Les RCB, une centrale électrique

Quelques éclairs tombés sur Béjaïa

14ème édition, 2016 (troisième partie)

« De même que la flamme d’une chandelle s’incline sous le vent et paraît se détacher de la mèche, mais toutefois y reste adhérente par un fil d’azur, par une sorte de pâle étincelle qui tout à coup se rallumera et se redressera si le vent cesse (…) » (Gabriele D'Annunzio, Le Feu, 1900)

 7) Effets boomerang et films-foudre

 

 

_ Aux côtés de la femme-méduse qui, croisée chez Nazim Djemaï et Damien Ounouri, risque à tout moment d'être identifiée comme la figure monstrueuse responsable de la béance structurale fondant autant la différence sexuelle que l'impossibilité (lacanienne) du rapport sexuel, il y aura eu une belle petite sirène venue du Burkina-Faso et dont Michel Zango raconte l'histoire à l'occasion d'un documentaire précisément intitulé La Sirène de Faso Fani (programmé aux RCB en partenariat avec l'Institut Français d'Algérie).

 

 

« Faso Fani », c'est le « pagne du pays », celui qui servit à Thomas Sankara de modèle idéal pour une indépendance économique ainsi que la valorisation internationale d'une tradition culturelle, et dont la production à Koudougou aura été interrompue en 2001 à la suite de la signature d'un PAS (plan d'ajustement structurel) commandité par les technocrates du FMI. Le documentariste propose l'analyse circonstanciée de la bêtise politique au fondement d'une décision qui doit également se comprendre dans ses conséquences sociales (avec la dislocation d'une communauté ouvrière), ses secrets économiques (la vente d'une propriété d'État aura servi l'enrichissement des plus hauts fonctionnaires) et ses dimensions idéologiques (la fin du « Faso Fani » doit se comprendre comme la seconde mort de l'utopie politique incarnée par Thomas Sankara assassiné en octobre 1987 au bénéfice du dictateur Blaise Campaoré et des intérêts de cette « Françafrique » si bien décrite par François-Xavier Verschave). Mais encore et surtout son film rend grâce et justice au redéploiement d'une lutte qui, éparse et parcellaire ou imperceptible et intervallaire, n'aura cependant jamais cessé jusqu'ici.

 

 

C'est qu'en effet, après la fin des résistances syndicales dont il ne reste plus que quelques traces vidéo poignantes (comment ne pas reconnaître dans ces échecs les nôtres, passés et à venir ?), la tradition s'est malgré tout perpétuée, le fil n'aura pas été définitivement coupé. La « robe sans couture de la réalité » dont aura parlé André Bazin, durablement effilochée par une économie de la dette prédatrice longtemps expérimentée par les pays du tiers-monde avant d'être imposée aux sociétés occidentales, se reconstitue sur le mode esthétique d'une « reprise » qui peut faire effectivement penser au documentaire homonyme de Hervé Le Roux en 1998. C'est alors que Michel Zango pousse jusqu'au bout la métaphore textile (également caressée mais de trop loin par les surimpressions essayées par Chaghig Arzoumanian pour Géographies), au point critique où son film ne se suffit plus de documenter le désastre. Au contraire il investit la dynamique d'une trame en forme de relève qui finit par prendre l'envergure d'un finale grandiose (toutes les machines à filer et tous les ouvriers dispersés sont rassemblés dans l'espace nécessaire à ce dernier beau plan comme tourné avec une grue).

 

 

La puissance performative de cette conclusion ouverte est très forte, rouvrant dans le champ de la réalité la pousse du possible pour un pays africain à la croisée des chemins, capable d'envoyer se faire voir ailleurs le vieux dictateur en octobre 2014, mais victime aussi de terribles attentats islamistes commis en janvier 2016. C'est comme si l'auteur de La Sirène de Faso Fani avait organisé avec la culture textile du « Faso Fani » une sorte d'effet feed-back, faisant revenir du plus lointain désastre économique et politique (leitmotiv marxien des RCB : l'économie n'est jamais qu'une économie politique) une intégrité ouvrière et populaire, culturelle et traditionnelle, survivante et persistante.

 

 

_ On aura à ce propos noté un autre effet feed-back également passionnant, la seule chose d'ailleurs qui vaille vraiment la peine de trouver un intérêt à Good Luck Algeria réalisé par Farid Bentoumi (auteur pourtant d'un intrigant court-métrage intitulé Brûleurs en 2011) et produit par les frères Dardenne. Un film qui s'ingénie à faire de l'histoire vraie du frère du réalisateur ayant participé dans la catégorie sportive du ski de fond aux Jeux Olympiques de Turin en 2006 la comédie soufflant sur nos joues rosies par la neige son double effet Kiss Cool : à la fois défense et illustration du petit patronat qui n'en veut et retrouvailles enjouées (certes par-dessus les ornières de l'État) avec le pays d'origine du père.

 

 

Rien de bien méchant ni de foncièrement dissensuel. Le moment qui intéresse surtout ici est celui où le héros interprété par Sami Bouajila se prend l'Algérie comme s'il s'agissait effectivement d'un boomerang lui revenant du plus loin de son enfance dans sa pauvre tête de bois d'adulte. Le personnage qu'il interprète comprenant notamment que sa vision bourgeoise de la propriété (s'agissant des terres familiales qui appartiennent à son père et dont il ne veut pas s'occuper tout en marquant le désir qu'elles demeurent en l'état) bute sur la vision « travailliste » de la propriété locale et paysanne (considérant que les terres appartiennent à qui les cultive).

 

 

Ce conflit des valeurs et des visions juridiques et économiques aurait pu franchement aider Good Luck Algeria à ne pas se suffire à viser l'efficacité à la fois dramatique et comique d'un véhicule roulant à l'essence frelatée de l'esprit de l'olympisme de marché (« L'important est de participer » – avec des gros capitaux, c'est mieux). Cette séquence un peu plus chargée d'électricité que le reste témoigne en tous les cas que l'effet feed-back ou boomerang peut produire de plus grandes décharges cinématographiques et émotionnelles dès lors qu'y est engagée une pensée plus radicale de ce que peut et veut l'art du cinéma.

_ Il y aura eu pendant ces quatorzièmes RCB trois propositions majeures qu'il ne faut pas hésiter à qualifier de film-foudre : outre La Parade de Taos de Nazim Djemaï et Dans ma tête un rond-point de Hassen Ferhani, on devra dorénavant compter sur Samir dans la poussière de Mohamed Ouzine, Bienvenue à Madagascar de Franssou Prenant et Foudre, une légende en quatre saisons de Manuela Morgaine (on se dit soudain qu'il faudra impérativement rattraper Le Fils étranger d'Abdallah Badis photographié par l'indispensable Claire Mathon, rattrapé grâce au Maghreb des Films puis par le Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient).

 

 

Qu'est-ce qu'un film-foudre, sinon une grande œuvre de cinéma, ambitieuse, voyageuse et généreuse ? Qu'est-ce qu'un film-foudre sinon que sa sensibilité est électrisante et foudroyante sa pensée, voyant dans chaque image sonore et visuelle le principe même d'un tonnerre et d'un éclair résultant de la polarisation cinématographique du réel et de l'imaginaire, chaque image découlant d'une différence de potentiel déduite des procédures du montage ? Qu'est-ce qu'un film-foudre, sinon celui qui cherche à investir tous les interstices comme des vecteurs et tous les corps comme des conducteurs d'une énergie vitale reliant électriquement l'écran membraneux de la salle à celui tendu dans le cerveau de chacun des spectateurs pour repartir ici et rejaillir ailleurs, et faire du monde un endroit plus désirable que toutes les contre-forces s'appliquant à le rendre toujours plus immonde ?

 

 

Un film-foudre est un événement de cinéma, chargé électriquement d'événements du sensible collectés comme les étoiles d'une constellation composant la carte d'une voûte stellaire et éclairant la nuit obscure de l'actuel. C'est tout cela un film-foudre, c'est encore tant d'autres choses. Tel La Parade de Taos qui agence un blason médiéval et bressonien distribuant ses fragments énigmatiques comme autant d'indices d'un secret féminin indicible. Tel Dans ma tête un rond-point (produit par Narimane Mari et sa société de production si bien nommée Centrale Électrique) qui extrait topographiquement d'abattoirs conçus pour l'exploitation maximale de la force de travail et la mutilation de l'animal en tout ouvrier une série d'écarts appartenant à un autre lieu irréel et utopique – topos outopos – composé d'art brut et de chants d'amour, de philosophie spontanée et de grondements révolutionnaires.

 

 

Dans les deux cas, on ne pourra pas ne pas penser à la métaphore employée par Siegfried Kracauer afin de penser la beauté terrible du cinéma à l'aune des horreurs produites par la Seconde Guerre mondiale, voyant dans le bouclier d'Athéna dont se servit Persée afin de terrasser le regard médusant de la Gorgone et faire surgir de son sang Pégase le cheval ailé une image possible depuis l'impossible qui nie tout regard en sa dimension relevante.


_ On a précédemment dit que l'Algérie pouvait se vivre selon la modalité existentielle d'un imprévisible retour, comme un effet feed-back ou boomerang. On dira désormais que l'Algérie peut être vécue comme un foudroiement pour celui qui, à l'instar de Mohamed Ouzine réalisant Samir dans la poussière, est revenu sur les terres natales de son père à l'occasion de son décès pour y retrouver notamment un neveu vivotant en pratiquant de la contrebande d'essence en bordure de la frontière marocaine et dont l'intense mélancolie aura obligé son oncle, sans prévenir, à lui consacrer un film.

 

 

On sait que l'on a affaire à un film important lorsque l'on se souvient de plusieurs de ses plans et de la force de terrassement que certains d'entre eux peuvent provoquer chez le spectateur. C'est exemplairement le cas lorsque l'on voit Samir marchant un bon moment, le souffle difficile, sur les hauteurs montagneuses de l'Atlas avant d'atteindre le point exact du plan où son visage bénéficiera alors de la plus grande netteté focale. Et désigner au réalisateur les quatre points cardinaux (le Maroc ici, l'Algérie là, en face l'Espagne et plus loin à côté la France) avant de sortir du champ pour céder au paysage la netteté dont il aura profité. Autant l'effort physique de Samir est palpable comme signe d'une fragilité de santé inhérente à celui qui fume et baigne continuellement dans les vapeurs de gazole ; autant il incarne à ce moment-là aussi une puissance de netteté et de cardinalité dont on aura d'ailleurs relevé l'importance cinématographique à l'occasion d'autres films montrés aux RCB (de la séquence d'ouverture de A peine ombre de Nazim Djemaï à Gulîstan, Terre de Roses de Zaynê Akyol).

 

 

On pourrait dire alors que se joue dans un tel plan la nature implicite du contrat au principe de la réalisation du film, le paysage n'étant envisageable qu'en regard de l'existence difficile d'un gars du pays concentrée sur les plissements géophysiques de son visage. La beauté de ce documentaire est plus encore de nature tellurique quand, peu de temps après, Samir prie sur un tapis déposé à même un sol désertique et rocailleux dont le spectateur hallucine alors les ourlets et les écartèlements en résultante d'un puissant mouvement tectonique. Sans compter la bande sonore, incroyable, qui soutient le grondement du monde jusqu'à l'intérieur caverneux des corps et aux limites de la déchirure. Il ne faudrait pas beaucoup alors pour voir dans ce bout du monde ouvert aux quatre vents et situé aux limites de l'Atlas, du Maroc et de l'Algérie la fin du monde – finis terrae. Mais, en France, le Finistère est aussi la pointe la plus avancée en direction de l'ouest et des États-Unis. Et il y a en effet, à côté de la rumeur apocalyptique, une ambiance proprement westernienne digne des alanguissements hallucinatoires du cinéma de Sergio Leone, avec ses durées étirées et la répétitivité grinçante de ses craquements et autres brinquebalements.

 

 

Surtout, Mohamed Ouzine fonde son regard sur celui, intense et ténébreux, de Samir, le regard de l'un informé par celui de l'autre jusqu'à produire d'étonnantes boucles récursives entre des approches respectivement impressionniste et expressionniste. Mais aussi d'étonnants phénomènes de réflexion et de polarisation. Sur un versant, le paysage objectif vaut en effet telle l'expression minérale et venteuse de l'intériorité psychique de Samir. Comme si le cinéaste trouvait toujours le moyen de documenter avec la matière granuleuse du réel des états intérieurs et des vertiges existentiels. Sur un autre versant, la résignation voire le dégoût de Samir d'habiter un lieu si pauvre en monde se renverse à l'image en goût d'un réel si intense qu'il soutient une légitime requête de dignité exigible par celui qui incarne la possibilité esthétique et la condition éthique du regard de l'autre. L'image est alors ici comprise comme une membrane sensible grâce à laquelle l'intérieur et l'extérieur échangent leurs valeurs respectives, mais aussi comme le site électrique d'une intersubjectivité où les regards fondent de radicales dissymétries (on se souvient alors d'une fameuse phrase de Jacques Lacan : « Tu ne me regardes pas de là où je te voie »).

 

 

C'est qu'il y a des seuils critiques, nombreux dans Samir dans la poussière, marquant autant la différence de position entre celui qui filme et vient de France et celui qui est filmé et habite ce bout d'Algérie qu'ils tracent ensemble le site intermédiaire où une rencontre possible devient réelle. Avec ses interrogations (Samir ne comprend pas pourquoi son oncle s'intéresse autant au paysage) et ses fantasmes (Samir susurre que par un autre tour du destin leur place respective aurait pu être inversée). Avec ses mystères (cette jeune amoureuse vue de loin ou à travers un œilleton bressonien) et ses hantises (cette maladie sans nom assaillant Samir). Et puis encore ces joies improbables et magnifiques à l'occasion d'une séquence de pêche ou de bord de plage où Samir s'amuse en improvisant sur une chanson antique d'Édith Piaf.

 

 

Certes, la maladie est là, en dépit des soins traditionnels. Ce sont des cauchemars, des vapeurs d'essence qui rendent fou les mulets au point de mordre mortellement leurs propriétaires, des chacals dont les yeux percent la nuit, la pleine lune quand, comme chez Ingmar Bergman, l'heure du loup fait courir le risque de perdre son ombre ou de devenir lycanthrope (il est alors saisissant de voir comment Samir filmé dans une pénombre très suggestive ressemble à Marlon Brando dans Apocalypse Now de Francis Ford Coppola en 1979 récitant un fragment de The Hollow Men – Les Hommes creux de T. S. Eliot en 1925).

 

 

Samir dans la poussière se soutient finalement de cette économie émouvante du don et du contre-don, qui fonde chacune de ses images en tant que surfaces membraneuses au principe de tous les échanges entre le dehors et le dedans, les boucles récursives et les courts-circuits esthétiques, les réflexions intersubjectives et les polarisations poétiques. C'est le don du neveu assurant à son oncle qu'il est le bienvenu ici, dans ce paysage fondé comme étant le sien et dont Samir serait alors comme le gardien parce qu'y sont enterrés les membres de leur famille commune. Et c'est le contre-don du second qui le lui rend bien en réalisant contre les forces pulvérulentes de mort soufflant ici-bas un film composé de plans suffisamment cadrés et soignés pour lui offrir symboliquement ce soin lui permettant à l'image de « rester vertical ». Et de croire enfin que si le monde doit finir, ainsi que l'écrivit T. S. Eliot, ce ne sera « pas sur un Boum, [mais] sur un murmure ».

 

 

_ Les RCB nous auront également autorisés à être particulièrement attentifs à l'électricité courant dans les circuits courts et longs, conjonctifs et disjonctifs de Bienvenue à Madagascar de Franssou Prenant, cinéaste rare et précieuse qui est depuis plus de trente ans maintenant l'auteure d'une œuvre singulière, à l'écart des modes journalistiques et culturelles, insistante comme une fleur de bitume : citons L'Escale de Guinée (1987) réalisé en Guinée-Conakry, Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde (1999) réinventant dans les diffractions fictionnelles d'un miroir brisé la capitale française, Reviens et prends-moi (2002) porté par la poésie de Constantin Cavafy, Sous le ciel lumineux de son pays natal (2002) tourné à Beyrouth et Le Jeu de l'oie du professeur Poilibus (2007) consacré à René Schérer.

 

 

La dame qui a également travaillé aux côtés de Raymond Depardon (elle a été l'héroïne de Empty Quarter - Une femme en Afrique en 1985), Romain Goupil et Jacques Kébadian est aussi monteuse, et notamment d'Abdenour Zahzah dont nous découvrions aux RCB de 2014 son beau dernier documentaire en date, El Oued, l'oued. On pourrait dire aisément que Franssou Prenant est une grande voyageuse. On préférera dire qu'elle arrive, part et revient ici pour mieux repartir ailleurs, qu'elle est une exilée de longue date ou à vie, une nomade – même sur place.

 

 

D'emblée, il lui faut dans son film réciter une ritournelle mystérieuse pour y entendre et reconnaître (deleuziennement) le chant de l'enfance lointaine en tant qu'il trace un cercle pour être d'ici, qu'il engage la mélancolie du cercle d'un ailleurs perdu avant d'impulser le désir du cercle d'un autre ailleurs mais celui-là encore inconnu. D'emblée, ce film qui s'intitule Bienvenue à Madagascar s'installe à Alger, mais vu et senti, habité par celle qui fut dans une autre vie fille du géographe et « pied-rouge » André Prenant, puis bourgeoise épouse de l'ambassadeur de Madagascar.

 

 

Alger pour y revenir par un inattendu accès malgache et la porte de la mémoire (Alger se dirait alors « Madagalger ») et ne plus en sortir, Franssou Prenant arpentant mille fois ses rues et ses recoins, ses passages et ses impasses afin de constituer une chambre noire d'échos susceptibles d'accueillir la résonance d'un demi-siècle d'histoires officielles et officieuses, grandes et petites, personnelles et impersonnelles. Et ces histoires finissent par composer un labyrinthe caverneux de sensations en bouquets et de perceptions en myriades ou vaguelettes. Mais c'est aussi une étrange polyphonie faite de voix incorporelles et contrapuntiques comme autant de fantômes. Comme autant de survivances qui sont des persistances spectrales soucieuses de relever l'or perdu de l'inactuel dans les dépotoirs d'un présent souvent rabougri, sinon amnésique.

 

 

Pour être à la hauteur d'une ambition qui ne désigne rien d'autre ici que la générosité d'une cinéaste aussi solitaire que densément peuplée à l'intérieur d'elle-même, il aura fallu trois régimes de filmage : de précieuses images 8 mm. tournées par son père le jour du1er mai 1965 à Alger où l'on reconnaîtra d'ailleurs la cinéaste alors âgée de douze ans ; des images en super-8 et pellicule Kodachrome 40 qui fut le support privilégié de son travail pendant trente ans jusqu'au milieu des années 2000 ; enfin des images prises en vidéo numérique à partir de la fin des années 2000. Comme il aura fallu une multitude de voix consonantes et dissonantes comme dans un roman de Virginia Woolf ou une composition de Karl-Heinz Stockhausen, il aura fallu plus d'une voix qui énoncent et dénoncent, discutent et se disputent, qui s'ignorent superbement, s'interrompent et se chevauchent, qui appartiennent à des amis français et algériens de longue date ou bien sortent de la bouche de jeunes Algérois d'aujourd'hui. Toute une radiophonie.

 

 

Et puis tant d'enfants et de chats filmés (car il y en a beaucoup en effet à Alger, les uns comme les autres) pour soutenir (comme chez Chris. Marker) l'hyper-sensibilité à fleur de peau, animale et sauvage, caractérisant un regard aux aguets qui serait encore celui du flâneur, du chiffonnier et du collecteur de rebuts (autant de métaphores benjaminiennes valables pour Nazim Djemaï et Nabil Djedouani). Et puis aussi tant de sacs en plastique qui volent au vent pour manifester autant la gabegie d'un État gaspilleur et méprisant à l'égard de sa population qu'un souffle pulmonaire mal en point mais persévérant. Et puis encore tant de miroitements et de ponctuations lumineuses, tant d'ombres mouvantes et d'ondoiements qui expriment (comme chez Jonas Mekas) la richesse éparse et palpitante d'un sensible partageable sans appropriation ni dilapidation. Bienvenue à Madagascar est un film-ruche comme une monade leibnizienne, autant ouvert sur le dehors et son devenir que sur le dedans de qui l'a réalisé.

 

 

C'est fou parfois comme un film nous donne à en apprendre autant sur la trajectoire de son auteur, moins sur le versant biographique d'ailleurs que par rapport à la complexion même de sa sensibilité. On devine ainsi Franssou Prenant avoir longuement fréquenté les cafés où s'y donne une fascinante phénoménologie des conversations, à la fois distinctes et confuses (on n'avait pas entendu pareille rumeur depuis Jean-Luc Godard). On l'imagine encore avoir longtemps organisé chez elle des réunions amicales et politiques, sinon y avoir participé mais peut-être aussi de biais, saisissant latéralement ou diagonalement ce qu'il aura été bon pour elle d'y piocher afin d'entretenir une sensibilité poétique jamais déliée du double désir de durer dans l'égalité, la liberté, l'amitié et l'hospitalité. On voit ou croit voire aussi Franssou Prenant prendre constamment des notes et faire constamment des images, même si elle ne dispose à ses côtés ni d'un calepin ni d'un appareil photo, faisant seulement confiance à ses forces intérieures pour fourbir des images dépliées en correspondances, archipels et constellations qui trouveront plus tard dans le super-8 et désormais dans la vidéo numérique leurs supports d'inscription et de composition.

 

 

On comprend encore que sa solitude intensément peuplée lui permet à la fois de redire à sa manière si singulière qu'Alger fut durant les années 1960 la capitale mondiale de l'alternative au capitalisme et au soviétisme. Comme de sentir ce qu'il reste d'une énergie révolutionnaire en déperdition et frappée d'entropie, les idéaux d'émancipation effectivement en perdition depuis le renforcement de l'autoritarisme et du conservatisme du régime algérien, la politique de libéralisation de l'économie, les émeutes populaires écrasées et les déchirements consécutifs à la montée de l'islamisme durant la « décennie noie ». On saisit enfin chez elle son sens de l'écart et du multiple, de l'ouverture et de l'hospitalité tel qu'il se soutient de toutes ces voix qui énoncent des opinions sûrement peu partagées par elle (concernant la religion et le sexualité notamment). Elle qui au moins sait se faire un peu plus démocrate que la tendance actuelle à réviser à la baisse la liberté d'expression, tout en sachant que cette conversation en forme de brassage moléculaire d'opinions saura se prolonger aussi dans la marmite que chaque spectateur porte en soi.

 

 

Et puis, entre deux voix amicales et qui peuvent venir de très loin, un moment davantage mis en scène s'appuyant sur La Ceinture de l'ogresse de Rachid Mimouni (l'association de l'érotisme et du jardin ferait d'ailleurs signe vers La Parade de Taos de Nazim Djemaï), et puis aussi une voix plus stylisée et ironique, presque straubienne et directement branchée sur les désordres politiques à Madagascar, on retient enfin la voix même de Franssou Prenant. En soi un petit événement esthétique, d'une singularité extrême (ce qui est souvent le cas d'ailleurs des documentaristes s'autorisant la voix-off), drôle et râpeuse à la fois, n'hésitant pas à se lancer avec alacrité dans des narrations très écrites jusqu'aux limites de ce que son petit corps semble capable.

 

 

Cette fragilité-là est au diapason de l'envergure d'un film qui n'aurait pas d'autre désir que de saisir, partout où les choses semblent s'être éteintes, dans le passage du super-8 au numérique, avec l'évanouissement d'une contre-culture libertaire dans un monde toujours plus ossifié, le sac en plastique volant au vent, la lumière fossile et le chat maigre, la faible lueur et l'enfant chétif, le fruit glané par terre ou le livre dans l'étal d'un bouquiniste. Tous indices qui méritent encore, malgré l'obscurité, qu'on s'y attarde pour lire et décrypter obstinément l'avenir.

_ Enfin, il fallait bien qu'un film se charge de soutenir le plus intensément possible l'image même de la foudre afin d'imposer la nécessité métaphorique des films-foudre jaillis de cette centrale électrique que représentent pour beaucoup d'entre nous les RCB. Il fallait bien un film pour tirer de la foudre une grandiose « image de pensée » (Walter Benjamin) ou « image de la pensée » (Gilles Deleuze), associant dans l'immensité et la générosité de ses flux électriques Baal le dieu syrien et chasseur d'éclairs et le guitariste Rodolphe Burger. Et aussi le traqueur d'orages et vidéaste Alex Hermant et Claude Galien le médecin de l'antiquité grecque qui employa le premier l'électricité (du poisson torpille ou torpédo) pour soigner ses malades.

 

 

Et puis encore les paysans foudroyés accidentellement et les grands mélancoliques soignés grâce à l'électrothérapie, Syméon le stylite qui vécut quarante ans en haut de son pilier avant d'être foudroyé du côté de Palmyre et l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet évoquant la supernova au principe du Big Bang, la dialectique foudroyante de Socrate (comparé par Platon à un poisson-torpille) et le kairos comme instant décisif illustré par le célèbre cri d'Archimède (Eurêka), le coup de marteau de Thor et celui de Friedrich Nietzsche, la synapse électrique et le coup de foudre amoureux suivi par la décharge orageuse et séminale décrite par Georges Bataille, la colère de Zeus et la fortuna ou l'occasion chère à Machiavel, le Z de Zarathoustra et celui de Zorro, le Z de zig et celui de zag, etc.

 

 

Le film-monde vu durant ces RCB s'intitule Foudre, une légende en quatre saisons, il dure quasiment quatre heures et, réalisé par Manuela Morgaine, il lui aura demandé une décennie d'efforts afin d'accoucher de cette cosmogonie unique et électrisante, tournée entre la France, la Syrie et la Guinée-Bissau, et qui semble visiblement si peu intéresser les distributeurs français. C'est dommage, car il y a tout lieu d'être électrisé par l'esprit désinvolte d'une cinéaste qui s'amuse à redoubler ses portraits documentaires de cinq témoins foudroyés par leurs recréations littéralement fabuleuses proposées par les protagonistes eux-mêmes récitant, mimant et rejouant l'accident afin de le ressaisir comme un événement.

 

 

Car il y a tout lieu d'être foudroyé par cette propension cavalière à imaginer de multiples agencements poétiques entre le légendaire et le documentaire, divisant le dieu païen Baal entre un musicien spécialiste en larsens et un traqueur d'orages en vidéo, voyant le divin Saturne dans un psychiatre métis (William de Carvalho) et adepte de l'électroconvulsivothérapie afin de soigner ses patients mélancoliques (aux surnoms de légende, le Grand Duc, l'Insensé ou la Madone des Requins), reconnaissant ailleurs l'antique Syméon chez l'archéologue Michaël Jasmin (qui est pourtant sujet aux vertiges). Car, un an après la présentation aux RCB de La Nuit et l'enfant de David Yon (grand film-foudre tourné à Djelfa au bord de la steppe), il y a toujours un grand intérêt en effet à tirer de la foudre l'image même d'une différence de potentiel en vertu de laquelle privilégier contre toutes les substances molaires et toutes les identités fixées et figées la force décisive de l'entre, de l'aléatoire et de l'avec.

 

 

La puissance des écarts et autres intervalles peuvent en effet relier le ciel et la terre, mais aussi la fiction et le documentaire, mais encore l'ici et l'ailleurs (qui ici se démultipliera évidemment en plusieurs, des derviches tourneurs syriens aux femmes bissau-guinéennes dont le lit est un symbole de guérison comme il l'est pratiquement pour la clinique occidentale), mais enfin un homme et une femme. La différence de potentiel est d'ailleurs telle dans ce film au long cours qu'elle permet de prodiguer des images sublimes (à l'instar de celles documentant la fabrication dans d'immenses chaudrons magiques du savon d'Alep) issues d'un monde aujourd'hui défait ou disparu (comme justement Alep et Palmyre en Syrie), qui trouverait alors à survivre dans des images qui sont depuis devenues à leur corps défendant des archives – mais qui, comme toute archive (on l'aura vu avec Nabil Djedouani), entendent l'appel messianique de justice à l'égard de spectres désireux qu'on leur ménage encore la possibilité d'un avenir.

 

 

On pourra être cependant un peu moins séduit par l'ultime saison de Foudre, cet été où l'adaptation à l'esprit kleistien de La Dispute (1744) de Marivaux (dont la morale prouve qu'il est impossible de démontrer lequel des deux sexes est inconstant), l'alliance par trop signifiante et signifiée de la Kama (cette truffe aphrodisiaque appelée également « légume d'Allah » et issue des Mille et une nuits) et de l'île de Sutra, ainsi que la volonté récapitulative dans la ressaisie de tous les motifs prennent un tour plus laborieux et synthétique, appuyé et mécanique. C'est qu'il fallait pour la cinéaste tenter de conclure un grand cycle de (sa) vie, là où l'on aurait voulu que la cosmogonie ne s'arrête jamais, qu'elle excède le cycle des saisons pour repartir ailleurs en quête d'autres foudroiements, avec de nouveaux matériaux, dans d'autres régions du monde.

 

 

On songe alors à ce que nous souffle, avec la voix de Rodolphe Burger, Baal au début de Foudre, rappelant que l'adjectif d'origine occitane fada signifie étymologiquement « celui qui voit les fées ». Une fée en particulier aura alors retenu notre attention, la fée Morgane du cycle arthurien dont certains navigateurs croyaient que sa magie lui permettait de faire surgir des châteaux dans le ciel – tout phénomène d'illusion d'optique appelé depuis fata morgana, manifeste dans un film comme Samir dans la poussière de Mohamed Ouzine. Et si l'on aura pensé au film de Werner Herzog intitulé Fata Morgana (1971) devant Nawna (Je ne sais pas...) de Nazim Djemaï en ceci que ces deux films partagent le même désir de conjoindre une cosmogonie légendaire et primordiale avec la désertification occidentale du monde, on songe aussi que la réalisatrice se nomme Manuela Morgaine et que son nom même indiquerait comme un destin morganatique qu'il lui faudra assumer – et le cinéma y aura pour elle exemplairement aidé.

Z comme

 

 

Cette puissance morganatique sera pour finir un autre nom désignant toutes ces énergies vitales remuées par la centrale électrique des RCB afin d'en assurer la plus grande circulation auprès du plus grand nombre. Et quelques foudroiements auront également autorisé à constater comment, d'un côté, le cinéma préoccupé de voir autrement et avec plus d'acuité le monde et, de l'autre, les terribles irruptions du réel peuvent aussi se regarder quasiment face à face, tragiquement.

 

 

S'agissant de la violence archaïque à l'endroit des femmes de part et d'autre de l'écran comme de la bêtise du pouvoir censurant les œuvres de l'esprit puisque ce fut le cas du documentaire Vote off de Fayçal Hammoum, intéressé à suivre quelques jeunes Algériens durant le mois précédant les élections présidentielles de 2014, et interdit du visa culturel en autorisant la projection (un court-métrage tunisien d'animation intitulé Diaspora et réalisé par Alaeddin Abou Taleb aura à ce propos bricolé l'image littérale d'un pouvoir dont les prises de parti ne sont rien d'autres que des prises de tête).

 

 

Heureusement, il y aura eu d'autres foudroiements, magnifiques, bouleversants ; il y eut des rencontres électrisantes avec des films, des réalisateurs, des spectateurs, des inconnus d'un soir engagés dans la promesse d'être des amis pour la vie ; il y eut des zigzags imprévisibles, des flashs et des coups de bambou, d'inattendus retournements de situations et des écarts tout bien considérés (comme ce fut le cas à l'occasion des deux bourses attribuées par le Béjaïa Film Laboratoire). Et puis des tonnerres qui auront eu largement de quoi nous sortir de notre intermittente léthargie, couplés à des éclairs suffisamment intenses pour trouer la nuit obscure de notre piteux présent.

 

 

Il y aura eu enfin quelques films-foudre avérant que les RCB représentent après quatorze années d'existence toujours un grand corps conducteur par où passe l'énergie électrique, vitale du cinéma (et même cette année où l'arrivée du DCP et le métier du projectionniste auront peut-être pesé de tout leur poids dans une fréquentation record de la salle de la cinémathèque).

 

 

Ce qui est quand même la moindre des choses dans cette région du monde, la Kabylie, dont le drapeau jaune, vert et bleu arbore fièrement ce signe rouge qui, en alphabet tifinagh, signifie aza – autrement dit la lettre Z, celle des êtres aussi libres ici qu'ils sont intègres au Burkina-Faso (il n'y a pas que des films-foudre après tout, il y a aussi des peuples-foudre).

 

 

Libres parce qu'ils bricolent et fourbissent à Béjaïa une résistance collective, avec des gestes-foudre nécessaires afin de recharger les accus et repartir au combat dès lors que le cinéma se comprend vraiment comme un transformateur d'existence.

 

 

 

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