3èmes Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille

Pourvu que dimanche n'arrive jamais (troisième partie)


Aller à la marge :

 

 

Chouf (2014) d'Imen Dellil et En dehors de la ville (2014) de Rim Mejdi

 

 

Deux courts-métrages en vis-à-vis ; en regard, deux promesses engageantes : Chouf de la tunisienne Imen Dellil (d'une durée de 26 minutes) et En dehors de la ville de la marocaine Rim Mejdi (d'une durée de 18 minutes). Dans le premier film (documentaire), un couple d'aveugles, Belgacem et Naouel, essaie de vivre plutôt que de survivre dans la cité de Testour au nord-ouest de la Tunisie, située sur le territoire de la tribu berbère des Béjaoua. Dans le second film (de fiction), Amal Bouftah interprète une femme prénommée Assia qui se dirige en marge d'un centre urbain afin de subir une interruption volontaire de grossesse dont l'illégalité l'oblige à prendre contact avec une femme et son fils appartenant à la communauté amazigh.

 

 

Il serait aisé de prendre en considération ces deux films à partir d'une perspective critique qui leur serait commune : l'existence, aussi difficile soit-il, aussi vouée aux plus grandes blessures ou contraintes matérielles et sociales, est affaire de bricolage (et elle l'est d'autant plus quand elle est vécue par des personnes issues de minorités linguistiques racisées). Dans Chouf (qui signifie « regarde » en arabe), la vie est immense et pleine de dangers pour une femme et une homme victimes de cécité, depuis la sphère domestique (les couteaux pour préparer les plats, le feu pour la cuisson des aliments, les enfants malades ou colériques) jusqu'à la rue (fréquentées par les voitures). Dans En dehors de la ville, un avortement vécu dans la plus grande clandestinité (l'héroïne ment à son compagnon) peut buter sur des impossibilités pratiques (la grossesse est trop avancée pour opérer) comme sur le réel de rapports de force sous-tendant un commerce illégal (le fils de l'avorteuse dépense la somme d'argent alors que l'opération n'a pas eu lieu).

 

 

La stratégie déployée par Imen Dellil consiste alors à avancer littéralement à tâtons, filmant en fragments imprécis un monde ressaisi dans une sensorialité se prolongeant dans les mains et les oreilles de Naouel et Belgacem. Pour sa part, Rim Mejdi fait preuve d'une belle confiance dans les vertus de la durée et de la fixité des plans, reconstituant les règles d'un monde ombragé à l'intérieur duquel Assia ne trouve pas plus de place que l'enfant qui grossit dans son ventre. Tourné à l'intersection d'un investissement de la réalisatrice dans une association humanitaire et d'un exercice de fin d'études, Chouf séduit en dépit de quelques afféteries formelles. Et bien moins parce qu'il ferait l'éloge des pauvres depuis leur capacité de résilience que parce qu'il rend manifeste le fait que les réelles difficultés vécues par ce couple relèvent moins de leur cécité commune que de la misère sociale dont ils sont les victimes (une misère relativement compensée par ailleurs par la solidarité dont font preuve les habitants du quartier à leur égard).

 

 

Plus tenu et rigoureux dans ses principes, En dehors de la ville fait montre d'une grande sensibilité métaphorique (la clinique clandestine trouvée entre une décharge et un garage), à la fois soucieux de rendre compte par les moyens du cinéma du désir d'autonomie d'une femme (qui prendra par exemple dans le plan-séquence introductif les commandes de la voiture de son compagnon) et réitérant intelligemment le motif de la chose en trop (une lettre dans une grille de mots-croisés, un lézard dans des toilettes, un fœtus non désiré). Le fait enfin que ces deux films entretiennent des rapports plus (pour Rim Mejdi) ou moins (pour Imen Dellil) sous-tendus par la question de la minorité berbère dans les pays du Maghreb (on sait par exemple que la langue berbère, parlée par plus de 50% de la population marocaine, ne possède aucune existence officielle) avèrent que les films les plus intéressants issus du monde arabe sont ceux qui ont à cœur de redéployer les puissances d'un art minoritaire en relation avec la représentation des minorités qui composent ce monde.

Le dispositif comme souci de disposer de soi-même :

 

 

Hecho en casa (2014) de Belhassen Handous et Go Forth (2014) de Soufiane Adel

 

 

Être son propre sujet, ce n'est pas une mince affaire. Outre que c'est un devenir interminable, c'est aussi une affaire de processus (de subjectivation) soutenus par un plan de consistance – par exemple un film qui se réduirait moins aux particularités formels de son dispositif qu'il marquerait singulièrement l'étape nécessaire d'une mise à disposition du sujet en regard de lui-même. Deux premiers longs-métrages en documenteraient la nécessité respective, Hecho en cas de Belhassen Handous et Go Forth de Soufiane Adel, en premier lieu depuis la reconquête partagée de moyens technologiques davantage programmés pour alimenter le commerce mondial des communications narcissiques (le téléphone portable) ou celui du contrôle social et policier en milieu urbain issu des guerres impériales (le drone, « panoptique volant et armé » comme le qualifie Grégoire Chamayou).

 

 

Le film de Belhassen Handous, soulevé par un geste cinématographique qui excède les maigres capacités offertes par son médium (on se souvient peut-être de J'aimerais partager le printemps avec quelqu'un de Joseph Morder en 2007), s'amuse insolemment à défaire les continuités chronologiques (quatre années de tournage de part et d'autre des années 2010) et les territoires identifiables (l'Espagne et la Tunisie) afin de distribuer et ventiler aux quatre coins du film des images en noir et blanc prises avec son téléphone portable. S'il s'agit d'une quête (par exemple partager le printemps tunisien avec quelqu'un en Espagne), elle est celle de la consistance de soi dans un régime de formes dont la propension est celle de l'informe. Se gardant de se mettre en scène (on y croyait pourtant) comme un personnage burlesque dont on partagerait l'intimité travaillée par les échos catastrophiques du monde contemporain (à l'instar du palestinien Rael Andoni ou de l'israélien Avi Mograbi), Belhassen Handous mise plutôt sur la dispersion moléculaire des figures et des lieux. La faible définition numérique des images servant alors l'expression d'une subjectivité expérimentant comme une double désorientation : dans l'espace (l'Espagne et la Tunisie se fondent dans une zone indiscernable où la nostalgie du pays d'origine se confond avec la mélancolie du pays d'accueil) et dans le temps (les processus de démocratisation de la société tunisienne depuis janvier 2011 entrent dans une zone d'indétermination quant à leurs conséquences politiques réelles).

 

 

Alors que son auteur ignorait dans quelle direction cette aventure filmique allait le destiner, Hecho en casa (« fait maison » en espagnol) témoigne d'un désir de persévérance qui, en plus de triompher d'une puissance dispersive qui prend la forme singulière d'une malléabilité étonnante de son visage (maigre ou rond, rongé de barbe ou non, les cheveux courts ou longs), se gagne à chaque plan dès lors qu'il faille reprendre quasiment à zéro l'idée même de ce que c'est que de faire un plan. Ainsi, depuis les (maigres ou faibles) possibilités offertes par le médium lui-même, un cadre fixe ou bien un panoramique seraient comme les premiers d'un autre cinéma encore en devenir, tels des exercices ludiques qui entrent de toute évidence en écho avec les jeux de mains d'un enfant qui profite du cadre pour les y accomplir. Plus radicalement encore, Hecho en casa pose l'énigme fondamentale d'une existence en disposant d'une technologie dont la pauvreté audiovisuelle la prédispose à la saisie d'une pente microphysique et fragmentaire, sinon moléculaire, quelques lumières éparses dans la nuit de la révolution tunisienne en cours valant comme les étoiles perdues dans un cosmos insondable qui est aussi celui dans lequel flottait alors subjectivement le réalisateur.

 

 

Il faut dire ici que le travail de montage (dû à Ismaël, l'un des trois auteurs avec Youssef Chebbi de Babylon en 2012) aura été essentiel afin de regagner en cohérence esthétique toute une poussée « paratactique » qui, vouant un sujet à la confusion océanique de lui-même, le protège aussi paradoxalement des miroitements cristallins de l'ego (s'il y a un cinéaste auquel on pourrait rapprocher Belhassen Handous, ce serait alors Robert Kramer). Un sujet davantage hanté par l'étiolement et la lutte à entreprendre contre cette pente, pris dans l'entre-deux d'un pays imaginaire fait de fragments espagnols et tunisiens, happé par les plaques tectoniques du temps alors en train d'accoucher d'une séquence historique loin de s'être achevée. Un sujet aussi singulier que sa singularité ramasse l'époque intervallaire où se tient le peuple tunisien tout entier.

 

 

La question du montage aura été tout aussi stratégique pour Go Forth de Soufiane Adel, certes plus confiant dans sa mécanique (son souci étant clairement celui de la structure) puisque, après une ouverture soutenue par le film amateur de son mariage algérien, celle-ci s'applique à entrecroiser l'enregistrement documentaire des paroles de sa grand-mère, d'une part avec des images issues de bandes d'archives coloniales retrouvées par hasard, d'autre part avec des plans de Champigny-sur-Marne tournés depuis un drone. On fera déjà remarquer que Soufiane Adel aura également jouer de la plasticité de son corps au travail du temps passant au travers, lorsqu'il s'est investi dans l'entreprise de Vincent V – la décalogie consistant en dix plans-séquences tournés sur une décennie et mettant un personnage de fiction aussi retors qu'intraitable dans ses rapports au réel le plus immédiat.

 

 

Comme Belhassen Handous, le sujet qui se met en scène dans ses films est aussi celui d'un devenir perpétuel, d'une métamorphose continue, d'une multiplication de masques qui excède la logique même de l'identification dont on sait par ailleurs qu'elle peut sous-tendre aussi l'existence et l'orientation de divers appareils policiers. Pour en revenir à la question de la réappropriation, qu'elle passe par le titre même du film (« Go Forth », autrement dit en français « aller de l'avant » comme le martelait il y a quelques années le slogan d'une publicité pour une fameuse marque de jeans qui alors récupérait l'imagerie militante ou révolutionnaire) ou bien quand elle se manifeste à l'aide de magnifiques mouvements aériens filmés afin de casser le cliché médiatique de la banlieue identifiée à ses trottoirs, le réalisateur en marque explicitement le caractère politique dans le commentaire de son film. Son seul complexe n'est pas d'ordre racial, communautaire ou confessionnel mais bien politique : il est celui du prolétaire. Comme l'était son père, mécanicien garagiste, dont il aurait alors retenu tout l'usage filial à tirer de l'idée même de machines à démonter et remonter pour en voir le cœur, en ouvrir le moteur.

 

 

Considéré depuis la perspective de la grand-mère, Go Forth prend allégoriquement appui sur l'art ancestral de la ceinture kabyle, chaque fil de couleur entrelacé pouvant se prolonger dans l'articulation des trois grandes séries filmiques composant l'allure constructiviste du film. Le démontage-remontage des machines en écho à la réappropriation d'une technologie détournée de ses principes idéologiques (le drone sert ici de Louma hollywoodienne à moindre frais en instituant du lyrisme à l'endroit – une cité HLM – où il est censé manquer) ou le métier de la ceinture kabyle transmis d'une grand-mère à son petit-fils en soutien à la réappropriation d'une histoire familiale plongeant dans celle du siècle passé (des grandes guerres aux guerres coloniales ou d'indépendance coloniale) : Go Forth marque une grande ambition esthétique tout autant que politique, vise aussi haut que les plans en ascension tournés à l'aide ingénieuse d'un drone (avant Bird People de Pascale Ferran en 2014).

 

 

Et cette ambition se caractériserait encore autant dans l'élargissement des cercles historiques (les bandes d'archives coloniales s'inscrivent davantage en Afrique subsaharienne et l'on entend réciter une poème de Mahmoud Darwich) que dans le postulat de la contradiction principale des rapports de classe. Dans le chant de Maria Callas résonnant dans la banlieue francilienne que dans la résurgence du souvenir de Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola comme du récit qui l'aura inspiré (Au cœur des ténèbres de Robert Conrad en 1899) lors du montage de La Chevauchée des Walkyries (1856) de Richard Wagner sur des images de l'ordinaire colonialiste en Afrique noire. Si Soufiane Adel boulonne un peu trop son commentaire off, les intentions rigidifiées par un ton déclaratoire sont heureusement neutralisées à plusieurs jointures du film, et définitivement lors d'un finale renouant avec les masques joyeux et insolents de l'enfance.

 

 

De toute façon, l'impulsion est là, aussi authentique que celle de Belhassen Handous avec Hecho en casa, en ce que des processus de subjectivation nécessitent de fourbir des dispositifs pouvant contrarier la tendance générale à l'expropriation. Et comment, sinon par une contre-tendance œuvrant à la réappropriation esthétique et politique des formes et des outils pourtant disposés à entretenir l'expropriation des individus hors d'un souci qui est celui de leur « être singulier pluriel » (Jean-Luc Nancy) ?

Jilani Saadi, sacré profanateur :

 

 

Marchandage nocturne (1994), Khorma (2002),

Tendresse du loup (2006), Dans la peau (2009-2015)

 

 

Un éclopé, borgne et unijambiste, veut tirer sa crampe avec la prostituée du coin, qui lui conseille déjà de se laver la bite ; le personnage s'exécute fiévreusement en se savonnant, plein cadre, ses organes dans la première fontaine trouvée ; il revient pour comprendre que la prostituée lui a posé un lapin, hurle comme un chat de gouttière sa haine à la terre entière, et irrite suffisamment un voisin pour prendre la fuite afin d'éviter la castagne. Marchandage nocturne est le tout premier film alors tourné à Paris par un jeune réalisateur d'origine tunisienne de 32 ans, premier segment d'un projet de long-métrage intitulé Sécheresse (une histoire préfigurant étonnamment La Saveur de la pastèque de Tsai Ming-liang tourné dix ans plus tard, en 2004) et finalement abandonné, faute de financements.

 

 

Le court-métrage qui oblige à une économie narrative généralement concentrée permet alors à Jilani Saadi de ramasser son idée au point d'en extraire le jus le plus acide : l'économie nocturne des rapports sexuels tarifés produit aussi ses exclus, ses consommateurs frustrés, ses figures rancies et réactives, pourtant jamais soustraites d'un regard empathique. De rapport sexuel, il n'y aura donc pas : voilà peut-être bien la scène primitive de tout le cinéma de Jilani Saadi. Et elle trouvera à se répercuter tant dans le viol de l'héroïne par trois marginaux de Tendresse du loup que dans la surveillance s'exerçant continuellement sur le couple adultère de Dans la peau. Tant dans la figure du puceau qui sera puni pour avoir rêvé de devenir le messie du quartier de Khorma que dans celle du futur marié auquel sa promise aura fait faux bond dans Où est papa ?. Dans Marchandage nocturne, le marchandage tourne littéralement vinaigre (comme le projet architectural prendra l'eau dans le moyen-métrage documentaire La Maison-laboratoire de Mahdia tourné en 2012), le jaune artificiel de la photographie trahissant ici la scène naturaliste au bénéfice d'un petit théâtre de la cruauté comme hérité du cinéma des années 1970, quelque part entre Rainer Werner Fassbinder et Paul Vecchiali (par exemple, on imagine que Le Café des Jules réalisé par ce dernier en 1988 semblerait avoir autant inspiré le court-métrage Café-Hôtel de l'avenir en 1994 que l'économie générale de Tendresse du loup).

 

 

Ce théâtre de la cruauté, qui découle directement des ratages des échanges marchands et qui donc appartient aux ratés d'une économie seulement identifiée à ses vainqueurs, est celui où s'affrontent précisément les figures d'un désœuvrement qui prendra la forme radicale et foutraque du road-movie tournant en rond dans le no man's land de Bidoun 2 (2014). Autant le désœuvrement, au principe de l'attente et du viol dans Tendresse du loup (un titre pas loin d'être confondu avec le polar de Jean-Pierre Bastid intitulé La Tendresse du loup en 1997) comme de l'errance sans but des héros de Bidoun 2, avère une « part maudite » (Georges Bataille) jamais épongée par le triomphe circulatoire de l'argent comme équivalent général abstrait, qu'il participe aussi à faire dérater ou dérailler les petites machines justement conçues pour accumuler le maximum de profit.

 

 

C'est l'autre perspective de l'inaugural Marchandage nocturne : si l'éclopé n'a pas tiré son coup, la prostituée n'aura en conséquence gagné aucun argent, le désœuvrement aura été, de part et d'autre d'une ligne de partage sexuelle et économique, au fond mimétique. Mais que l'on pense au premier long-métrage de Jilani Saadi, Khorma, en forme de retour après l'exil parisien dans le pays d'origine et le quartier de l'enfance à Bizerte, où le simple d'esprit profite d'une faute commise par son père adoptif pour reprendre en main les tours de la micro-économie populaire de la prière publique comme de l'annonce des mariages et des décès, tout en les détournant (on aimerait dire en les dératant) en vertu d'un goût pour la fabulation et la transgression qui, in fine, sera collectivement sanctionnée.

 

 

C'est que le rouquin Khorma (Mohamed Graïa), à sa place quand il était considéré comme l'idiot du village sympathique (Khorma signifiant en français la bêtise), ne l'est plus quand il cherche à tirer personnellement profit de la petite économie dont il n'était pourtant qu'un rouage inoffensif, en même temps qu'il désire désormais occuper une place inédite en raison de laquelle ses transgressions jusque-là admises et comprises comme inoffensives lui permettraient d'atteindre au statut de l'exception quasi-messianique. La réponse communautaire prendra alors la forme d'un lynchage symbolique (le héros, ligoté à un poteau, aura été dévoré toute une nuit par les moustiques, avant de repartir au matin dans un grand éclat de rire), en conséquence d'un désœuvrement strictement identifié à celui qui n'aura pourtant travaillé qu'à en révéler le noyau obscur. L'idiot du village se rêvait roi du monde, il finira en victime offerte en sacrifice afin d'apaiser les soubresauts convulsifs d'une « crise mimétique » (René Girard), Des choses cachées depuis la fondation du monde, éd. Grasset/Le Livre de poche-coll. « biblio essais », 1978, pp. 401 et suivantes) et de rétablir, contre la crainte de l'indifférenciation généralisée, le respect retrouvé des hiérarchies.

 

 

La « crise mimétique » se comprendra plus précisément avec Tendresse du loup (2006) sur le mode anthropologique de la « rivalité mimétique » (René Girard, opus cité, pp. 416 et suivantes) trois paumés se vengeant du désœuvrement où les a abandonnés une bande rivale en violant une femme en guise de virilité retrouvée, cette dernière proche du meneur de cette même bande se vengeant de ses violeurs par une bonne bastonnade de la part de ses copains, et déjà en commençant par le seul qui n'aura pas pris part à l'agression (à nouveau interprété par Mohamed Graïa). Stoufa, rappelé le plus brutalement à l'ordre de sa responsabilité symbolique dans un viol auquel il n'aura pourtant pas participé, cherchera à son tour à se venger de Saloua. Jusqu'à ce que le désœuvrement fasse retour au sein même de l'entreprise vengeresse, le court-circuit dans la violence mimétique relevant d'un mouvement imperceptible, digne de l'attente rossellinienne, s'étant faufilé à travers les interstices du scénario (mais l'on peut croire que le goût du héros pour le Cap-Vert et la musique de Cesaria Evora y est pour quelque chose, ce dernier étant soucieux de prendre soin d'un reste en lui d'enfance et de sublime dans la nuit sauvage de Tunis par ailleurs ravagée par les revers pulsionnels de l'économie marchande).

 

 

On pense à Gare centrale (1958) de Youssef Chahine devant Khorma, on pense à A mort l'arbitre (1984) de Jean-Pierre Mocky devant Tendresse du loup (d'autant plus que l'on y croise un groupe de supporters de foot vêtus de jaune). On pense généralement à Fritz Lang dont l'ombre accompagne tous les films cités, celui de M le maudit (1931) et de Fury (1936), celui dont les films portent le plus grand témoignage des logiques de contamination virale et de propagation fulgurante de la violence mimétique, dans une réversibilité des positions symboliques habituellement comme des oppositions, et dans le sacrifice de victimes émissaires en guise de retour purifié à une société différenciée. D'où les séquences de danse, tout aussi nombreuses dans les films de Jilani Saadi qu'est récurrent le motif du miroir, de la symétrie des séquences de douche de Tendresse du loup aux effets filmiques de miroitement de Bidoun 2, en passant par le côté fractal du montage des images de Tendresse du loup, Dans la peau et Bidoun 2, ce dernier film proposant rien moins qu'une possibilité de baroquisme (déjà amorcé avec les mouvements de caméra et les plans en plongée depuis les terrasses de Khorma) arrachée aux bricolages ou bidouillages d'une économie de cinéma radicalement infra.

 

 

L'entrecroisement de séries d'images hétérogènes en guise d'éclatement des points de vue, initié avec Tendresse du loup (et ses plans tournés en noir et blanc) puis prolongée sur le mode langien du panoptique mabusien de Dans la peau (et ses images de télésurveillance), explose de la façon la plus improbable dans la série des Bidoun (deux ont déjà été réalisés, un troisième est en cours), la caméra numérique portative de marque GoPro pouvant alors autoriser de se dispenser d'un chef opérateur au profit d'un miroitement fractal ou kaléidoscopique de tous les points de vue imaginables, ceux des acteurs portant autour du cou la caméra, mais aussi ceux des arbres, des pans de mur, des angles d'appartement, des coins de rue.

 

 

C'est qu'il y a, depuis l'éclopé de Marchandage nocturne, de la boiterie dans le cinéma de Jilani Saadi (comme dans celui de Leos Carax d'ailleurs), les personnages à l'intérieur d'eux comme entre eux, les images à l'intérieur d'elles comme entre elles. Ces boitements s'inscrivant par ailleurs dans un régime allégorique général où la marge sociale fait boiter le centre et l'artiste, se sachant si loin comme si proche du fou (au risque partagé du lynchage, et pas que symbolique), fait claudiquer les normes de la représentation en rendant étrange l'habituel et en tirant le naturel vers l'artificiel, écartant le champ afin de l'ouvrir sur le hors-champ de la représentation.

 

 

Cette radicalisation du geste cinématographique, en plus de prendre appui sur des réalités sociales sous-exposées et des figures socialement reléguées et partant vouées à l'absence de regard, témoigne, avant les expérimentations de Belhassen Handous et Soufiane Adel, du détournement critique de technologies faites pour le contrôle social des sexualités (Dans la peau) ou permettant d'accentuer sur un versant spectaculaire le narcissisme de leurs consommateurs (et c'est bien l'usage qu'en aura aussi fait Mohammed Mehra lors des massacres qu'il a commis).

 

 

Ainsi, Jilani Saadi aurait réussi à faire émerger une puissance de désorientation baroque à l'endroit de la plus grande pauvreté économique (Tendresse du loup est pour le moment son dernier film produit et distribué correctement). Raul Ruiz sortant comme Alien des entrailles de Jean-Pierre Mocky, Fritz Lang pris par derrière par Pier Paolo Pasolini (on y pense furieusement devant le plan incroyablement osé du personnage de l'albinos extatique, bigleux et prognathe violant Saloua dans Tendresse du loup). Cette désorientation, attentive aux mécanismes de réversibilité caractéristiques de la violence mimétique, est également soucieuse d'inscrire dans la représentation son hors-champ (la sexualité clandestine des héros de Dans la peau prend, notamment avec les poils pubiens humés par le garçon et son orteil du pied léché par la fille, des formes probablement jamais vues sur un écran tunisien, sinon arabe, à tel point d'ailleurs que les acteurs ont refusé d'assumer les images d'un film depuis bloqué). Désorientation comme désœuvrement devront alors se comprendre, plus que comme simple transgression, comme profanation, radicalement.

 

 

La profanation saisie avec le maximum de radicalité, depuis sa racine même, fondamentalement divisée : autrement dit la restitution à l'usage commun. « Alors que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes » (Giorgio Agamben, Profanations, éd. Payot & Rivages, 2005, p. 91). Que la restitution au libre usage commun soit vécue comme un viol à l'endroit du sacré minimal représenté par le corps de l'autre, littéralement (Tendresse du loup), socialement (la vidéosurveillance policière de Dans la peau) ou économiquement (la prostitution dès Marchandage nocturne). Ou bien qu'elle se comprenne comme inclusion dans le champ commun du visible de formes sacralisées puisque séparées et exclues de toute visibilité (de la figure des « hommes infâmes » comme les aurait appelés Michel Foucault à la question de l'intimité et de l'érotisme étouffée par la problématique du contrôle de la sexualité).

 

 

Grand profanateur qu'il faudrait rapprocher des cinéastes italiens Daniel Cipri et Franco Maresco, par ailleurs admirateur du grand portugais João Cesar Monteiro (des poils pubiens de Dans la peau à l'exposition de son corps amaigri et vieillissant dans Bidoun 2), Jilani Saadi est moins la tête de pont du nouveau cinéma promis par la jeune démocratie tunisienne que, depuis vingt ans maintenant, l'une des têtes de pioche les plus cohérentes mais aussi les plus sous-exposées du cinéma contemporain. Arabe ou non, qu'importe.

« Le cinéma et le politique » :

à bas la propriété, vive l'impropriété

 

 

0) Au moins aussi importante que la question de savoir de quoi l'on parle dès lors que l'on convoque des termes tels que cinéma et politique, est la question de leur relation ou rapport. Et, cette conjonction de coordination, ce petit mot qui fait copule en autorisant une relation pour autant que – l'empirisme anglais l'aura démontré – la relation n'appartient à aucun des termes qui s'y inscrivent. On pourra longuement discuter des propriétés caractérisant les choses cinématographique ou politique. On devra prendre avec précaution et autant de considération l'impropriété fondamentale d'un rapport qui, entre cinéma et politique, n'appartient ni à l'un ni à l'autre des deux termes de la relation – de la même façon que, suivant ici Gilles Deleuze qui déjà s'appliquer à suivre David Hume, si l'on dit que Pierre est plus grand que Paul, cette mesure (celle d'une grandeur) n'appartient ni à Paul ni à Pierre.

 

 

1) Première difficulté : la relation ou rapport entre considéré comme impropriété, en ses conséquences pratiques, vient compliquer ou contrarier les propriétés censément intrinsèques à ces notions que sont cinéma et politique. Le propre de la relation, comme impropriété des termes qu'elle enveloppe, crée des effets de polarisation, coordonne autant qu'il désordonne, conjugue autant qu'il fait disjoncter les propriétés censément respectives aux deux pôles de la relation : comme le dirait François Jullien, l'entre induit, mieux que de la différence, de l'écart et de l'autre et les propriétés identifiant les termes de la relation s'en trouvent conséquemment altérées (cf. L'Écart et l'autre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l'altérité, éd. Galilée, 2010). Cinéma et politique ? S'agit-il de parler du cinéma politique ? De politiques cinématographiques ? S'agit-il de distinguer, comme le disait naguère en mode brechtien Jean-Luc Godard, les films politiques de ceux faits politiquement ? Le cinéma dit politique équivaut-il strictement aux films militants ou engagés ? Les politiques cinématographiques appartiennent-elles aux États ? Au marché ? Ou bien à leur conjugaison perpétuellement renégociée ? Sont-elles seulement subies ou bien relativement réappropriées d'un bout de la chaîne (de production) par ceux qui font les films à l'autre bout de la chaîne (de distribution) par ceux qui les regardent ? Le cinéma interrogé sur son versant politique est-il synonyme de propagande comme la politique envisagée dans une perspective cinématographique se réduit-elle à relayer des prescriptions étatiques ou économiques ? On aura compris l'intérêt de la relation qui, donc, vient compliquer ce qu'impliquent respectivement les termes politique et cinéma : l'entre induit de l'autre altérant et creusant des intervalles au cœur des identités caractérisant les deux termes de la relation.

 

 

2) La mise en relation ou en rapport (les deux mots seront considérés pour le moment comme synonymes, quand bien même ils se différencient sur un plan moins philosophique que sociologique, le rapport concernant des réalités sociales structurelles quand la relation s'inscrit au niveau des interactions individuelles) oblige aussi à être plus sensible aux effets de polarité divisant à l'intérieur d'eux-mêmes les deux termes : le cinéma, un art autant qu'une industrie (comme le disait déjà André Malraux) ; la politique, un agir en tant qu'il se distingue de l'activité du politique. A quoi sert in fine le et permettant de dé-monter ensemble (toute opération de montage étant de démontage-remontage, tout autant conjonctive que disjonctive) politique et cinéma, sinon d'avérer que, toujours, un se divise en deux ? La mise en relation proposée par les termes de la discussion demanderait ainsi à réfléchir aux rapports reliant autant qu'ils aliènent ces mêmes termes qui, du coup, signifient une chose et une autre chose (l'autre pouvant se comprendre à la fois comme différence de potentiel et – sur un mode plus ouvertement dialectique – comme opposition antithétique).

 

 

3) Le politique et non pas la politique : pourquoi ce choix ? Pourquoi adopter un substantif masculin dérivé de l'adjectif politique et non pas le nom commun féminin ? Pourquoi préférer Platon (auteur d'un dialogue intitulé Le Politique) à Aristote (auteur après ce dernier d'un traité intitulé La Politique et, par ailleurs, premier grand philosophe grec systématisant le concept de relation) ? La science créditée du pouvoir de nommer, définir, catégoriser et faire le tri parmi ces notions – soit la « philosophie politique » exemplifiée aujourd'hui par un Marcel Gauchet – pose en un premier temps que le politique désigne les rapports de pouvoir en raison desquels une formation sociale sera spécifiquement organisée. En un second temps (et il y a aussi de l'historicité dans cette succession) que la politique ne survient qu'en conséquence d'un régime de gouvernement particulier (les démocraties parlementaires) où tous ses sujets sont formellement convoqués, tantôt à vouloir assumer un mandat électif, tantôt à voter pour tel ou tel candidat aspirant à la mandature. Cette définition consensuelle proposée par la philosophie politique subordonne ainsi, souverainement, l'idée d'agir politique dans l'orbite étatique, posant que l'État sous-tend l'organisation de la société (c'est le politique) ou bien qu'il propose avec le suffrage universel et plusieurs cycles électoraux de renouveler les représentants des électeurs dès lors qualifiés pour occuper des positions privilégiées en termes de décision dans la grille des rapports de pouvoir organisés par l'État.

 

 

4) Un se divise en deux : le cinéma, un art autant qu'une industrie, un clivage valant comme une guerre, avec ses vainqueurs et ses opprimés, ses majoritaires et ses minoritaires ; le politique en tant qu'il relève strictement de la sphère étatique dans son fonctionnement comme dans la représentation qui en légitime l'ordre et la politique comme ce qui s'en distinguerait radicalement en faisant événement, trouant ou dérangeant l'ordinaire du politique équivalent à l'étatique. Cette division même à l'intérieur de la notion de politique, son caractère amphibologique est lui-même politique au sens de la politique, puisqu'elle distingue aussi la philosophie politique (comme science d'État) de la philosophie tout court (comme amour de la sagesse déliée de toute subordination étatique). Le politique est une fiction régulatrice – celle des automatismes étatiques du social, celle de la bonne mesure étatique ou de la bonne gestion dans l'ordre de l'étatisation des rapports sociaux. Et c'est précisément ce que heurte et troue la politique, c'est-à-dire une politique toujours minoritaire et hasardeuse en ses manifestations comme en ses puissances de suspension et d'interruption. Le politique se déploie, tantôt en prétention universelle de l'État (c'est le totalitarisme), tantôt sur le mode plus circonstancié et localisé de la représentation délégataire (c'est la démocratie parlementaire), tandis que la politique vaut comme soustraction et dé-liaison faisant exception au lien communautaire ou à la gestion régulatrice de l'économique et du social. La politique, c'est l'inadmissible, c'est la possibilité de l'impossible, c'est le réel faisant disjoncter les continuités symboliques du social comme l'imaginaire unificateur de l'État. La politique, c'est le Deux brisant la loi étatique de l'Un, c'est la « communauté politique des tous uns contre le Tout Un étatique » (Miguel Abensour). C'est le réel interrompant symptomatiquement la réalité programmatique du politique, l'incommensurable semant le trouble dans la tyrannie des grands nombres (les chiffres du marché, les suffrages électoraux, l'audimat). « Un nombre qui empêcherait de compter » comme l'aurait dit Paul Claudel, résumant ici les principaux traits d'une orientation de pensée largement adoptée ici de Peut-on penser la politique ? (éd. Seuil, 1985) d'Alain Badiou.

 

 

5) La politique ne se confond dès lors plus avec l'exercice du pouvoir étatique (ce que font les politiciens dans l'ordre du politique), mais vaut comme puissance de celui qui parle alors qu'il n'en avait pas le droit à l'endroit où il est, comme puissance d'agir en prenant part à ce à quoi il n'avait pas de part au lieu même que jusqu'à présent il occupait. La politique, c'est un changement de place, c'est le tracé d'une différence en résultante d'un litige quant à ce qui est ou non politique. La politique, comme vide (un agir en soustraction à l'ordre de la représentation délégataire) ou comme excès (un agir politique localisé à un endroit considéré du point de vue du politique comme non politique), consiste précisément en une opposition à la police dès lors que celle-ci désigne l'agencement social du sensible contrôlé de telle sorte que chacun en possède une part supposément équitable et posée comme indiscutable. La politique vaut comme intervention dérangeant et modifiant l'ordre policier du sensible en ses modalités de partage - modalités visibles, audibles, lisibles et énonçables. La politique vaut comme dissensus quand le politique en forme de légitimation de la police œuvre à l'intérieur du consensus sans en déranger le cadre. Sans lieu propre, littéralement impropre, la politique pose l'idée d'une impropriété plus fondamentale encore que toute propriété héritée ou acquise. Et démocratie est davantage le nom de cette impropriété que la désignation d'un régime politique particulier : personne n'a pas plus le droit de parler ou de prendre des décisions que n'importe qui d'autre. L'essence de la politique est ainsi démocratique, son postulat est non pas l'équivalence mesurable des êtres et des choses mais (cela est la définition néolibérale de la démocratie confondue sciemment avec l'oligarchie), mais bien plutôt l'égalité pratiquée et vérifiée de n'importe qui avec n'importe qui, indépendamment de toute hiérarchie sociale. A l'inverse donc du politique qui repose essentiellement sur une « adémie » constitutive (autrement dit, la délégation ou représentation politicienne vaut comme absence de peuple seulement identifié comme population sujette à être commandée) et dont la police sert au maintien répressif d'une disposition essentiellement inégalitaire (cf. Jacques Rancière, « Dix thèses sur la politique » in Au bord du politique, éd. La Fabrique, 1998).

 

 

6) La relation du cinéma et du politique indiquerait alors précisément de réfléchir à la manière dont, par exemple, la dernière convention collective cinéma a été adoptée (par des partenaires sociaux réduits du côté patronal à l'API, les quatre trusts de la distribution plutôt que de la production) comme à ses conséquences pratiques (s'agissant de la diminution de 10 % des tournages d'une année sur l'autre). Ou bien de réfléchir aux films qui représentent (de M. Smith Goes to Washington de Frank Capra en 1939 à La Conquête de Xavier Durringer en 2011) ou documentent (de Primary de Robert Drew à 1974, une partie de campagne de Raymond Depardon en 1974-2002) la question de la représentation politicienne. La relation du cinéma et de la politique demanderait plutôt comment les procédures cinématographiques d'un film en particulier produisent, en raison du dérangement du partage du sensible habituel, des effets d'écart ou de suspension, de soustraction ou de supplémentation – des effets de désidentification qui sont des effets tout autant esthétiques que politiques (autrement dit, ces effets entrent en convergence ou congruence avec des processus de subjectivation politique du point de vue du spectateur). D'où il faut comprendre qu'esthétique et politique entretiennent d'étroites relations : n'importe qui ou bien n'importe quoi n'étant pas à sa place prescrite par la police du sensible s'envisage alors en dérangement en regard de la reproduction de son partage.

 

 

7) Qu'est-ce qu'un film alors, a fortiori un bon, sinon qu'il propose avec les moyens du cinéma un nouveau partage du sensible en écart depuis le partage du sensible dominant ? Un plan, c'est une prise de position(plutôt que de parti pour reprendre ici une distinction proposée par Georges Didi-Huberman) en redéploiement des forces du sensible, du visible et du non-visible, de l'audible et du non-audible, de telle manière que sont brouillées les lignes de partage et les grilles hiérarchiques habituelles. Le montage entre deux plans ou entre un son et une image, c'est le marquage d'un intervalle en raison duquel l'on peut sentir et penser la puissance esthétique et politique de l'interruption et de la disjonction au principe d'opérations de montage-démontage-remontage sans lesquelles aucune politique digne de ce nom (ce nom pouvant être encore celui d'émancipation) n'est possible. Dès lors qu'il y a étrangeté, discontinuité, intervalle suspensif ou écart interruptif, hétérogénéité ou mélanges, rapprochements d'incomparables, productions d'affects inconnus ou d'images indiscernables, ruptures ou torsions avec l'ordinaire des conventions narratives, figuratives et représentatives. Dès lors qu'il y a du réel en excès aux bornes du régime de représentation conventionnel, dès lors que le cinéma se soustrait aux normes du spectaculaire (intégral disait Guy Debord, intégralement désintégrant dirions-nous aujourd'hui), dès lors que du documentaire vient trouer la fiction ou que de la fiction vient supplémenter le documentaire et vice-versa, il y a – il y aura du cinéma (non depuis la règle des industries culturelles mais bel et bien comme art, autrement dit comme exception). Et il y aura de la politique (non comme équivalence calculable des êtres et des choses mais comme égalité des formes incommensurables, par le cinéma à la fois avérée et pratiquée).

Comme le dit Jean-Louis Comolli, le cinéma, c'est la « démocratie idéale » puisqu'il convoque chaque spectateur tel un égal singulièrement doté des mêmes puissances de pâtir et de se réjouir, de penser et de sentir, de parler et d'agir. Un spectateur occupant une place qui ne relève d'aucune forme de propriété ou d'assignation : d'où que les grands films, moins enclins à ramasser la mise d'un public comptabilisé en nombre d'entrées qu'à toucher comme le disait Serge Daney chaque spectateur un par un, s'évertuent à le faire changer de place comme Rosa Parks le fit prodigieusement une fois, en dérangement considérable de toute une société étasunienne confite dans la ségrégation raciale. Le spectateur voyant en conséquence autrement, regardant mieux, pour la première fois peut-être, ce qu'il y avait sous ses yeux et que le partage policier du sensible l'empêchait justement de voir, faisant notamment écran à son caractère proprement inégalitaire et scandaleux.

 

 

Dans l'intervalle des écrans physiques (la salle de projection) et des écrans psychiques (l'esprit du spectateur), tous les films sont égaux et le sont autant que les spectateurs auxquels ils se destinent aveuglément, indifférents à leurs différences respectives. Il faudrait enfin proposer quelques exemples – il y en aurait mille à donner – à puiser dans un art qui fut et demeure grand, quand bien même le complexe audiovisuel et médiatique mondial en aura considérablement affaibli la portée au sein du peuple.

 

 

On en aura vu quelques-uns lors des troisièmes Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille : c'est la révolution tunisienne saisie dans la perspective indiscernable et moléculaire d'un téléphone portable (Hecho en casa de Belhassen Handous) et c'est la réappropriation du drone désœuvré dans son programme de contrôle social pour en faire le principe de représentation d'une élévation lyrique depuis le sol gris de la banlieue (Go Forth de Soufiane Adel) ; c'est la révolution tunisienne saisie dans le dos d'une surexploitation qui venue de bien plus loin qu'elle continue d'exercer après elle ses effets de brûlure sur la jeunesse prolétaire (El Gort de Hamza Ouni) et c'est une placette d'Alger reconfigurée en forum démocratique accueillant le nouveau peuple d'un cinéma algérien encore à venir (Bla cinima de Lamine Ammar-Khodja) ; c'est l'esprit donquichottesque hantant un autre quartier d'Alger aussi désœuvré qu'ouvert aux puissances de décentrement de l'utopie (Tarzan, Don Quichotte et nous de Hassen Ferhani) ; c'est la rencontre de la femme qui veut avorter dans un pays qui en interdit la pratique et du prolétaire amazigh à qui est également interdite la dignité d'être à l'écran représenté (En dehors de la ville de Rim Mejdi) et c'est la rencontre de l'intellectuelle française et du paysan égyptien au principe d'une subjectivation politique autant disputée que partagée (Je suis le peuple d'Anna Roussillon) ; c'est l'anti-tradition dissensuelle de la fidélité retournant autant sur ses gonds la tradition classique (pour en pas dire réactionnaire) de la trahison qu'elle trahit le consensus islamophobe identifiant l'antisémitisme au monde arabo-musulman (Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmèche) et c'est la violence du marginal (il la subit comme la relaie) en guise de profanation fractale des tabous impensés matelassant la société tunisienne (les films de Jilani Saadi).

 

 

A bas la propriété, vive l'impropriété ! L'impropriété du cinéma et celle de la politique que le premier rend manifeste depuis ses procédures, à chaque fois, à chaque film, spécifiques. L'impropriété du cinéma et de la politique, en ce qu'ils sont du côté de la puissance et non du pouvoir (d'où son impouvoir fondamental), du côté du sublime et de l'émancipation et non du côté de la désublimation et de la répression. L'impropriété de la politique et du cinéma en tant qu'elle avère avec l'une et l'autre l'égalité, quand bien (mal plutôt) règne l'inégalité.

 

 

L'impropriété comme ce qui défait tous les partages institués et dont la puissance de désœuvrement ouvre toutes les propriétés réifiées sur ce fond d'impropriété constituant et générique : le commun qui, inappropriable, nous partage et traverse tous, universellement, et sans exception.

 

 

Le 27 avril 2015

 

 

Pour lire la première partie, cliquer ici.

Pour lire la deuxième partie, cliquer ici.


Commentaires: 0