur les surfaces du monde réel dès lors qu'elle déclare vouloir devenir marchande en quête par-delà les mers de nouveaux marchés).

 

 

Et Dark Shadows d'enfoncer le clou du capitaliste devant affronter et triompher de son roman familial (Charlie and the Chocolate Factory) ou des contraintes sociales relatives à son milieu d'origine (Corpse Bride et Alice in Wonderland), voire de pulsions morbides plongeant dans un désir irrépressible de vengeance (Sweeney Todd : The Demon Barber of Fleet Street), en proposant comme une sorte de synthèse des figures précédentes dont l'histoire plongerait par ailleurs dans le contexte historique propre au récit de Sleepy Hollow (1999). Heureusement, le film de Tim Burton est quand même un peu plus retors idéologiquement, et finit par dépasser ce cadre fictionnel offert par la série télévisée d'origine pour mettre au jour de façon quasi-archéologique les nœuds pourris qui s'enlacent dans les tréfonds viscéraux de son récit.

 

 

En effet, le retour de Barnabas se vit sur le mode apparent de la restauration du blason familial mais son fond obscur est en fait motivé par un grand désir de vengeance à l'adresse de la sorcière qui a détruit sa famille et l'a transformé en vampire, soit Angélique Bouchard dont la trajectoire est elle-même (et depuis le début) identifiée au motif de la vengeance personnelle. C'est comme si Tim Burton redoublait le récit de la vengeance tel qu'il était déjà au cœur de Sweeney Todd : The Demon Barber of Fleet Street. Comme si la vengeance était portée au carré (une vengeance primaire – celle d'Angélique – et une vengeance secondaire – celle de Barnabas –, la première déterminant la seconde qui détermine en retour la première selon une dynamique circulaire de boucle récursive au final autodestructrice) afin de servir d'adjuvant à une double « rivalité mimétique » (René Girard). Puisque d'une part les Collins ont imité l'aristocratie européenne afin de légitimer leur développement capitalistique. Et puisque d'autre part leur servante est à son tour devenue une capitaliste afin de damer le pion à ses anciens maîtres (une rivalité qui remonte donc archéologiquement à l'origine de l'accumulation primitive du capital aux États-Unis).

 

 

Le long-métrage d'animation Corpse Bride (le deuxième après The Nightmare Before Christmas et avant le remake de Frankenweenie sorti à la fin de l'année 2012) avait déjà largement anticipé cette configuration narrative avec son histoire inspirée d'un vieux conte russe : celle de Victor van Dort (dont la voix est celle de Johnny Depp), héritier d'une famille enrichie dans le commerce de poissons qui était sur le point de se marier avec Victoria Everglot (dont la voix est celle d'Emily Watson), fille d'une vieille famille issue de la noblesse mais désargentée et méprisante à l'endroit de ces nouveaux riches. Cette fois-ci, le héros dont la famille a permis l'enrichissement de la ville grâce à la pêche et au commerce de poissons retrouve avec la gouvernante actuelle des Collins prénommée Victoria le fantôme de Josette dont elle serait en fait la réincarnation. Et ces retrouvailles par-delà les temps, dignes du Dracula de Francis Ford Coppola (qui aura été le premier film de vampires à investir le domaine de la métempsycose vérifiant l'éternité des sentiments), autorisent Angélique Bouchard à réactualiser son plan d'origine au terme duquel la transformation en vampire de Barnabas précédait le suicide de sa promise envoûtée au point de se jeter telle une somnambule du haut d'une falaise.

 

 

Cette rivalité en miroir finit en fait par progressivement renverser les positions structurales entre les ennemis d'hier et d'aujourd'hui, jusqu'à révéler le fond horrible et partagé entre la restauration du vieux capitalisme familial de l'un et la rivalité mimétique du capitalisme plébéien incarnée par l'autre. Angélique Bouchard demeure une amoureuse éconduite victime de la brutalité des rapports sociaux de sexe et de classe d'il y a deux siècles telle qu'elle aura été incarnée par Barnabas Collins, et dont le désarroi aura alimenté une horrible machine de sorcellerie qui pourrait se suspendre si et seulement si ce dernier savait témoigner en retour de cet amour tant désiré par elle. De son côté, Barnabas Collins ne cesse d'ignorer sa grande part de responsabilité dans la monstruosité d'Angélique Bouchard, alors même qu'elle afflige son corps soumis aux obligations meurtrières de son être vampirique, et qui s'exerceront contre les innocents ouvriers ayant déterré son cercueil, ainsi que contre les gentils hippies (comme d'ailleurs celle de Mars Attacks !) croyant encore, juste avant d'être saignés à mort que la guerre (du Vietnam, l'action se passe au début des années 1970), saura se dissiper dans les messages de paix associés aux volutes de la marijuana.

 

 

Lui est un vampire et elle est une sorcière, et les deux représentent allégoriquement les deux faces du Capital comme vampire, autrement dit comme accumulation de travail mort assoiffé par le travail vivant (comme l'a écrit Karl Marx dans le Livre I du Capital) et comme sorcellerie grâce à laquelle l'aliénation salariale recouvre la réalité objective de l'exploitation économique en attribuant aux marchandises produites un caractère fétichiste censé expliquer leur autonomie (idem). Ce combat titanesque à travers les âges depuis la fin du 18ème siècle n'a pas d'autre cadre narratif que le grand récit de la valorisation du capital telle qu'elle passe à la moulinette de la concurrence, la rentabilité et le prestige, qu'elle passe par pertes et profits les relations familiales et amoureuses.

 

 

Le souci inaugural de légitimation et de restauration, de refondation donc du blason familial par Barnabas s'effondre quand les autres personnages désirent s'arracher à une violence mimétique dont le tourbillon risque de tous les emporter. Ainsi, lorsque Elizabeth Collins Stoddard (Michelle Pfeiffer, pas vue chez Tim Burton depuis Batman returns en 1992) tire à coup de fusil contre la rampe d'escalier devenue serpent, et plus généralement se défend contre la propre architecture de Collinwood mue par une « vieinorganique » (Gilles Deleuze) qui rappelle évidemment la fin de La Chute de la Maison Usher (1839) d'Edgar Allan Poe, elle exprime le désir ultime de précipiter la ruine d'un lieu et d'une histoire étouffant la vie des vivants et des enfants, au point que la fille Carolyn Stoddard (Chloë Moretz) se découvre victime de la malédiction des loup-garous et que son cousin le jeune David Collins (Gulliver McGrath), par ailleurs disposant de traits typiquement burtoniens (le pyjama à rayures et les cheveux noirs et en bataille, comme le héros éponyme du génial court-métrage Vincent en 1982), parle avec le fantôme de sa mère défunte.

 

 

Les pénibles réconciliations filiales ou familiales contées par Big Fish (2003) et Charlie and the Chocolate Factory cèdent heureusement la place désormais à l'horreur familiale qui peut prendre encore ici le visage du père Collins abandonnant son enfant ou celui de Victoria envoyée à l'asile par ses parents alors qu'elle n'était encore qu'une enfant. Surtout, les tableaux représentant les ancêtres de la famille Collins dégoulinant de sang au moment de la destruction finale du château expriment tout le sang accumulé par une famille dont la fortune économique et symbolique s'est bâtie sur des violences à l'instar de celles qui ont nourri la vengeance d'Angélique Bouchard (quelques notes de la partition du vieux complice Danny Elfman rappellent d'ailleurs furtivement à ce moment-là les airs de Bela Bartok empruntés par Stanley Kubrick lors de la réalisation de Shining en 1980). La fortune capitaliste telle qu'elle rappelle aux vivants son horrible fond monstrueux, vampirique et maléfique, est ultimement motivée par une « compulsion de répétition » (Sigmund Freud) qui rend manifeste le caractère pulsionnel (et donc immortel, par-delà le principe des plaisirs et des vies individuelles) de l'accumulation du capital. Mais cette pulsion nourrit aussi le faux désir amoureux qui refuse à tout prix de renoncer à la jouissance de son objet.

 

 

Le motif du ratage amoureux a déjà été esquissé par Corpse Bride (décidément un film important pour comprendre les dernières inflexions de la trajectoire cinématographique de Tim Burton) avec son héros qui met au doigt d'un cadavre la bague destinée à sa fiancée et se trouve à devoir négocier avec une morte-vivante un mariage potentiel. Ce motif est réitéré dans Sweeney Todd : The Demon Barber of Fleet Streetavec un sens du surenchérissement qui, voyant le barbier être incapable de reconnaître dans la vieille femme errante du quartier celle qu'il a autrefois aimée, tuera la fabricante de tourtes qui lui aura caché la vérité au nom de son amour pour lui, pour ensuite se laisser finalement assassiner. Dans Dark Shadows, le vampire triomphe de la sorcière après un rapport sexuel aussi délirant que celui du prêtre et de la sorcière de Sleepy Hollow était effrayant (quand Angélique lèche le visage de Barnabas, elle ressemble alors furieusement aussi à Catwoman allongée sur Batman après l'avoir combattu dans Batman Returns). Mais c'est pour laisser en morceaux, telle une marionnette désarticulée, une femme réellement amoureuse dont les larmes s'écoulent à l'intérieur des fissures de sa peau, telle une coquille d’œuf ébréchée.

 

 

Et ce dernier, courant après Victoria sur le point d'accomplir le même geste suicidaire que son ascendante Josette, la mord afin de lui permettre d'échapper à son destin fatal en devenant à son tour une vampire. Sauf que ce sauvetage in extremis se trouve être dans la dernière séquence du film articulé avec le rappel du meurtre de la psychiatre Julia Hoffman (Helena Bonham Carter) qui était devenue elle aussi amoureuse de Barnabas et qui a été tuée par ce dernier qui lui refusait au nom de son amour non-partagé de devenir immortel. Sauf que Julia, empaquetée et jetée au fond de l'océan, est devenue à son tour une vampire (ce qui, soit dit en passant, déroge à la règle vampirique de l'élection distinguée de la simple contamination) qui occupera, on l'imagine aisément, la même position structurale que Angélique : celle du tiers exclu qui fera tout ce qui est en son pouvoir pour rendre impossible l'amour de Barnabas pour la descendante de Josette. La compulsion de répétition affecte structuralement la dynamique du capitalisme, comme elle affecte tout aussi structuralement la dynamique des amours impossibles. C'est au nom de ce double constat tragique que Dark Shadows peut,au côté Sweeney Todd : The Demon Barber of Fleet Street dont il représente le prolongement intensifié (et anticipé par Bride Corpse), participer à redonner un peu de couleur aux joues livides du cinéma de Tim Burton. 

 

 

Post-scriptum : et Alice Cooper dans cette histoire ? En effet, le chanteur apparaît lors de la séquence du bal à Collinwood (aux côtés d'ailleurs de la plupart des acteurs de la série d'origine de Dan Curtis) dans son propre rôle, celui d'initiateur du « show-rock » ayant notamment favorisé l'introduction de l'imagerie horrifique et gothique au sein du hard-rock. Si sa présence bénéficie donc doublement au film (sur le plan narratif, Alice Cooper était un chanteur au faîte de sa gloire au début des années 1970, et sur le plan symbolique il appartient à un univers artistique avec lequel Tim Burton partage plus d'un point commun), elle produit par ailleurs l'effet d'étrangeté le plus prégnant du film, au-delà même de ses effets spéciaux numériques souvent réussis (par exemple le fantôme de Josette cachée derrière un drap blanc dont les deux trous laissent échapper le bleu dur de ses yeux, dont la bouche annonçant le retour de Barnabas Collins dégurgite des crabes, et dont les flottements vaporeux ont été obtenus avec l'actrice plongée réellement dans l'eau).

 

 

Pourquoi ? C'est que Alice Cooper qui a eu 66 ans en février de cette année joue son propre rôle alors qu'il avait 24 ans en 1972. Toutes choses induisant deux constats qui doivent par ailleurs être rapprochés du motif coppolien de la confusion des âges : ou bien, nous dit Tim Burton, le chanteur a toujours (« toujours-déjà » dirait de manière derridienne Slavoj Zizek) été vieux même quand il était jeune (hypothèse ironique et pas sympathique) ; ou bien, le chanteur ne vieillit pas (hypothèse plus en phase avec le vampirisme dont parle le film) parce qu'il est doté de cette immortalité qui, n'appartenant pas comme le capital et l'amour déçu au registre du mauvais infini propre à la pulsion de mort, exprimerait plutôt l'idée éternelle de la vitalité de l'art. C'est le côté « Dorian Gray » de cette invitation qui, en miroir, appelle à penser la personne de Tim Burton elle-même, ce vieux garçon (56 ans au mois d'août prochain) qui n'a jamais cessé d'être ce petit garçon inhibé et inventif qui ressemble tant au héros éponyme du bouleversant Vincent.

5/ Antiviral (2012) de Brandon Cronenberg : Y a-t-il un vaccin pour sauver le fils de David Cronenberg ?

Comment peut-on raisonnablement apprécier un film comme Antiviral, le premier long-métrage de Brandon Cronenberg, sans le considérer sous l’angle médical du symptôme ? Tout nous y invite, d’une fiction clinique consacrée à la commercialisation de marchandises d’un nouveau genre (des virus contractés par des stars, vendus à des firmes industrielles qui les revendent à leurs fans, et trafiqués par des réseaux de contrebande) aux résonances proprement assourdissantes qu’elle entretient avec toute la filmographie de David Cronenberg, le père du jeune réalisateur. D’ailleurs, Cosmopolis était en compétition officielle du Festival de Cannes en 2012, Antiviral était montré quant à lui dans le même festival mais dans la sélection Un certain regard. Peut-être Brandon Cronenberg, en sautant allégrement par-dessus l’idée psychanalytique d’une nécessité symbolique de la transition œdipienne, suit-il à la lettre la recommandation zizekienne édictée dans Enjoy your Symptom (éd. Routledge, Londres, 1992) selon laquelle il faudrait jouir de son symptôme : « Aime ton symptôme comme toi-même ». La vérité traumatique conditionnant la présente lecture symptomatologique consisterait donc en la totale identification imaginaire du film du cinéaste à l’œuvre cinématographique entière de son père. L’identification prend même ici une allure synthétique (comme on parlerait de drogue de synthèse), puisque Antiviral fond dans un même univers fictionnel des réminiscences issues des premiers films de David Cronenberg comme de ses derniers.

 

 

Ainsi, le dérèglement psychique et somatique des corps résultant d’opérations technoscientifiques aux confins indiscernables du commercial et du médical provient de films comme Shivers (1975), Rabid (1977) et The Brood (1979), pendant que la phase ultimement spectaculaire d’un capitalisme dont les abstractions renforcent la fétichisation et la déréalisation des comportements se retrouve quasiment à l’identique dans Crash (1996) et évidemment Cosmopolis (l’actrice Sarah Gadon comprise). Une citation littérale de Videodrome (1982), lorsque le héros (Syd March joué par l’inquiétant rouquin Caleb Landry Jones) considère l’érotisme diffusé par l’énorme écran vidéo projetant l’image de la star du moment, parachève l’identification. On pourrait même dire que la contrepartie logique d’une identification symptomatique du fils au père se joue justement dans la fiction vampirique proposée par Antiviral qui insiste, dans une manière hyperréaliste privilégiant forcément le blanc cellulaire et clinique, sur les formes ultra-contemporaines du fétichisme de la marchandise.

 

 

Le fétiche comme objet réel soutenant l’incorporation imaginaire d’une fiction permettant d’endurer l’insupportable vérité prend donc ici la forme du virus contracté par la star et revendu à son fan afin de lui permettre de partager une proximité ou de (croire) vivre en intimité avec le corps glorieux d’un être désiré pour autant qu’il est (comme l’aurait dit Guy Debord) éloigné irrémédiablement dans une représentation spectaculaire. Et le fétiche comme signe d’un clivage selon lequel le consommateur sait bien (mais quand même…) que cette proximité ou intimité vécue sur le mode viral ne saurait jamais valoir pour la proximité relationnelle et affective tant désirée représenterait donc la contrepartie logique du symptôme pour autant que celui-ci matérialise, dans les esprits et les corps, une réalité oppressante et refoulée. Le désenchantement capitaliste du monde équivaut à sa profanation, la relation authentiquement admirative (envers une figure non-autoritaire de l’autorité) étant dès lors devenue impossible, sinon par le biais d’une marchandisation qui rapproche moins concrètement qu’elle sépare abstraitement.

 

 

Il s’agirait même ici d’une « identité spéculative » (comme l’aurait dit Hegel), déjà entre transparence (publicitaire et médiatique) et opacité (industrielle et étatique), surtout entre sacralisation et profanation suturées de manière eucharistique par la marchandise virale, l’image du corps glorieux de la star passant ainsi (non plus symboliquement mais imaginairement) dans celui du fan. Le capitalisme comme nouvelle religion, vampirique et cannibalique : Antiviral ne proposerait par conséquent pas autre chose que la fiction des dernières aventures, fascinantes et sordides, du fétichisme spectaculaire comme nouvelle « algèbre du besoin » (William Burroughs) pour autant que la marchandise fétiche (ici le virus passé de la star au fan comme fusion médicalement réussie des chairs mais aussi comme impossibilité d’une authenticité relationnelle) doit également se comprendre en relation structurale avec le symptôme d’un jeune réalisateur dont le travail est complètement saisi, transi, vampirisé par l’imaginaire cinématographique paternel. Le fétiche cliverait quand le symptôme appellerait à la fusion : la critique de la séparation en sa variante postmoderne ainsi avancée par Brandon Cronenberg ne se soutient donc que d’une fusion imaginaire des œuvres débutantes d’un fils dans celles, glorieuses, de son père (en ce sens, il y a, monstrueusement, de l’autoportrait dans Antiviral).

 

 

Si la chose est fascinante d’un point de vue strictement symptomatologique, elle n’est comme même que faiblement convaincante sur le plan cinématographique. Le problème d’un film comme Antiviral est double. D’abord, le film raconte moins une histoire incarnée par des personnages qu’il propose une suite de tableaux exposant le monstrueux inscrit à même des fonds aseptisés et hygiéniques dignes d’intégrer n’importe quel musée d’art contemporain. Par exemple, un rêve angoissant montrant le héros en cours de fusion avec sa machine à identifier la propagation virale dans les corps peut évoquer certains moments de Cremaster (cinq films réalisés entre 1994 et 2003) du plasticien Matthew Barney. Ensuite – et c’est encore plus grave – le travail de Brandon Cronenberg aura en fait surtout consisté à thématiser des motifs appartenant aux films de son père. Autrement dit, il a substitué à des motifs (qui sont tout à la fois des formes, des procédures et des figures exprimant le mouvement cinématographique en ses anamorphoses) des thèmes (qui relèvent moins du cinéma comme art du mouvement que de la littérature), et cette substitution équivaut à un figement réellement appauvrissant.

 

 

Du coup, le film de Brandon Cronenberg indique par défaut les impasses formalistes et intellectualistes auxquelles a réellement su échapper David Cronenberg. Seulement, ce dernier n’avait peut-être pas besoin que son fils lui administre publiquement cette preuve. En même temps qu’il y aurait vraiment de quoi s’inquiéter d’un fils qui désire moins tuer symboliquement son père que s’ébrouer régressivement dans son imaginaire. C’est alors que l’on se dit qu’Antiviral expose de manière somme toute parfaitement cronenbergienne (mais, déjà, pointerait cette ambivalence selon laquelle on doit se demander si l’adjectif désigne désormais le père ou le fils) le parasitisme viral d’un fils à l’endroit du corps (cinématographique) de son père. L’entreprise finit par révéler toute sa potentielle duplicité : si le titre indique peut-être un fils désireux de n’être plus la proie virale d’une maladie issue de sa vampirisation admirative pour l’œuvre paternelle, le geste sous-tendant le film lui-même instruirait que, à l’inverse et de manière perverse, le fils se considèrerait comme le parasite de son hôte de père afin de prendre possession de lui (comme dans un délire à la William Burroughs, référence ittéraire clairement familiale). David Cronenberg a-t-il réalisé, à rebours, le portrait de son fils pas encore né (il le sera en 1985) avec les bestioles de Shivers ? Ou bien ce dernier s’est-il rétrospectivement reconnu en elles ? La chair paternelle-filiale n’a pas fini ici de nourrir les fantasmes vampiriques et (auto)cannibaliques dérivés d'un vieux fond chrétien infiniment déconstructible comme le montrent exemplairement les travaux de Jean-Luc Nancy.

 

 

 Dimanche 1er juin 2014

 

 

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