Lost Highway (1996) de David Lynch

« Dick Laurent is dead »

(la phrase qui tue est aussi celle qui réveille)

« Toute l'œuvre de Lynch ne vise-t-elle pas précisément à amener le spectateur "à entendre des bruits inaudibles" et à affronter l'horreur comique du fantasme fondamental ? » (Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amsterdam, 2005, p. 246)

 

 

 

« Vous désirez montrer la fuite, et pour cela il faut s'enfoncer très loin dans la forêt qui localise cette fuite. Au cours de cette marche, vous apprenez que tout au plus vous pourrez, non pas montrer la fuite, mais montrer, d'assez loin, la localisation de cette fuite, un fourré, une clairière. Et c'est déjà très risqué » (Alain Badiou, « Jacques Derrida (1930-2004) », Petit panthéon portatif, éd. La Fabrique, 2008, p. 126)

 

 

 

 

 Un schibboleth

 

 

 

 

« Dick Laurent is dead » : la phrase avec laquelle s'ouvre, démarre et se retourne sans jamais se clore le septième long métrage de David Lynch n'est pas seulement l'énoncé désignant au protagoniste la mort d'un avatar de cette figure paternelle grotesque, « l'obscène père-la-jouissance qui représente la Vie excessive, exubérante » qui s'interpose en barrant le désir des héros lynchiens (Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amsterdam, 2005, p. 236). La phrase en question est un mot de passe, un sésame secret pour emprunter l'une des entrées d'un film-cerveau dont la séduction engage une épreuve doublement risquée : repli monadique virant à l'autisme pour le cinéaste et, pour ses spectateurs, appel d'air à tous les délires d'interprétation ajoutant à la nébulosité de la confusion.

 

 

 

Mot de passe ou sésame secret : un schibboleth. Qu'est-ce qu'un schibboleth ? Jacques Derrida en déplie les sens à partir d'un poème de Paul Celan issu du recueil De seuil en seuil et hanté par la date du 20 janvier, celle de la conférence de Wannsee où les nazis ont décidé en 1942 de la « solution finale » (Schibboleth, pour Paul Celan, éd. Galilée, 1986). Le poème de la date unique et irremplaçable se souvient aussi du mot prononcé par les Ephraïmites dans le récit biblique des Juges (12:5-6), schibboleth, celui du partage différentiel, de l'appartenance fraternelle et de l'alliance le mot qui en est l'anneau. Schibboleth dit d'abord la rivière et l'épi de blé, ensuite la circoncision et la cendre. Il marque dans la chair le seuil de l'imprononçable, le partage avec l'autre de l'impartageable, la perte d'origine, son spectre et sa hantise, son intraduisible secret – ce qui dans la voix fait parler sans être jamais approché.

 

 

 

« Dick Laurent is dead » : ce mystérieux acte de parole, ce schibboleth dont la portée déclarative est d'abord nébuleuse avant d'apparaître après coup dans toute sa dimension performative quand elle n'est pas prophétique (dire que Dick Laurent est mort, c'est faire qu'il le soit après l'avoir dit, c'est aussi dire l'indiscernable d'un futur confondu avec son passé : c'est pré-dire tout à la fois que Dick Laurent est mort, doit mourir, va mourir, est mort, l'aura toujours déjà été), est le chiffre à partir duquel déchiffrer Lost Highway devient désirable.

 

 

 

Emprunter la voie de l'énoncé cryptique « Dick Laurent is dead » invite donc à suivre la route tortueuse d'un film capable d’ajointer la métaphore d'Orson Welles (« Tout film est un ruban de rêve ») à l'image topologique empruntée par Michel Chion dans sa monographie consacrée au cinéaste (David Lynch, éd. Cahiers du cinéma, 2007 [1992 pour la première édition], p. 246). Penser Lost Highway à l'aide du ruban ou de l’anneau de Möbius (qui pourrait déjà servir à caractériser la structure de ce « photo-roman » de science-fiction qu'est La Jetée de Chris. Marker, et qui fascinait tant Jacques Lacan), c'est voir le film comme une surface homéomorphe à un cercle ne possédant qu’une bande quand le ruban classique en possède deux. Et, ainsi, ce serait réussir à éviter de virer fou par la multitude des pistes qu'il suggère ou d’étouffer dans l'inextricable touffeur spéculative que suscitent ses paradoxes narratifs et temporels.

 

 

 

C'est par conséquent emprunter la route qui autorisera moins à interpréter le film qu'à l'expérimenter pour parler comme Gilles Deleuze. Lost Highway raconterait-il alors, depuis la conscience fêlée de son protagoniste (le saxophoniste Fred Madison interprété par Bill Pullman), le meurtre de son épouse (la brune Renée jouée par Patricia Arquette) tel qu'il tente de le forclore en l'effaçant de sa mémoire pour lui substituer le récit fantasmatique d'une remise à zéro en guise de renaissance rêvée (le jeune garagiste Pete Dayton interprété par Balthazar Getty dont l’énergie sexuelle succédant à l'épuisement de Fred serait enfin à la hauteur du désir pour la blonde Alice toujours jouée par Patricia Arquette) ? La seconde partie du film de David Lynch narrant les mésaventures de Pete, nimbées de l'aura des films noirs des années 1940 et 1950, réécrirait-elle, au lieu de la raturer, une première partie hantée par le désastre conjugal, qui aurait été davantage marquée, elle, par le cinéma d'auteur européen (on pense aux couples cauchemardesques d'Ingmar Bergman) ?

 

 

 

On verra en particulier comment le geste philosophique inventé par Jacques Derrida peut aider à soutenir l’expérimentation du regard sur Lost Highway dans la triple perspective : de la « déconstruction » des évidences mimétiques ; de la « différance » comme principe originaire qui produit le jeu des différences en bousculant l’évidence pleine et sans reste des opposition ; et de la « dissémination » comme mouvement (du) multiple brisant ou faisant bifurquer les horizons (onto)logiques de la totalisation ou de la transcendance du sens.

 

 

 

Avec l'expérimentation reposant sur un montage de citations tirées de l’œuvre de Jacques Derrida et onze photogrammes extraits du film, « Dick Laurent is dead » est cet énoncé lynchien, ce schibboleth qui, parce qu’il en arrive à excéder sa signification stricte en restant inaccessible, est l'anneau exprimant la doublure originaire venant scinder tout acte de parole, en établissant dans l’expropriation de leurs auteurs la non-identité schizoïde qui les caractérise.

Per(ver)formance

 

 

 

 

« Dans l'univers de Lynch, l'un des éléments cruciaux du récit est toujours représenté par une phrase, une chaîne signifiante qui résonne comme un Réel insistant, une sorte de formule basique qui suspend et traverse le temps » (Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum, opus cité, p. 232). « Dick Laurent is dead » : on insiste sur la puissance de frappe d'un énoncé dont le sens excède les mots le composant, une puissance véritablement diabolique puisqu'elle invite au mouvement d'un écartement empêchant toute forme de clôture symbolique (ceci veut dire cela et puis basta : affaire close, le dossier classé).

 

 

 

En ce sens, cet acte de parole dont le cinéaste affirme l'avoir véritablement éprouvé sur le même mode que son personnage principal (Michel Chion, op. cit., p. 247), cet acte de parole capable d'établir l'indistinction des régimes du constatif et du performatif comme de s'inscrire dans l'indiscernabilité des temps de l'énonciation, serait un homologue à un autre schibboleth, le fameux « Rosebud » de Citizen Kane (1941) d'Orson Welles.

 

 

 

L'acte de parole est cet énoncé dont le caractère pervers pourrait se dire alors « perverformatif » (Jacques Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, éd. Aubier-Flammarion, 1980, p. 134). Il est autrement dit le schibboleth susceptible de pousser le sens du film toujours plus loin dans l'infinitude interprétative, dans l'ouverture spéculative au-delà de tout dérèglement polysémique, comme dans l'inépuisable énergie herméneutique assurant la restance de l'œuvre d'art. Le spectateur est ainsi invité à s'émanciper de sa posture de consommateur culturel pour devenir le producteur libre et créateur du sens de l'œuvre. Mieux : que le spectateur excède la seule posture interprétative pour tenir le point de réel à partir duquel il pourra expérimenter le film et, ce faisant, travailler à sa propre subjectivité, fuyante et schizo.

 

 

 

En regard du cinéma de David Lynch, on peut déjà relever la continuité symptomatique dès ses premiers courts-métrages réalisés à la fin des années 1960 alors que le réalisateur était encore étudiant en arts plastiques, de la violence des actes de langage : violence de l'ordre symbolique qui en révèle le caractère diabolique et surmoïque. Déjà Six Men Getting Sick (intitulé aussi Six Figures Getting Sick, ou Six Times), ce petit film réalisé en 1967, en reposant sur l'animation en stop-motion de peintures-sculptures, insiste sur la bouche comme orifice hors duquel s'épanchent liquides organiques et bruits pré-symboliques recouvrant la voix. L'année suivante, The Alphabet propose, sous la forme animée, là encore, d'un obscur conte pour enfants, la folie d'un abécédaire dont la répétition, scolaire puis dionysiaque, s'effondre dans une vomissure de sang.

 

 

 

Les bouches abritent d'emblée la mare d'impossibles actes de paroles fondus dans une matière organique qui met au défi toute symbolisation. Ce « gouffre proto-cosmique, chaotique, ontologiquement inachevé » que Slavoj Zizek qualifie de « proto-réalité pré-ontologique » (op. cit., p. 39) sont une constante des films du cinéaste. Du bébé monstrueux d'Eraserhead au père privé de voix et hospitalisé au début de Blue Velvet (1986), en passant par les bandes sonores et parlantes passées à l'envers de Twin Peaks (la série télévisée de 1990 comme le film en 1992), sans oublier le bégaiement de la fille du héros de The Straight Story - Une histoire vraie (1999). Elephant Man et Dune sont portés, quant à eux, par la question de la parole comme puissance symbolique de production identitaire : d'une part en assurant la réintégration dans le genre humain du personnage du premier film (on se souvient de la phrase de John Merrick : « I'm not an animal, I'm a human being ») ; d'autre part dans la consécration du protagoniste du second film (Paul Atréides, le héros messianique de Dune, dont le prénom est celui d'un apôtre et le nom celui d'une famille des tragédies grecques, est capable d'user magiquement de son nom comme d'un mot qui tue, littéralement). Même s'il s'agit de films encore relativement classiques en ce sens qu'ils ne contestent pas la primauté logocentrique de la parole, comme manifestation privilégiée de la présence pleine et entière déterminant l'ordre des normes et leur hiérarchie (Jacques Derrida, La Dissémination, éd. Seuil-coll. « Points », 1972, pp. 187 et suivantes).

 

 

 

Blue Velvet articule d'emblée la venue de son héros, Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan), avec la crise cardiaque de son père contraint au silence et au hors-champ. Puis il montre sa victoire symbolique sur l'ogre grotesque Frank Booth (Dennis Hopper) qui règne dans le royaume fantasmatique de la loi phallique, vociférante et terrorisante (il qualifie les balles de son arme à feu de « lettres d'amour »). Au début de Lost Highway, les aboiements hors champ d'un chien invisible irrite Fred en y reconnaissant déjà un rapport entre la violence de la parole et la brutalité de la figure paternelle (qui peut se décliner aussi sur un versant maternel comme dans Wild at Heart en 1989). Un désir réitéré consiste donc, dans les films de David Lynch, à problématiser, pour mieux la contester, la domination symbolique et phallique qui, chez Jacques Derrida, se nomme « phallogocentrisme » (La Carte postale, op. cit., p. 502).

 

 

 

Dans une séquence significative de Wild at Heart (titré en français Sailor & Lula) inspiré de l'univers du romancier Barry Gifford (qui a coécrit Lost Highway), le personnage de Bobby Peru (Willem Dafoe), comme s'il était attiré par le vomi de Lula enceinte alors de Sailor, lui souffle de sa bouche édentée, et dans une haleine que l'on imagine pestilentielle, l'ordre de dire « Fuck me ». Une fois dite comme sous hypnose, cette phrase laisse Bobby rigolard qui prend la fuite en laissant Lula dans l'humiliation d'une profération pareille à un viol verbal. A partir de Twin Peaks (dont on rappelle que le meurtrier prénommé Bob glisse sous l’ongle de ses victimes les lettres composant son prénom), les énoncés se trouvent investis par un mouvement de contamination et de dissémination diabolique qui, s'il peut électriser la pente interprétative des spectateurs, conteste et ébranle toutes les fixations logocentriques parce qu'il s'agit de ne jamais dénier la férocité de la violence symbolique que contient l'économie des actes de parole.

 

 

 

« Fire walk with me » dans Twin Peaks, « Dick Laurent is dead » dans Lost Highway, « This is the girl » dans Mulholland Drive : voilà trois cas d'énoncés ressortissant de la violence symbolique, psychique et même physique caractéristique de l'ordre phallogocentrique ; voilà trois exemples happés par une même dynamique disséminatrice qui, depuis l'intérieur même de cet ordre, en arrive à le court-circuiter.

 

 

 

L'énoncé de Twin Peaks déploie l'innommable d'un désir incestueux et archaïque qui fait trembler les murs (et les conventions télévisuelles) de l’idéologie WASP en y injectant une surdose de « Unheimlichkeit » (l'« inquiétante familarité » freudienne). L'énoncé de Mulholland Drive exemplifie quant à lui l'économie patriarcale hollywoodienne au nom de laquelle la désignation triomphale d'une actrice pour le rôle principal dans le film de l'année est semblable à l'identification de la victime d'un contrat pour tueur à gages. Cette même économie patriarcale engage l'exclusion d'autres actrices abandonnées dans une déréliction dont INLAND EMPIRE, cette crypte hantée par la récurrence du chiffre 47, du cryptogramme « axxonn » écrit de la main du cinéaste et de la phrase « Actions do have consequences », dépliera les occurrences. Quant à Lost Highway, ne raconte-t-il pas déjà l'aventure d'un acte de parole (« Dick Laurent is dead ») creusé par un écartement différant la terrifiante découverte de l'identité de son émetteur (au début, Fred perdu dans ses rêveries est interpelé par la sonnerie de son interphone, écoute le message qu'on lui adresse, mais échoue ensuite à visualiser son émetteur) ?

 

 

 

Il faut 135 minutes pour permettre au spectateur de Lost Highway de raccorder le champ inaugural du récepteur d'un message obscur au contrechamp terminal révélant l'identité de son émetteur… Et comprendre ainsi la puissance impossible d'un tel raccord puisqu'il s'agit dans les deux cas de la même personne ! Fred est à la fois l'émetteur comme le récepteur improbable d'un message qu'il s'était adressé à lui-même !

 

 

 

Schizoïdie accomplie. En réenclenchant le film qui peut ainsi repartir depuis son début et tourner en une boucle à l'infini, cette schize tourne moins en rond qu'elle expose son caractère originaire : toujours-déjà là. Le logocentrisme associé à la transmission du phallus entre le père et le fils se renverse en dissémination au nom de l’inépuisable écriture de la « différance » (Jacques Derrida, Marges. De la philosophie, éd. Minuit, 1972, pp. 01-29). La différance comme pensée d'une origine toujours-déjà différenciée (en passant, nombreux sont les indices qui font entendre aussi « toujours-DE(rrida)JA(cques) » : Glas, éd. Galilée, 1974). La différance comme pensée du toujours-déjà originaire incessamment refoulée par la métaphysique occidentale phallogocentrique, la différence sexuelle en est l'une des manifestations privilégiées. 

 

 

 

S'il y a de la performance chez David Lynch, c'est donc toujours au sens d'une perverformance.

La route, les bandes, la bouche

 

 

 

 

Dans sa Critique de la faculté de juger écrite en 1790 (et particulièrement le § 49), Kant a des mots sévères sur la mimesis quand elle se trouve réduite à l'imitation servile. Mais le philosophe souhaite malgré tout préserver le concept aristotélicien en y associant la productivité libre des créateurs et des spectateurs. La mimesis met en relation deux sujets producteurs au sein d'un même espace ouvert qui est un espace de jeu consacré à la beauté librement et universellement communicable. Jacques Derrida, en s'appuyant sur l'analytique kantienne, propose pour sa part le concept d'« économimésis » afin de valoriser la libre production artistique, du point de vue du créateur libre d'inventer, comme esthétique, pour le spectateur libre d'interpréter ou d'expérimenter (« Economimésis » in Mimésis des articulations, éd. Aubier-Flammarion, 1972, pp. 67-69).

 

 

 

Friedrich Schiller, avec ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme écrites en 1794, et Charles Baudelaire avec son texte Morale du joujou, rédigé une première fois en 1853 puis en 1869, ont après Kant mise également en avant les relations unissant art et jeu. Jacques Derrida précise qu'entre les deux libertés se constitue un rapport spéculaire sur la base d'un jeu autorisant l'imagination à produire l'œuvre d'art, entraînant ainsi la reprise inlassable du logos, validant encore l'inépuisable restance du sens, ouvrant enfin à la productivité surabondante des suppléments. Le motif de la route, déjà en germe dans Blue Velvet pour exploser dans Wild at Heart, constitue l'un des opérateurs exemplaires de l'économimésis lynchienne – cette économie de la mimésis qui nous autorise à expérimenter notre interprétation du film à l'intersection – au carrefour routier de la philosophie derridienne et des photogrammes du film.

 

 

 

Dans Lost Highway la route nocturne est l'image qui ouvre en lançant le bolide du film à une telle vitesse que les noms crédités au générique viennent s'écraser comme des mouches sur la vitre invisible de l'écran. Au-delà de la reprise en accéléré du générique d'ouverture du film noir Fallen Angel (1945) d'Otto Preminger, il y a dans l'image d'une bande défilant à toute vitesse la possibilité d'y reconnaître symboliquement la pellicule argentique sur laquelle les photogrammes composant le plan de cette route ont été enregistrés, et dont la projection nous est de manière différée, après coup, présentée. La route nocturne indique ainsi la qualité onirique d'un film semblable à ces rubans de rêve qu'imaginait Orson Welles (par exemple le film noir explosif La Soif du mal en 1958), en même temps qu'elle expose en son milieu la bande qui la divise en deux.

 

 

 

Un indice supplémentaire d'une ligne de coupure schizophrénique est encore donné par la chanson de David Bowie I'm Deranged accompagnant le générique-début. Mais ne nous y trompons pas. Le photogramme ci-dessus n'est pas tiré du générique-début, pas davantage du générique-fin qui reprend celui du début pour établir une boucle semblable aux loops et autres samples dont use le musicien Barry Adamson dans certains morceaux composant la bande originale du film. En réalité, le photogramme est extrait de la séquence qui, au milieu du film, marque la rupture ou la torsion à partir de laquelle un nouveau récit apparaît, avec la délirante substitution du jeune délinquant Pete au personnage de Fred condamné à mort pour le meurtre de son épouse Renée.

 

 

 

Deux bandes et non une seule comme au début et à la fin. Deux bandes pour inscrire la division, pour tirer les lignes d'un écartement qui creuse déjà l'énoncé « Dick Laurent is dead ». Une ligne, puis deux, puis à nouveau une seule, mais s'agit-il toujours de la même ? Fred est-il le double épuisé de Pete ? Pete, l'autre rajeuni de Fred ? Surtout, pourquoi cette projection automobile dans une nuit noire donne l'étrange impression de s'enfoncer comme dans une bouche sans fond ? Le plan répugnant de Twin Peaks. Fire Walk With Me qui exhibe la bouche de l'horrible meurtrier Bob comme s'il avalait la caméra (en rejouant The Big Swallow, le premier gros plan de l'histoire du cinéma tourné en 1901 par James A. Williamson) paraît alors devoir se prolonger dans cette gorge bitumée qu'est la route. Le même plan pourrait s'articuler aussi avec le ruban enfourné dans la bouche de Dorothy Valens par Frank dans Blue Velvet, et le bâillon du personnage de Johnny Farragut joué par Harry Dean Stanton dans Wild at Heart.

 

 

 

Les bouches et les oreilles, et puis la voix reliant les deux : tout le cinéma de David Lynch est troué d'orifices autorisant les circulations les plus folles. Dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy, la bouche est désignée comme le lieu d'un écartement, d'une ouverture, d'une auto-affection qui est aussi hétéro-affection (par exemple l'allaitement avec le sein ouvrant la bouche du nourrisson). La bouche est une cavité qui est une béance nous rapprochant au plus près de la dislocation relative à notre naissance, comme le montre le monstrueux bébé de Eraserhead (éd. Galilée, 2000, pp. 38-41).

 

 

 

Jean-Luc Nancy cité par Jacques Derrida parle même d'une expérience cinétique, d'une mise en mouvement que désigne la bouche et qui pourrait alors se prolonger avec le motif de la route, cette bande à plus d'une bande. La route, la bouche : dans l'intervalle partageant les lèvres inférieure et supérieure, l'écart séparant ses lèvres propres et celles de l'autre désiré, divisant les bandes ou bien les segmentant en unités plus petites (comme les lèvres coupent le flux de la voix pour produire le discontinu de la parole), ou le hiatus écarant l'oreille qui reçoit le message de la bouche qui l'émet, il y a la voie pour une voix qui travaille à littéralement dis-loquer le sujet traversé par elle.

 

 

 

Dans sa Critique de la faculté de juger (§ 51), Kant accorde un privilège à l'oralité, parce que la beauté de la nature serait un langage naturel et parce que la sensibilité la plus élevée est donnée par la voix. Tous les exemples de cette oralité que magnifie Kant disant que ce qui sort de la bouche du poète est authentique témoignent de ce que Derrida appelle une « exemploralité » qui inscrit l'humanisme kantien dans le vieille tradition du logocentrisme discutée par la pensée de la déconstruction (Mimésis des articulations, ibid., p. 79). Lost Highway est donc le lieu expérimental d'une déhiscence, d'un déroutage, d'un déboitement dans la bouche, d'un carambolage dans la voix.

 

 

 

On songe alors à tous les play-backs dans le cinéma de David Lynch. C'est aussi Mulholland Drive qui s'ouvre sur un accident de voiture rapporté à la fin au suicide de l'héroïne une balle dans la tête, et qui expose l'expropriation industrielle des actrices perdant la maîtrise logocentrique individuelle au nom du phallogocentrisme hollywoodien. D'un côté, la voix de Rebekah Del Rio continue à soutenir le bouleversant Llorando, reprise de la chanson Crying de Roy Orbison, après l'effondrement de la chanteuse sur scène. De l'autre, le réalisateur Adam Kesher désigne l'actrice qu'il n'a pas choisie sur l'injonction de producteurs mafieux afin d'être autorisé à mettre en scène son film, comme s'il mettait sur elle un contrat mortel : « This is the girl ».

 

 

 

Dans Wild at Heart les ruines d'un accident de voiture nocturne semblent préfigurer la parole délirante de son unique et temporaire survivante jouée par Sherilyn Fenn (Audrey Horn dans Twin Peaks). Dans Twin Peaks. Fire Walk With Me la séquence électrique de voiture bloquée à un carrefour montre un père et sa fille coincés dans le déni de l'orage incestueux qui les foudroie et qui sent le brûlé. Lost Highway en passe aussi en son milieu par un télescopage automobile exprimant l'autoritarisme terrorisant et vociférant de la loi phallique. Il est le film du chemin tortueux d'un énoncé qui, d'interphones en téléphones fixes et portables, et de cassettes vidéo en images super-8, s'entend dans les échos de sa dissémination caverneuse, buccale et gutturale.

La cigarette du condamné

 

 

 

 

Fred semble perdu dans ses pensées. Il flotte dans la zone intermédiaire entre le sommeil et le rêve. La cigarette qu'il fume témoigne d'une dégradation entropique de son énergie vitale et cela se vérifiera plus tard sur le plan sexuel (en ce sens, nous aurions affaire ici à l'antithèse des gros plans d'allumettes grillées qui scandent Wild at Heart en manifestant l'éclat incendiaire de la jeunesse). Le point d'incandescence rouge qu'est le bout de la cigarette allumée signale aussi, à l'instar des feux rouges de la série Twin Peaks, l'indicible brûlure qui se manifeste au niveau d'un symptôme encore en-deçà de toute compréhension. Le signe clignote à l'adresse du spectateur en relevant dans l'écriture analytique de l'innommable insistance du symptôme (Rear Window d'Alfred Hitchcock offrait peut-être pour la première fois une image de ce genre).

 

 

 

Considérons maintenant le visage de Fred. Une lourdeur affaisse ses traits, affecte ses paupières. Surtout, son visage paraît brouillé. Une fenêtre s'ouvre mécaniquement. On a déjà l'impression qu'il attend en prison. Sa maison ressemble aussi à un bunker et il se trouve que le cinéaste en est le propriétaire. Ou bien Fred attend-il le message qu'il se transmet à lui-même, mais dont il est encore incapable de comprendre et le sens et le cheminement : « Dick Laurent is dead » ? Une série subtile de raccords permet alors de réaliser que ce visage brouillé est en fait un reflet projeté par un miroir : la schize s'expose d'emblée, sur le mode du nimbe et du trouble, de la brouille. Il y aurait là comme une puissance d'enveloppement fantomatique qui vient affecter ce visage en lui donnant un caractère de présence faible, de maigre consistance, de quasi-inexistence.

 

 

 

Le visage de Fred est aussi en situation de détachement, au double sens de décollement et de flottement, dont témoignent la coupure du reflet en miroir et la brouille de ses traits. Cet affaiblissement de la présence pleine caractéristique du logocentrisme induit un détachement de la voix isolée du corps émetteur, rendue autonome par la médiatisation de l'interphone, dans la mise en rapport de l'épuisement sexuel avec l'ébranlement de l'autorité phallique. Ce mouvement de spectralisation d'un représentant du phallogocentrisme serait un propre de l'art du cinéma quand on suit Jacques Derrida dans un entretien donné aux Cahiers du cinéma, évoquant l'image cinématographique capable de contourner les mots comme de résister à l'ordre normatif des discours (« Le cinéma et ses fantômes », Cahiers du cinéma, avril 2001, p. 83).

 

 

 

Cette dynamique du fantomatique est aussi le propre du développement télétechnologique qui éclate et dissémine, duplique et démultiplie, et qui en retour appelle un contre-mouvement réactionnaire d'enracinement identitaire et logocentrique. C'est paradoxalement l'étrangeté de cette production télétechnologique dont la réalité matérielle est obscure pour ses consommateurs qui en sont les prolétarisés. Elle engage la recrudescence des réappropriations magiques ou animistes, du sésame quasi fabuleux « Dick Laurent is dead » aux cassettes vidéo montrant Fred et Renée endormis. Les cassettes abolissent l'intimité conjugale au nom du décloisonnement des sphères du public et du privé. On pense à l'« extimité » dont a parlé Jacques Lacan dans son Séminaire XVI de 1969 en recoupant sa fascination pour le ruban de Möbius dont témoignent ses lettres adressées à Pierre Soury (éd. Seuil, 2006, p. 249). Les visions oniriques qui enveloppent la conscience de Fred, par exemple la fumée s'échappant des meubles du salon, appartient encore au même mouvement de volatilisation spectrale que la poussière soulevée dans le désert à la fin du film ou que la fumée finale du revolver reliée à l'accident de voiture ouvrant Mulholland Drive. Et puis les apparitions hallucinatoires de l'homme-mystère, le visage poudré à l'occasion de la fête branchée.

 

 

 

La cigarette fumée a un bout relié aussi à l'exécution capitale et la chaise électrique. L'homme au miroir se voit toujours déjà comme il a été et sera : un condamné à mort.

 

 

 

Le spectral est lié à la déconstruction du phallogocentrisme. Des fantômes, il y en a partout, même chez Marx qui essaie de les conjurer (Jacques Derrida, Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993). Il n'empêche qu'une « nouvelle violence archaïque » s'abat à mains nues en traduisant la vengeance du fantasme identitaire sur la dissémination dont les télétechnologies accentuent de leur côté les effets (Jacques Derrida, Foi et savoir, suivi de Le Siècle et le pardon, éd. Seuil-coll. « Points », 2000, pp. 85-86). La destruction du corps de Renée que dénie Fred, les cassettes vidéo de l'homme-mystère le lui rappellent en remplissant la fonction du surmoi auquel rien n'échappe (il ne cligne par exemple jamais des yeux). Ce meurtre conjugal matérialise à la fois l'atteinte épouvantable faite au corps féminin dont la déception imaginaire détermine sa ruine réelle (la femme serait la cause de la débandade masculine) comme le désir psychotique d'anéantir toute (ré)inscription dans l'ordre symbolique et matriciel de la génération (la mort réelle de la femme servirait à soutenir le fantasme de l'immortalité masculine).

 

 

 

Slavoj Zizek montre sur cette base les points communs partagés par Lost Highway et Le Festin nu (1991) de David Cronenberg d'après William S. Burroughs (Lacrimae Rerum, ibid., p. 248). La disjonction du film de David Lynch en deux blocs hétérogènes, ainsi que l'écartement induit par cette fracture différant l'identité de l'émetteur de l'énoncé « Dick Laurent is dead » vérifient in fine que l'arraisonnement phallogocentrique de la différence sexuelle, au lieu d'être saisie comme une expression privilégiée d'une doublure originaire, est au contraire une catastrophe perpétuellement recommencée.

Le masque de la différence sexuelle

 

 

 

 

Dans Spectres de Marx, Jacques Derrida montre à partir d'une lecture de Hamlet (1603) de William Shakespeare que la voix du spectre n'est pas celle d'un être vivant (ibid., p. 28). Elle n'est pas simplement conscience ou simulacre, esprit ou fantasme : c'est une injonction sans réponse qui demande à s'éprouver comme telle (en cela notre énoncé « perverformatif » serait une semblable injonction). La logique particulière du spectral n'est plus alors l'ontologie (le discours rationnel de ce qui est), mais l'« hantologie ». En opposition à la voix courante qui manifeste ontologiquement la présence pleine valorisée par le logocentrisme, la voix spectrale de la déconstruction est celle d'une hantise.

 

 

 

Entre les deux voix, celle de l'ontologie et l'autre de l'hantologie, le compromis est duplicité. Fred entrevoit en effet la duplicité du compromis quand il a affaire à l'homme-mystère à l'occasion de la fête branchée. En effet ce dernier, tel le ventriloque de lui-même muni d'un téléphone portable, parle avec deux voix, celle de la parole pleine propre au logocentrisme, et l'autre, spectrale et relative à la déconstruction télétechnologique du logocentrisme. Fred tente d'y pallier en recourant au saxophone (il est musicien et joue dans les boîtes huppées de Los Angeles). L'instrument comme prothèse réinscrit lors du solo le son jouissif d'une présence pleine qui ressemble alors à une séance de masturbation publique. A ce pur présent priapique qu'est l'embrasement sonique et « saxophonique » de Fred, succède (et cette succession est un retour) l'épreuve du doute qui continue sa route : Renée le tromperait-elle en son absence ?

 

 

 

Renée avait pourtant assuré, répondant à la question de Fred, qu'elle trouverait bien quelque chose à lire pendant son absence. « Lire quoi ? » lui rétorque, presque ironique, un homme qui ne regarde sa compagne que sur le seul mode du plaisir sexuel, et qui du coup la prive de toute appétence pour les choses intellectuelles. Alice la blonde, en succédant à la brune Renée dans la seconde partie du film, déclinera jusqu'au bout et au-delà, dans la guise de la femme fatale revenue du film noir, le stéréotype de la femme duplice, envisagée à la fois comme objet de plaisir sexuel masculin et comme figure malicieuse et démonique cherchant la castration symbolique de son compagnon.

 

 

 

Mais il y a aussi le symptôme d'un refus du livre, et plus généralement de l'écriture au nom de la présence pleine du phallogocentrisme. La femme qui symbolise la différence dans l'ordre hiérarchique hétérosexuel est aussi celle qui réintroduit la « différance » comme doublure originaire et « archi-écriture » (Marges. De la philosophie, ibid., p. 6). Il suffit de se pencher sur l'histoire de la production philosophique, depuis Phèdre de Platon jusqu'à Descartes, Rousseau, Hegel et Heidegger, en passant par la théorie psychanalytique défendue par Freud (qui considérait que la libido était masculine, la femme n'étant seulement qu'une figure de l'altérité) et prolongée ensuite par Lacan (pour qui le phallus, indivisible et transcendantal, est le signifiant privilégié de la présence, et non pas cet objet partiel analysé par la théorie féministe). On comprendra alors la valeur axiale de la parole comme présence pleine, authentique, consistante, sans faille ni écart avec elle-même, qui est inscrite au cœur de la métaphysique occidentale, et que Derrida qualifie du même coup et tout à la fois de logocentrique, de phonocentrique, et de phallocentrique (La Carte postale, ibid., p. 506).

 

 

 

Le circuit télétechnologique de l'énoncé « Dick Laurent is dead » expose ainsi dans Lost Highway le jeu de la différance originaire qui travaille à écarter la parole d'elle-même.

 

 

 

Puis vient le rapport sexuel humiliant pour Fred puisque Renée lui tapote le dos comme s'il devait être rassuré comme l'enfant ayant échoué à un examen scolaire (la main qui tapote et humilie est un motif que l'on repère aussi dans la série Twin Peaks et Mulholland Drive). Le rapport sexuel en tant qu'il n'a pas lieu se clôt de manière cauchemardesque par l'apparition d'un étrange visage, vieux et fardé, se superposant à celui de son épouse. L'apparition de l'homme-mystère lors de la fête permet de reconnaître l'origine de ce masque blafard circulant dans tout le cinéma de David Lynch.

 

 

 

(L'homme-mystère est joué par Robert Blake son dernier rôle – depuis, fait troublant, il a été jugé en 2005 et acquitté pour le meurtre de sa seconde épouse tuée en 2001)

 

 

 

Plus tard, la caméra vidéo que l'homme-mystère utilise permet de comprendre qu'il est l'auteur des vidéos intrusives retournant l'intimité domestique de Fred et Renée sur une extimité symptomatique d'un malaise impossible à refouler. Au-delà d'une référence à l'allégorie de la mort dans Le Septième sceau (1957) d'Ingmar Bergman mêlée à une réminiscence du fantôme de Carnival of Souls (1962) de Herk Harvey, et au-delà d'une tendance latente à l'homosexualité que dénierait Fred, ce montage monstrueux (un vieux visage masculin collé sur une tête d'une jeune femme) peut également rappeler les figures jungiennes hybrides chez Fellini. Il induit surtout la pente d'une « dissymétrie stratégique » qui repose sur les couples d'oppositions catégoriques de la pensée logocentrique afin d'en neutraliser les effets (La Dissémination, ibid., p. 256).

 

 

 

Cette stratégie est une guerre que mène aussi David Lynch : contre la linéarité narrative des récits ; contre la logique mimétique du régime représentatif habituel ; contre les clichés véhiculés par les représentations dominantes ; contre la fixation des codes des genres cinématographiques investis. Et cette guerre rappelle des fondamentaux déniés par le phallogocentrisme : le féminin n'est pas l'autre du masculin mais deux façons concomitantes de réécrire infiniment la fable de la différence sexuelle ; le masculin n'est pas le contraire du féminin mais ce à partir de quoi sa dissemblance fonctionne comme ressemblance ; le visage n'est pas (contrairement à ce que pensait Emmanuel Levinas) la surface ultime de l'authenticité humaine mais le masque, l'artefact à partir duquel s'agencent et même s'accouplent élans fantasmatiques et obligations symboliques.

 

 

 

Les figures de la projection et du collage induits par cette image cauchemardesque expriment le caractère artificiel ou « artefactuel » du cinéma qui projette sur le plan industriel la différance originaire refoulée par la tradition métaphysique (Échographies. De la télévision. Entretiens avec Bernard Stiegler, éd. Galilée/INA, 1996). Au cinéma, un corps qui parle ne constitue en rien une totalité homogène, mais au contraire se comprend comme un montage à partir de deux bandes distinctes : la bande-image et la bande-son. L'usage récurrent chez David Lynch du play-back (Ben interprété par Dean Stockwell « chantant » In Dreams de Roy Orbison dans Blue Velvet, Sailor joué par Nicolas Cage « chantant » Love Me Tender d'Elvis Presley dans Wild at Heart) exprime cette sorte de ventriloquie télétechnologique dont l'équivalent cinématographique français aurait été donné avec On connaît la chanson (1997) d'Alain Resnais.

 

 

 

Mulholland Drive ira jusqu'au bout de l'idée selon laquelle la voix, en s'émancipant de son corps émetteur, peut entraîner une expropriation industrielle des individus dis-loqués par Hollywood (avec comme ultime et bouleversant symptôme Llorando, la reprise de Crying de Roy Orbison chantée en play-back par Rebekah Del Rio). Lost Highway manifeste, avec l'énoncé « Dick Laurent is dead » qui est son schibboleth et le comportement de l'homme-mystère, le décollement d'une voix autonome qui transmet le message originaire et nébuleux de la mort de la figure phallique terrorisante, au nom d'une émancipation du sujet entreprise au risque de la ligne schizophrénique tirée par la déconstruction contre la tradition métaphysique occidentale et le logocentrisme.

Le bleu qui effacerait

 

 

 

 

Il y a une question télévisuelle qui hante le cinéma de David Lynch au tournant des années 1980 et 1990. Si Wild at Heart ressemblait à une balade hallucinée (à mi-chemin du surréalisme et de l'hyperréalisme) qui, s'appropriant le genre du road movie, devait paraître cinématographiquement nécessaire à un cinéaste happé par son projet de feuilleton télévisuel d'alors (Twin Peaks), le film suivant qui repose sur le principe du préquel (autrement dit qui raconte ce qui s'est passé avant la série) travaille à extirper le personnage de Laura Palmer de son devenir de figure cadavérique fixée dans le gel télévisuel pour le hausser au niveau extatique de l'icône cinématographique.

 

 

 

Twin Peaks. Fire Walk With Me est un grand film de guerre entre le cinéma et la télévision. Et s'il commence avec la neige bleutée d'un écran de télévision implosant au terme du générique-début, comme pour signifier la rupture que le film manifestera face au feuilleton (évidemment le film a déplu aux fans de la série), il ne cesse pas d'être régulièrement soumis aux vagues d'images orageuses et neigeuses appartenant aux flux télévisuels (et c'est même David Bowie qui peut apparaître dans l'une de ses vagues), comme pour manifester qu'un combat est en cours. Mulholland Drive devait être initialement une série télévisée, mais le projet n'ayant pas abouti, le matériau filmé a servi finalement à réaliser le film probablement le plus commenté des années 2000.

 

 

 

Le cinéma représente la rédemption symbolique d'un projet de série dont la télévision n'a pas voulu. La guerre est finie, David Lynch ayant décidé d'un compromis aussi duplice que celui de la voix pleine du logocentrisme et s hantise par la voix spectrale de la déconstruction. C'est un compromis établi entre le cinéma et la télévision, ces deux pôles magnétiques chargés d'échanger leurs flux d'énergie (les 170 minutes de INLAND EMPIRE radicaliseront cette stratégie encore aujourd'hui peu comprise). Lost Highway semble aujourd'hui témoigner de la nouvelle tournure d'esprit de son auteur, qui tourne un film qui d'abord ressemble à une allégorie de la hantise de l'intrusion ou la contamination de la vidéo au sein du cinéma analogique. Avant de bifurquer sur la prise en compte des multiplicités télétechnologiques (des téléphones portables succèdent à des téléphones fixes, des films super-8 projetés sont anticipés par des cassettes vidéo) qui innervent, brouillent et électrisent, qui excèdent toujours davantage un art du cinéma ne pouvant plus se suffire de faire l'économie de cette dissémination diabolique.

 

 

 

Une lumière bleue tombe comme la pluie sur Fred qui attend en prison de griller comme une cigarette sur la chaise électrique. Cette lumière qui annonce la torsion narrative grâce à laquelle un nouveau récit va se substituer au précédent expose une potentialité de l'époque télétechnologique, moins évidente au temps où le cinéma dominait le champ médiatique : celle d'effacer. Ce souci de l'effacement qui fait l'épreuve contradictoire de son impossibilité forme le cœur de la fiction proposée par le premier long métrage de David Lynch : Eraserhead (en français : La tête qui efface). L'effacement peut s'inscrire aussi dans le grand récit hollywoodien qui reformule le grand mythe national de la seconde chance (l'Amérique représenterait un nouveau monde pour les individus dominés dans la vieille Europe). Mais Lost Highway montre qu'il s'agit moins d'effacer que de rejouer les traces ouvrant à une réappropriation pour l'expérimenter aussi comme une désappropriation, une expropriation renouvelée.

 

 

 

Le bleu se divise donc en deux : le bleu du cinéma qui crée de la mémoire, le bleu de la télévision qui fabrique de l'oubli. Déjà le bleu de la rose de Novalis, la fleur de l'absolu romantique et sa dérision moderne par Heine. Le bleu du velours, celui aux yeux, coquard ou cosmétique. Le bleu est la couleur de la division, toujours déjà originaire.

 

 

 

Posons que la seconde partie est la répétition fantasmatique de la première partie. Le garagiste Pete a les meilleures oreilles de la ville selon Mr. Eddy et en cela est l'écho lointain du musicien Fred. D'ailleurs, quand il entend à la radio le solo de saxophone de la première partie, la chose lui est insupportable en lui rappelant le réel de l'impuissance sexuelle et de la catastrophe conjugale qu'il tente fantasmatiquement de fuir. Au contraire de Mulholland Drive où la première partie représente l'enjolivement fantasmatique de la seconde partie horriblement ineffaçable. Cette seconde partie, donc, autorise malgré tout la figure masculine à remporter deux victoires symboliques, comme deux suspensions de la terreur phallogocentrique. L'acoquinement avec l'homme-mystère passé du voisinage de Mr. Eddy à celui de Pete redevenu Fred, et le meurtre de Dick Laurent (c'est le nom obscène du respectable Mr. Eddy – « dick » signifie « bite » en anglais) sont les deux branches d'une même route, les deux bandes d'une même langue qui converge vers la déclaration finale : « Dick Laurent is dead ».

 

 

 

La visualisation ultime de l'émetteur de l'énoncé originaire dont on comprend qu'il est aussi son récepteur accomplit ainsi la contestation des directions, des identités et des fixations entreprise par l'archi-écriture de la déconstruction dont les derniers développements sont à l'époque industrielle télétechnologiques (Échographies, ibid., p. 91). L'autre, le lointain sont toujours-déjà chez moi, ils me disloquent, m'expatrient, me délogent, me délocalisent (Gilles Deleuze aurait dit qu'ils me déterritorialisent aussi). La différance me rappelle que je suis toujours-déjà non-identique avec moi-même, toujours-déjà l'autre de moi-même, toujours-déjà dédoublé et spectral – quand la parole pleine du logocentrisme veut réaffirmer les valeurs fécondes et séminales, vives et naturelles, de la loi paternelle (La Dissémination, ibid., p. 187-193). L'écriture est disséminatrice et artificielle comme la voix est spectrale. L'une et l'autre se détachent de la parole logocentrique et elles contestent le phallocentrisme que le logocentrisme induit. Elles le déconstruisent et la déconstruction se dit ainsi : « Dick Laurent is dead ».

 

 

 

Le bleu est la couleur de la mélancolie, le bleu aux yeux du phallogocentrisme perdu.

Tout revient au père pour le pire

 

(Œdipe est un schmuck)

 

 

 

 

Commentant la parole pleine selon Lacan, Jacques Derrida montre que, dans cette pensée qui s'inscrit et prolonge la tradition métaphysique occidentale, seule l'acte de parole vivante est authentique, seul l'interlocuteur présent dit la vérité (La Carte postale, ibid., p. 502). Critiquant forcément, et fortement, les formes aliénantes de la répétition, de l'enregistrement et du double qui ne seraient que des simulacres, Lacan qui parle lui aussi le langage platonicien valorise en conséquence une parole autoréférentielle qui, comme le logos, se veut à elle-même son propre père. Dans ce système qui est celui du phallogocentrisme, chaque chose est à sa place ou y revient.

 

 

 

C'est exemplairement le cas de la semence du père qui, des textes bibliques aux œuvres philosophiques, occupe la posture de la maîtrise en la retenant dans l'exigence que son fils l'intériorise (l'« auto-insémination » est autant « homo-insémination » que « ré-insémination »). La vérité pleine de l'autorité phallique, comme celle du capital, est toujours autoréférentielle et circulaire (La Dissémination, ibid., p. 64).

 

 

 

L'énoncé « Dick Laurent is dead » revient-il à sa place ? Oui si l'on considère le trajet qui part de l'oreille recevant le message à la bouche qui l'émet. Non si l'on envisage le différé de la transmission, l'écart creusant l'identité de l'émetteur et du récepteur et la différence que l'énoncé réaffirme par-delà les refoulements et malgré les dénégations quand elles ne sont pas des forclusions. La castration volontaire décolle du meurtre du père et son autorité phallique (le nom Dick Laurent peut s'entendre aussi de cette façon : la bite – « dick » – autour de laquelle ont été tressés des lauriers – « Laurent »).

 

 

 

Laura Palmer a des palmes, Dick Laurent des lauriers mais la récompense va au père qui dévore pour le pire ses enfants, filles et fils qui voudraient bien se soustraire à la loi de sa semence en la divisant, qui voudraient bien lui échapper en se disséminant. En attendant Alvin Straight dans Une histoire vraie, à lui tout seul le soleil couchant du western, qui n'atteint Zion pour y retrouver son vieux frère Lyle qu'en partant de Laurens et rejouer avec lui la scène de réconciliation consensuelle des fratries brûlées par les rivalités mimétiques mais dont la doublure est, dans ses plis, un meurtre symbolique. Car ce que le frère offre à l'autre frère, c'est le don épique d'un voyage sans contre-don possible.

 

 

 

On peut entendre encore le nom de l'homme d'affaire italien Dino de Laurentiis qui avait produit Dune et Blue Velvet. Le second film est une réalisation personnelle que devait le producteur au cinéaste ayant dirigé avec peine la superproduction d'après le cycle SF de Frank Herbert. Dino/Dick Laurent(iis) est donc ce père castrateur de cinéma, décédé en novembre 2011 et dont David Lynch aura réussi à s'émanciper après Blue Velvet.

 

 

 

D'un côté de la bande, il y a les parents inconsistants de Pete (des adolescents attardés qui ne peuvent remplir leur rôle imaginaire et fantasmatique, comme les parents de Jeffrey dans Blue Velvet). De l'autre, il y a le vieil Arnie (Richard Pryor dans son ultime rôle – il est décédé en 2005 des suites d'une sclérose en plaques), le propriétaire d'un garage revenant des vieux films noirs, They Drive By Night (1940) de Raoul Walsh et Kiss Me Deadly (1955) de Robert Aldrich. Privé de voix et de motricité naturelle (il est en fauteuil roulant), Arnie figure le père impotent qui ne fonctionne qu'avec des prothèses. C'est une constante lynchienne, du baron Harkonnen de Dune au vieil Alvin Straight dans The Straight Story en passant par la figure lointainement inspirée de Howard Hughes dans Mulholland Drive (et interprétée par Michael Anderson, le nain de Twin Peaks). Arnie est le double mutilé de Mr. Eddy, qui n'est autre que Dick Laurent.

 

 

 

Génial Robert Loggia. L'acteur succède à Frank Booth incarné par Dennis Hopper dans Blue Velvet, et Leland Pamer par Ray Wise dans Twin Peaks, génial dans le rôle du père monstrueusement phallique, sur-sexué et hyper-autoritaire. La raideur de sa fonction imaginaire est éructée dans les injonctions à suivre la loi qu'il représente. Et il s'interpose comme tiers gênant barrant le sujet séparé de l'objet de son désir. C'est une position semblable occupée par Quilty pour Humbert Humbert désirant Lolita dans le roman de Vladimir Nabokov en 1955 (et son adaptation par Stanley Kubrick en 1962, qui est l'un des films préférés de David Lynch). Y compris sous la forme effrayante et grotesque d'un carambolage suivi par un cassage de gueule au nom du respect du code de la route qui vaut comme leçon adressée du père Dick au fils Pete. Le second est ainsi rappelé à l'ordre de la priorité du premier s'agissant de l'usage sexuel d'Alice, la revenante blonde platine de la brune Renée. Renée littéralement re-née sous la forme irradiante d'Alice (et la bande sonore de faire entendre à ce moment-là l'électrique et saturé This Magic Moment, une chanson des Drifters reprise par Lou Reed).

 

 

 

D'après Jacques Derrida, la situation critique du phallus que ses représentants dénient, c'est d'être soumis au mouvement originaire de la différance, le différé qui fait la différence en entraînant un dédoublement entre la vie du pénis en érection et l'image détachée de tout corps propre qui, dans les domaines du fantasmatique ou du religieux, fonctionne sur le modèle de la procession ou du théâtre de marionnette (Foi et savoir, ibid., pp. 72-73). Il y a du pantin dans les figures paternelles grotesques du cinéma lynchien. Elles incarnent une autorité phallique qui en rajoute dans le grotesque pour faire oublier qu'elle est un simulacre et celle-ci est mise en péril par celui qui occupe au sein du système phallogocentrique la position du fils. Sauf que, de Blue Velvet à Lost Highway, il y a un mouvement accentué d'extraction hors de cet ordre symbolique.

 

 

 

Eraserhead et Twin Peaks. Fire Walk With Me ne montrent-ils pas un père tuant son enfant ? The Straight Story et Mulholland Drive ne sont-ils pas des récits de l'horreur familiale ? Le sexe comme « part maudite » (Georges Bataille) peut excéder les partages symboliques, familiaux et conjugaux. De Eraserhead à Lost Highway, une émancipation hors du phallogocentrisme à partir du réel de la doublure originaire se fait toujours plus urgemment sentir. Bien sûr, les récits lynchiens sont œdipiens mais ils le sont parodiquement. On repère d'ailleurs une composition de Barry Adamson intitulée Something Wicked This Way Comes, issue de l'album Oedipus Schmoedipus (1996). Autrement dit, Œdipe est un schmuck, un con mais le mot issu du yiddish signifie d'abord le pénis. Le triple chemin où Œdipe assassine Laïos dans la tragédie de Sophocle forme selon Jacques Derrida un Y qui est une colonne dédoublée, scindée, bifide, en excès avec elle-même : un chiasme (La Dissémination, ibid., pp. 435-445).

 

 

 

Le plus célèbre exemple poétique de cette figure de style n'a-t-il pas été donné par Agrippa d'Aubigné : « Ayant le feu pour père, et pour mère la cendre » ? Le chiasme pourrait d'ailleurs tout à fait aider à caractériser la structure schizoïde de Lost Highway, ainsi que celles des films d'Apichatpong Weerasethakul qui fonctionnent également sur le mode des « vases communicants » cher aux surréalistes comme aux praticiens de la discipline psychiatrique. Un individu souffrant de troubles dissociatifs de la personnalité voit en effet son identité psychique se fracturer en deux entités distinctes, en deux « vases communicants », le second vampirisant le contenu du premier pour s'y substituer.

 

 

 

Le motif poétique du chiasme soutient l'idée qu'Œdipe est né deux fois : la première fois quand le père assiste le fils à l'aide de la parole pleine du logocentrisme ; la seconde fois quand le fils se trouve disséminé dans une surproduction qui ébranle cette assistance parce qu'elle est l'écriture relevant de l'économie de la différance. Aveugle à son propre aveuglement, être du carrefour et croisement , Œdipe est un schmuck barré, toujours-déjà orphelin et toujours-déjà dépendant de ce père excessif qu'il faut malgré tout excéder. Fred ne devient Pete que pour remonter sa propre genèse fantasmatique, et ainsi crever la membrane de cet aveuglement phallogocentrique au nom duquel, « ayant le feu pour père, et pour mère la cendre », il appréhende la différence sexuelle comme ce qui menace une intégrité psychique craintive de l'épreuve de la castration. Alors que la différence n'est pas ce qui vient, mais ce qui est toujours-déjà arrivé.

 

 

 

L'ouverture de la différance dont l'énoncé « Dick Laurent is dead », ce schibboleth, en dissémine la vérité, se fait ainsi entendre pour fracturer le cercle phallogocentrique.

La femme duplice,

 

une projection de l'homme divisé

 

 

 

 

Le strip-tease d'Alice : toute la violence phallocratique se manifeste dans cette séquence. Il s'agit en fait d'un flash-back logé dans le récit que la jeune femme fait à Pete. La mise à nu contrainte d'Alice, un revolver braqué sur sa tempe, s'effectue au son de la chanson de Screamin Jay Hawkins I Put A Spell On You reprise par Marylin Manson (qui apparaît aussi dans le porno crade projeté sur les murs de la villa d'Andy). La performance perverse (la « perverformance ») se fait sous le regard voyeuriste d'un spectateur privilégié (Mr. Eddy) en inversant le dispositif du western L'Homme de l'ouest (1958) d'Anthony Mann (un homme est menacé de mort si une jeune femme ne se déshabille pas). Dans tous les cas, pour le spectateur témoin, la gêne est là. La jouissance du spectateur n'est ici possible qu'en soutenant la barre que représente le cadre formel (le « parergon » aurait dit Jacques Derrida du dispositif) : un strip-tease sous couvert de menace de mort (La Vérité en peinture, éd. Flammarion, 1978, p. 91).

 

 

 

Le raccord entre le flash-back et le retour au présent du récit est terrible, une caresse d'Alice entraînant l'identification entre Mr. Eddy et Pete. S'il se veut la doublure vivante et sexuellement active du spectral Fred, Pete est redoublé aussi par la figure excessive de Mr. Eddy, sorte de projection pulsionnelle monstrueuse (le « çà » aurait dit Freud) dont le contrepoint structural serait alors l'homme-mystère, équivalent du « surmoi » freudien (Slavoj Zizek évoque ces équivalences structuraux : Lacrimae Rerum, ibid.). Quand Fred, aidé par l'homme-mystère, tue Dick Laurent en lui tranchant la gorge, cette blessure dit autant la coupure de la parole pleine par l'écriture de la différance, que l'auto-castration volontaire d'un homme qui, tels les héros de La Dernière femme (1976) de Marco Ferreri et de L'Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima, ne supporte plus l'épuisement et la folie exigés par le maintien de l'ordre phallogocentrique.

 

 

 

C'est une victoire contre le fonds pulsionnel originaire orchestré par le sujet psychique en accord avec un surmoi désormais dés-identifié, décollé, détaché de la loi phallique, entraîné dans le mouvement moins reproducteur que créateur de la duplication et de la dissémination. La poussière du désert où a lieu le meurtre de Dick Laurent matérialise la dissémination et elle s'accorde avec un régime général de la reprise concernant autant le personnage de Pete (lui-même une reprise du personnage de James Hurley dans la série Twin Peaks) que les chansons (après This Magic Moments et I Put A Spell On You, Song To The Siren de Tim Buckley repris par This Mortal Coil exprime le rêve virginal et mélancolique d'une fusion archaïque et pré-symbolique). La différence est originaire. La différance toujours déjà là n'affecte donc plus seulement l'héroïne lynchienne qui, identique et duelle, s'inscrit dans l'héritage de Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock, Persona (1966) d'Ingmar Bergman et Cet obscur objet du désir (1977) de Luis Buñuel. En effet, il ne s'agit plus seulement de dire que « la femme n'existe pas » (Jacques Lacan), mais de rappeler au héros lynchien son statut toujours déjà divisé.

 

 

 

Lost Highway est un récit de formation, une autoformation sur la chaise électrique, l'initiation comme le délire schizophrénique d'un homme qui comprend que sa femme est moins duplice qu'il a projeté sur elle ses divisions propres, sa folie meurtrière qui est d'abord une impropriété originaire.

 

 

 

Une même actrice jouant deux personnages apparemment distincts mais également semblables ; deux acteurs différents interprétant un personnage dissemblable d'avec lui-même : la doublure originaire s'écrit dans une différence sexuelle qui fait alors disjoncter la « matrice hétérosexuelle » (Monique Wittig). Mulholland Drive et INLAND EMPIRE qui succèdent à Lost Highway investiront désormais l'homosexualité féminine, tandis que Lost Highway serait le sommet hétéro du cinéma de David Lynch. La route, les bouches, mais aussi les yeux, quand ce ne sont pas les oreilles (comme celle coupée de Blue Velvet)  : cette passion archaïque des orifices, au-delà de la théorie psychanalytique du fétichisme et des objets partiels, si elle manifeste que l'extérieur est le dépli de l'intérieur, indique aussi qu'il ne peut pas y avoir de reconduction de la fable de la différence sexuelle s'il n'y a pas dissémination des traces qui la rendent possible.

 

 

 

Jacques Derrida affirme que la différence sexuelle, sans jamais la réduire à de simples considérations biologiques, commence par l'interprétation et le déchiffrement des traces (Fourmis, éd. Des femmes, 1994, pp. 72-73). Des fourmis comme dans Blue Velvet. Si le mot « sexe » induit à l'origine la question de la séparation, c'est une séparation qui, dans l'ordre de la déconstruction, travaille à différencier sans dissocier, à diviser sans trancher : c'est une « stricture » (La Carte postale, ibid., pp. 305 et suivantes). C'est un enchaînement par-delà toute interruption. La séparation n'est donc plus déliée de la réparation : le disjoint se comprend aussi ajointé. La conjugaison ne se fixe pas en fusion unitaire mais appelle la duplicité autant que la duplication (Fourmis, ibid., p. 76).

 

 

 

« Dick Laurent is dead » est le schibboleth déclarant la lutte remportée par l'écriture de la dissémination contre la parole pleine du phallogocentrisme. Au sein même de ce combat, l'amour redevient possible à partir du moment où la fiction de la différence sexuelle réaffirme la différance originaire plutôt qu'elle ne sert l'établissement de la domination hétéro-patriarcale et logocentrique qui, quand ses représentants échouent à en tenir l'ordre symbolique, débouche sur un effondrement pulsionnel et diabolique.

Le sexe et l'insecte

 

(avec Proust et Kafka)

 

 

 

 

 

Terrifiante araignée : on connaît le vieux cliché de l'araignée symbolisant l'angoisse masculine du sexe féminin. Antre noir, abdomen velu et bombé. Le vagin exhibant les plis des lèvres qui recouvrent la vulve servirait-il aux femmes à castrer les hommes – autrement dit à voler aux représentants de la domination masculine la puissance phallique et logocentrique censée asseoir leur position hiérarchique dominante ?

 

 

 

L'araignée est le symbole désuet reconduisant la hiérarchie des genres au nom d'une fable de la différence sexuelle qui appauvrit et neutralise, voire refoule la différance originaire (il s'agirait ici de la veuve noire qui, après accouplement, dévore le mâle). Une image-cliché qui voit malgré tout son fond obscur persister en inquiétant le familier (par exemple dans le prologue hallucinatoire de Persona). L'araignée observée par Pete, le garçon de plus en plus retourné, toujours plus lézardé d'images délirantes qui balafrent son esprit, font saigner son nez avant de faire sauter ses dernières protections symboliques, a bien davantage à exprimer. Pour cela, on en reviendra à Gilles Deleuze, non pas celui des deux volumes consacrés au cinéma au milieu des années 1980, mais le grand lecteur de Marcel Proust du milieu des années 1960 et des années 1970.

 

 

 

Permettons-nous une longue citation, éclairante pour ce qui nous importe ici : « C'est une espèce de corps nu, de gros corps non différencié. Quelqu'un qui ne voit rien, qui ne sent rien, qui ne comprend rien, quelle peut bien être son activité ? Je crois que quelqu'un qui est dans cet état-là ne peut que répondre à des signes, à des signaux. En d'autres termes, le narrateur, c'est une araignée. Une araignée, ça n'est bon à rien, ça ne comprend rien, on peut mettre sous son nez une mouche, elle ne réagit pas. Mais dès qu'un petit coin de sa toile se met à vibrer, la voilà qui bouge, avec son gros corps. Elle n'a pas de perceptions, pas de sensations. Elle répond à des signaux, un point c'est tout. De même le narrateur. Lui aussi tisse une toile, qui est son œuvre, et aux vibrations de laquelle il répond, dans le même temps qu'il la tisse. Araignée-folie, narrateur-folie qui ne comprend rien, qui ne veut rien comprendre, qui ne s'intéresse à rien, sinon à ce petit signe, là-bas, au fond » (« Table ronde sur Proust », Deux régimes de fous. Texte et entretiens 1975-1995, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2003, p. 31).

 

 

 

La métaphore arachnéenne autorisant Gilles Deleuze à qualifier le narrateur proustien est parfaitement opératoire, s'agissant d'un cinéaste comme David Lynch. Capable de déployer la toile cinématographique des motifs résonnant les uns avec les autres, il peut tisser une œuvre à partir de ses propres vibrations intérieures, s'agissant aussi bien d'un personnage schizo qui ne comprend rien à ce qui lui arrive si ce n'est qu'il est hypersensible à la toile d'étranges signaux (l'air de saxophone insupportable par exemple). Ceux-ci matérialisent la densité de la toile que tisse son inconscient autant qu'il est englué dedans. Et le spectateur de ne pas être moins araignée. Ce serait sinon un grand problème si la seconde partie de Lost Highway servait seulement de révélateur aux mécanismes souterrains de la première partie. C'est aussi pourquoi Lost Highway résiste mieux à l'expérimentation que Mulholland Drive qui se clot sur lui-même.

 

 

 

L'araignée survient après les mouches de Wild at Heart et les fourmis de Blue Velvet. Jacques Derrida, qui prend appui dans Fourmis sur un rêve de Hélène Cixous portant sur le grouillement de ces insectes, montre la difficulté symbolique en regard d'une espèce animale dont la prolifération – grouillement, fourmillement – semblerait insister à partir d'un fond archaïque d'indifférenciation. Là où le sexe sépare et distingue, là où au sens propre il sectionne, l'insecte littéralement empêche le jeu des distinctions (« in-secte »), le jeu des différenciations et des discriminations. Peut-on en effet distinguer une fourmi mâle d'une fourmi femelle, demande le philosophe (Fourmis, ibid., p. 76) ?

 

 

 

On sait aussi David Lynch, comme David Cronenberg, fasciné par La Métamorphose (1915) de Franz Kafka. Il aurait aux environs de 2008 travaillé d'ailleurs à l'adaptation d'un texte réputé inadaptable au cinéma et qui aurait déterminé d'après Stanley Corngold pas moins de 130 lectures différentes. Pour eux, l'insecte serait le symptôme présymbolique d'un fond indifférencié sur lequel la différance vient trancher. Parce que les traces, symptômes, récurrences et motifs fourmillent sur toute la toile bitumeuse de cinéma de l'araignée-Lynch en exigeant l'expérimentation capable de nous tirer de la glu des interprétations délirantes que ses films ne peuvent pas ne pas susciter. Le sens unitaire et transcendantal est donc rendu impossible, caduc, obsolète. Mort. C'est aussi l'un des sens de l'énoncé schibboleth de Lost Highway : « Dick Laurent is dead ».

Table-tête et rideaux cramoisis

 

 

 

 

Les rideaux rouges est un motif insistant chez David Lynch, avec Twin Peaks comme point d'orgue. Ils relaient le mystère de la chair pliée du vagin qui viendrait peut-être du souvenir des tentures utérines ou purpurines de Cris et chuchotements (1972) d'Ingmar Bergman. On fera remarquer qu'ils sont si évidemment évités par Fred dans la première partie de Lost Highway (à l'inverse de Dale Cooper dans la série Twin Peaks) qu'il en va comme d'un symptôme d'une peur archaïque de la femme débouchant sur la boucherie meurtrière. On remarque qu'ils ont perdu aussi de leur éclat : les rideaux rouges sont devenus cramoisis. Insectes et orifices, rejets et déjections, bouches et boucheries. Le dégoût est aussi très présent, très prégnant en imprégnant le cinéma lynchien, de la bouche pourrie de Bobby Peru aux têtes éclatées dont le sang souille les plans. Pour Jacques Derrida, le dégoût désigne l'autre absolu du système logocentrique puisqu'il est fondé sur les motifs de la bouche et de l'oralité (« Economimésis », ibid., pp. 90-93).

 

 

 

Forclos, non intégré, rejeté par le système logocentrique dans l'« hétérogène » (Georges Bataille), le dégoût prend la forme du vomi chez le philosophe, que l'on retrouve dans les vomissures de Lula enceinte attirant les mouches et Bobby Peru. Le dégoûtant vomi est l'innommable ou l'indicible, l'imprononçable et l'inintelligible : l'irréductible et l'intraitable réel – le réel qui ruine toute fixation symbolique. C'est la bordure extrême et non figurative du cinéma de David Lynch qui inscrit dans la trame mimétique du régime représentatif habituel les écarts et béances, les intervalles et les torsions, les disjonctions et les compressions qui viennent ainsi confirmer l'incessante puissance de supplémentation et d'excès propre à l'archi-écriture disséminatrice.

 

 

 

La série lynchienne des têtes éclatées : le héros de Eraserhead interprété par Jack Nance (le fidèle complice de David Lynch apparaît dans le garage d'Arnie aux côtés de Pete – il meurt assassiné quelques semaines avant la sortie française de Lost Highway le 15 janvier 1997) ; Fred dont la tête gonfle et fond comme un autoportrait de Francis Bacon ; les excroissances de chair du héros de Elephant Man ; les balles tirées dans les crânes de Blue Velvet, Wild at Heart, Twin Peaks. Fire Walk With Me, The Straight Story (l'éclatement en ce cas est seulement raconté), Mulholland Drive et INLAND EMPIRE. Arrêtons-nous toutefois sur le sort d'Andy, l'homme qui fait la suture entre le monde mafieux incarné par Mr. Eddy et l'enfer pornographique d'où serait issue Alice/Renée, et qui se retrouve avec l'angle droit de sa table basse fiché en plein dans le front.

 

 

 

L'agencement design et monstrueux d'un cadavre-mobilier (après le cadavre-plante d'appartement jaune de Blue Velvet) est digne d'une installation d'art contemporain. C'est un nouveau tour donné par la machine d'hybridation du film dont la puissance force et fait sauter les protections mentales cadenassant nos cerveaux. Mieux, cette table-tête explicite à sa façon la primauté esthétique accordée au montage concernant l'art du cinéma, conjonctif pour autant qu'il est disjonctif. Elle peut encore convoquer l'idée de mot-valise explorée par Lewis Carroll, puis par la philosophie de Derrida.

 

 

 

Le mot-valise est un néologisme qui désigne la contraction de deux termes préexistants. Il est en fait la traduction française de l'anglais « portmanteau-word » . Le mot anglais de « portmanteau » a été inventé par l'auteur d'Alice au pays des merveilles (1865) pour traduire l'idée de mot-valise et le terme provient lui-même du français « porte-manteau » qui désignait naguère une valise à deux compartiments. Du montage, donc.

 

 

 

Une tortueuse généalogie déclinée dans De l'autre côté du miroir (1871) de Lewis Carroll. C'est le cas du mot « slithy » (« slictueux » en français) au début du poème Jabberwocky exposé dans le chapitre premier de l'ouvrage en invitant à plusieurs dizaines de traductions possibles, dont une d'Antonin Artaud. La pratique philosophique de la déconstruction a également privilégié le télescopage des mots. Pour citer des termes ici employés : « exemploralité », « perverformatif », « stricture », « économimésis », « phallogocentrisme ». Il s'agit toujours de marquer la différance originaire et son jeu infini. Ce jeu qui est montage et le montage est originaire aussi en se jouant dans l'image cinématographique elle-même, 24 photogrammes par seconde.

 

 

 

C'est le cas manifeste des films de David Lynch, particulièrement Lost Highway avec ses deux blocs narratifs fonctionnant en miroir l'un par rapport à l'autre. Avec ses personnages schizoïdes et dédoublés, Fred/Pete, Renée/Alice, Mr. Eddy/Dick Laurent (toutes choses déjà anticipées par Dune avec sa planète éponyme appelée aussi Arrakis, et son personnage principal, Paul Atréides également désigné avec les surnoms d'Usul et Muad'Dib). Avec son homme-mystère qui peut parler en même temps deux fois (avec la parole pleine et la voix courante du logocentrisme, et avec la parole différée et la voix spectrale que soutient la télétechnologie du téléphone portable). Et son carambolage automobile puis sa tête-table qui répond au visage hermaphrodite collant sur la tête noire de Renée le visage blanc de l'homme-mystère. Et ses citations de Lewis Carroll (Renée réapparaît dans la renaissance de son prénom devenu Alice). Même Marylin Manson est de la fête, prénom d'actrice martyrisée et nom de chef de secte meurtrière.

 

 

 

Les rideaux rouges sont devenus cramoisis et l'énergie sexuelle a faibli. Le chaud diminue, le froid a gagné en intensité et Lost Highway d'être comme un coin de table en verre dont le design fend le crâne pour révéler la tempête qui en dedans s'y joue.

Intermède : « L'auteur a cherché à imiter la forme incohérente mais apparemment logique du rêve. Tout peut arriver, tout est possible et vraisemblable. Temps et espace n'existent plus. A partir d'une base réelle insignifiante, l'auteur donne libre cours à son imagination qui multiplie les lieux et les actions en un mélange de souvenirs, d'expériences vécues, de libre fantaisie, d'absurdités et d'improvisations. Les personnages se dédoublent et se multiplient, s'évanouissent et se condensent, se dissolvent et se reconstituent. Mais une conscience suprême les domine tous : celle du rêveur. Pour lui il n'existe pas de secrets, pas d'inconséquences, pas de scrupules, pas de lois » (August Strindberg, avertissement à la pièce Le Songe, un jeu de rêves, 1901).

Hymen et tympan

 

 

 

 

La caractère fantasmatique de la seconde partie de Lost Highway ne cesse donc de grandir, avec comme point de rupture la mort accidentelle et surréaliste d’Andy, cette tête-table qui peut évoquer également le rapprochement sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre dont l'image-montage a été formulée par Lautréamont dans ses Chants de Maldoror (1869). La projection chez Andy des images sur les murs les fait fonctionner comme une reprise pornographique d'un plan de Persona avec son enfant séparé par un écran de projection de l'imago maternelle. L'expérience de l'image étant ici, pour citer le mot de Roland Barthes, « ce dont je suis exclu ». La projection extériorise ainsi la pente sexuellement violente animant le héros dans sa quête inconsciente de restauration libidinale. Le nappage bleu des images fait enfin lien avec la douche bleutée qui soustrait Fred de sa prison en lui substituant Pete, déjà avec les images vidéo reçues au début du film. L'extase terminale de l’extimité relève bien de la pornographie teintée de l’imagerie barbare de snuff movies et leur simulation parodique (avec Marylin Manson et Twiggy Ramirez en special guests).

 

 

 

La pornographie représente également une porte d'entrée pour sonder le cauchemar de l'industrie hollywoodienne et l'imaginaire hégémonique dont David Lynch va explorer dans ses deux films suivants les souterrains, avec Mulholland Drive et INLAND EMPIRE.

 

 

 

La voix sépulcrale ainsi que les riffs agressifs du groupe de métal industriel allemand Rammstein résonnent avec une telle intensité que cette musique stridente, prolongeant le death metal de Powermad dans Wild at Heart, agresse les oreilles. On entend les chansons Rammstein et Heirate Mich, le second titre évoquant une demande en mariage résonnant avec une phrase du nain de Twin Peaks. Fire walk With Me : « avec cet anneau je t’épouse ». Cette brutalité sonore s’accorde avec un certain nombre d’effets visuels (distorsions des images, colorisations baveuses, flashs) qui désoriente l’ordre perceptif, excédé par de telles décharges sensorielles. Jusqu’à ce que Pete se trouve projeté dans un hôtel dont le nom est celui du film (Lost Highway), et qui est directement raccordé à la maison d’Andy. Evidemment, s'impose Shining (1980) de Stanley Kubrick, modèle selon Gilles Deleuze de ce « cinéma du cerveau » qui accomplit l’identité entre cinéma et neuroscience, le film servant alors d’interface entre les images mentales de plusieurs cerveaux, individuels et collectifs, de part et d’autre de la membrane grise de l'écran. « Le cerveau c’est l’écran » ainsi que l’affirmait alors Gilles Deleuze dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma (n° 380, février 1986).

 

 

 

Surtout, les étroites connexions neuronales permettant l’articulation d’éléments formels a priori hétérogènes (le motif du mariage et les agressions sonores et visuelles par exemple) concordent à un niveau supérieur de sens. Cet écartement de l’être avec lui-même que Jacques Derrida qualifie du nom de différance, et qu’il situe à l’origine même d’un être toujours-déjà double et dédoublé, est ce qui détermine une production métaphorique, une productivité de la métaphore ne signifiant rien d’autre au fond que l’opération festive et bruyante du sens lui-même. A partir d’une lecture de Stéphane Mallarmé sur la base insistante des motifs réitérés du blanc et du pli (et la nécessité pour le poète de « plier lie livre »), le philosophe avance alors le concept d’« hymen » (également employé par Mallarmé) qui tient ensemble les tendances antagonistes de l’union (conjugale) et de la déchirure (nuptiale) (La Dissémination, ibid., pp. 281-296).

 

 

 

Le double sens de l’hymen s’inscrit aussi dans la nature simultanée d’une opposition contenue à l’intérieur d’une même composition : la division originaire de la différance que tente d’envelopper synthétiquement l’ordre phallogocentrique. En effet, le premier rapport sexuel consacrant l’union hétérosexuelle est dans la tradition sublimée dans l'union maritale. Pourtant, dès l’origine, l’hymen est double : dedans et dehors, pliure et déchirure, séparation et union. Si, dans l’ordre phallogocentrique, le sexe féminin est le lieu d’une insémination favorable à la reproduction de l'ordre symbolique, l’hymen instruit le mouvement d’une dissémination qui devient effrayante pour les tenants de la domination hétéro-patriarcale parce qu’ils perdent la maîtrise et le privilège de la dépense séminale : ils perdent le contrôle du sens. La torsion affectant Lost Highway en son milieu est d’ailleurs filmée littéralement comme la déchirure à vif d’un morceau de chair sanglant. La virginité n’existe pas, c'est une fiction, pas davantage que la remise à zéro ou la tabula rasa pour Pete qui se heurte avec Alice à ce que Fred avait déjà connu avec Renée, malgré la vitalité sexuelle du premier censée combler le vide libidinal du second : une résistance à l’appropriation, un reste inassimilable, un supplément hétérogène, une ligne de fuite – le plus d'un à l'origine, la différance originaire.

 

 

 

C’est pourquoi la question de l’hymen se voit étroitement corrélée avec celle du tympan (crevé par la musique brutale de Marylin Manson ou de Rammstein). Comme le dit Derrida dans Marges. De la philosophie (ibid., pp. I-XIII), tous les bruits du monde, tout son tremblement percussif résonnent dans les oreilles du philosophe dès lors capable d’intégrer ce qui lui est le plus extérieur, de s’approprier malgré le filtre des codes l’altérité, le supplément d'origine et l’hétérogène. Contre les opérations de codage et de captation logocentrique, le philosophe défend ainsi l’idée de « tympaniser » la philosophie (Derrida a d’ailleurs, enfant, souffert d’otites : Circonfession, éd. Seuil, 1991, p. 113). C’est-à-dire philosopher avec un marteau comme le préconisait déjà Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885). Casser les oreilles en faisant du boucan. Crever les tympans, à l’inverse des fonctions symboliques de l’oreille qui veut entendre pour comprendre en établissant les rassurantes continuités entre le dehors et le dedans. Tympaniser, ce serait donc aller plus loin que là où s’arrêtent les clôtures symboliques du logocentrisme. Il s'agirait avancer en direction d’une extériorité qui excède tous les balisages de tous les codes : une extériorité littéralement inouïe (et qui arrive malgré tout à se faire entendre avec le schibboleth « Dick Laurent is dead »).

 

 

 

Hymen déchirée, yeux aveuglés, tympan crevé, ce con ou cette bite d'Œdipe à la croisée des chemins : Lost Highway réussit à localiser le point de fuite sans lequel il ne saurait y avoir de déconstruction du phallogocentrisme (et cette localisation est bien une prise de risque comme l’a dit Alain Badiou). Ce point de fuite qui autorise la résistance du réel qui divise à toute forme d’arraisonnement phallogocentrique. C’est pourquoi le message que Fred se transmet à lui-même via l’affrontement entre Pete et Mr. Eddy ne désigne pas le constat de la mort de Renée mais la nécessité du meurtre de Dick Laurent afin de s’émanciper des injonctions pulsionnelles et surmoïques de la loi phallique. La résistance du réel qui divise : la dissémination du sens et sa restance. 

 

 

 

Deux postures se présentent alors au spectateur : ou bien l’interprétation souffrant de relancer la dynamique du sens en désirant en interrompre le flux fantasmatiquement ; ou bien l’expérimentation de cette dissémination afin de préférer à l’établissement de significations particulières l’accomplissement créateur de la différance originaire.

 

 

 

C’est en préférant la seconde option que nous entendons avec David Lynch « les bruits inaudibles » relatifs à « l’horreur comique du fantasme fondamental » (Slavoj Zizek, idem). Notre hyménée avec lui au risque des yeux brouillés comme des tympans crevés.

Le dormeur va se réveiller

 

 

 

 

Message reçu : « Dick Laurent is dead » est cet énoncé paradoxal, le schibboleth qui tue mais qui réveille aussi. Comme le promettait déjà Dune : « Le dormeur va se réveiller ».

 

 

 

Lost Highway peut alors fonctionner infiniment. Une boucle parfaite à partir du moment où le contrechamp invisible à la délivrance (au double sens du terme) du message final se voit connecté avec le plan montrant au début Fred qui reçoit le message. Une ligne de fuite infinie pour Fred fonçant à toute allure sur l’autoroute perdue, plusieurs voitures de police à ses trousses. Choisir soi-même la voie fantasmatique de la castration en évitant de l’associer à l’autre de la différence sexuelle selon la fable phallogocentrique en vigueur, c’est alors s’obliger follement à fuir les sirènes du surmoi rappelant à l’ordre vengeur de ce qui perdure fantasmatiquement dans les sociétés hétéro-patriarcales.

 

 

 

L’autoroute perdue dans Lost Highway serait donc bien celle du phallogocentrisme. On comprend alors que Fred, peut-être en train de brûler sur la chaise électrique d'où il rêve encore à une désertion hors de la prison du phallogocentrisme, ait la tête qui littéralement fond et explose : une tête à la Francis Bacon (ou à la John Merrick). Et le bleu qui lui retombe sur la tête, bleu divisé de la damnation et du salut. Si les défigurations lynchiennes peuvent être des prises de tête pour le spectateur, elles engagent l’idée que perdre la tête (siège logocentrique des oreilles, de la bouche, et de la voix) serait peut-être le meilleur moyen d’en finir avec le phallogocentrisme logé dans les plis de nos cerveaux. Il s’agira dès lors moins de se faire péter le caisson pour le dire frontalement comme le fait par exemple la recrue surnommée Baleine dans Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick, qui se tire une balle dans le crâne après avoir descendu son maître-instructeur, incarnation insupportable, vociférante et obscène de la loi phallique. Il s'agirait de commencer à penser enfin que les révolutions doivent être accomplies tout à la fois objectivement et subjectivement et dans les têtes pas moins.

 

 

 

Les révolutions doivent donc également se faire dans les têtes. Cette insistance lynchienne des têtes éclatées se comprend peut-être aussi in fine dans l’expérimentation onomastique du nom même du cinéaste. David Lynch est cet artiste qui, certes, n’a jamais mis en scène de pendaison. Ce qui serait d’ailleurs significatif – la littéralité du lynch filmé serait fantasmatiquement effrayante pour celui qui porte le nom du « juge de paix » ayant promu et donné son nom à cette pratique barbare à la fin du 18ème siècle. Et puis, David Lynch voue en cinéma une passion symptomatique pour les cordons ombilicaux symboliques (les rubans enfournés dans les bouches de Blue Velvet et Wild at Heart) et les nœuds (narratifs – ceux de Lost Highway et Mulhallond Drive), les gorges nouées d’effroi (quand Laura Palmer voit Bob dans sa chambre dans Twin Peaks. Fire Walk With Me) et les paroles étouffées (le père muet après sa crise cardiaque dans Blue Velvet), les têtes séparées des corps et la hantise de la castration.

 

 

 

« Dick Laurent is dead » est ainsi un schibboleth pour l’innommable lynch autour duquel tournent et s’entortillent les fictions lynchiennes, vrillant le phallogocentrisme lui-même.

 

 

 

 

Mardi 21 décembre 2010


Commentaires: 0