La violence politique, son histoire, son actualité, son spectre

Du terrorisme et de son non-concept (troisième partie)

Contre la radicalisation, faire l'éloge de la radicalité

 

 

 « Je parlerai de terreur et non de terrorisme. Je ne crois pas que le mot ''terrorisme'' puisse nous aider à comprendre les événements sanglants auxquels on l'applique aujourd'hui »

(Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur, éd. Les Presses du réel, 2013

cité par Jean-Louis Comolli, Daech, le cinéma et la mort, éd. Verdier, 2016, p. 9)

 

 

1) « La portée de ce qui nous est arrivé entre la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et celle de Gorbatchev en août 1991 reste encore à mesurer constate l'anthropologue Alain Bertho. L'effondrement du communisme a un rapport direct avec ce qui aujourd'hui nous préoccupe tous : la confessionnalisation du monde social et l'expansion du djihadisme. Il s'agit en effet d'un bouleversement culturel majeur qui affecte notre vision du monde, bien au-delà des débats partisans ou géopolitiques. Il a affecté notre vision de l'avenir et de l'histoire comme notre conception de la politique » (Les Enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs, éd. La Découverte-coll. « Cahiers libres », 2016, p. 149-150). Le « désastre obscur » en lequel consiste l'effondrement du communisme, c'est précisément l'effondrement historique de sa capture étatique, l'échec du communisme étatisé. C'est pourquoi il reste intégralement à réinventer à distance de l'État comme le précise aujourd'hui Alain Badiou qui, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, ne voit pas que ce communisme à venir a toujours déjà existé, pensé et pratiqué sous la forme du « communisme libertaire » théorisé et pratiqué entre autres depuis Mikhaïl Bakounine jusqu'à Daniel Guérin. Alain Bertho se veut autrement plus pessimiste et pragmatique que le platonicien militant pour la pureté (trans-historique ou « transmondaine » ainsi qu'il la qualifierait) des idées éternelles, appuyant notamment son propos sur une parole prononcée en 1990 par Antoine Vitez : « L'effondrement est celui de l'idée. On ne peut séparer l'idée du désastre matériel : elle ne flotte pas, intacte, au-dessus. Les idées n'existent que par leur incarnation ; si l'incarnation disparaît, l'idée elle-même est blessée à mort (…) » (op. cit., p. 149).

 

 

2) Il n'en demeure pas moins que l'optimisme platonicien du philosophe et le pessimisme pratique de l'anthropologue pourraient se rejoindre en ceci, énoncé d'ailleurs par ce dernier, que, face à la « double impasse » des fondamentalismes religieux et marchand (Sophie Bessis) ou bien face à la confessionnalisation du monde social dont les déflagrations djihadistes seraient l'un des symptômes, la meilleure réponse à la « misère de la radicalisation » consisterait alors à renchérir sur la « richesse de la radicalité » (ibid., p. 175). Ne pas céder sur la radicalité, c'est d'abord marquer l'existence rare et éparse, parfois menacée, d'espaces de liberté existant dans les démocraties libérales qui savent devoir en dispenser l'effectivité légale afin d'acheter la paix sociale même si le capital toujours n'a de cesse de vouloir pousser son prix à la hausse. Aussi, ne pas céder sur la radicalité ne relève pas d'une volonté d'enracinement fantasmatique dans une communauté imaginaire pour laquelle mourir et faire mourir s'en trouveraient légitimés mais d'un désir de saisir le malaise actuel de civilisation à ses multiples racines (objectives et subjectives, individuelles et collectives, économiques et politiques, matérielles et immatérielles, sociales et psychiques – symboliques et diaboliques) afin de tracer ici et maintenant des lignes de fuite qui diagonaliseraient les lignes de faille qui s'imposent à nous et nous traversent, en relève persévérante de l'élan infini de l'émancipation universelle. La citation par Alain Bertho d'un passage (assez benjaminien dans le ton) des Damnés de la terre (1961) de Frantz Fanon ouvrant son « Éloge de la radicalité » demeure à cet égard pleinement d'actualité : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l'accomplir et la trahir » (ibid., p. 173). La mission de l'émancipation universelle étant en effet constamment trahie par les miliciens des affiliations identitaires et les soldats enrégimentés des appartenances communautaires.

 

 

3) Jean-Gabriel Périot, Robert Guédiguian et Élie Wajeman auront dans le champ du cinéma travaillé à figurer le rapport implicite entre la radicalité d'hier et la radicalisation d'aujourd'hui avec des moyens à chaque fois spécifiques mais des résultats cependant inégaux. Parce que le recours nécessaire à des archives hétérogènes se conclut sur le lissage de leurs différences au profit d'une narration consensuelle distribuant rétrospectivement places et points pour n'y voir plus qu'une affaire close au bénéfice d'un « ninisme » caractéristique du scepticisme démocratique contemporain (c'est Une jeunesse allemande). Parce que l'héritage transgénérationnel d'un désir de justice pour le peuple arménien victime d'un génocide et d'une diaspora, transformé à l'époque des engagements anti-impérialistes des années 1970 en dévoration saturnienne des enfants pour des ascendants mythiques, se résorbe dans la représentation sans invention d'une demande générique de pardon qui aurait demandé à soutenir plus fermement le caractère proprement impossible et intraitable de l'impardonnable (c'est Une histoire de fou). Et parce que la saisie au plus près d'une trajectoire subjective divisée, aussi duplice que séduite par les pratiques libertaires et communautaires de l'anarchisme passant en cette fin de 19ème siècle de la « prise au tas » à la « propagande par le fait » se réduit dans le rétablissement symbolique de l'autorité policière et patriarcal nécessaire à éviter de passer « du père au pire » (ce sont Les Anarchistes). On ne serait vraiment pas loin de reconnaître dans ces trois films, de fait très éloignés de tout « éloge de la radicalité » (qu'il faudrait alors aller chercher au cinéma entre autres du côté de Nicolas Klotz et Lav Diaz, de Ghassan Salhab et Wang Bing, de Rabah Ameur-Zaïmèche et Apichatpong Weerasethakul, de Tariq Teguia et Sylvain George), les manifestations de cette « ''post-gauche'' actuelle [dont l'une des tâches principales] est de constamment se référer à cette aire de violence pour dénoncer l'idée même de révolution. » (Slavoj Zizek, Violences. Six réflexions transversales, éd. Au diable vauvert, 2012 [2008 pour l'édition originale], p. 247).

 

 

4) Que nous resterait-il alors, lorsque les éruptions meurtrières en symptôme de la confessionnalisation idéologique du monde social semblent résulter de la « clôture de l'hypothèse révolutionnaire sur laquelle piétinent de rage toutes les critiques radicales de l'ordre existant » (Alain Bertho, ibid., p. 171) ? Le « deuil de la violence politique » sanctionnant le reflux des promesses de l'après-Mai 68 (Isabelle Sommier) aura-t-il également ouvert plus généralement au deuil de l'hypothèse communiste ? Ne pas céder sur l'idée communiste en tant qu'elle nomme le désir du commun et de l'« égaliberté » (Étienne Balibar) n'est pas synonyme d'un balayage d'un revers de la main des conséquences appartenant à l'histoire de sa désastreuse étatisation. Ne pas céder sur le désir d'émancipation en sa portée universelle, c'est non seulement apprécier les limites idéologiques intrinsèques à un non-concept comme celui de terrorisme qui voit dans les décharges pulsionnelles des fascismes individuels et collectifs le support de renforcement de ses juridictions d'exception. Mais c'est encore persévérer à conjuguer les « armes de la critique » avec la « critique des armes » qui, toujours, est une critique de la violence (en particulier du droit) au nom de la difficile et indécidable justice qui ne s'y réduit pas. « Fondation du droit est fondation de pouvoir et dans cette mesure un acte de manifestation immédiate de violence. La justice est le principe de toute finalité divine, le pouvoir le principe de toute fondation mythique du droit » pose Walter Benjamin dans sa Critique de la violence (ibid., p. 92), ce dernier étant alors informé de l'échec de la révolution spartakiste et de la distinction proposée par Georges Sorel, théoricien du syndicalisme révolutionnaire, entre la « grève générale politique » visant seulement la prise du pouvoir d'État et la « grève générale prolétarienne » désireuse de dissoudre le droit dans la justice. S'agirait-il alors de reconnaître dans des attentats qui impliquent suicide individuel et massacres collectifs et qui se disent ou sont dits comme expressions génériques du fascisme djihadiste les manifestations d'une « violence divine » opposée et opposable à la « violence mythique » caractérisant la fondation de l'État et sa administration conservatrice par le droit ? « (…) dans l'optique de Walter Benjamin qui propose la distinction entre ''violence mythique'' et ''violence divine'', cette dernière est située hors de la logique du droit. Sa particularité serait d'accepter le sacrifice par opposition à la violence mythique qui l'exige rappelle Fethi Benslama qui ponctue ensuite son propos de cette distinction décisive. De ce point de vue, contrairement à ce que prétend ''l'État islamique'', la violence qu'il commande et pratique spectaculairement relève plutôt du registre mythique. » (Un furieux désir de sacrifice : le surmusulman, éd. Seuil, 2016, p. 23).

 

 

5) Pour Slavoj Zizek, les instigateurs des violents passages à l'acte actuels « maquillent le suicide en meurtre. En d'autres termes, ils falsifient les indices pour qu'une catastrophe qui est en réalité un ''suicide'' (…) apparaisse comme l'œuvre d'un agent criminel – juifs, traîtres, réactionnaires » (Violences, op. cit., p. 281), figures de ressentiment réactives dont le nihilisme sert l'imposition des lois d'organisations fascistes et le renforcement des juridictions d'exception existantes. Les djihadistes sont à ce titre les idiots utiles de la droite complexée qu'est la gauche, de la droite décomplexée qu'est la droite extrême et de l'extrême-droite qui voudrait les coiffer tous les deux au poteau à l'occasion des prochaines élections présidentielles – alors que le premier parti populaire de France demeure l'abstention. Revenons encore à ce qu'écrit Walter Benjamin, notamment en conclusion de sa Critique de la violence : la « violence mythique » qui fonde le droit et justifie la violence conservatrice à son service doit être radicalement distinguée de la « violence divine », « insigne et sceau, jamais moyen d'exécution sacrée » (op. cit., p. 102). Pour le dire dans les termes de Giorgio Agamben : des moyens plutôt que des fins – des « moyens sans fins » comme ces gestes désœuvrés de toute finalité et appartenant à la « sphère propre de la politique » (cf. Moyens sans fins. Notes sur la politique, éd. Payot & Rivages, 1995). « Autrement dit pour Slavoj Zizek, la violence mythique est un moyen d'imposer la Loi (l'ordre social légal) tandis que la violence divine ne sert aucun objectif, pas même celui de punir les coupables et de rétablir l'équilibre de la justice. Elle n'est que le signe de l'injustice présente partout dans le monde, un monde ''disloqué'' sur le plan éthique (…) Puisqu'il n'y a pas de grand Autre garantissant la nature divine de l'acte, c'est au sujet seul de prendre le risque de l'interpréter et de l'assumer comme un acte de violence divine » (ibid., p. 266). C'est en cela que le désir d'émancipation relève du domaine de la décision et de l'indécidable, dès lors que les « armes de la critique » demeurent dialectiquement inséparables de la « critique des armes », dès lors que la perspective réellement émancipatrice et révolutionnaire dans ses processus constituants se confronte avec le pouvoir institué qui la refuse en bloc. Dès lors que ne cesse de revenir, en raison du rapport de forces existant, l'épreuve antagonique et contrainte, contradictoire et peut-être irrésolue, d'une révolution qui ne pourrait pas ne pas être autrement qu'une « violente abolition de la violence » (Étienne Balibar, Violence et civilité, éd. Galilée, 2010, p. 27 cité par Fethi Benslama, op. cit., p. 23).

 

 

 29 juillet 2016

 

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Post-scriptum :

 

Nocturama (2016) de Bertrand Bonello

 

 

 

 

Une mascarade

 

 

Alors que s'impose à tous l'urgence de penser en exception au consensus l'horreur symptomatique des attentats qui auront entre autres ensanglanté la société française, l'ambition cinématographique de Nocturama consiste à y faire face mais en adoptant une stratégie à l'inverse de tout documentaire ou réalisme documenté. Il s'agirait pour lui au contraire d'accomplir ce qui ressemble au départ à un pas de côté, précisément en mobilisant les ressources de la fiction et de la distanciation afin de prendre un recul salutaire avec les quelques mots-clés devenus à force de brassage d'opinion et de bruit médiatique des fétiches (terrorisme, islamisme, Proche-Orient) compactant de façon molaire le champ du pensable et du dicible, du représentable et du figurable. La métaphore du pas de côté n'est pas tout à fait hasardeuse lorsque l'on considère en effet la première partie du film de Bertrand Bonello dans la perspective d'un ballet urbain savamment orchestré et chorégraphié, formellement soutenu par la pluralité des trajectoires et la multiplicité des points de vue, les travellings fluides tournés en steadicam et le caractère kaléidoscopique de la narration (jusqu'au point d'orgue d'une composition en split-screen).

 

 

Nous aurions ainsi affaire avec la première partie de Nocturama à une vision constructiviste à la fois très classique et moderniste, reposant sur les possibilités organiques du montage alterné et convergent au service d'une spatialisation du présent, mais aussi sur des hiatus contrariant un présent dont la linéarité se retrouve dès lors à bégayer (la temporalité est en effet autant compliquée par le simultanéisme des actions que par le glissement impromptu de quelques flash-back s'ajoutant à quelques brefs et inopinés retours en arrière comme des boucles ou loops musicaux). L'approche constructiviste conspire alors à montrer comment la carte de Paris se double du plan en cours d'exécution d'une organisation suffisamment armée et décidée pour y faire à divers endroits significatifs exploser plusieurs foyers de chaos au principe supposé de son embrasement généralisé. D'un côté, les lieux de la destruction s'offrent avec une évidente visibilité intentionnelle, aux effets symboliques imparables : l'explosion d'un étage d'une tour de la Défense (et l'assassinat d'un banquier) pour le Capital, l'incendie d'un ministère pour l'État, la statue en feu de Jeanne d'Arc en place des Pyramides pour la Nation. De l'autre cependant, ça bégaie, la dizaine de jeunes gens, parisiens ou banlieusards, bourgeois et prolétaires, et tous motivés à former ensemble l'avant-garde de la destruction de Paris ne partage aucun souci ou si peu quant à l'ordre du discours portant sur l'organisation elle-même comme sur ses ambitions politiques révolutionnaires. C'est à peine si un jeune homme bien mis et ambitionnant d'entrer à Sciences Po évoque l'homologie entre l'utopie socialiste chilienne écrasée sous la botte de Pinochet entouré des Chicago Boys et la Grèce actuelle dirigée par Syriza et dont le programme réformiste aura été balayé par la realpolitik néolibérale de l'Union européenne. Et si, plus tard, dans la seconde partie du film, une jeune femme ayant participé aux actions de destruction regrette de ne pas avoir fait sauter en plus le bâtiment du Medef, l'un de ses comparses est quant à lui persuadé que ses actes lui ouvrent un accès direct pour le paradis.

 

 

Autrement dit, dès qu'il y a un peu d'énoncé ici, c'est au mieux contradictoire (le nouveau gauchisme dont Bertrand Bonello investit par la fiction le fantasme afin de l'opposer aux réalités présentes comme à leurs représentations dominantes y inclurait des éléments de religion), au pire inconsistant (toute la seconde partie de Nocturama impose le constat d'une pénétration si grande du consumérisme que même les acteurs du néo-gauchisme ne sauraient décemment s'y soustraire). Ça bégaie donc, mais les indices du bégaiement faisant claudiquer la signification politique d'actes désirés comme radicaux ou révolutionnaires ressemblent toujours plus aux symptômes d'un film dont la confusion idéologique serait plus assumé qu'il ne le semble de prime abord. C'est un premier problème que de substituer à l'islamisme actuel le spectre d'un gauchisme dandy qui, revenu directement de cette décennie des années 1970 que l'auteur du Pornographe (2001) et de Saint Laurent (2014) chérit tant, n'existe plus aujourd'hui ou en tous les cas pas dans cette forme (l'État, le Capital et la Nation demeurent toujours l'objet de critiques radicales et justifiées d'organisations groupusculaires, marxistes, anarchistes et communistes libertaires, qui ont cependant toutes tiré la leçon historique de l'échec du passage à l'action armée au point de n'en paraître que si peu sexy). C'en est un autre que de poser d'évidents symboles destructibles du pouvoir politique, économique et idéologique, tout en les déliant de tout discours articulé et partagé afin de noyer un peu plus l'idée d'une fiction qui, tout en demeurant dans le registre de l'imagination, n'aurait cependant rien céder sur un réalisme aussi minimal que nécessaire. Et il y en aurait encore un autre – et c'est la chose qui suscite pendant un bon moment le plus d'étonnement devant Nocturama – résultant de l'abîme si grand, si contradictoire entre des gens aussi rigoureusement préparés pour entreprendre des actions de choc et de violence et ces mêmes jeunes gens aussi totalement décervelés quand ils décident de se retrouver pendant une nuit dans un grand magasin parisien (!) afin d'y passer la nuit pour éviter le branle-bas policier et d'y faire à peu près n'importe quoi (comme se perdre dans ses couloirs ou y faire la fête, en sortir pour fumer et rencontrer un couple de clodos invités à y entrer afin de rejoindre les noceurs).

 

 

On pouvait croire que l'enjeu reposait justement sur le court-circuit entre l'intelligence logistique nécessaire à la multiplication simultanée d'attentats en plein cœur de Paris et la bêtise pulsionnelle d'un passage à l'acte sans autre volonté que celle du nihilisme et de la destruction comme autodestruction. On devra commencer à se faire à l'idée, si courte précisément, que le court-circuit désigne ce qui, dans Nocturama, concourt à retourner la peau de lapin de la radicalité politique afin de révéler le cuir bien tanné d'une position somme toute réactionnaire.

 

 

Si le niveau de l'énonciation politique est effectivement si peu soutenu dans le septième long-métrage de Bertrand Bonello, sinon par quelques symboles effectivement caractéristiques du consensus mais cependant privés de tout liant ou consistance discursive, c'est peut-être parce que son ambition cinématographique réside ailleurs, agitant les signes extérieurs de l'actualité la plus brûlante au bénéfice d'une construction fictionnelle dont la valeur proprement fantasmatique (on croyait pourtant que l'auteur de Tiresia en 2003 savait bien que le fantasme se monnaie au prix de la mutilation de la réalité) repose sur des fondations visibles autrement plus lisibles. Comme si le crédit des citations mobilisées pouvait de quelque manière que ce soit empêcher que la croyance du spectateur se renverse en irritante crédulité, ce dernier stupéfait et même interdit devant une telle surenchère de situations dont on voudrait dire à quel point elles manquent toujours plus de crédibilité.

 

 

A l'instar des précédents films du réalisateur, Nocturama multiplie des signes de référence comme autant de formes de révérence (déjà le titre, beau néologisme emprunté à un album de Nick Cave and the Bad Seeds en 2003, désigne dans un zoo la zone dédiée aux animaux nocturnes), se soutenant en effet de références difficilement contestables (quoi qu'en dise Bertrand Bonello, on pensera bien moins ici au sérialisme atonal de Elephant d'Alan Clarke en 1989 qu'au kaléidoscope cubiste de Elephant de Gus Van Sant en 2003, mais aussi à la fin de Carlito's Way – L'Impasse de Brian De Palma en 1993 s'imposant comme un chef-d'œuvre de la chorégraphie urbaine et stylée, noire et steadicamée). Et si la cinéphilie ne suffit pas (malgré un grand magasin dont le labyrinthe permet d'extraire de Elephant une fourche avec Zombie – Dawn of the Dead de George Romero en 1978 d'un côté et The Shining de Stanley Kubrick en 1980 de l'autre, malgré la réitération d'une explosion d'immeuble lorgnant fortement du côté de Zabriskie Point de Michelanglo Antonioni en 1970), devraient suppléer les références plus littéraires, aussi imposantes, et données en entretien comme l'inachevé et posthume Pétrole (1992) de Pier Paolo Pasolini et Glamorama (1998) de Bret Easton Ellis. Si l'on n'est pas convaincu par les gros chiffons rouges de la culture, c'est que leur agitation vaut comme un écran de fumée impuissant à brouiller le sens d'une fable qui, entre autres, s'offre le luxe de demander cinq secondes à Adèle Haenel afin de faire de son caméo de star le moment de livrer pour ceux à qui la chose aurait échappé le fin mot de toute cette affaire (sur le mode inoffensif de la tautologie suivante : « Tout cela devait arriver, tout ça est arrivé parce que cela devait, cela ne pouvait pas ne pas arriver »).

 

 

Le luxe, le mot est lâché, ce n'est pas rien dans l'œuvre de Bertrand Bonello dont l'une des tentations consiste justement à montrer comment la richesse est une volupté dont la morsure se paie au prix fort de la « monnaie vivante » dont parlait Pierre Klossowski, et toujours susceptible de finir littéralement en petites coupures. C'était ainsi la force de L'Apollonide (souvenirs de la maison close) (2011) que de voir dans le bordel de la fin du 19ème siècle tout à la fois une économie des plaisirs et une discipline des corps, l'égout séminal d'une bourgeoisie en pleine crise impérialiste et l'hétérotopie où plane au-dessus des femmes qui s'y retrouvaient captives l'épée de Damoclès de la pulsion de mort. C'était en effet toute la beauté de ce film que de soumettre son entière narration à un acte d'horreur pure (un client avait élargi à coup de rasoir le sourire d'une prostituée surnommée « la juive ») dont la virtualité baladeuse ramenait continuellement l'ordre des plaisirs monnayables dans celui d'une jouissance sacrale et archaïque. Le film suivant, Saint Laurent, n'avait ensuite pas d'autre ambition que de faire du couturier Yves Saint Laurent l'homme de toutes les contradictions, à la fois artiste contrarié et prostitué de luxe de son éminence grise Pierre Berger, l'incarnation d'un nouveau luxe affranchi des anciennes conventions et un héros digne de Georges Bataille, le nouveau visage de la bourgeoisie libérale et libertaire et le frère de sang de Pier Paolo Pasolini et Rainer Werner Fassbinder. Sous prétexte de voir l'effectivité d'une authentique schize logée dans ces chères années 1970, le film de Bertrand Bonello substituait au vrai Yves Saint Laurent une copie de sa pure invention déposée dans un sarcophage de luxe permettant à son auteur de jouer avec tous ses fantasmes personnels – d'orfèvre de l'image et de directeur d'acteurs côtés, d'agenceur d'ambiance et de disc-jockey, de couturier et de sound-designer – comme s'il s'agissait de convier le spectateur à pénétrer dans l'alcôve de sa chambre d'adolescent. Jusqu'à déboucher sur l'autoportrait en biais du réalisateur en grand couturier habité par le grand écart de la richesse à la fois monnayable et incommensurable (Saint Laurent, c'est évidemment Bonello aussi).

 

 

La richesse, si elle est une morsure terrible pour les prostituées captives de la maison close, serait comme relevée dans le destin tragique et viscontien d'Yves Saint Laurent (précédé en cela par le héros du Pornographe revenu des années 1970 pour apparaître aujourd'hui comme un artisan libertaire ayant le visage de Jean-Pierre Léaud). La richesse, encore saisie dans ses ambivalences, n'est dans Nocturama plus que le monde sans hors-champ où ses pires ennemis, néo-gauchistes mal dégrossis et définis, finissent cependant par succomber à sa séduction comme Ulysse avec les Sirènes. Si le réalisateur ne s'est pas seulement cantonné à intégrer dans son groupe hyper-organisé un gamin de douze ans convié comme les autres à s'encanailler avec un verre de vodka afin d'attester l'allure quelque peu inconsistante sinon fantasmatique de sa représentation de l'anticapitalisme qui peut-être est en train de se fourbir de part et d'autre du périphérique, c'est qu'il y avait pour lui de multiples indices à disséminer afin d'informer la force de pénétration du capital – y compris chez ses contempteurs. Il faut en effet qu'un membre de la bande, bardé de fringues barrées de la marque célèbre d'un fabriquant de baskets, reconnaisse son propre double dans un mannequin d'un grand magasin réinventé à la Samaritaine afin d'en faire un hôtel Overlook d'un nouveau genre. Il faut encore qu'un autre membre s'inquiète moins des images télévisées des attentats que de la voix aiguë de la chanteuse trop jeune d'un titre à succès et lancé à fond les ballons. Il faut enfin que tous s'abandonnent au délice de goûter aux marchandises de la consommation ostentatoire pour comprendre qu'il ne saurait y avoir au fond ni exception, ni extériorité, ni contradiction avec le capital dont l'emprise serait donc totale.

 

 

C'est vrai après tout, pourquoi donc se retrouver dans les entrailles généreuses du grand magasin, sinon parce qu'elle offre la maison idéale et naturelle au fond, le foyer maternel sur lequel on finit toujours par retomber dans le labyrinthe postmoderne de nos existences (même si le risque encouru est aussi, avec l'assimilation de la jeunesse contestataire à l'ordre qu'elle abhorre, celui de la digestion). Le tort de cette jeunesse-là, hyper-organisée sauf quand il s'agit de s'arrêter pour jouir tous azimuts, volontariste mais cependant privé de tout discours, incarnée par de jeunes acteurs inconnus mais cependant dirigée par un acteur abonné aux rôles clichetonneux de gars élevé à la dure (Vincent Rottiers encore vu récemment dans le personnage du caïd improbable dans Dheepan de Jacques Audiard, étrangement le seul à disposer avec le hors-champ de la voie de l'incertitude), consisterait seulement à défier la loi afin de s'enivrer de celle du capital (une musique adéquate en serait le thème de The Persuaders par John Barry, l'alliance mise en scène dans la série Amicalement vôtre du self-made man new-yorkais et de l'aristo british et désargenté nous ayant tellement fait rêver quand nous étions gosses). Et c'est bien pourquoi un bon rappel à la loi s'impose, bien moral et aussi brutal, avec une efficacité forcément obscène dès lors qu'il s'agit d'y soumettre toute la distribution du film (et le couple de clodos, dont parmi eux ce pourtant beau revenant qu'est Luis Rego, n'y échappera pas). On aimerait penser que la jeunesse française contemporaine est encore suffisamment belle pour trouver dans quelques valeurs antiques de quoi ne pas s'abîmer dans le consentement à la gestion policière de l'existant (comme dans le libertaire Low Life de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval en 2011 dont Nocturama représenterait alors le versant réactionnaire) ou bien suffisamment forte pour retourner la morsure vile du luxe en gamineries trahissant derrière le petit délinquant l'enfant moins intéressé par le jouet des riches que par son appropriation prolétaire sous la forme baudelairienne du joujou (comme dans F430 de Yassine Qnia en 2015).

 

 

Chez Bertrand Bonello, la confusion est assumée, c'est un masque semblable à celui que porte le gosse le plus jeune, c'est un peu de maquillage autorisant un autre à s'offrir en spectacle avec la reprise en play-back de My Way par Gloria Gaynor. Il est vrai que le radicalisme moins choc que chic de Nocturama n'est rien d'autre qu'une mascarade afin d'effrayer les bons bourgeois qu'une armée de sales gosses s'apprête moins à fonder demain la société sans classe qu'à piller en malpropres leurs magasins aujourd'hui.

 

 

1 septembre 2016


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