La violence politique, son histoire, son actualité, son spectre

Du terrorisme et de son non-concept (deuxième partie)

« Il y a une profonde modernité dans la violence terroriste et djihadiste qui se déploie depuis une vingtaine d'années. Bien sûr, ni le terrorisme ni le djihad ne sont des phénomènes nouveaux. Les formes de terrorisme ''globalisé'' (susciter un phénomène de terreur en visant soit des cibles hautement symboliques, soit au contraire des civils ''innocents'', sans se soucier des frontières) se développent dès la fin du XIXe siècle avec les anarchistes, pour culminer avec le premier terrorisme global simultané, celui de l'alliance constituée entre la bande à Baader, l'extrême gauche palestinienne et l'Armée rouge japonaise dans les années 1970. (...) Ce qui est nouveau, c'est l'association du terrorisme et du djihadisme avec la quête délibérée de la mort. » (Olivier Roy, Le Djihad et la mort, éd. Seuil, 2016, p 7-8).

Une jeunesse allemande (2015) de Jean-Gabriel Périot

   

 

 

Le « ninisme », stade suprême du scepticisme démocratique

 

 

 

Commençant sous les auspices de Jean-Luc Godard, Une jeunesse allemande se conclut avec celles de Rainer Werner Fassbinder. Avec le premier, la question se pose en off de savoir si les Allemands sont en capacité de faire des films et avec eux de créer des images de leur pays. C'est une voix sans corps à laquelle un corps, avec toute sa corpulence, sa massivité même, répondra. Le second incarnerait à lui tout seul en effet une réponse possible, s'exposant dans la franchise déconcertante de sa participation au film collectif L'Allemagne en automne (1978). D'abord nu et ravagé de tristesse, se tripotant la bite et pendu au téléphone après avoir appris la nouvelle de la mort successive d'anciennes connaissances des milieux artistiques alternatifs passées depuis à la lutte armée (Gudrun Esslin, Andreas Baader et Jan-Carl Raspe), le cinéaste allemand bataillera ensuite contre sa mère au sujet de la démocratie, comme gouvernement du moindre mal et dans les dérives autoritaires qu'il s'autorise (« La démocratie est le pire des systèmes, à l'exclusion de tous les autres » ainsi que le disait Winston Churchill). Car la mère ayant connu le IIIe Reich pense en effet qu'il faut condamner avec la plus extrême sévérité les auteurs de l'assassinat du patron des patrons Hans Martin Schleyer, et que le temps est propice à l'avènement certes démocratique d'un dirigeant politique aussi sympathique qu'autoritaire.

 

 

Entre-temps, Jean-Gabriel Périot aura proposé en guise de premier long-métrage documentaire le montage d'archives de diverses origines mis au service d'un récit consacré à cette jeunesse allemande passée de la joyeuse hétérodoxie irrévérencieuse et anarchique du milieu des années 1960 à la radicalisation politique et au terrorisme avec le tournant des années 1970. S'astreignant aux seuls documents cinématographiques et télévisuels produits durant la période allant de l'année 1965 à l'année 1977 et proposant sans commentaire ni légende le rapprochement de visibilités aux contenus hétérogènes pour ne pas dire antagoniques, Une jeunesse allemande promettait alors d'être le film le plus actuel, à l'heure pile des fractures de notre temps. Puisque ce documentaire allait permettre aux déflagrations contemporaines (les attentats commis en France depuis vingt ans sous la bannière de l'islamisme, de Khaled Kelkal aux frères Kouachi en passant par Mohamed Merah et Amedy Coulibaly) de bénéficier du miroir ou du contrechamp appartenant à des violences guère plus anciennes (le terrorisme d'extrême-gauche des années 1970, Rote Armee Fraktion en Allemagne donc mais aussi Armée rouge unifiée au Japon, Brigades Rouges en Italie, Action Directe en France, etc.).

 

 

Jean-Gabriel Périot aura eu évidemment raison : l'inactuel possède en regard de l'actualité une incontournable dimension contemporaine – autrement dit disjonctive. Le passage à l'acte meurtrier au service d'une cause mondiale se jouait déjà et se joue encore avec les habits de l'anti-impérialisme comme il s'opère dans le redoublement offert par le champ conflictuel de l'audiovisuel mondial. Mais la lutte armée visant la contestation radicale du camp occidental conduit, hier comme aujourd'hui, tout autant les militants engagés dans ce combat à son impasse nihiliste qu'au durcissement autoritaire des démocraties libérales s'efforçant de répondre à l'attaque par la neutralisation, voire l'élimination systématique des opposants. Cependant, d'une séquence historique à l'autre, il faudra quand même insister aussi sur des différences qui, aussi importantes que les ressemblances (ou les « homologies structurales » aurait dit Pierre Bourdieu), ne cessent par ailleurs d'être titillées, sollicitées depuis le hors-champ de Une jeunesse allemande. La jeune génération des années 1960 se distinguera en effet sur plusieurs plans de celle des années 2000, entre autres par leur position sociale respective (un certain désœuvrement petit-bourgeois et cultivé a laissé place aux désaffiliations d'une frange particulière et déculturée des classes populaires), leur rapport conflictuel à des histoires nationales différentes (l'héritage colonial ayant infléchi la politique migratoire française aura remplacé l'héritage difficile pour la génération de l'après-nazisme et de la Guerre froide) et des référents idéologiques spécifiques (la fiction consolatrice de la communauté planétaire ou de l'oumma se substituant désormais au grand récit de la dictature d'un prolétariat émancipé des fers des nations). Mais l'un et l'autre de ces imaginaires, contre les brutales inégalités de la mondialisation, auraient en partage la prescription salvatrice de l'universel (mais l'universel se vivait dans les années 1970 sur un mode messianique pour quand l'apocalypse est ce que veulent aujourd'hui précipiter les djihadistes).

 

 

Ainsi que l'a souligné à plusieurs reprises Olivier Roy, l'islamisme d'aujourd'hui sert, à l'exemple de la version gauchiste du marxisme de la génération précédente, de caution idéologique au désir de rupture d'une fraction de la jeunesse en guerre contre l'État et la garantie policière qu'il représente en faveur du consensus national-étatique. « En fait (...), le radicalisme islamique ne peut se comprendre si l'on ne voit pas qu'il reprend (et islamise) un espace traditionnel de contestation, aussi bien dans l'anti-impérialisme que dans la mobilisation des espaces d'exclusion sociale, ou dans la radicalisation de jeunes intellectuels » (in L'Islam mondialisé, éd. Seuil-coll. « La couleur des idées », 2002, p. 21).

 

 

Olivier Roy avance également un autre élément d'analyse qui, en regard du documentaire de Jean-Gabriel Périot, serait particulièrement déterminant : « Le paradoxe est que cette crise de l'autorité, qui conduit à un phénomène d'autodidactisme et d'auto-proclamation, et cette liberté prise avec la tradition comme avec les autorités savantes débouchent rarement sur un discours critique et une recherche de la compréhension, mais plus souvent sur l'affirmation dogmatique de principes intangibles » (opus cité, p. 90). Le thème de la crise de l'autorité peut tantôt servir des entreprises réactionnaires (la dimension politique d'un conflit social ramené à la hauteur psychanalytique d'un désir puéril des fils de tuer le père), tantôt autoriser la reformulation des contradictions intrinsèques à la modernité. La crise de l'autorité (ou de la tradition aurait dit Hannah Arendt), en ce qu'elle résulte particulièrement de l'histoire récente d'un État allemand (la RFA) doublement discrédité, parce qu'il a recyclé au début de la Guerre froide la bureaucratie nazie au bénéfice de son incorporation dans le bloc capitaliste et impérialiste occidental (c'est l'important constat dressé notamment par Nicht Versöhnt – Non réconciliés ou Seule la violence aide là où la violence règne de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub d'après Heinrich Böll en 1965), aura autant suscité les performances carnavalesques d'étudiants à l'instar de Holger Meins que les interventions journalistiques de Ulrike Meinhof analysant dans des revues de gauche ou même à la télévision les injustices sociales (et il faut imaginer, malgré le fait que Jean-Gabriel Périot ne cite pas le film, l'une comme l'autre spectateurs du moyen-métrage de Straub-Huillet et y reconnaître le désir légitime de ne pas se contenter de l'ordre scandaleux établi en République fédérale d'Allemagne).

 

 

Demeure malgré tout mystérieux le passage décisif entre les formes symboliques de la contestation tous azimuts des figures de l'autorité (le professeur, le recteur, le directeur de festival, le présentateur de télévision, le patron) et les pratiques de la lutte armée (l'attentat à l'explosif, le kidnapping et la séquestration de patrons, le détournement d'avions et l'assassinat ciblé). La citation du finale psychédélique de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni aurait du coup été davantage justifiée si le réalisateur y avait vu non pas seulement des rêves d'explosion juvénile mais les ambivalences mêmes du passage à l'acte, aussi symboliquement nécessaires que nécessairement imaginaires. Du coup, les blagues de potaches (par exemple se torcher le cul avec un poster du Che ou les bonnes feuilles de la presse dominante), la contre-propagande dogmatique (l'allumette qui met le feu à la société) et les reportages télévisés sur les dégâts matériels causés par de jeunes militants s'attirent au centre d'une ronde visuelle où la confusion le dispute à un grotesque généralisé, indifférencié.

 

 

Mis à part l'évocation de la tentative d'assassinat en avril 1968 du militant marxiste Rudi Dutschke par Josef Bachmann (mais on tait ici les relations probablement entretenues entre ce dernier et l'extrême-droite comme il ne sera jamais question du changement de braquet néonazi de l'ancien avocat « rouge » Horst Mahler), Jean-Gabriel Périot n'en manifestera pas davantage. C'est que le documentariste préfère enchaîner archives sur archives, issues de la télévision publique ou bien émanant des films militants produits dans les milieux alternatifs et gauchistes, dès lors incapable de marquer le bond du tigre qui est un saut dans le vide – un faux-raccord tragique – entre les protestations vives contre le patron de presse réactionnaire Alex Springer et la clandestinité nécessaire à la lutte armée.

 

 

Placé pourtant sous l'égide de Jean-Luc Godard, citant même un extrait de Vladimir et Rosa (1970) avec Juliet Berto, Une jeunesse allemande défend cependant une esthétique du nivellement, ignorant l'usage stratégique des plans noirs afin de marquer des différentiels de positionnement et d'intensité, des ruptures nécessaires dans les enchaînements obligés et des failles dans la pensée. En indexant le recours aux archives sur l'allure d'un récit voulu pop, trépidant et respectueux de la chronologie des événements, Jean-Gabriel Périot aura ainsi sacrifié l'hétérogénéité même du matériau, le réseau de ses contradictions comme autant de courts-circuits fondus dans les effets de continuité d'une approche rien moins qu'historiciste. Raccordant, sans autre transition que l'exigence – sinon l'urgence – de la continuité narrative, fragments de film militant et extraits d'émission de télévision, le réalisateur minore l'esthétique même des antagonismes au nom d'une vision globale ou générique – pour ne pas dire systémique – à l'intérieur de laquelle chacun occupe naturellement sa place et où, de fait, tout le monde respecte des positions identifiées.

 

 

La « crise de l'autorité » se déclinera en conséquence en deux régimes de visibilité moins antagoniques que renvoyées dos à dos et de fait neutralisées les unes en regard des autres. D'un côté, les représentants du pouvoir sont laids et âgés, pourvoyeurs d'une idéologie qui s'avance masquée afin d'entretenir le consensus national en leur faveur. De l'autre, les opposants au pouvoir sont beaux et jeunes, promoteurs d'une idéologie qui s'exhibe dans une manière outrancière impuissante à se faire entendre des classes populaires et, partant, à briser le consensus existant. On aimerait donner tort aux premiers et raison aux seconds, mais à voir le film ceux-là auraient vraiment tout fait pour offrir la victoire à ceux-ci. Rétrospectivement, il n'y aurait semble-t-il rien d'autre à penser, le film se refusant à allumer la moindre flammèche appartenant à des possibilités laissées dans l'ombre par l'univocité de l'histoire. On pourrait encore le dire autrement : la bêtise des premiers leur a permis de gagner, la naïveté des seconds les a acculés à la défaite. La victoire des uns est fausse ou inauthentique, la défaite des autres si grande, méritée et tragique à la fois, qu'elle révèle aux vainqueurs la fausseté de leur position. Match nul : tout le monde est perdant ; balle au centre : le consensus est sauf. D'accord pour les dominants mais fallait-il infliger une nouvelle défaite symbolique à la défaite historique des vaincus ? Fallait-il s'échiner à imposer un principe de neutralité, au risque d'une neutralisation symbolique des positions qui, ne se suffisant ni de la bêtise des uns ni de la naïveté des autres, auront été réellement (même si catastrophiquement) antagoniques ? Fallait-il poser l'absence stratégique du commentaire afin de laisser seul juge le spectateur, quand le montage impose si nettement une lecture drastiquement consensuelle des événements, allant dans le sens d'un tort forcément partagé par tous les acteurs du récit ?

 

 

La crise de l'autorité est réelle, mais l'affirmation dogmatique de principes intangibles par ceux qui ont voulu voir dans la crise le signe de la révolution l'est tout autant. Chacun des deux camps renvoyé dans les cordes d'images respectives (certes plates et serviles du côté des vainqueurs quand elles sont insolentes et inventives du côté des vaincus) qui en parlant d'elles-mêmes disent le plus grand mal de leurs auteurs (sénilité des premiers, juvénilité des seconds) : les images dominées représentent moins le contrechamp que le complément des images dominantes. Nul contrechamp, c'est-à-dire dialectique zéro.

 

 

D'autres perspectives cinématographiques manifestent heureusement une croyance plus sûre dans l'emploi des archives appartenant strictement au pouvoir, de la « caméra analytique » d'Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian au travail des images coloniales et impériales à L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu (2010) d'Andrei Ujica usant pour sa part des images de propagande du régime stalinien du Conducator pour montrer comment elles se retournent contre lui en instruisant sans forcer un implacable procès. Et il y avait aussi du grain à moudre du côté de la fiction en ce qu'elle peut investir le trou des archives, quand on songe par exemple au chef-d'œuvre de Koji Wakamastu, United Red Army (2008). Quant à Jean-Luc Godard, les expérimentations pratiquées à l'époque militante du groupe Dziga-Vertov auront été jetées avec l'eau du bain d'un maoïsme historiquement discrédité. Pourtant, leur dogmatisme n'est pas plus critiquable que la moyennisation privilégiée par l'auteur de Une jeunesse allemande. On comprendra alors pour quelle raison Jean-Gabriel Périot s'emboîte in fine le pas de Rainer Werner Fassbinder lorsqu'il ferraille pathétiquement contre sa maman, occupant avec son film la position sceptique de rigueur. Ce scepticisme démocratique de circonstance (la démocratie parlementaire et libérale est bien le régime du moindre mal, autoritaire et policier quand il est provoqué par le recours à la violence) qui, sur l'échiquier parlementaire, aura longtemps disposé de son idéologie idéale avec le centrisme jusqu'à sa faillite politique avec l'hégémonie néolibérale. Un indice aura déjà été glissé avec le court-métrage en avant-programme du film, The Devil (2012), film censé exprimer la relève de la dignité du peuple afro-américain racialement opprimé et qui réduit des brûlures toujours actuelles aux États-Unis aux stimulations rythmiques de l'esthétique clip.

 

 

Il y avait pourtant dans le film de Jean-Gabriel Périot la virtualité d'une idée intrigante, liée à la question préalablement posée par Jean-Luc Godard : et si les films de Holger Meins et ses amis avaient été meilleurs ? Et si leurs images avaient été plus puissantes (autrement dit, plus en souci de la puissance comme puissance de faire et de ne pas faire – comme « puissance de ne pas ne pas faire » dirait Giorgio Agamben), auraient-elles obscurément aidé à empêcher le passage à l'acte ? Importante question sûrement sans réponse, virtualité en tous les cas laissée ici lettre morte. Aidée dans sa curieuse entreprise idéologique par Nicole Brenez, la position de l'auteur, en deçà même des propositions avancées avec les courts-métrages We are Winning Don't Forget (2004), Les Barbares (2009) ou encore L'Art délicat de la matraque (2010), aura été au fond été celle du Ni-Ni, si bien souligné par Roland Barthes : « Il s'agit là d'une mécanique de la double exclusion qui relève en grande partie de [ce] que j'ai cru pouvoir définir en gros comme un trait petit-bourgeois. On fait le compte des méthodes avec une balance, on en charge les plateaux, à volonté, de façon à pouvoir apparaître soi-même comme un arbitre impondérable doué d'une spiritualité idéale, et par là même juste, comme le fléau qui juge la pesée » (in Mythologies, éd. Seuil-coll. « Points essais », 1957, p. 134-135). Plus loin, Roland Barthes précise le soubassement idéologique du « ninisme », position subjective typique du scepticisme démocratique et de la démocratie comme « empire du moindre mal » (Jean-Claude Michéa) : « J’appelle ainsi cette figure mythologique qui consiste à poser deux contraires et à balancer l'un par l'autre de façon à les rejeter tout deux. (Je ne veux ni de ceci ni de cela.) C'est plutôt une figure de mythe bourgeois, car elle ressortit à une forme moderne de libéralisme. On retrouve ici la figure de la balance : le réel est réduit à des analogues ; ensuite on le pèse ; enfin, l’égalité constatée, on s'en débarrasse. Il y a ici aussi une conduite magique : on renvoie dos à dos ce qu'il était gênant de choisir ; on fuit le réel intolérable en le réduisant à deux contraires qui s’équilibrent dans la mesure seulement où ils sont formels, allégés de leur poids spécifique » (op. cit., p. 227). Une jeunesse allemande relèverait alors d'une semblable pensée magique caractéristique de la petit-bourgeoisie culturelle actuelle qui ne veut rien d'autre que de ne pas avoir à choisir.

 

 

17 octobre 2015

 Une histoire de fou (2015) de Robert Guédiguian

 

 

 

Déposer les armes

 

 

 

« Pour la Shoah comme pour les autres crimes, je parlerai donc plutôt d'un droit de savoir que d'un devoir de mémoire » (Jean-François Theullot, De l'inexistence d'un devoir de mémoire, éd. Pleins Feux, 2004, p. 58). Dès lors, en effet, que l'on ne se suffit pas d'un devoir de mémoire dont l'injonction civile ou citoyenne et supposément inconditionnelle serait déliée de tout droit de savoir (et même de « faire savoir » aimerait-on ici ajouter), on est en conséquence enclin à y deviner aussi un « moyen de fabriquer du consensus [auquel on peut] préférer le travail de l'histoire, et plus généralement de l'esprit critique » (opus cité, p. 75). Une bonne problématisation politique du devoir de mémoire se comprendrait alors en articulation avec un droit de (faire) savoir tout en se doublant d'un autre impératif éthique indiqué entre autres par Walter Benjamin ou encore après lui par Paul Ricœur, ce dernier précisant ceci que « le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir à un autre que soi » (cité par Jean-François Theullot, op. cit., p. 69).

 

 

Problématiser la question du devoir de mémoire (concernant en particulier celle du génocide arménien perpétré par l'État turc entre le printemps 1915 et l'été 1916 et ayant entraîné la mort de plus d'un million de personnes) consisterait par exemple à proposer de discuter des conséquences politiques d'un faire savoir qui se voulait aussi une faire (œuvre de) justice dans les formes disjonctives du terrorisme pratiqué par certaines fractions radicalisées de la nébuleuse gauchiste et anti-impérialiste à partir du début des années 1970.

 

 

A ce titre, Une histoire de fou de Robert Guédiguian ouvre, en parallèle du documentaire Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot, une perspective fictionnelle demandant aussi aux disjonctions politiques du passé d'éclairer relativement les déflagrations du présent (une frange de la jeunesse populaire désœuvrée, victime de l'individualisme négatif imposé aux perdants de l'hégémonie néolibérale et assujetti à un « furieux désir de sacrifice » comme le dit Fethi Benslama, se livre aujourd'hui aux ordres de l'un des points de capiton organisé du fascisme mondial, Daesh). Du côté du documentaire, le point de vue proposé par Jean-Gabriel Périot dans le maniement didactique des archives disponibles (celles de la télévision à l'époque où elle était encore un appareil idéologique d'État et celles produites par les futurs militants de la Fraction Armée Rouge) réduisait l'hétérogénéité des images à l'occupation structurale de places respectives appartenant à un grand récit historique soucieux de neutraliser rétrospectivement tous les antagonismes (la bêtise d'un pouvoir sénile et cynique versus l'idiotie d'un contre-pouvoir juvénile et idéaliste : match nul, balle au centre).

 

 

L'approche diagrammatique de Une jeunesse allemande fondait alors l'interdépendance des oppositions (autrement dit les contradictions) dans un organigramme des positions en raison duquel chacun était perdant d'un point de vue déduit comme étant celui du scepticisme ou du pragmatisme démocratique (sauf que la variante politique soft ou social-démocrate de ce bon vieux libéralisme se retrouve aujourd'hui pratiquement radicalisé par l'hégémonie néolibérale). Du côté de la fiction, Robert Guédiguian, certes plus classique sur le plan strictement formel, adopte cependant une perspective autrement plus intéressante car elle refuse de mettre dos à dos des oppositions posées comme fausses au nom d'un consensuel et bien idéologique « ninisme » ainsi que l'aurait qualifié Roland Barthes.

 

 

Ce qui intéresse en effet un réalisateur dont le père était d'origine arménienne, c'est moins à proprement parler l'histoire du génocide (contractée à l'occasion d'un prologue en forme du procès donné à Berlin en 1921 concernant l'assassin par le rescapé arménien Soghomon Tehlirian de Talaat Pacha, l'un des membres des « Jeunes-Turcs » ayant exécuté le programme génocidaire) que le récit des avatars d'une mémoire dont la construction fonde notamment le désir d'une justice, d'abord adossée à la reconnaissance publique et internationale du tort subi par une communauté particulière ainsi qu'à une politique réparatrice en termes de terres spoliées et restituées, puis employant des moyens qui légitiment l'injustice d'attentats terroristes visant des victimes civiles. Ce que disait Pierre Vidal-Naquet dans une circonstance bien particulière (« la notion de crime absolu est hélas opérationnelle en Israël, et même ailleurs, pour justifier les crimes relatifs » (cf. Les Assassins de la mémoire, éd. La Découverte, 1987, p. 214, note 93 citée par Jean-François Theullot, ibidem, p. 83) vaudrait alors pour la frange radicalisée de la jeunesse appartenant à la troisième génération de la diaspora arménienne qui, au tournant des années 1970 et 1980, se branche sur l'internationale du terrorisme anti-colonialiste et anti-impérialiste (IRA, ETA basque, Fatah palestinien) en mettant en œuvre les passages à l'acte du crime relatif afin de justifier la reconnaissance du tort absolu (avec l'Armée secrète arménienne de libération de l'Arménie et les Commandos des justiciers du génocide arménien entre 1972 et 1986).

 

 

La problématisation telle qu'elle caractérise l'impulsion du récit proposé par Robert Guédiguian et son scénariste Gilles Taurand d'après le récit autobiographique du journaliste espagnol José Antonio Gurriarán (La Bombe en 1982) est d'autant plus aiguë qu'elle prend acte d'un événement fondateur (l'assassinat ciblé de l'un des organisateurs du génocide arménien par un homme qui aura été exceptionnellement acquitté des faits graves lui ayant été reprochés et qu'il aura reconnus). De sa mythification militante inaugurale (derrière les paroles de Soghomon Tehlirian évoquant le spectre vengeur de sa mère comme s'il était un nouvel Hamlet, se fait sentir la stratégie manipulatrice de chefs ayant compris l'importance de peser sur l'opinion publique afin de réussir à infléchir les politiques étatiques). Et de sa reprise impossible, le contexte politique et historique ayant entre-temps changé.

 

 

C'est d'ailleurs bien la seule raison authentique qui expliquerait le choix esthétique du filmage de ce prologue en noir et blanc, comme pour en souligner le caractère de fiction aux vertus mythiques qu'il faudrait répéter mais dont la répétition même révélerait son caractère compulsif latent, les enfants de la troisième génération éprouvant de façon patente la morsure vive d'une stratégie dépassée ou obsolète. Ce sacrifice des plus jeunes sur l'autel d'un double crime fondateur (le génocide d'un côté et l'assassinat de Talaat Pacha de l'autre), c'est bien cette « histoire de fou » que voudrait raconter Robert Guédiguian, revenant une nouvelle fois en Arménie pour entreprendre après Le Voyage en Arménie (2006) un voyage plus ambitieux encore puisqu'il passerait selon différents points dans l'espace et le temps (du Berlin de 1921 au Marseille de la fin des années 1970, du Beyrouth du début des années 1980 à l'Arménie d'après la chute du bloc soviétique au début des années 1990). Un voyage d'autant plus ambitieux qu'il veut aussi aussi croiser cette problématisation avec les questions de la vengeance et du pardon déjà posées par Lady Jane (2008) et surtout L'Armée du crime (2009), l'histoire du groupe de résistants communistes français d'origine étrangère identifié pendant la Seconde Guerre mondiale à la célèbre « affiche rouge » ayant aussi été celle de leur chef, Missak Manouchian, poète d'origine arménienne dont les parents furent assassinés durant le génocide.

 

 

Un détail qui n'en est pas un : on aimerait quand même rappeler aux auteurs de la bande-annonce du film de Robert Guédiguian que les raccourcis publicitaires peuvent mener au révisionnisme voire au négationnisme, étant en effet particulièrement faux d'écrire que le crime d'État qui est un crime contre l'humanité perpétré à l'encontre du peuple arménien serait le « premier génocide du 20ème siècle », en passant alors par pertes et profits la réalité historique de l'extermination perpétrée à l'encontre des peuples Hereros et des Namas accompli dans le sud-ouest africain (l'actuelle Namibie) par l'armée allemande sous la direction du général Lothar Von Trotha et avec l'accord de l'empereur Guillaume II entre 1904 et 1908. « Au terme des opérations, il ne restait que 15 000 survivants sur une population initiale estimée à 80 000 personnes » (Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale. Politique et racisme d'État, éd. Fayard, 2009, p. 335).

 

 

On soulignera dans la foulée aussi la responsabilité deux fois directe et une fois indirecte de l'État allemand dans trois génocides (puisque, une dizaine d'années à peine après le massacre des Herero et des Namas, il aura soutenu l'État turc puis exfiltré Talaat Pacha, avant que la nazification de la République de Weimar ne l'entraîne sur la voie d'un antisémitisme génocidaire). En revenant plus précisément sur Une histoire de fou, ce qui est manifeste est de remarquer à quel point un réalisateur soucieux des questions de la justice rendue par les armes et de l'écart entre la violence légitime et illégale et la légitimité de la violence « légale-rationnelle » (Max Weber) aura déposé ses armes propres devant les facilités – pour certaines problématiques – d'un régime de représentation vissé par les réflexes académiques de la fiction télévisuelle. Déposer les armes du cinéma devant la télévision, c'est par exemple autoriser la gravité violoneuse d'Alexandre Desplat à pointer le museau lorsqu'une photographie probablement authentique du génocide est présentée aux jurés du procès de Soghomon Tehlirian, imposant la très mauvaise idée que cette archive ne suffirait pas à exprimer ce que la musique donnerait à ressentir en s'appliquant donc à suppléer ce qui serait un manque ou un défaut. Déposer les armes du cinéma, c'est également réitérer par quatre fois au moins la référence à la chanson de France Gall intitulée Il jouait du piano debout pour le garçon qui aura tragiquement perdu ses jambes dans l'explosion consécutive à un attentat, le forçage du symbole vouant les ailes de la métaphore à subir le plomb du vouloir-dire et de la signification.

 

 

Déposer les armes du cinéma, c'est encore demander à Ariane Ascaride de jouer pour la énième fois la partition rebattue de la mère courage et c'est aussi réduire l'impulsion de la problématisation initialement posée à une énième argutie sur la nécessité civilisatrice du pardon en réponse évidemment nécessaire à l'impardonnable. Une fois et une fois seulement que Aram, l'un des participants à l'attentat parisien contre l'ambassadeur de Turquie et bon fils de la mère jouée par Ariane Ascaride, aura demandé le pardon à Gilles, victime innocente d'un conflit dont il ignorait tout et qui sera allé jusqu'à Beyrouth pour y trouver le pardon de son bourreau, le premier pourra mourir sous les balles tirées par un ancien camarade de lutte de la cause arménienne. Tout cela est bien téléphoné mais on devine sous les pâtés du scénario une idée (c'est vraiment le gros problème d'un film de ce genre, intéressant sur le papier, navrant à l'écran et un petit rôle attribué à Ghassan Salhab, grand cartographe beyrouthin, n'y change pas grand-chose). C'est à la toute fin de Une histoire de fou que la problématisation aurait effectivement pu connaître d'originaux développements qui ne seraient pas seulement suffis des visées de la note d'intention et des vissages de la forme télévisuelle. C'est en effet à la toute fin de son film que Robert Guédiguian aurait pu renouveler la réussite des Neiges du Kilimandjaro (2011), en montrant notamment comment une cause légitime basée sur une contradiction principale (la lutte des classes) se complique du devenir tragiquement principal d'une contradiction secondaire (les jeunes salariés précaires nourrissant du ressentiment à l'endroit des vieux ouvriers stables).

 

 

Après le clivage entre générations d'ouvriers n'ayant pas bénéficié du même compromis social se substituant à la confrontation entre ouvriers et patrons des Neiges du Kilimandjaro, le réalisateur aurait été bien inspiré d'envisager comment le creusement politique entre Arméniens différemment mobilisés pour la reconnaissance du génocide (les partisans des attentats terroristes étant de moins en moins soutenus par ceux qui préconisent après la lutte armée le retour aux voies légales) constitue une contradiction interne à la communauté arménienne et finissant même par se substituer relativement à la contradiction principale entre les États arménien et turc. La contradiction interne ne prend par moment ici qu'un tour générationnel reclus dans l'environnement familial, cette réclusion étant propice à des séquences à l'écriture particulièrement convenue (on aura retenu cette phrase notamment, sur-écrite : « Il y a des pages qu'on ne tourne jamais »).

 

 

Il reste encore une autre trace d'un devenir principal d'une contradiction secondaire, à l'occasion de la belle dédicace de Une histoire de fou, probablement l'élément le plus inspiré de son auteur, à l'adresse de ses « camarades turcs. A nos combats communs » (pourquoi Une histoire de fou n'en témoigne-t-il pas davantage ?). Parce que le génocide des Arméniens est, en effet, aussi le problème des Turcs en regard de leur État, qui pourrait moins s'imposer en brisant les jambes des innocents mais relever d'une politique d'émancipation universelle et partagée, qui s'est appelée hier communisme (dont l'idée aura été incarnée par le poète turc Nazim Hikmet dans le beau Mon père est ingénieur en 2004) et qui pourrait encore demain s'appeler comme tel. Ce problème des militants turcs pour l'universel, c'est aussi le problème de l'État turc, de son histoire et de sa mémoire, car « (...) un pays n'existe à travers le temps que s'il peut payer pour les fautes qu'il a commises – et donc si les vivants qui ne les ont pas commises peuvent payer pour les morts qui les avaient commises en son nom » (Jean-François Theullot, ibid., p. 45).

 

 

17 novembre 2015

 Les Anarchistes (2015) d'Élie Wajeman

 

 

 

Du père au pire

 

 

 

Ils reviennent, mais qui ? Après les gauchistes ayant basculé au mitan des années 1970 dans le terrorisme sur le cas desquels se sont respectivement penchés les films de Jean-Gabriel Périot (Une jeunesse allemande) et Robert Guédiguian (Une histoire de fou), de qui s'agirait-il cette fois-ci ? Des anarchistes bien sûr, dont un film voudrait nous rappeler au bon souvenir (celui de la « reprise individuelle » et de la « propagande par le fait » contestant l'hégémonie bourgeoise et son empire industriel à la fin du 19ème siècle), sorti d'ailleurs la même semaine qu'un autre film consacré au combat des suffragettes anglaises juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale (Suffragette de Sarah Gavron). La doxa croyait pourtant ou voudrait faire croire les deux affaires classées, l'anarchisme remisé avec le communisme au musée des idéologies obsolètes et des « grammaires de la contestation » dépassées, le vote des femmes ayant par exemple été depuis bien longtemps maintenant accordé (au Royaume-Uni en deux temps, en 1918 et 1928, une quinzaine d'années avant la France, en 1944 dans la loi et en 1945 dans la pratique).

 

 

En fait, on se demande s'il ne s'agirait pas ici de classer une seconde fois (sur le plan des imaginaires et plus précisément ici des représentations cinématographiques) ce qui l'aurait été d'un point de vue historique, la reconstitution romanesque de faits passés pouvant aisément participer à séparer l'histoire de tout rapport concret avec le présent. Il y a bien eu récemment ces « autonomes » que l'ancienne Garde des Sceaux sarkozyste, Michèle Alliot-Marie, aura tenté de criminaliser après l'affaire du sabotage de lignes de TGV en novembre 2008, mais l'institution judiciaire qui continue de s'acharner aura au moins admis que le dossier n'est plus depuis 2015 lié au terrorisme. Il y a bien encore des anarchistes auto-désignés, et puis des anarcho-syndicalistes ou des communistes libertaires organisés, des partisans de l'autogestion et de la libre fédération, des militants dans les lieux de travail et les lieux de vie, dans les quartiers populaires et auprès des migrants, luttant sur les fronts ni principaux ni secondaires de l'anticapitalisme et de l'anti-sexisme, de l'antiracisme et de l'internationalisme, expérimentant avec des formes diverses et entretenant avec des bonheurs inégaux les idées conjointes d'égalité et de liberté (cette « égaliberté » ainsi que le formulerait Étienne Balibar) au triple nom de l'abolition de l'État, du capital et de toutes les dominations. Mais leur actualité, aussi minoritaire soit-elle, n'intéresse guère les majoritaires qui généralement les méprisent parce qu'ils savent bien que, comme le dit un jour Gilles Deleuze, « le devenir minoritaire est universel » et c'est cela qui au fond est révolutionnaire. L'histoire racontée ou représentée ne s'entendrait alors ici que comme la discipline proposant le récit précis et objectif de ce qui eut hier lieu et hier ne concernerait maintenant que sur le seul plan d'une discipline historique elle-même dépassée.

 

 

On voudrait seulement rappeler ces quelques éléments, en commençant déjà par mentionner Siegfried Kracauer qui, parmi d'autres, aura radicalement contesté l'approche positiviste des partisans d'un historisme ou historicisme ne voyant l'histoire qu'à la lumière de la continuité temporelle afin d'insister à l'inverse sur la dimension hétérogène et disjonctive de l'histoire (cette « non-contemporanéité » disait-il en inspiration d'Ernst Bloch in L'Histoire. Des avant-dernières choses, éd. Stock, 2006). C'est parce qu'il y a plusieurs temps hétérogènes ou spécifiques que le temps chronologique appartenant à l'état localisé et calculé des situations de l'être disjoncte avec la survenue intempestive de l'événement surnuméraire pour Alain Badiou (cf. L'Être et l'événement, éd. Seuil, 1988), le pur devenir sans mesure d'aïon court-circuitant chez Gilles Deleuze la succession matérielle et calculée de chronos (in Logiques du sens, éd. Minuit, 1969, p. 76). C'est parce qu'il y a encore « discordance des temps », ainsi que l'aurait dit Daniel Bensaïd inspiré également par Ernst Bloch, que l'histoire se comprend dès lors comme un enjeu de lutte au nom de laquelle le passé s'impose au présent, malgré lui comme inconscient social ou bien politiquement, en toute connaissance de cause (cf. La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l'histoire, éd. de la Passion, 1995). C'est parce qu'il y a enfin césure entre les temps que le passé et le présent peuvent entrer dans cette coalescence que Giorgio Agamben, en héritage de la pensée de Walter Benjamin, mais en écart à Ernst Bloch et Daniel Bensaïd, caractérise pour sa part comme « contemporain » (cf. Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008).

 

 

Et, outre les coups de boutoir donnés de l'extérieur par la philosophie, le paysage intrinsèque à la discipline sera devenu historiquement compliqué (cf. François Dosse, L'Histoire en miettes. Des Annales à la « nouvelle histoire », éd. La Découverte, 1987). Il n'empêche que l'une des tâches urgentes consiste à rétablir dans ses droits (scientifiques et critiques) une discipline elle-même débordée par les instrumentalisations idéologiques et les investissements concurrentiels de la mémoire (cf. Enzo Traverso, Le Passé, modes d'emploi : histoire, mémoire, politique, éd. La Fabrique, 2005).

 

 

En raison même d'une perspective volontiers « discontinuiste » en vertu de laquelle le passé ne cesse d'être un enjeu critique du présent et le présent historicisé une lutte ininterrompue, il y aurait tout lieu en effet de prendre ses distances avec des films (comme Les Anarchistes d'Élie Wajeman ou encore Suffragette de Sarah Gavron en 2015) dont l'académisme tourne si résolument le dos aux discontinuités (qu'elles soient les symptômes de la non-contemporanéité ou les signes même du contemporain comme césure) en posant avec la reconstitution historique et la dramatisation romanesque que, à l'inverse de la phrase fameuse de Requiem pour une nonne (1951) de William Faulkner (« Le passé n'est jamais mort, il n'est même pas passé »), le passé est passé parce qu'il est (le) passé. Un passé identifié à lui-même et captif de tels raisonnements circulaires et tautologiques est un passé dépassé – et même trépassé car privé de tout rapport d'interrogation dialectique avec le présent, seulement propice à des récits classiquement menés qui en sous-main justifieraient sans forcer l'ordre existant. Ainsi, les suffragettes auront bien eu raison de se battre pour le droit de vote des femmes, mais la valorisation mémorielle du combat citoyen d'hier pourrait en effet servir à faire écran à la visibilité d'autres combats politiques du féminisme, ô combien présents et bien moins consensuels (à cet égard, on en viendrait même à se demander s'il y a lieu de seulement s'amuser du fait que l'actrice qui incarna dans un autre film la très réactionnaire Margaret Thatcher, Meryl Streep, joue ici la militante historique Emmeline Pankhurst).

 

 

Ainsi, les anarchistes, aussi sympathiques fussent-ils, se seront inévitablement fracassé la tête saoulée de l'opium de l'idéalisme sur le mur du réalisme d'un supposé indépassable État de droit (la bourgeoisie se trouvera dès lors une nouvelle fois automatiquement légitimée dans son rôle de classe à la fois dominante et garante politiquement des libertés individuelles et collectives). Certes, de prestigieux contre-exemples pourraient être facilement mobilisées pour montrer les ressources de sensibilité et d'intelligence de films relevant du régime classiquement représentatif (du Guépard de Luchino Visconti en 1963 à Barry Lyndon de Stanley Kubrick en 1975 en passant par La Prise du pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini en 1966). Mais il faut pourtant souligner aussi que ces films auront cependant su investir avec un réalisme descriptif ondulatoire et étendu, dès lors plus fort que les simples enchaînements narratifs et le moulage représentatif des figures au sein des décorums, des mondes sociaux-historiques soumis au travail souterrain d'imperceptibles lignes de faille déterminant sa reconfiguration. Cette absence de dialectisation des temps, en double raison de la réduction des contradictions sociales à des enjeux habituels de narration et de dramatisation comme de la promotion muséale d'un passé figé (les combats légitimes ont été remportés à l'instar de la lutte des suffragettes, les moins légitimes comme ceux des anarchistes ayant forcément échoué) donne l'impression d'avoir affaire aux derniers avatars de cette « mode rétro » dont Michel Foucault disait il y a quarante ans déjà que sa propension esthétisante tournait le dos à la pauvreté nécessaire à la problématisation des rapports du pouvoir et du savoir investis dans les corps et les archives (cf. « Anti-Rétro » in Cahiers du cinéma, n°251-252, juillet-août 1974).

 

 

On l'aura compris (mais il nous le reste à l'expliquer plus en détail), Les Anarchistes n'est définitivement pas en proximité esthétique avec un film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ou encore de Peter Watkins qui envisagerait l'actualité des luttes affiliées à l'anarchisme à l'aune d'un événement porteur d'émancipation dont l'inactuel le vouerait paradoxalement à durer par-delà des clôtures de l'histoire écrite par les vainqueurs. Ainsi que le fit exemplairement Toute révolution est un coup de dés (1977) en sollicitant un poème de Stéphane Mallarmé pour voir la lumière fossile irradiée par ce désastre obscur que fut la répression de la Commune de Paris en 1871. Ou encore comme le prouva en 2000 La Commune (Paris, 1871) dans lequel les acteurs non professionnels s'appropriaient l'événement joué pour en rejouer au présent la dimension critique en convoquant par exemple le grand mouvement social contre pseudo-réforme de la Sécurité sociale de décembre 1995.

 

 

En remontant la généalogie de la jeunesse radicalisée dont le dernier visage aura par deux fois sidéré la société française avant et juste après la sortie des Anarchistes (le 11 novembre 2015), il fallait bien que l'on finisse par tomber sur eux – les anarchistes – autorisant alors à voir comment se répéterait l'impasse politique du passage à l'acte terroriste et comment la répétition du saut de la jeunesse politisée dans le pire aura fini d'accomplir la séparation d'avec toute idée d'émancipation. Aujourd'hui, le fascisme est à l'ordre du jour, il est même double et se renforce mimétiquement, le nationalisme xénophobe dans les urnes, le djihadisme meurtrier dans la rue. Au tournant de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle, les anarchistes convertis à l'action terroriste assassinaient des rois et des présidents au nom de l'abolition du vieux monde bourgeois et de l'avènement de la liberté universelle. Entre les années 1970 et 1980, les gauchistes passaient à l'action radicale en commanditant le kidnapping et le meurtre de politiciens et de patrons afin de précipiter la révolution mondiale et l'avènement du communisme véritable, délié de sa capture stalinienne. Depuis vingt ans et les attentats de Saint-Michel à Paris, une fraction de la jeunesse radicalisée passée au djihadisme tue aveuglément ou bien cible ses victimes (journalistes, juifs, mauvais musulmans) avec pour seul souci l'accélération à force d'auto-sacrifice (Fethi Benslama) du rétablissement d'un califat islamique purement fantasmatique. Élie Wajeman ne souhaite visiblement pas vouloir s'inscrire dans la réflexion par les moyens du cinéma concernant les homologies structurales (qui n'induisent pas des identités pures mais bien un composé relatif et instable de ressemblances et de dissemblances) entre les générations terroristes d'avant-hier, celles d'hier et d'aujourd'hui.

 

 

Le réalisateur de Alya (2011) aura délibérément troussé un récit d'infiltration (un policier, Jean Albertini interprété par Tahar Rahim, intègre dans le Paris de l'automne 1899 un groupuscule d'anarchistes comptant Judith incarnée par Adèle Exarchopoulos) indexé sur la tension entre ces inconciliables que sont d'un côté le respect abstrait du devoir professionnel et de l'autre le concret des affections progressivement accumulées. Si la découverte du milieu anarchiste lui permet de prendre connaissance du passé de communard d'un père jamais connu, Jean est surtout saisi érotiquement par l'anarchisme tel qu'il s'incarne surtout dans les formes sensuelles de Judith (ah, sa bouche, qui fascine Élie Wajeman depuis qu'il a vu l'actrice filmée en très gros plans dans La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche en 2013), figure visiblement plus désirable pour son corps que pour ses idées. L'infiltration n'ira pas, comme c'était le cas avec certains films de Samuel Fuller (The House of Bamboo en 1955 et Shock Corridor en 1963) et Martin Scorsese (Gangs of New York en 2002 et The Departed en 2006) jusqu'à la schizophrénie, ne fournissant que la difficile expérience d'une conscience clivée entre les impasses surmoïques et criminelles de certains investissements idéalistes et les plaisirs nouveaux qu'ils auront aussi prodigués. Le plaisir se paiera alors dans la sanction de la jouissance et la figure de la sanction est forcément une autorité symbolique, un père de substitution peut-être manipulateur et brutal mais garant de l'ordre symbolique (identifié ici à la République). 

 

 

C'est alors que Les Anarchistes devient ambigu et de fait aussi un peu paradoxalement plus intéressant, parce que la jouissance promise par le surmoi mène au passage à l'acte et à la pulsion de mort tandis que celui qui en sera revenu ne le doit qu'à un père symbolique (le chef de police joué par Cédric Kahn, qui tenait déjà le rôle du grand frère du héros de Alya), certes sévère et manipulateur mais à la sévérité nécessaire et même civilisatrice. Passés du père au pire comme l'aurait dit Jacques Lacan, les anarchistes désireux de précipiter la fin du vieux monde auront précipité la leur tandis que l'infiltré, revenu du pire au père, comprend, avec la substitution du père communard par son double flicard, que les jouissances autorisées par le geste de l'infiltration doivent désormais cesser afin que l'ordre symbolique s'en retrouve restauré. La morve au nez en réflexe actoral dont Adèle Exarchopoulos a le secret, Judith avouera off sa haine de son amant Jean qui aura pour sa part compris qu'il ne pouvait plus longtemps bénéficier en même temps du beurre (les plaisirs de la transgression anarchiste) et de l'argent du beurre (la récompense officielle de leur répression policière). L'une partira refaire sa vie aux États-Unis, peut-être pour le pire des attentats et de leurs brutales répressions, l'autre restera en France, apprenant pour le meilleur la mélancolie des jouissances moins réelles que virtuellement prolongées dans l'ombre des pères et de l'ordre (de la filiation) symbolique qu'ils incarnent et supportent. Sachant ici que l'ordre symbolique n'est autre que celui de la police de la République.

 

 

En dépit de ces quelques chansons soul ou pop utilisées notamment dans le générique en forme de clin d'œil vague à celui de L'Apollonide - souvenirs de la maison close (2011) de Bertrand Bonello, Les Anarchistes se meut ainsi dans la perspective moins sympathique d'une exigence nécessaire des pères sévères mais justes comme l'est par extension la République à l'égard de ses enfants les plus récalcitrants et dont la révolte n'est affaire au fond que de tumulte œdipien. Une perspective notamment partagée par certaines lectures parmi les plus réactionnaires données de Mai 68, en particulier par l'un de ses renégats favoris à l'instar de Pascal Bruckner (cf. Helen Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, éd. Complexe/Le Monde diplomatique, 2005).

 

 

21 novembre 2015

 

 

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