Des nouvelles du front cinématographique (32) : Les Harmonies Werckmeister de Bela Tarr

Ce vieux rêve qui bouge

"Il faut apprendre au peuple à s'effrayer de lui-même, afin de lui donner courage"

(Karl Marx, Oeuvres, tome III, éd. Gallimard-coll. La Pléiade, p. 386)

 

"Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur,

Que ce granit du moins montre à jamais sa borne

Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur"

(Stéphane Mallarmé, "Le Tombeau d'Edgar Poe" in Poésies, éd. LGF, 1998, p. 74)

 

 

http://img.clubic.com/0156015600118109-c2-photo-oYToxOntzOjU6ImNvbG9yIjtzOjU6IndoaXRlIjt9-jaquette-dvd-les-harmonies-werckmeister.jpg

 

 

La question de la figuration du ou des peuples, si elle ne se pose plus à la télévision (on lui a longtemps préféré d'autres objets, comme la masse à dresser ou éduquer s'il s'agit de la télévision d’État, ou des publics à cibler s'il s'agit de chaînes privées comme publiques), se pose de plus en plus rarement au cinéma. Le cinéma a pourtant longtemps (jusqu'à l'avènement de la télévision précisément) représenté un mode privilégié de représentation des figures du populaire, des mises en scène de masse des machineries de propagande nazies et communistes en passant par le « populisme tragique » (Pierre Billard) du cinéma français des années 30, et le néoréalisme italien des années 40 et 50. Cela n'est quasiment plus le cas, parce que son économie matérielle est directement indexée sur celles des télévisions publiques et privées justement, et parce que son économie symbolique est toute entière modelée par les prescriptions idéologiques de l'individualisme libéral dominant. Mettre en scène le peuple est-il encore possible aujourd'hui, sans sombrer ni dans le populisme ni dans le misérabilisme, et moins encore dans l'idéologisation forcenée ? Peut-être d'ailleurs s'agit-il moins de mettre en scène ou en forme que d'exposer ce qui demeure aléatoire et fuyant, neutre et passif, instable et rétif à toutes les incorporations et les embrigadements (cf. l'excellent ensemble d'articles intitulé « Le peuple est là » dans le dernier numéro de Vertigo n° 37, éd. Lignes, 2010 - on fera remarquer à cette occasion qu'il n'y est hélas pas fait mention du cinéma de Bela Tarr) ? C'est pourtant à partir de cette question de figuration ou d'exposition du peuple que la résistance et la singularité du cinéma en tant que pratique artistique dont le champ d'exercice demeure autonome (même si minoritaire) peuvent encore continuer à s'effectuer. Ainsi, pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, le peuple, comme l'avait en son temps indiqué Gilles Deleuze inspiré par le peintre Paul Klee, vient à manquer, mais c'est aussi parce qu'il manque qu'il représente une promesse et un avenir. Ce sont par exemple les communards de Toute révolution est un coup de dés (1977), et les paysans français et égyptiens de Trop tôt, trop tard (1982). Constater l'absence du peuple, ce serait ici autant ouvrir l'espace d'une visibilité du travail étatique de recouvrement amnésique des traces populaires, qu'aménager les lieux propices à son « à-venir » (Jacques Derrida) qui ne serait au fond qu'un retour, un revenir. Pour le russe Andreï Tarkovski, le peuple a certes été puissamment représenté dans Andreï Roublev (1967), mais l'action se passait au temps du Moyen Age, pour ne plus réapparaître ensuite que sous la forme concentrée et symbolique de la mère suspendue dans l'attente de son mari dans Le Miroir (1974). Comme si le peuple avait disparu sous les blanches couches du glacis soviétique que toute son oeuvre a voulu faire fondre dans une sorte de pure vision artiste et hallucinée du dégel qui allait suivre dans les années 80 – dégel qui allait entraîner progressivement la dissolution du communisme prétendument réel sans pour autant restituer une figure positive du peuple russe désormais noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste prôné par le néolibéralisme triomphant. Pour le hongrois Bela Tarr enfin, dont l'immense projet cinématographique entretient (même sur le mode critique) plus d'une correspondance avec le cinéma tarkovskien (rien que le motif récurrent de la pluie déjà), le peuple est là. Il attend et il gronde. Il stagne souvent, mais peut se rassembler en grappes toujours plus nombreuses, il gagne en ampleur, il se lève, et se met en marche. Ce peut être alors une bourrasque. Mais pour aller où, et de quelle façon ? S'il souffle où il veut, comme le vent d'après l'évangile de Jean, que souffle-t-il ? Autrement dit, que raconte-t-il ?

 

http://image.toutlecine.com/photos/h/a/r/harmonies-werckmeister-01-g.jpg

 

Grâce au cinéma de l'Espace Saint-Michel, nous pouvons voir ou revoir tout le mois d'août Les Harmonies Werckmeister, premier film du cinéaste distribué à peu près normalement en France (certes en 2003, soit trois années après sa réalisation, alors que son intransigeant et solitaire auteur réalise des films depuis 1977 et Le Nid familial tourné en quatre jours pour le prestigieux studio hongrois Bela Balazs). Avec ce film, Bela Tarr invente et déploie souverainement l'espace-temps nécessaire à la matérialisation du peuple dans l'événement de ses imprévisibles formes et de dynamiques. La vision et la distance qu'il institue lui permettent ainsi d'éviter de s'enliser dans la simplicité d'un exercice contemplatif, pour préférer rendre dans toute leur intégrité sensible les divers objets diversement rencontrés et scrupuleusement observés qui concourent tous à l'exposition cinématographique du peuple, en ses égales puissance et impuissance. Ce regard nécessitera alors une temporalité singulière indexée sur cette notion cinématographiquement essentielle chez Bela Tarr qu'est la durée filmique (le film dure 145 minutes et ne doit pas dépasser la quarantaine de plans). Chargé d'une inquiétude ontologique et électrique quasi-palpable, qui monte à chaque palier symbolisé par la forme du plan-séquence dont le cinéaste sait mobiliser toutes les ressources esthétiques, ce regard pénétrant la matière filmée pour en redonner l'épaisseur objective et subjective ne prend forme que parce qu'il s'insinue entre deux postures radicalement divergentes, mais qui ici trouvent matière à entrer dans une logique de « synthèse disjonctive » pour parler à nouveau comme Gilles Deleuze. Il s'agit d'un côté de la posture démiurgique – et Bela Tarr semble a priori se rattacher à cette « école » du cinéma suprêmement artiste et visionnaire, celle des Erich von Stroheim, Friedrich Murnau, Josef von Sternberg, Abel Gance, Orson Welles, Stanley Kubrick, Federico Fellini, Alejandro Jodorowski, Alain Resnais, Andreï Tarkovski, Joao Cesar Monteiro, Alexandre Sokourov, Alexeï Guerman, etc. – pour laquelle un monde est à créer, reposant sur ses seuls impératifs esthétiques, sur sa seule logique interne, étant à lui-même sa seule cause, tournant sur lui-même avec ses seules forces motrices endogènes. Et de l'autre, nous avons la position du pur témoin, non plus du visionnaire extrayant de son imagination des visions hallucinées et hallucinantes, mais du pur voyant dont les perceptions offertes par le monde réel et objectif possèdent une force excessive d'exception. Le pur voyant est ainsi délesté de tout désir d'en savoir plus ou bien à l'avance (de toute volonté de savoir qui est une volonté de pouvoir comme l'a montré Michel Foucault) au sujet d'une charge qu'il assume en somnambule. Il est comme contraint par une obscure obligation éthique : celle de percevoir sans jugement le monde jusqu'à l'abolition de la raison. Janos Valushka (Lars Rudolph), le héros du film de Bela Tarr, entre sainteté prosaïque (il est l'innocent dont la sagesse semble l'excepter de notre monde ici-bas) et martyr véritable (il est le témoin qui assumera jusque dans la folie le rôle qu'il s'est lui-même assigné), fait office de raccord reliant tous les espaces contenus dans les plans et toutes les dramaturgies que ceux-ci abritent. Il est le fil d'Ariane, le messager muet et hermétique – au sens d'Hermès – qui sera présent dans toutes les séquences du film (exceptée la dernière), tenant exemplairement de l'idiot dostoïevskien plus que du « iourodivi » de la tradition russe plus classique dans laquelle prend sa source l'oeuvre tarkovskienne. S'il n'est pas un fou de dieu, Janos n'est qu'incomplètement le simple d'esprit aux vertus perceptives puissamment subversives car s'exceptant des codes symboliques normatifs, puisque le cinéaste a eu l'ingénieuse idée de diviser la célèbre figure en deux images qui ne se recolleront que le temps d'un seul plan (le prénom hongrois Janos peut aussi évoquer le dieu grec Janus dont les deux visages regardent dans des directions opposées, directions de la nécessité ou de l'indétermination hasardeuse du réel, ou bien directions de l'idiotie événementielle du réel et de son caractère mystérieux avec son sens toujours différé). Ce deuxième terme complémentaire étant incarné par un « Prince » dément et invisible, et dont nous ne verrons significativement que son ombre dans le dos du héros écoutant ce qu'il profère. Cette sorte de faux prophète vaguement nietzschéen (ou langien : on pense à son docteur Mabuse) est en fait une caricature inversée du personnage de Zarathoustra, préférant enseigner la rage destructrice du ressentiment plutôt que la joie de l'éternel retour, et qui se trouve être une des attractions foraines promenées par le cirque itinérant du film (ce personnage ressemblerait plutôt au funeste "dernier homme" annoncé par le Zarathoustra de Friedrich Nietzsche - ce philosophe dont il sera question dans le prochain film du cinéaste en postproduction, Le Cheval de Turin, qu'il annonce comme son dernier). Si Bela Tarr est le savant ordonnateur de blocs d'espace-temps gagnant en force hallucinatoire au fur et à mesure de leur succession, et délivrant un sens certain mais de prime abord nébuleux dont il ne serait que le témoin douloureux, il conjugue ainsi en une seule médaille les deux faces, du démiurge qui suscite la mise en oeuvre d'un monde, et du simple d'esprit qui le regarde de la façon la plus immédiate et émerveillée qui soit. Ce qui autorise le cinéaste à se prémunir, à l'instar d'Andreï Tarkovski quand il réalise Stalker (1979) et surtout Nostalghia (1983) et Le Sacrifice (1986), de la tentation moins messianique que prophétique et charismatique demeurant intrinsèquement liée à ce type de dispositif cinématographique (la démiurgie) dont en est ainsi révélé le potentiel autoritaire (pour ne pas dire fascisant - cf. à nouveau la figure de Mabuse chez Fritz Lang).

 

 

Bela Tarr délivrera moins des oracles qu'il ne témoignera de ce qu'il sent et pressent, et ses pressentiments n'ont rien d'héroïques ni de providentiels. S'il est un génial inventeur de formes relatives à la constitution d'un monde qui ne semble tenir que sur le seul plan de sa propre consistance cinématographique, il n'ignore pas qu'en tant que cinéaste son imaginaire supporte la (ré)invention de ce qui est (pour parler comme Serge Daney), que le cinéma, comme tout art, est une pensée qui prend forme tout autant qu'une forme qui devient pensée (pour citer cette fois-ci Jean-Luc Godard), et que les formes géniales de cette invention relèvent d'un « imaginaire radical » (Cornelius Castoriadis) dont le propre est de nous être commun et générique. Notre génie à tous, Bela Tarr est capable de l'actualiser cinématographiquement. Et s'il construit patiemment autant qu'il les traque comme si elles échappaient à sa volonté les épiphanies grâce auxquelles le réel, habituellement bridé par les effets nominalistes et analytiques du langage humain, parle et se révèle comme il ne le fait jamais, il ne le fait que dans la perspective politique d'un matérialisme relu et critiqué à partir de ses errements pratiques, s'agissant surtout de son credo messianique et progressiste dans le lent avènement du bonheur commun(iste) mécaniquement sorti des béantes contradictions de l'injustice capitaliste. Il n'y a donc aucune trace philosophique d'idéalisme dans ce geste esthétique, et c'est surtout en cela que Bela Tarr se distingue d'Andreï Tarkovski, même si l'influence du second sur le premier est patente, du plan-séquence comme bloc d'espace-temps à valeur cosmogonique, à la pesanteur terrestre rédimée par l'ineffable et l'impromptu de quelques épiphanies, en passant par la matière filmique elle-même comme surface palpitant de la sensibilité, tantôt ténébreuse, tantôt lumineuse, du monde. Le sublime tarrien diffère donc du sublime tarkovskien, surtout en ceci qu'il ne va pas jusqu'au bout d'une perspective d'ébranlement perceptif évoqué dans les analyses sur le beau de Kant et Burke dans la seconde moitié du 18ème siècle qui ouvriront la voie philosophique à l'esthétique romantique. Si le romantisme est prégnant dans le cinéma d'Andreï Tarkovski, bénéficiant d'une problématisation véritablement amorcée à partir de Stalker quand, par exemple, le romantisme à l'oeuvre dans le cinéma de la Nouvelle Vague (on pense moins à Jacques Rivette et François Truffaut qu'à Eric Rohmer et Jean-Luc Godard) est soumis à un geste de problématisation plus accusée, la question romantique est carrément retournée chez le cinéaste hongrois parce que son sublime réclame encore de la raison (la raison doit être ébranlée, pas abolie), et ne saurait donc se défaire de la question du sens qui taraude de bout en bout son film. « Tout a un sens, même le non-sens (qui a au moins le sens second d'être un non-sens). Le sens est une telle fatalité pour l'homme qu'en tant que liberté, l'art semble s'employer, surtout aujourd'hui, non à faire du sens, mais au contraire à le suspendre ; à construire des sens, mais à ne pas les remplir exactement (...) Les meilleurs films (pour moi) sont ceux qui suspendent le mieux le sens. Suspendre le sens est une opération extrêmement difficile, exigeant à la fois une très grande technique et une loyauté intellectuelle totale. Car cela veut dire se débarrasser de tous les sens parasites, ce qui est extrêmement difficile » (Roland Barthes, entretien paru dans Les Cahiers du cinéma, n° 147, septembre 1963). Pour revenir une ultime fois sur la distinction entre l'esthétique tarrienne et l'esthétique tarkovskienne, là où la seconde privilégie un sublime qui fracture la question du sens pour ouvrir un espace au non-sens de l'absolu de la foi et de la croyance spirituelle (largement imprégnée de christianisme orthodoxe, mais sans heureusement jamais s'y inféoder complètement), la première dispose son sublime dans la perspective d'un ébranlement de sens dont la visée est de redonner de l'intensité à celui-ci. Autrement dit un avenir. La marmoréenne spiritualité dégagée par les films de Bela Tarr ne vaut alors que par son souci de rendre compte de l'accumulation du vivant humain dans la matière inerte qu'il a investi. Matière chargée de sens, qu'il faut réveiller de son sommeil à coup de sublime cinématographique : c'est l'événement (mis en scène dans) Les Harmonies Werckmeister.

 

 

Parce que la question du sens relève de notre destin anthropologique (de notre « horizon destinal » dirait Martin Heidegger), suspendre le sens par la puissance esthétique d'un ébranlement des habitudes sensibles est l'optique cinématographique à partir de laquelle Bela Tarr demande (il s'agirait même d'une supplication, pourquoi pas d'un cri, mais sourd) au spectateur de relayer et s'approprier la question du sens, de fourbir les significations après avoir été étourdi par le choc du film. On serait alors au bout du compte ici beaucoup plus proche du théâtre de Samuel Beckett (c'est l'extraordinaire premier plan des Harmonies Werckmeister avec ses ivrognes titubants, presque aphasiques, roulant sous les tables et blindés par l'alcool) ou de la statuaire d'Alberto Giacometti (c'est le motif récurrent chez ces artistes de la marche comme principe anthropologique et élémentaire de ce qui dans l'effondrement général des corps et des pensées maintient le cap noétique d'une avancée et d'une droiture, d'un motif qui est une motivation, d'une mobilité qui est une persistance, d'une obstination prolongeant la persévérance de notre être). C'est par exemple ce très beau plan (mais ils le sont tous à vrai dire), montrant le héros s'enfonçant à l'aube dans la profondeur de champ, le soleil au dessus de sa tête, une bouche d'égout en bas de l'écran. On fera également remarquer que le nom du héros du dernier film en date du cinéaste, L'Homme de Londres (2007) d'après Georges Simenon, Maloin, résonne avec les noms de deux personnages qui donnent les titres des deux premiers volet de la trilogie romanesque de Samuel Beckett écrite en 1951 : Molloy et Malone meurt (le dernier volet de cette trilogie étant L'Innommable). Tel est donc notre horizon, notre destin : demeurer dressé sur ses deux jambes et avancer, ou bien s'écrouler sans pouvoir se relever. Beckett, Giacometti, Tarr (et Gus van Sant, ébranlé par le choc de SatanTango en 1994, fera abondamment marcher, dans le désert, les couloirs d'un lycée ou la forêt, les personnages de ses films du début des années 2000) : leur enjeu commun, c'est (pour citer le premier d'entre eux) « le dur désir de durée » qui détermine tant chez le troisième la durée de ses plans-séquence et l'obstination de ses marcheurs qui, par exemple en travelling latéral filmé à partir de leurs visages, produisent naturellement le rythme soutenu exprimant la profondeur affective de leur relation (et sur le plan sonore, nous obtenons une rythmique à deux temps qui donne un ostinato parachevant l'obstination des personnages). Les Harmonies Werckmeister peut alors s'envisager comme un prolongement ou un contrepoint à En attendant Godot (1948) de Samuel Beckett (l'attente pour un à-venir dont la suspension volatilise le sens et autorise une durée qui affaiblit l'énergie vitale des corps et amollit la tension nécessaire au maintien du sens). Sauf que chez Bela Tarr, Godot arrive bel et bien. La question que pose alors le cinéaste est de savoir en quoi consiste ce Godot. Ce sont, depuis Macbeth tourné en 1982 d'après William Shakespeare (deux seuls plans tournés en vidéo, le premier durant cinq minutes et le second soixante-sept, ont été nécessaires pour un film qui explicite le noyau de l'oeuvre, soit l'irruption événementielle et déflagratrice du réel dont la furieuse et bruyante idiotie emporte comme une lame de fonds visions ou prophéties oraculaires), ces longs et sinueux plans-séquence incessamment soumis à un mouvement de recadrage et ces durées hypnotiques, parfois une bobine entière de film, soit dix minutes qui nécessitent une extrême audace parce que la pellicule coûte cher et exige un minimum de droit à l'erreur (contrairement aux possibilités infinies du numérique), ainsi qu'une extraordinaire force de préparation et de concentration en termes scénographiques. Ce sont ces rythmes lancinants tout autant que tendus (donc tendus vers quelque chose – cette tension indique bien une orientation, même a minima) et ces travellings avant (suivant le personnage à partir de son dos) et arrière (précédant le personnage mais en le filmant cette fois-ci de face) : autrement dit, avancer, ce serait tantôt reculer en ignorant ce qui se joue dans notre dos, tantôt aller de l'avant mais derrière un corps dont le dos manifeste autant son opacité que l'opacité même du réel dont la vue nous est alors bouchée. Ce sont ces corps en mouvement telles les particules élémentaires d'un ballet atomique, et cette caméra qui ajoute du relief aux mouvements humains. Ce sont ces jeux scénographiques déployant des espaces infiniment plus vastes que le fragment projeté filmique sur l'écran et cette photographie en noir et blanc  avec ces images lunaires, charbonneuses ou anthracite, comme trouées de cratères d'aveuglante lumière. Ce sont ces compositions musicales (dues comme d'habitude à Mihaly Vig qui travaille avec le cinéaste depuis Almanach d'automne en 1984) en formes de ritournelles ponctuant parcimonieusement (peut-être quatre fois seulement) le déroulé du récit et visant à faire crever la poche d'une accumulation émotionnelle vécue par le spectateur. C'est encore cette volonté cinématographique anti-eisensteinienne que le montage soit interne au plan lui-même afin de soustraire à une perspective matérialiste conservée et rénovée les facilités idéologiques du didactisme (d'où le privilège accordé au plan-séquence dans le grand cinéma d'Europe de l'est critique des inventions eisensteiniennes comme du réalisme socialiste jdanovien, Miklos Jancso ayant précédé en Hongrie dans cette voie-là Bela Tarr quand, en Russie, Alexandre Sokourov et Alexeï Guerman prolongent à leur manière dans ce domaine Andreï Tarkovski). Ce sont enfin ces prérogatives de sens indexées à celles du plan tenant d'abord à la question de la sensation, et comme le dit le philosophe Jean-Luc Nancy, le sens (se) travaille en tout sens, sens comme sensation et signification inextricablement entremêlées, l'une représentant la face nécessaire de l'autre, les deux assurant la singularité de notre être. Tout cela concourt donc dans le film de Bela Tarr à constituer le lieu d'accueil du fameux Godot, lieu saturé de la sensationnelle survenue d'un événement dont chaque plan donne à (pres)sentir la tension, dont chaque image en pressent la virtualité grandiose et menaçante.

 

 

Bela Tarr est bien évidemment, à l'instar d'Ingmar Bergman réalisant Le Silence en 1963 qui alors inaugurait une nouvelle période de son oeuvre, un allégoriste. Déjà, la baleine de Les Harmonies Werckmeister, échouée au milieu d'une place publique désertée par la foule qui s'y amassait, et traînée là par un cirque itinérant pour en exhiber la ruine, possède une valeur mythique semblable au cétacé biblique, Léviathan ou Jonas, dont les avatars sont multiples en littérature (Pinocchio en 1881 de Carlo Collodi, Moby Dick en 1851 de Herman Melville, Baleine en 1949 de Paul Gadenne), comme au cinéma (c'est l'improbable poisson à l’œil vitreux et accusateur qui pourrit sur la plage à la fin de La Dolce Vita de Federico Fellini en 1959). Surtout, cette image de la baleine saisie dans sa défaite ("catafalque" pour reprendre un mot de Paul Gadenne), mais capable dans son impuissance vitale et motrice d'exhaler encore un peu de puissance de fascination et d'interrogation (surtout grâce à son oeil, à lui seul une galaxie), entre en résonance avec d'autres motifs ou figures (l'idiot et ses représentations cosmogoniques, le "Prince" et ses diatribes fascistes, le musicologue et son travail de relecture critique des inventions d'Andreas Werckmeister, le général ivre et ses deux enfants hystériques, le peuple s'accumulant sur la place de marché ou de grève telle l'écume blanche laissée derrière la queue du cétacé, le vieillard décharné de l'hôpital, etc.) afin de constituer une constellation de sens propre à l'esthétique allégorique, à l'instar du théâtre baroque du dramaturge espagnol Calderon de la Barca (celui du Grand théâtre du monde avec, comme l'a montré l'essayiste Didier Souiller, sa dramaturgie de l'erreur et de la confusion, du désordre et de la culpabilité diffuse). Cela signifie qu'un film pour Bela Tarr représente un système allégorique à l'intérieur duquel les relations entre les objets configurant le régime allégorique les arrachent à leur seule valeur unilatéralement symbolique (un même objet peut ainsi disposer de plusieurs valeurs symboliques selon l'axe de relations à l'intérieur du système allégorique privilégié, par exemple la baleine valant pour manifester la puissance persistante du peuple comme du film malgré les ruines des politiques sociales et culturelles, de l'idée de politique ou d'utopie de l'émancipation comme du cinéma comme art, etc.), et servent également à encadrer ou conformer les processus d'actualisation de l'événement dont l'imprévisible survenue figurera le point de soulèvement ultime, l'acmé, du système allégorique lui-même. Il ne s'agira donc pas tant de fixer l'événement dans un sens unique ou de seulement le cribler de significations contradictoires, mais bien de lui donner une ampleur cosmique susceptible de casser en deux (comme aurait dit Lénine) le temps historique lui-même, ainsi que le confort esthétique habituel des spectateurs Cette baleine échouée, ce sont tout à la fois le mammifère marin matérialisant nos immémoriales origines (et la si grande tristesse dont est capable le film, notamment grâce aux ritournelles de Mihaly Vig, exprimerait cette humeur océanique dont un jour parla Sigmund Freud), l'animal empaillé exposant le fantasme cartésien de domination humaine sur le milieu naturel, et le monstre fait de caoutchouc et de rembourrage de laine qui mêle indistinctement la persistance des vieux mythes malgré la domination moderne de la raison instrumentale et un besoin de croyance en d'autres possibles englouti dans le leurre bien réel de la marchandise spectaculaire. Cette baleine, c'est aussi l'exigence politique d'un communisme frappé d'illégitimité à la suite de catastrophes historiques autant déterminées par l'autoritarisme stalinien (et Bela Tarr, en tant que citoyen d'un pays, la Hongrie, qui connut ses tentatives réprimées de révolution conseilliste en 1919 et de socialisme à visage humain en 1956, en sait quelque chose) que par la guerre idéologique menée par les représentants du système capitaliste (et Bela Tarr, habitant un pays assujetti depuis les années 90 à un mouvement de libéralisation économique entraînant, certes la hausse moyenne du niveau de vie, mais aussi d'extrêmes inégalités sociales, n'en ignore rien). Cette baleine, c'est ce peuple dont on ne veut plus rien voir ni savoir, parce qu'il aurait désiré le fascisme dans les années 30, parce que le consumérisme le vouerait à l'inertie aujourd'hui, et parce que les dominants préfèrent substituer à cet objet retors les formes plus malléables et contrôlables de la masse dans les dictatures qui se disent encore communistes, de l'électorat à séduire sur le mode clientéliste, du public à capter pour toutes les entreprises médiatiques avides de parts de marché, et des consommateurs à cibler pour une économie capitaliste qui fonctionne toujours plus à crédit. La baleine, c'est enfin ce vieux rêve qui bouge encore, cette utopie si rare à dénicher et si lourde à mettre en branle, celle d'une cinéma dont l'ambition esthétique et politique serait de redonner aux individus, prolétarisés par le capitalisme contemporain et frappés par la « misère symbolique » (Bernard Stiegler) et l'appauvrissement de leurs expériences (Walter Benjamin) qui en sont les corrélats logiques, le sens (comme sentiment, sensation, signification tout à la fois) de leur durée vécue, de l'angoisse ontologique qui y est intimement associée, du peuple auquel ils appartiennent, de l'histoire dans laquelle ils s'inscrivent, et de l'événement qui ne cesse pas d'arriver et d'en briser la continuité (malgré tous les démentis d'idéologues libéraux qui, tel Francis Fukuyama, communièrent lors des années 90 dans la joie post-soviétique de la « fin de l'histoire »). L'histoire réitérée ou brisée, le peuple endormie ou révolté, la déréliction sociale qui paraît monter jusque dans un ciel « bas et lourd comme un couvercle » (Charles Baudelaire), l'angoisse d'être qui se fond et se confond avec l'univers lui-même, les articulations de la durée vécue, du « temps homogène et vide » (Walter Benjamin) relatif à la gluante répétitivité du quotidien, et de la disjonction événementielle qui oblige à remettre à plat toutes les habitudes, Bela Tarr filme tout cela en s'appuyant sur les forces invisibles, forces relationnelles et pulsionnelles, individuelles et collectives, symboliques et politiques, toutes forces qui nourrissent les mécanismes d'agrégation et désagrégation humaines, comme s'il s'agissait là de mouvements indiscernablement moléculaires et cosmiques. C'est la grandeur du premier plan du film, que d'exposer en dix minutes, sans coupe, et en obligeant la caméra à accomplir une double révolution sur elle-même, pareil programme où la transfiguration, sous la forme allégorique d'une danse d'ivrognes évoquant le système solaire, est le produit du geste démiurgique d'un idiot  (le cinéaste) interrompu par le mépris de l'aubergiste (le capital) envers le chahut de ses clients (le peuple prolétarisé).

 

https://ghostshots.files.wordpress.com/2012/01/les-harmonies-werckmeister-vieux.jpg?w=630

 

En mettant la vision au service de l'histoire (peut-être le dernier mythe qui nous reste selon Serge Daney), Bela Tarr remet de l'historicité dans le cinéma, en même temps que la perspective allégorique privilégiée offre le plan propice à l'exposition de la fulgurance de l'événement dont le(s) sens, nébuleux ou obscur(s), disloque(nt) toutes les continuités en termes de durée vécue et de temporalité sociale répétitive. Car Bela Tarr sait filmer deux temps que ne savent pas ou plus filmer la plupart des réalisateurs en exercice : le temps social conjonctif et répétitif (c'est Janos distribuant au petit matin des journaux), et le temps historique discontinu et disjonctif (c'est le tank occupant la rue traditionnellement empruntée pour la distribution des journaux), le premier ayant toujours la fâcheuse tendance à faire oublier le second. Le cinéaste est ainsi animé d'une profonde croyance dans le fait que le genre humain n'en aura jamais fini avec sa propre histoire, et il hisse formellement la question de l'événement au niveau du Big Bang cosmique. C'est, on l'a vu, le système solaire avec sa planète Terre victime d'une éclipse que met en scène Janos dans le premier plan programmatique du film, et qui peut autant désigner la lourde et plombée parenthèse soviétique qui a laissé après son échec un peuple épuisé et désorienté, que la nouvelle parenthèse libérale toute aussi (mais différemment) épuisante et déroutante. Surtout, le cinéaste filme comme personne « ce qui arrive » pour citer Paul Virilio qui, dans son essai éponyme, cite judicieusement Bertolt Brecht : « On envoie au pillage ceux que l'on pille. L'entreprise dépasse les forces ; l'exercice de la violence, au lieu de rassembler les forces, les divise : ce qui était élémentairement humain, trop comprimé explose. Et projette le tout en éclats et à l'anéantissement » (éd. Galilée, 2002, p. 41). Comment alors ne pas songer devant ces lignes à la grande séquence paroxystique du film montrant en trois plans successifs le peuple qui se lève et se met en marche, puis qui saccage un hôpital et frappe ses résidents, enfin qui repart honteux de son acte accompli après la vue sidérante d'un vieillard dont la terrible nudité, digne des peintures de Jean Rustin, sonne l'arrêt pathétique de la barbarie ? Cette séquence reposera donc exceptionnellement sur le montage de trois longs plans, quand partout ailleurs domine le plan-séquence (exceptées deux séquences constituées de deux plans, celle de la vision de la baleine par le héros et celle de l'arrivée impromptue du personnage joué par Hanna Schygulla). Premier temps : le peuple se met enfin en branle (c'est, reprise sur un versant plus pessimiste, l'image de Jules Michelet dans son Histoire de la Révolution parue entre 1847 et 1853 : le peuple « avance, c'est assez » et l'on entend forcément derrière ces trois derniers mots l'homonyme cétacé), et tous les espoirs révolutionnaires sont permis s'ils n'étaient pas ternis par le souvenir des imprécations fascisantes du Prince. Deuxième temps : c'est la mise à sac d'un hôpital par le peuple en marche qui envahit les couloirs et les chambres, et qui, sans ennemi visible à défaire, s'est décidé à s'en prendre aux plus faibles de ses membres. Pas un cri qui viendrait surenchérir de manière obscène sur la violence représentée, mais un ballet d'ombres dans un labyrinthe à la blancheur clinique et cellulaire, des objets brisés et le son mat des coups reçus. Et c'est le troisième et dernier temps de cette terrifiante séquence : celui succédant à la vision d'un vieillard grabataire, nue sous sa douche, qui viendra incroyablement geler une bourrasque de violence légitime mais aveuglée, et à la suite de laquelle le peuple s'en ira s'en bruit dans le dernier plan pour, comme vidé de son énergie, disparaître dans la nuit et s'endormir. Le choc produit par cette vision de la nudité humaine comme dernier rempart éthique à la barbarie collective (vision redoublée par le regard tétanisé de Janos dont la caméra révèle à la toute fin du deuxième plan de cette séquence qu'il en aura été le spectateur muet), cette honte dont l'engloutissement pathétique anéantit la colère populaire et bouleverse à jamais le spectateur (on songe ici aux analyses d'Emmanuel Lévinas sur le visage humain comme ultime manifestation de l'impérative interdiction de tuer), montre exemplairement que les capacités de sidération, d'ébranlement et d'éblouissement promises par le cinéma dès l'arrivée du train en gare de la Ciotat filmée par les frères Lumière en 1895, ne sont pas encore totalement amenuisées, sinon anéanties, pour peu qu'un cinéaste se (et qu'on lui) donne les moyens matériels d'y parvenir. Et ce n'est pas le moindre paradoxe que de constater que le devenir allégorique de l’œuvre de Bela Tarr, inaugurée sous les auspices du réalisme social avec Le Nid familial et continuée sur le versant allégorique avec Damnation (1987), début de la collaboration fructueuse entre le cinéaste et le romancier Laszlo Krasznahorkai (Les Harmonies Werckmeister est d'abord un roman écrit par ce dernier en 1989 sous le titre de Mélancolie de la résistance), est cette période qui souffre des plus grandes difficultés en termes de production et de diffusion.

 

http://quoique.net/wp-content/gallery/jean-rustin_1/jean-rustin-couple-pres-de-la-fenetre-1995.jpg

 

Que l'on ait affaire aux quatre années de tournage de SatanTango dont la durée totale de 450 minutes a privé le film en 1994 d'une exploitation commerciale habituelle, aux trois années nécessaires au film Les Harmonies Werckmeister entre 1997 et 2000 (le film ne sortant en France qu'en février 2003), ou au suicide du producteur Humbert Balsan le 10 février 2005 bloquant la production et le tournage à Bastia de L'Homme de Londres dont la mise en route avait déjà commencé en 2004, dont la présentation au Festival de Cannes eut lieu en 2007 (et la sortie en France un an plus tard en septembre 2008), c'est une logique de contretemps perpétuellement recommencée qui traduit autant l'étroitesse économique du cinéma quand il est incarné par ses plus irréductibles artistes, que le statut même de l'artiste qui n'est notre contemporain qu'à partir du moment où il ne colle pas tout à fait avec le temps présent, arrivant un peu trop tôt, un peu trop tard, toujours en décalage afin que le présent, ne coïncidant jamais complètement avec lui-même, libère des nappes de virtualités (passées, possibles, à venir) que, souvent seul, l'artiste voyant et visionnaire peut (donner à) voir. 

 .

 

On l'a dit, l'esthétique tarrienne chemine dans l'étroit défilé entre démiurgie (tout savoir-pouvoir) et pur témoignage (seulement voir, jusqu'à s'en aveugler). Mais ce défilé est aussi celui partageant un naturalisme (les corps ralentis par l'alcool et plombés par l'anomie sociale) confinant au surnaturel (pourrait-on alors parler en ce cas de "surnaturalisme" ?) et un allégorisme visant la transfiguration cosmique du récit. Entre évidence du réel filmé et inévidence de son sens (pour reprendre la terminologie de Fabrice Revault d'Allonnes au sujet de la fraction la plus dure du cinéma moderne, Jean-Marie Straub, Chantal Akerman, Marguerite Duras, Philippe Garrel) ou encore son obtusité (pour citer cette fois-ci Roland Barthes), le cinéaste sait également allier sens de l'unité, avec cette coulée des plans qui permet ainsi de filmer l'intégralité documentaire de certaines activités domestiques et professionnelles auxquelles se livre le protagoniste (et c'est parce que cette intégralité est respectée que la séquence de l'hôpital dispose d'une telle puissance filmique puisqu'elle bénéficie de l'accoutumance du regard du spectateur à des rythmes si particuliers, et pourtant si proches de ceux de la vie vécue), et sens de la rupture, qu'il s'agisse de l'apparition de l'ex-épouse du musicologue Eszter (Peter Fitz) qui fait rupture dans la séquence en suturant ses deux plans, au titre du film lui-même faisant référence aux travaux de ce compositeur allemand de la période classique (en ayant mis en place un "tempérament inégal" qui est un système de division de l'octave en parties mathématiquement égales destiné à l'accordage d'instruments à sons fixes, Werckmeister aurait à la fin du 17ème siècle rompu selon Eszter le rapport naturel entre la musique et le divin en soumettant totalement l'imagination musicale aux règles du calcul mathématique). L'obtusité ou l'inévidence du sens de l'événement qu'aucun calcul (politique ou artistique) ne peut décréter ou prévoir trouve enfin à s'articuler ici avec l'étrangeté des paroles et des voix soutenue par une bande-son postsynchronisée qui est donc légèrement en décalage par rapport à la bande-image (parce que les trois acteurs principaux sont d'origine allemande et ne parlent pas hongrois, mais surtout parce que la composition des plans-séquence est d'une telle complexité qu'ils auraient été sûrement plus difficiles à réaliser en son direct). Bela Tarr figure avec Les Harmonies Werckmeister le surgissement bouleversant de l'événement moins le sens qui le rendrait totalement et unilatéralement lisible et dicible, prévisible et prédictible. L'événement qui, comme le dirait Alain Badiou, vient supplémenter la somme de tous les actes et toutes les actions du film induit à sa suite une quête de sens signalant qu'à l'Est, l'histoire n'est peut-être pas terminée, et qu'un peuple attend, qu'il brûle d'agir pour ne plus subir une histoire écrite dans son dos. Cette quête du Graal qu'est le sens de l'événement tel qu'il est capable de chambouler la totalité de l'existant possède un coût parfois radical, puisqu'il entraînera Janos, dont la conscience aura été brûlée vive par tout ce qui aura été vu et entendu, dans la réclusion de l'asile psychiatrique où une forme de déterritorialisation psychique se signale par le maigre filet d'un chant sourd s'échappant de sa bouche et le fait aussi que, assis sur son lit, ses pieds ne touchent pas terre, comme si le personnage revêtu d'une blouse blanche flottait, tel un fantôme. C'est une violence sourde et diffuse que ce peuple, filmé à travers tant de visages burinés vus sur la place de grève ou de marché, a emmagasinée après plusieurs décennies de joug totalitaire et dix années de libéralisme économique effréné dont les mirages économiques se sont soldés par la destruction de milliers de postes de travail et la mise au chômage consécutive, forcée et massive, de plusieurs milliers d'ouvriers. Alors ceux-ci attendent, place du marché ou de grève, de pouvoir à nouveau louer leur force de travail, et cette attente humiliante (y a-t-il quelque chose de pire, demandait Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne en 1958, qu'une société dont le travail est une valeur axiale, et qui est peuplée de toujours plus de chômeurs ?) menace à tout moment de déboucher sur un ressentiment explosif. Dans son extrême lucidité matérialiste et dialectique, Bela Tarr voit bien qu'un potentiel révolutionnaire accordé au peuple peut aussi, hélas, se renverser en une révolte sans but ni orientation, en pure terreur aveugle et vaine, en pure volonté destructrice dont profitent les bateleurs du fascisme (tel le Prince, comme un mixte du docteur Caligari et du somnambule Cesare dans Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene en 1919, une espèce de bête de foire qui mobilise hors champ toutes ses forces charismatiques pour se hisser de son statut de marchandise spectaculaire au rang de prophète adulé par les foules extatiques) et les badernes de l'armée (tel ce général ivre dansant, le pistolet en l'air, sur la musique pompière de Johann Strauss). Si le pire n'est jamais sûr, il peut aussi toujours être à venir, surtout à partir du défaut d'une politique de l'émancipation populaire (dont le peuple serait à la fois l'objet et le sujet) et de l'absence des (ir)responsables des effondrements sociaux recouverts du voile de l'insaisissable pouvoir du capital transnational. Comme l'a remarqué Antonio Negri : « Tout est devenu flou. Alors comment lutter ? Cette apparente disparition de l'adversaire, c'est le grand problème actuel, aussi bien pour le pouvoir que pour tous ceux qui veulent tenter de lui résister » (Du retour. Abécédaire biopolitique, éd. Calmann-Lévy, 2002, p. 124). D'où l'idée du cinéaste, relevant toujours de son allégorisme, d'avoir au montage inventé son lieu propre, sa ville et ses environs (mais c'est déjà le territoire dans lequel patauge la communauté désoeuvrée de SatanTango pour malgré tout réussir à s'en arracher laborieusement), un peu à la manière d'Orson Welles ou Alain Resnais (mais c'est aussi le désert  imaginaire créé à partir de zones désertiques réelles de Gerry en 2001 de Gus van Sant), Bela Tarr agençant des fragments prélevés à la Hongrie mais également à la Roumanie et à l'Ukraine, ayant d'ailleurs tourné aussi à quelques kilomètres de la frontière de la Yougoslavie alors soumise aux feux des divisions nationalistes. On en revient donc à la très haute teneur politique de l'allégorisme tarrien, ouvrant un abîme non pas d'absence de sens, mais bien d'un sens terrifiant et inimaginable que relaie Les Harmonies Werckmeister, à la fois cosmos ouvert sur le chaos de l'Est et soleil noir de la mélancolie postsoviétique.

 

 

A l'image de cette baleine qu'enveloppe formellement l'énorme camion bruyant comme un tremblement de terre, fait de tôles ondulées ajoutant ainsi des couches de métal aux couches de peau de l'animal, et qui s'oppose tout aussi formellement à cet hélicoptère qui, déchirant le ciel, tournoie en cercles concentriques toujours plus étroits, scelle la folle désorientation psychique du héros, et symbolise la domination militaire fasciste sur le pays, règne ici souverainement la volonté monstrueuse de monstration (plutôt que de démonstration) d'un chaos difficilement identifiable dans ses linéaments ou prémisses. Monstruosité aussi de la difformité prêtée au Prince, et qui restera hors champ s'agissant seulement de son corps (seule une ombre cerclée de lumière témoignerait d'une hypertrophie de la boîte crânienne tel le personnage de Rubber Johnny inventé par le groupe de musique électronique Aphex Twin), pendant que ses monstrueuses paroles résonnent quant à elles profondément dans le champ, indépendamment de la présence physique du locuteur, et jouissant de cet effet de redoublement induit par la nécessité de la traduction (parle-t-il russe ? Ou bien une langue inconnue ?). « Chaosmos » aurait dit Félix Guattari qu'est le film, témoignant du devenir obscur de l'ex-bloc soviétique dont des lambeaux de peuple et de territoire sont désormais bradés dans cette grande foire néolibérale qu'est l'Union Européenne. C'est peut-être ce que montre un lent mouvement tournoyant de la caméra, qui ramasse toutes les figures géométriques rencontrées ailleurs dans le film, figures sphériques (l'oeil de la baleine ou les yeux de Janos), circulaires (les ritournelles de Mihaly Vig, les valses de Strauss, le ventilateur avec lequel jouent les deux enfants du général) ou en spirale (le tournoiement de l'hélicoptère ou de la caméra ici). En effet, tournoyant sur son axe, la caméra descend du plafond d'un hangar pour retrouver par terre le héros environné de machines à laver détruites (la fureur populaire se serait-elle exercée aussi contre les fétiches du consumérisme ?), pendant que la voix brutale et non localisable du Prince est progressivement remplacée par celle plus douce de Janos lisant un cahier ayant appartenu au faux prophète (preuve de cette équivoque gémellité entre les deux personnages), et qu'il jettera parmi les autres déchets. Le libéralisme peut aussi faire le lit du fascisme, comme parmi ses draps peut toujours se glisser un anarchisme anticonsumériste. C'est que l'événement fracture le réel à partir du point de capiton où advient son caractère d'indécidable en termes de sens et de portée politique. Auront donc concouru à cette fracture, activement comme passivement, un pur témoin, soit l'idiot qui n'a rien d'autre à dire et montrer que sa propension à témoigner du sublime de l'existence humaine identifiée au ballet galactique des planètes, soit l'Original sans ascendance ni descendance (Janos n'a que des oncles et tantes) tels les personnages énigmatiques de Herman Melville (Bartleby ou Billy Budd par exemple) selon Gilles Deleuze, et dont l'ultime marmonnement dit l'indicible et l'incompréhensible de la marée dévastatrice de la barbarie qu'il a vu monter et déferler, soit le semblable au petit Edmund de Allemagne année zéro (1947) de Roberto Rossellini qui accomplit tragiquement, le corps chutant dans les ruines de Berlin détruite, l'intenable persistance populaire d'une culture nazie après la défaite militaire de l'hitlérisme (cette figure de l'enfant martyr dont le suicide vaut comme l'avertissement sacrificiel adressé à la collectivité ainsi appelée à se ressaisir hante encore plus explicitement SatanTango). Mais c'est aussi Eszter, l'oncle musicologue de Janos Valushka, en quête utopique d'une harmonie musicale divine qui n'a peut-être jamais existé et dont la brisure déterminée par les inventions d'Andreas Werckmeister eurent lieu à l'époque classique qui fut celle de l'avènement de la raison instrumentale (Max Weber) et biopolitique (Michel Foucault), de la bourgeoisie et du capital (Karl Marx), l'oncle qui certes sera contraint d'abandonner les plaisirs intellectuels de la vita contemplativa mais pour les urgences pratiques de la vita activa, reprenant ainsi, sans le savoir (comme si un transfert mystérieux d'énergie avait eu lieu) le rôle de témoin jusque-là assumé par son neveu (c'est le dernier plan montrant en toute logique Eszter se substituer à Janos dans une même persévérance de marcheur et un même désir de se mirer dans l'oeil de la baleine). C'est enfin la retour quasi-spectral de l'ex-femme de ce dernier, véritable catalyseur et accélérateur des particules catastrophiques du film, personnage interprété par Hanna Schygulla dont le corps vieillissant raîne avec lui les souvenirs cinéphiliques des films de Rainer Werner Fassbinder (on pensait déjà au cinéaste allemand devant Almanach d'automne réalisé en 1984 par Bela Tarr avec son appartement unique et colorée comme lieu stylisé propice à l'entre-déchirement des personnages) et aussi Passion (1982) de Jean-Luc Godard (y était posée la question de la différence entre le possible et le probable qui reste toujours valable chez Bela Tarr concernant la question de l'événement). Toutes oeuvres traversées par les apories de la mémoire défaillante et de l'histoire ruinée, de la hantise du passé et de l'atrophie du présent. Voilà entre autres les points scintillants de la constellation allégorique dressée par Les Harmonies Werckmeister, véritable machine de pensée affolant le sens en tout sens, vaste rébus dont le désir secret est, plus qu'un simple appel à son exégèse ou son déchiffrement, un cri lancé au nom de l'événement qui, s'il permet d'éviter sur le plan esthétique l'autoritarisme du savoir-pouvoir relatif à l'occupation de la position de Sirius comme l'aurait dit Hannah Arendt (soit tenir le point d'où l'on voit et sait tout), peut implicitement encourager sur le plan politique à l'imparable soulèvement populaire au nom de l'émancipation, sans rien ignorer des virtualités effroyables et régressives que tout événement peut aussi receler. Pour le dire simplement : occupez-vous de politique avant que la politique ne s'occupe de vous.

 

 

Les Harmonies Werckmeister, c'est la version matérialiste de l'apocalypse (l'heure où tout sera révélé, comme l'indique l'étymologie de ce nom d'origine grecque), mais non plus selon Saint-Jean (bien que le héros se nomme Janos, Jean en hongrois), mais selon Saint-Brecht, Saint-Beckett, et Saint-Marx. Il y a bien ici désignation d'une lutte de classe nécessaire, mais la situation est peut-être nouvelle. D'un côté, nous avons un prolétariat privé de travail et des instruments collectifs nécessaires à sa politisation, qui peut alors retourner sa violence contre lui-même et contre des boucs-émissaires désignés à la vindicte par les faux prophètes ou les visionnaires faussaires qui sont toujours de vrais fascistes, ceux qui ont encore un travail tel l'artisan savetier retrouvé mort par le héros, ou bien ceux qui peuvent encore bénéficier de l'Etat social tels les malades de l'hôpital tombant sous les coups dont aura été témoin le héros. Et de l'autre nous avons une bourgeoisie qui préfère les rétributions du capital financier au vieux capital industriel, et qui certes décide toujours mais toujours plus loin spatialement des lieux de production de la richesse (et la Hongrie, comme tous les pays européens, ressortissant ou non de l'Union Européenne, est incorporée dans la même logique capitaliste de mise en concurrence des salariats et des systèmes socio-productifs nationaux). C'est l'absence physique des adversaires qui in fine détermine le retour sur elle-même de la violence populaire. "Seule la violence aide là où la violence règne", disait Brecht. Ce à quoi ajouterait Bela Tarr, en dialecticien conséquent, que la violence qui peut aider (la violence populaire contre les violences étatiques et capitalistes) peut être aussi celle qui peut, se retournant contre elle-même, s'autodétruire dans cette tendance de l'auto-immune déjà décrite par Jacques Derrida dans Le Concept du "11 septembre". Dialogues à New York avec Jürgen Habermas (éd. Galilée, 2004). Ce qui arrive, lorsque la dialectique est amputée de l'un de ses deux termes nécessaires, lorsque le positif n'est pas retrouvé et que le négatif perdure (d'où l'aspect lunaire du film avec ses espaces désolés et désaffectés, sa société anémiée et plombée, ses membres abêtis ou fatigués), devient alors ce qui revient, la révolution au nom de l'émancipation cédant le pas à l'éternel retour du pire, quand ce n'est pas l'involution et la régression qui surviennent. C'est cette valse de Johann Strauss résonnant des miasmes nostalgiques et réactionnaires de l'empire défunt austro-hongrois (dont d'ailleurs Stanley Kubrick rejouait avec 2001 : a Space Odyssey en 1968 le retour futurisé, quand Joao Cesar Monteiro avec Le Bassin de J. W. en 1997 utilisait de manière sardonique un même extrait dans une semblable perspective de retour possible ou probable du fascisme en Europe que tant de succès électoraux ne cessent pas de vouloir confirmer). Cette valse est logiquement reprise une seconde fois lors d'une séquence hystérique mettant en scène d'insupportables enfants (ce sont les fils du général ivre dansant déjà sur la même valse lors de la séquence précédente), comme échappés d'un film anarchiste de Jean Vigo, et martelant à coup de casseroles les harmonies straussiennes. L'histoire se répète deux fois, disait bien Marx après Hegel dans son 18 Brumaire de Louis Bonaparte en 1852 : la première fois en tragédie, la seconde fois en farce. Intervenant en milieu de film, cette séquence assure également, presque de manière comique, la fonction de réveiller un spectateur somnolent ou par trop magnétisé par la lenteur hypnotique des rythmes filmiques, afin de le préparer à la meilleure réception de la séquence suivante de soulèvement populaire et de mise à sac de l'hôpital débouchant sur la douche froide de l'apparition lumineuse de la nudité du vieillard cacochyme, ultime rempart éthique devant la barbarie ainsi submergée par les vagues océaniques d'une honte rédemptrice (c'est une croyance peut-être, mais nous osons partager cette fiction de la bêtise qui connaîtrait son ultime point d'arrêt). Troisième temps de la valse : après le temps passé du totalitarisme pseudo-soviétique ou communiste, et le temps présent du totalitarisme de la marchandise comme seul lien social, voici venu le temps de la domination militaro-fasciste sortie du lit du démantèlement libéral des conquêtes sociales ouvrières, troisième éclipse de suite en attendant que le soleil réapparaisse enfin, et que, comme le dit Janos, une « faucille » de lumière annonce un nouveau soleil. Pourquoi pas celui de l'utopie de l'émancipation politique et de l'égalité sociale ?

 

 

Bela Tarr, cinéaste à la fois voyant (il voit ce qui excède les perceptions), visionnaire (il donne à voir ce qui résiste à l'imagination), et prémuni des déviations des deux postures (l'impuissance de l'idiot, le pouvoir autocrate du visionnaire charismatique), est cet artiste dont les visions ont la profondeur et la vigueur de Brueghel bien que son art soit le lieu d'un lent et pénétrant travail de déconstruction théâtrale, théâtre beckettien d'une humanité tantôt avachie, tantôt soulevée par les ruses de la raison historique. Bela Tarr est un artiste qui pratique un geste cinématographique pétri dans la pâte épaisse du matérialisme, mettant en scène un monde comme s'il s'agissait d'un cérémonial sacré dont la portée nébuleuse et allégorique est une cosmogonie littéralement bouleversante, car habitée par le désastre. Le dés-astre, soit comme l'aurait dit Maurice Blanchot la chute des astres qui, ne tournant plus sur eux-mêmes, ne sont plus soutenus par le mouvement physique de leur révolution. Et si le vers de Stéphane Mallarmé, "Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur" tiré du Tombeau d'Edgar Poe (1876) a inspiré tant L’Écriture du désastre (éd. Gallimard-coll. NRF, 1980) de Maurice Blanchot hanté par L'Espèce humaine de Robert Antelme, que le titre D'un désastre obscur (éd. de l'Aube, 1991) d'Alain Badiou justement consacré à l'avenir de la politique et du communisme après la fin du bloc soviétique, il pourrait parfaitement convenir au film de Bela Tarr, calme bloc et borne granitique de cinéma chu du double désastre obscur de l'autoritarisme stalinien et du libéralisme antisocial qui s'en est suivi.  Le cosmogonique propre au film Les Harmonies Werckmeister, ce serait aussi l'autre façon qu'il propose de considérer le peuple sous l'angle non plus machinique des grandes machineries de propagande visant la massification du populaire fondu dans l'acier des États totalitaires, mais bel et bien sous l'angle de l'astronomie. Parce que la question du peuple se joue en fait à des années-lumière des représentations et des visibilités collectives, médiatiques ou politiciennes, à des années-lumière de l'espace public bourgeois (Jürgen Habermas) qui (s')est confondu avec l'espace public tout court (une confusion aujourd'hui hélas encore faiblement contestée par les tentatives de constitution d'un espace public oppositionnel, pour citer Oskar Nekt). Au-delà de l'infini, comme le dit l'ultime intertitre de 2001 de Stanley Kubrick, nous retrouvons chez Bela Tarr le peuple, en attente de la possibilité ou de la probabilité (sublime ou catastrophique, cela dépend de lui, de nous) de se remettre en marche pour se réapproprier son destin. L'extase formelle à laquelle aboutit Les Harmonies Werckmeister selon les prescriptions de son propre dispositif esthétique retraduit avec toute la puissance émotionnelle requise une triple nécessité du point de vue du spectateur. C'est d'abord la nécessité ontologique de la liberté humaine par-delà les gluantes et épaisses nécessités naturelles (la bourrasque ici grosse des paroles de la plainte et du ressentiment, la pluie diluvienne dans Damnation, les deux dans SatanTango), biologiques, sociales et historiques (liberté jamais séparée de son caractère de destructivité et que consacre l'événement comme manifestation de l'imaginaire radical humain pour parler comme Cornelius Castoriadis). C'est ensuite la nécessité politique d'une prise de conscience que doit opérer le spectateur s'il ne souhaite pas que le peuple rassemblé le soit à partir d'injonctions fascistes au fort potentiel d'autodestruction et de dilapidation de l'énergie nécessaire à l'auto-émancipation. C'est enfin la nécessité artistique de permettre à ce qu'un tel film puisse être vu par le peuple dont il est l'objet privilégié, et qu'il ne soit en conséquence pas réduit à l'exhibition pathétique dans une baraque foraine. Et le cirque est à la baleine ce que le musée d'art contemporain pourrait être au film s'il était assujetti au seul statut d'objet culturel dont la rareté mériterait l'exposition, mais qui du coup neutraliserait sa source politique.

 

 

Le cinéma tarrien tel qu'il connaît avec Les Harmonies Werckmeister son plus grand envol allégorique, ce serait pour le dire autrement le double mode, brechtien de la distanciation épique, et phénoménologique de la durée vécue rendue dans toute son épaisseur sensible (c'est peut-être pourquoi le cinéaste aime travailler avec les mêmes personnes, aime solliciter les mêmes acteurs après toutes ces années, pour constater peut-être en premier lieu une fidélité soumise l'épreuve du temps et du vieillissement) à partir duquel mettre en images et en sons le célèbre mot de Hegel selon lequel l'oiseau de Minerve s'envole toujours au crépuscule. Pour le dire autrement, si Godot (comme allégorie de l'événement) arrive bel et bien, l'oiseau de Minerve (la consistance de l'événement, au sens de la connaissance de ses déterminations) ne s'envolerait qu'au terme crépusculaire de cette arrivée. Le sens de l'événement (sa "procédure-de-vérité" selon Alain Badiou) ne viendrait qu'après coup, dans un différé écartant le sensible de l'intelligible, le réel phénoménal de son appropriation par le logos. Il est vrai que la caméra de Bela Tarr fait preuve ici, avec l'aide du Steadicam et aussi de la Louma (lors de la séquence du peuple en marche accompagné en travelling arrière afin de manifester ses ondoiements, comme s'il s'agissait de montrer un dragon aux naseaux fumants), de la capacité d'avoir des ailes et de voler. Comme il est tout aussi vrai que le cinéma tarrien est profondément lunaire (avec ses espaces mornes ou désaffectés, sa nuit profonde et son ciel chargé, son noir et blanc accusé et ses corps épuisés), pour ne pas dire nocturnal. On parlera d'ailleurs ici, plutôt que de crépuscule tombant lorsque l'événement a lieu, d'aurore puisque l'événement décrit, opacité incluse, même s'il vaut comme l'actualisation d'une catastrophe générale, induit dialectiquement qu'un autre événement, d'ordre émancipatoire cette fois-là, est également possible. L'aurore, c'est aussi Friedrich W. Murnau, auteur en 1927 de Sunrise, même si le geste cinématographique de Bela Tarr ne relève pas de l'expressionnisme. Chez ce dernier en effet, la lutte ressortit moins d'une lecture métaphysique en termes d'affrontement du Bien contre le Mal que des schémas hégéliano-marxistes actualisés à la double aune de l'éthique lévinassienne et de l'ouverture phénoménologique professée par Maurice Merleau-Ponty, par exemple dans Sens et non sens (« Si l'on cesse de croire, non seulement à un maître bienfaisant de ce monde, mais encore à un cours raisonnable des choses, alors l'action du héros est sans aucun appui extérieur : elle ne s'appuie pas sur une loi divine, ni même sur un sens visible de l'histoire (...) Le héros des contemporains, ce n'est pas Lucifer, ce n'est même pas Prométhée, c'est l'homme », éd. Gallimard-coll. NRF, 1996, pp. 222-226). Même si la caméra, dans un film de Bela Tarr comme dans un film de Friedrich Murnau (ou d'Alfred Hitchcock), est doué d'autonomie dans ses mouvements par rapport aux exigences du régime représentatif ou narratif habituel, circonscrivant et taillant dans l'espace physique l'espace scénique susceptible d'accueillir la fiction, modelant dans le réel les formes au sein desquels se dépose son récit. La caméra est donc cet oiseau de Minerve, autrement dit l'inducteur technique d'une pensée en acte et d'une forme qui pense (pour citer à nouveau Jean-Luc Godard). Cette position esthétique comme éthique permet de tirer (puis projeter) une vision dont le sens est aussi nécessaire que suspendu afin d'impulser dans ce contretemps (l'après-coup de l'événement, celui de la projection) la décision de l'interprétation (et, plus largement, le choix de l'action politique - comme le prescrit la onzième thèse sur Feuerbach de Karl Marx en 1845). Elle n'induit donc pas, on l'a déjà souligné, de disposer du point de vue de Sirius, car si elle permet de voir beaucoup, elle ne voit ni ne sait tout (ainsi demeurent opaques les rapports reliant entre eux le Prince, le général, l'ex-épouse de Eszter, et le peuple). Et cette position n'est opérationnelle qu'à partir du moment où ce qui a eu lieu et continue de l'être n'est soutenu de manière dialectique qu'avec ce qui pourrait aussi avoir lieu. Se poser la question du possible et du probable, c'est remettre du lien (incarné par Janos, puis son oncle Eszter) entre hier, aujourd'hui et demain, le passé, le présent et le futur, les régressions et les révolutions, ailleurs comme ici. C'est la seule façon de légitimer présentement le fort sentiment de religiosité (mais une religiosité sans dieu, sécularisée) diffusé par un film paradoxalement rigoureusement matérialiste. Déjà parce qu'il expose un peuple hongrois largement nourri de culture catholique (et les représentations apocalyptiques peuvent pratiquement configurer des régimes populaires d'action). Surtout parce qu'il rend manifeste le caractère relativement mystérieux des relations et des enchaînements matelassant l'énergie des événements dont le surgissement déborde tout calcul, ainsi que l'indéfinissable des rapports affectifs unissant et reliant (religare selon Lactance plutôt que relegere pour Cicéron qui insiste sur le sens de relecture) les individus entre eux, pour le meilleur comme pour le pire (voir toutes les empoignades que contient l’œuvre de Bela Tarr, comme manifestations élémentaires de cette volonté « chaosmique » de faire lien). L'abyssale beauté du film consacrerait alors (définitivement ?) la substitution historique, autrefois analysée par Hegel avec le terme d'esthétique, de l'art à la religion comme sphère privilégiée de l'expression sensible et sublime des idées, et de l'objectivation formelle de la conscience se reflétant elle-même : ce qui n'a pas d'autre nom que celui de pensée. 

 

 

C'est dans cette posture difficile, à la fois démiurgique et solitaire, souveraine et minoritaire, que Bela Tarr, en combinant la science rationnelle de l'astronome voyant plus loin que le bout de son nez ou ses lunettes et la science utopique de l'alchimiste transformant le plomb du réel en or du possible, pratique l'un des gestes de cinéma parmi les plus importants actuellement (en attendant vivement la sortie de son possible ou probable ultime film, Le Cheval de Turin), travaillé qu'il est par le faisceau de toutes les (bonnes) raisons que nous partageons de trembler de peur comme de joie devant ce que peut le peuple. Parce que nous sommes les contemporains des camps (de concentration, d'extermination, de rétention – le camp serait ainsi le "nomos" de notre modernité selon le philosophe Giorgio Agamben), et parce que nous n'ignorons plus les tours et détours souvent catastrophiques de la « dialectique de la raison » (Theodor Adorno et Max Horkheimer), nous savons que notre monde ne cesse plus de faire quotidiennement, objectivement comme subjectivement, « l'épreuve du désastre » (Alain Brossat) hors de laquelle une pensée de l'émancipation, si nécessaire qu'elle soit, est tout simplement caduque. 

 

Mercredi 18 août 2010


Écrire commentaire

Commentaires: 0