Des nouvelles du front cinématographique (46) : L’Étrange cas Oliveira

  L’Étrange affaire Angélica (2010)  de Manoel de Oliveira

« En un sens, son intérêt pour le présent se confond avec la compassion qui le pousse à dévoiler les causes perdues dans l'histoire. Il ne voit pas seulement le passé à la lumière du présent, mais se tourne vers le présent à partir d'un engagement premier dans le passé » (Siegfried Kracauer, L'Histoire. Des avant-dernières choses, éd. Stock-coll. "un ordre d'idée", 2006, p. 283)

 


Après Le Cinquième Empire (2004) d’après José Régio et Le Miroir magique (2005) d’après Agustina Bessa-Luis (deux films dont la durée dépasse par ailleurs les 120 minutes, le premier durant 127 minutes et le second 137), Manoel de Oliveira semble être entré dans l’ultime phase de sa trajectoire cinématographique. Ouverte avec Douro, faina fluvial tourné en 1931 alors que le cinéma portugais n’était pas encore passé au stade technique du parlant, cette trajectoire privilégie désormais une dynamique esthétique faite d’épuration et de quintessenciation (les films durent entre 60 et 90 minutes environ, pas davantage) pour laquelle, si la littérature demeure toujours artistiquement nécessaire (Singularités d’une jeune fille blonde réalisé en 2009 est l’adaptation actualisée d’une nouvelle du romancier naturaliste portugais Eça de Queiroz), elle ne détermine plus aussi frontalement la forme filmique. Comme à l’époque de Val Abraham (1993) par exemple pour lequel le cinéaste avait demandé à Agustina Bessa-Luis de lui écrire spécialement le remake romanesque de Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert afin d’en réaliser l’adaptation cinématographique, avec pour résultat la production de l’un de ses plus incontestables chefs-d’œuvre parmi les trente-un longs métrages réalisés jusqu’à présent. Quant à la question théâtrale qui a toujours subordonné la mise en scène des films de Manoel de Oliveira à l’intersection d’un arrière-plan littéraire et d’un avant-plan dévolu à la socialité comprise comme construction sociale (comme jeux à jouer, rituels à représenter et rôles à interpréter, comme jeu et comme illusion – ludus et illusio partageant une racine identique comme l’avait rappelé Pierre Bourdieu, et comme l'exemplifierait tout le cinéma de Jean Renoir : Des nouvelles du front cinématographique (44) : Lang et Renoir, à l'épreuve de la guerre et de l'exil hollywoodien), elle persiste sans pour autant soumettre la totalité du récit aux torsions artificielles d’une perspective aussi explicitement baroque et allégorique comme cela était le cas avec Mon cas (1986) pour citer un film dont le titre résonne avec le titre original de son nouveau long métrage (O Estranho Caso de Angélica) découvert dix moins après sa présentation au Festival de Cannes. Moins imposants, moins intimidants, plus discrets, plus secrets aussi, les derniers films du cinéaste portugais sont le témoignage serein d’un artiste souverain qui, au crépuscule de sa vie (mais c’est un bien étrange crépuscule que celui-ci, puisqu’il dure au-delà et fort heureusement de bien des espérances : Manoel de Oliveira tourne exactement depuis 1931, soit depuis 80 ans, et celui qui est aujourd’hui le seul cinéaste ayant démarré sa carrière à l’époque du muet sera âgé le 11 décembre prochain de 103 ans), ne désire plus exprimer que l’essentiel. C’était ainsi le tour de force de Singularités d’une jeune fille blonde que de ramasser en 64 minutes la quintessence des amours frustrées qui, du film Le Passé et le présent (1972) d’après Vincente Sanches à Francesca (1981) d’après Agustina Bessa-Luis en passant par Bénilde ou la Vierge Mère (1975) d’après José Régio et Amour de perdition (1978) d’après Camilo Castelo Branco, forment une tétralogie dont la durée totale atteint les onze heures (tétralogie à laquelle on ajoutera volontiers les 410 minutes du film Le Soulier de satin d’après Paul Claudel en 1985). Désormais, l'intensité esthétique, en reposant sur la contraction et la compacité cinématographiques, perd en baroquisme et en densité formelle ce qu'elle gagne en fulgurance artistique comme en puissance faite d’actualité et d’inactualité. On pourra ainsi parler d’une passion intemporelle pour le présent chez le dernier Manoel de Oliveira, comme on va d’ailleurs s’en apercevoir à l’analyse de L’Étrange cas Angélica, un film qui, s’il pose conjointement les questions de l’image et de la mort, se refuse pourtant à adopter la posture testamentaire que l’on aurait pu attendre (le prochain projet sur lequel a commencé de travailler le cinéaste étant une adaptation de la nouvelle du romancier brésilien Machado de Assis intitulée L’Église du diable).

1/ Singularités d’une jeune fille blonde et L’Étrange affaire Angélica : un diptyque boiteux


A première vue, L’Etrange affaire Angélica paraît devoir fonctionner sur le mode du diptyque par rapport au film précédent, Singularités d’une jeune fille blonde. Les deux films mettent effectivement en scène l’histoire d’un homme (à chaque fois incarné par Ricardo Trêpa, le petit-fils du cinéaste présent dans son cinéma depuis le dernier volet de Inquiétude en 1998) fasciné par l’apparition inopinée d’une jeune femme, tantôt à sa fenêtre en face de celle du protagoniste narrant dans Singularités d’une jeune fille blonde ses mésaventures aux voyageurs d'un train qui rappelle celui de Cet obscur objet du désir, ultime film réalisé en 1977 par Luis Buñuel, tantôt dans l’objectif photographique de l’homme chargé par une riche famille de produire matériellement l’image-souvenir d’une parente défunte dans L’Etrange affaire Angélica. Comme l’a bien remarqué le critique Jean-Philippe Tessé dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma (n° 665, mars 2011), si le motif du premier film  était le regard, celui du second en serait plutôt la vision. Et c’est effectivement toute la radicale différence entre un premier film réaliste posant la disjonction entre une impulsion érotique surdéterminée par un imaginaire collectif (le motif pictural de la femme à la fenêtre) et la laborieuse entreprise d’accumuler le capital nécessaire à l’appropriation patriarcale de la femme par l'homme comme à l’inscription sociale de cette impulsion via la légitimation institutionnelle offerte par le mariage, et un second film irisé de fantastique accompagnant l’errance quasi-somnambulique d’un personnage solitaire possédé par l’impromptue vision d’un spectre dont la hantise déterminera in fine le trépas (qu’extraordinairement indique dans la langue française maîtrisée par le cinéaste le nom réel de son acteur !). S’il est bien question dans les deux films de l’impérieuse et inconsciente dynamique d’une semblable pente fantasmatique, tantôt nourrissant le regard d’un homme fasciné par une femme de l’autre côté de la rue dans le premier film, tantôt alimentant dans le second film la vision d’un homme croyant voir se réveiller un cadavre de femme et lui sourire au moment de la photographier, et si cette pente trouve son origine dans l’imaginaire gothique et romantique (voire la peinture et la photographie préraphaélite comme on le voit dans l'exposition fortement picturalisée de la défunte dans le salon de la demeure familiale) qui coule et roule dans les veines de bon nombre de personnages (masculins comme féminins) qui, dans les films de Manoel de Oliveira (la pulsion nécrophilique du personnage d’Isaac dans L’Etrange affaire Angélica était aussi celle qui animait les héros des nouvelles La Morte amoureuse de Théophile Gautier en 1836 et Gradiva de Wilhelm Jensen en 1903 qui d'ailleurs inspira Sigmund Freud, comme de Vertigo d’Alfred Hitchcock en 1958), sont souvent épris d’absolu tant la réalité sociale héritée peut décevoir, là encore les deux films creusent des sillons bien différents.

 

Car Singularités d’une jeune fille blonde, en cela très proche aussi du film Les Cannibales (1988) d'après Alvaro de Carvalhal (moins sur le plan formel que sur la thématique), est un film tout entier dévolu à la déception consécutive au triomphe du principe de réalité (la cleptomanie de la femme aimée, aussi irrecevable socialement que les membres amputés du comte d'Aveleda du point de vue de Margarida dans Les Cannibales, anéantit symboliquement les efforts matériels de son amoureux Macario qui avait dû difficilement s'émanciper de la tutelle autoritaire de son oncle afin de pouvoir faire fortune). Triomphe qui logiquement vient contredire et couper la ligne d’un principe de plaisir qui faisait inconsciemment l’économie de la raison économique sous-tendant le différentiel des positions sociales comme l’agir contradictoire des personnages. L’intelligence du cinéaste aura alors consisté en la mise en relation dialectique d’un récit datant de la fin du XIXème siècle et de son actualisation narrative (puisque la fiction se déroule de nos jours) afin de dégager la nature cyclique des crises économiques à l’époque pluri-centenaire de la domination du capital et telle qu’elle cause toujours, aujourd’hui comme hier (ontem como hoje pour reprendre le titre secondaire du Cinquième Empire), les mêmes cécités sociales et les mêmes ravages affectifs. En regard de la position critique adoptée par Singularités d’une jeune fille blonde, L’Etrange affaire Angélica préfère occuper une position plus tangente, et peut-être aussi plus troublante, que l’origine du scénario (datant de 1952) peut partiellement expliquer. Moins préoccupé par l’idée de l’actuel comme éternel retour du même (la crise structurelle en économie capitaliste entraînant avec elle une force de déception et de dévastation des rêves voulant – et échouant à – passer au stade de la réalisation effective), le nouveau film de Manoel de Oliveira, en substituant le régime fantastique de la vision au régime réaliste du regard, introduit un biais obligeant l’idée du diptyque à subir une torsion fonctionnant sur le mode de la claudication (motif déjà perçu chez le cinéaste, et sur lequel on reviendra), puisqu’il ne s’agit plus de rejouer la problématique de la « désublimation répressive » (comme l’aurait dit Herbert Marcuse) en mode fantastique après l’avoir été sur un mode réaliste. C’est même le contraire dont il s’agit, puisque L’Etrange cas Angélica renverse dialectiquement Singularités d’une jeune fille blonde en substituant le triomphe par-delà la mort d’une idée sublime – d’une « sublimité » dirait Bernard Stiegler – à la victoire de la désublimation sociale d’un désir individuel, le nouveau long métrage du cinéaste étant obscurément travaillé par ce vieux motif qui, chez ce dernier, consiste justement en la puissance déraisonnable et immortelle, inorganique et spirituelle, de l’image (non plus considérée comme leurre ainsi que l’exposait encore Singularités d’une jeune fille blonde, mais désormais ici comme l'indécidable mixte articulant perte et rédemption).  

2/ La trouée fulgurante du punctum déchirant le voile du studium : 


C’est d’ailleurs ce que partagent le modeste photographe Isaac dans L’Étrange affaire Angélica et la riche Alfreda (interprétée par Leonor Silveira qui tient dans le nouveau long métrage le rôle de la mère de la défunte) dans Le Miroir magique, voire la jeune Camilla (Leonor Baldaque) adepte d’un culte secret pour Jeanne d’Arc dans Le Principe de l’incertitude, ou encore le personnage grand-bourgeois de Husson (Michel Piccoli) frappé par la vision inopinée de la revenante Séverine dans Belle toujours en 2006 (le fantôme de Jeanne d'Arc y doublait de loin le retour du spectre), à savoir le brûlant désir d’une image (le fantôme d’Angélica pour le premier, la Vierge pour la deuxième, la pucelle d’Orléans pour la troisième, la revenante Séverine de Belle de jour tourné par Luis Bunuel en 1966) qui happe l’existence et – surtout pour les deux premiers personnages – l’abolit dans une forme de neurasthénie ou d’indifférence qui, pour les Grecs anciens, se nommait « acédie » et qui, pour l’Église catholique, était considérée comme un des sept péchés capitaux. Et autant l’échec de la mystification machinée par certains personnages du film Le Miroir magique projetant de mettre en scène l’apparition de la Vierge pour satisfaire le désir secret d’Alfreda, que la persistance dans le nouveau film du cinéaste d’une hantise spectrale que rien aux yeux d’un Isaac comme vampirisé ne peut faire oublier, manifestent les puissances dionysiennes ou diaboliques, autrement dit déraisonnables et délirantes, de l’image. La chose est particulièrement exemplaire dans L’Étrange affaire Angélica qui montre un photographe sûrement confiant dans les vertus du studium (de la composition d’une image photographique ainsi que de sa portée symbolique comme l’aurait dit Roland Barthes dans La Chambre claire. Note sur la photographie, éd. Gallimard/Cahiers du cinéma, 1980) et découvrant inopinément la ravageuse puissance du punctum (Roland Barthes, idem), de l’image poignante qui fulgure en concentrant du côté du regardeur devenu follement voyant une charge subjective, affective et psychique relevant du symptôme idiosyncrasique qui littéralement ne regarde que lui. L’émergence disjonctive (diabolique) du punctum sur les protocoles et protections (symboliques) du studium permet ici de questionner une technologie (la photographie) qui, si elle a été mise au point à l’époque du triomphe de l’ère industrielle, loin de consacrer alors le triomphe séculier et sans reste de la pensée scientifique, positive et rationnelle, autorise paradoxalement un nouvel investissement psychique en direction des spectres.

 

L’expérience troublante de la mise au point photographique qui voit deux images se superposer afin de composer le futur cliché à tirer, expérience qui a été vécue dans des circonstances semblables à celles de son personnage par Manoel de Oliveira et qui aura déterminé il y a plus de cinquante ans l’écriture de son scénario, offrirait alors la possibilité de redonner un nouveau tour de roue au vieux motif platonicien de la séparabilité du corps et de l’âme dont hérita il y a plus de 2000 ans le christianisme. Jacques Derrida et Bernard Stiegler ont ensemble insisté sur la mise en rapport des « télé-technologies » et des spectres, la reproduction technique de la réalité déjà induite par le langage autorisant l’appréhension d’une « hantologie » venant doubler notre compréhension habituelle et dominante du caractère seulement ontologique de l'existant (cf. Echographies – de la télévision, éd. Galilée/INA, 1994). Car ce qui est, se trouve dés lors environné, troublé, court-circuité par ce qui n’est pas ou plus, ce qui aurait pu être, sera ou ne sera pas. Car, originairement, le réel est toujours déjà (« toujours-déjà » aurait dit Jacques Derrida) fissuré, tantôt par les circuits de l’actuel et du virtuel échangeant leur puissance respective, tantôt par le possible qu’il n’est pas mais qui pourrait, en se réalisant, se substituer à lui. Car, tout aussi originairement, le présent est toujours-déjà creusé par la différence qui en dissémine la trace (et ce creusement opéré par la « différance originaire » selon Jacques Derrida est un boitement, une claudication). On comprendra en toute logique les propos savants échangés dans la pension Dona Rosa à Régua près de Porto où vit Isaac entre l’ingénieur (interprété par le fidèle Luis Miguel Cintra) et son ami concernant l’existence scientifique de l’antimatière. Ces échanges intellectuellement soutenus, comme l'étaient les discussions théologiques dans Le Miroir magique, ne paraissent pas devoir affecter Isaac, l’air ailleurs, perdu dans ses pensées, étranger à ce qui l'entoure, et seulement concerné par le fantôme d'Angélica. S'il n'est pas interpelé par la question de l'antimatière, il est pourtant tout entier happé par la pente fantasmatique d’une image qui l’emportera finalement dans l’insituable et mortel dehors pour lequel le règne de la matière ne compte dorénavant plus. Mourir quand on a atteint les rivages souriants de l’image, mourir parce que l’on a trouvé l’image souriante dont on ne saurait plus jamais revenir, cela ne serait alors plus vraiment mourir, ce serait passer de la matière à l’ordre de l’antimatière. Et ce passage ferait d'un abîme un sourire. 

3/ Les voix féminines de l’histoire affrontée : 

 

Après l’effondrement du héros dont le corps est recouvert d’un drap blanc sur lequel on aura déposé un crucifix, et la fermeture de la fenêtre de sa chambre qui donne au plan (ainsi qu’à la salle de cinéma) l’allure sépulcrale d’un tombeau (ce dernier plan rappelle d'ailleurs le dernier plan de The Searchers de John Ford en 1954, voire le dernier plan de Gertrud de Carl Theodor Dreyer en 1964) et qui propose cette nuit au sein de laquelle apparaît le générique-fin, revient le chant des ouvriers au travail de la vigne sur les flancs des collines bordant le Douro, ce chant qui résonnait déjà dans les intervalles photographiques que forment tous les clichés pris par le héros tout aussi fasciné par la vision de la défunte Angélica que par les hommes donnant les coups de bêche nécessaires à l’entretien de la terre accueillant l'exploitation de la vigne. Trois films de Manoel de Oliveira tournés lors de la dernière décennie se concluent par des chants : Un film parlé en 2004, Christophe Colomb, l’énigme en 2008, et donc L’Etrange affaire Angélica. Quels sont les effets de sens de ces voix et de ces chants ? Dans le premier film, la voix d’Irène Papas chantant « Ô vent du nord, souffle moins fort » résonne sur l’image fixe du capitaine d’un paquebot (joué par John Malkovitch) littéralement médusé par ce qu’il voit hors-champ : l’horrible explosion de son bateau entraînant la mort de l’héroïne (une professeure d’histoire interprétée par Leonor Silveira) ainsi que de sa jeune fille. Alors que cette destruction semble résulter de l’action de terroristes islamistes, le chant réinscrit le minimum de pensée dialectique (le feu de l’islam radical est alimenté par l’incendie des impérialismes occidentaux) dont faisait justement l’économie la professeure, cette figure de la maîtrise narrative et du savoir discursif qui littéralement réécrivait, au nom du regard de son enfant ainsi assujetti à un souci pédagogique moulé dans une perspective occidentalocentrée, l’histoire des rapports conflictuels entre l’Orient et l’Occident. Il s’agissait ici moins de donner de la consistance cinématographique au thème rebattu du « choc des civilisations » cher aux idéologues Samuel Huntington et Bernard Lewis, que de rendre manifeste le retour explosif dans le réel d’un imaginaire impérialiste refoulé derrière l’écran symbolique de la pseudo-neutralité historique et de la maîtrise narrative et discursive. Christophe Colomb, l’énigme se terminait quant à lui sur la voix de l’épouse du cinéaste Maria Isabel de Oliveira (ils sont mariés ensemble depuis exactement 70 ans) qui chantait un air de saudade (elle chantait déjà les berceuses de la jeunesse de son époux dans Porto de mon enfance en 2001), pendant que l’horizon océanique accueillait le passage lumineux d’un navire, probable résurrection du paquebot s’abîmant dans les flammes et la nuit du film précédent.

 

Racontant, à rebrousse-poil de tout historicisme, et sur la base d’une réelle investigation scientifique, la perspective utopique selon laquelle le navigateur qui a découvert l’Amérique n’aurait pas été d’origine génoise mais portugaise, Christophe Colomb, l'énigme s’oppose dialectiquement à Un film parlé en ce sens qu’il ne cherche pas à défendre un exercice révisionniste et impérialiste de réécriture de l’histoire dont les effets réels sont toujours explosifs, mais bien plutôt qu’il souhaite proposer la vision utopique d’une mondialité dont la coloration à dominante étasunienne contiendrait aussi secrètement un peu de l’esprit portugais dont un ange (joué par la sœur de Leonor Baldaque) témoignait par intermittence, même s’il était invisible pour les personnages. Les processus de « créolisation » (Édouard Glissant) en cours afin que le monde devienne le « Tout-Monde » offriraient ainsi au Portugal, naguère empire ayant annexé violemment le centre du monde et aujourd’hui nation politiquement marginalisée et économiquement fragilisée au sein de l’Union Européenne, la possibilité utopique de disposer d’une chance de participation au mouvement hégélien de l’esprit universel. Geste de folie (articuler l’universelle mondialisation du monde sur le faible souffle de l’esprit portugais) qui permettait ainsi au possible fantasme nationaliste d’être corrigé par le principe ouvert et généreux de l’utopie (toutes les fictions sont les bienvenues si elles s’inscrivent sans exclusive ni hiérarchie dans le mouvement commun de l’esprit universel). Le Portugal souffre aujourd’hui d’une « inexistance » (comme l'écrit Alain Badiou en hommage à Jacques Derrida dans son ouvrage intitulé Petit panthéon portatif, éd. La Fabrique, 2008) politique telle que le cinéaste désirerait la compenser en offrant à son pays la fiction utopique à laquelle a voué toute sa vie l’historien Manuel Luciano da Silva interprété dans ses vieux jours par le cinéaste lui-même, et dont l’épouse se trouve donc incarnée par sa propre compagne (le couple dans sa jeunesse était quant à lui alors interprété par Ricardo Trêpa et Leonor Baldaque). Et c’est Maria Isabel de Oliveira qui chante l’air de saudade final, et l'on sait que ce genre musical cherche moins à vanter nostalgiquement le passé qu’à promouvoir la force de l’avenir. La saudade, c’est la paradoxale nostalgie de l’avenir, cet « à-venir » spectral comme l’aurait dit Jacques Derrida quand il parlait de la démocratie, et dont on rêverait de voir l’actualisation afin d’y voir l’accomplissement de son propre geste utopique. Après l’histoire comme lutte explosive des interprétations dans le nietzschéen Un film parlé, et après l’histoire comme chantier utopique afin de promouvoir dans le même mouvement  hégélien l’esprit du monde universel et l’esprit particulier du Portugal y soufflant exemplairement dans Christophe Colomb, l’énigme (formant ainsi avec Non ou la veine gloire de commander en 1990, à Parole et utopie en 2000 et Le Cinquième Empire une autre tétralogie consacrée à la lumière faible du sébastianisme, ce messianisme revendiquant pour le Portugal un retour en grâce historique après la longue ellipse ouverte par la disparition du roi D. Sébastien après la défaite en 1578 d’Alcacer-Quibir et la mise sous tutelle espagnole qui s’ensuivit), les chants des ouvriers viticoles de L’Etrange affaire Angélica sembleraient seulement exposer la simplicité de l’esprit populaire au travail. Pourtant, la fascination d’Isaac pour le labeur de la terre qui est au moins aussi égale à son obsession du sourire énigmatique de la défunte au moment de la photographier (sourire comparable à celui de la Joconde de Leonard de Vinci d'après Jean-Philippe Tessé dans l’excellent article des Cahiers du cinéma préalablement cité et intitulé Une nouvelle Joconde) pose un problème dont la résolution passe aussi par l’articulation originale de la situation du Portugal en regard des violences du XXème siècle.

4/ Les voix masculines et l'immémorial chant de la terre portugaise :

 

« Dansez ! O étoiles qui suivez constantes d'immobiles vertiges mathématiques ! / Délirez et fuyez pour quelques instants la trajectoire à laquelle vous êtes enchaînées » : ces vers de José Régio avec lesquels s'ouvre L'Etrange affaire Angélica et que se déclame à lui-même Isaac semblent devoir d'emblée s'articuler avec ces vues, classiques de la part du cinéaste, des berges du Douro. Ces plans larges au cadrage identique mais tournés à différentes heures du jour et de la nuit (à l'instar des vues qui scandent par exemple Je rentre à la maison en 2001 et Belle toujours selon un cycle rappelant le geste pictural d'un Robert Delaunay par exemple), et dont les variantes nocturnes rappellent certaines toiles de Vincent Van Gogh, paraissent montrer les lumières de la ville sous le mode céleste de la constellation. Mais c'est le film dans son entier qui ainsi déploie un espace allégorique susceptible d'accueillir une constellation de signes dont l'innervation reposerait sur l'opposition primordiale entre les deux séries de photographies prises par le héros, une série fantastique et féminine (la défunte et grande-bourgeoise Angélica) et une autre réaliste ou documentaire, masculine et prolétaire (les ouvriers viticoles). En moins de 100 minutes, Manoel de Oliveira met au point un agencement de signes qui, de part et d'autre des fragrances pianistiques d'une sonate de Frédéric Chopin et de la modernité bruyante de la circulation automobile en bas de l'endroit où habite le héros, du chant traditionnel des ouvriers travaillant la terre des collines bordant le Douro et de la chanson évoquant la chute des feuilles des oliviers entonnée par des enfants qui trouvent au pied d’un olivier Isaac évanoui, de l'oiseau dans la cage de la pension et du chat qui le guette, du chien qui aboie au loin et du poisson rouge qui tourne en rond dans le bocal situé dans la riche propriété de la famille de la défunte, des séquences oniriques ou fantastiques relatives aux visions d'Isaac rêvant d'Angélica et des plans documentaires montrant les ouvriers au travail de la terre viticole, des effets spéciaux rappelant les inventions de Georges Méliès (Angélica apparaissant puis disparaissant dans le plan) et de ces autres effets spéciaux mais ceux-là numériques (une première pour le cinéaste comme cela avait été le cas pour Jacques Rivette réalisant en 2003 Histoire de Marie et Julien, une autre histoire de fantômes – de la photographie qui sourit comme le chat du Cheshire de Lewis Carroll aux voyages nocturnes au-dessus du paysage fluvial des amants évoquant autant une versione en noir et blanc de la toile La Mariée peinte en 1950 par Marc Chagall que La Fille de l'eau de Jean Renoir en 1924), de la fumée de la cigarette fumée par Isaac et des réflexions des pensionnaires concernant l'antimatière, des deux volumes attribués aux écrivains José Régio et Camilo Castelo Branco (les deux héros littéraires du cinéaste qui par ailleurs connut le premier décédé en 1969) et de la photographie d'une charrue tractée par deux ânes, du tournage contemporain en 2010 et d'un scénario datant de 1952 (et le cinéaste brouille malicieusement la temporalité de son film, montrant des camions bien actuels alors que l'appareil photographique du protagoniste semble daté d'il y a quelques décennies), enfin de part et d'autre de la prégnance de la religion catholique déterminant la société locale et de l'appartenance à la culture juive du héros – un agencement de signes donc qui produisent une constellation électrique court-circuitant tous les enchaînements linéaires, les successions chronologiques, les habitudes logiques, les facilités historicistes, ainsi que les causalités mécaniques. Si l'image est symptôme (le sourire d'Angélica, que soutient le fil de fer auquel sont suspendus les clichés du photographe, et qu'anticipaient les colliers de La Lettre d'après La Princesse de Clèves en 1678 de Madame de la Fayette tourné en 1999 et Belle toujours), son interprétation qui sera ici triple sera trouvée entre les images, dans l'« entre-image » (Raymond Bellour) à partir duquel Manoel de Oliveira a cinématographiquement tressé son réseau poétique de signes.

    

 

En premier lieu, lorsque le regard du spectateur s'habitue progressivement à la nébulosité relative à la constellation cinématographique mise au point par le cinéaste, point la brillante évidence de la vision par un artiste réfléchissant son propre art : entre Lumière et Méliès, entre le documentaire et la fiction, entre le travail collectif et le fantasme individuel, entre la matière première inscrite dans le lent travail du geste populaire et la fulgurance élitaire d'un sublime arraché au réel, entre la terre et le ciel, entre la matière et l'antimatière, c'est tout un sillon qu'aura creusé l'art cinématographique de Manoel de Oliveira en tant que, à l'instar du Douro si essentielle à son œuvre (citons encore son tout premier long métrage, Aniki-Bobo en 1942, ou encore l’autoportrait malicieux Porto de mon enfance), son déploiement est soutenu par ses bords opposés. On appréciera ainsi l'extrême matérialisme d'un cinéaste qui identifie, à l'instar de Jean-Marie Straub (O Somma Luce en a fourni il n’y a pas longtemps une nouvelle et éclatante preuve), l'art et la paysannerie, l'élévation symbolique promise par le premier n'étant possible que sur la base (l'infrastructure, aurait-on dit en langage marxiste) du prolétariat au travail de la transformation métabolique du milieu naturel (une autre façon, facétieuse celle-là, de signifier cette approche serait offerte par le montage symbolique dans ce plan précédemment cité des ouvrages empilés de José Régio et Camilo Castelo Branco et de la photographie des deux ânes tirant une charrue posée par-dessus les livres). On rappellera ainsi le mot de Vincent Van Gogh (« Le symbole de saint Luc, le patron des peintres, est un bœuf. Il faut donc être patient comme un bœuf si l'on veut labourer dans le champ artistique ») que cite Régis Debray afin d'affirmer que « L'artiste est un bouseux, il a les pieds dans le pagus et la main à la pâte. Tout ce qu'il y a de métier dans la représentation colle à la terre, avec ses tombes, ses bornes, ses territoires. Aux campagnes » (in Vie et mort de l'image, éd. Gallimard-coll. Folio essais, 1992, p. 278). Comme on saura également apprécier, venant doubler cet élan matérialiste, l'extrême spiritualisme d'un artiste qui a compris la puissance d'immortalité que l'image confère aux êtres humains (immortalité qui hante toute son œuvre, du premier volet comique de Inquiétude d’après Helder Pristan Monteiro en passant par le roi D. Sébastien et le mythe messianique et sébastianiste du roi caché dans Le Cinquième Empire). Les ouvriers viticoles figurent ainsi, dans la chaîne photographique tirée au-dessus de la tête du héros comme une ligne de vie, un sourire, l’obligeant à regarder au-dessus de sa tête, les archanges ou les chérubins (mais on dirait aussi sur certains clichés des diablotins) entourant Angélica : privée de cet entourage, l'entour de l'image d'Angélica serait alors bien boiteuse (le boitement, motif déjà mentionné et présent chez les personnages de Val Abraham comme du film Le Principe de l'incertitude d'après Agustina Bessa-Luis en 2002 dont Le Miroir magique est en fait la suite, serait ainsi une autre manière de signifier l'entre-image comme ce qui autorise dans le décalage entre les images le jeu intervallaire de leurs mises en relation qui de fait interdit leur indifférenciation ou leur fusion).

 

En second lieu, c'est le trouble même des plans consacrés aux ouvriers qui se présentent et semblent prendre la pose devant le photographe identifié par le truchement du champ-contrechamp et des regards-caméra au cinéaste lui-même (on pense à un dispositif identique dans Le Passager en 1974, le premier long métrage de fiction d'Abbas Kiarostami ou dans Vacances prolongées en 2000, le dernier long métrage documentaire de Johan van der Keuken). Au-delà de la seule question de l'identification symbolique entre le cinéaste et son personnage, c'est l'impression difficile à étayer que ces prises de vue documentaires relèvent peut-être aussi de l’artifice, de la fabrication, de la pure fiction. Y a-t-il encore des ouvriers viticoles travaillant en chantant la terre de la sorte ? Ou bien Manoel de Oliviera a-t-il exporté de sa mémoire vive une vision, une image-souvenir qui date de l'époque où il écrivit son scénario ? On se souvient alors des confidences du cinéaste données en voix-off à l'occasion du film autobiographique Porto de mon enfance, évoquant un projet de film avorté qui, imaginé avant Douro, faina fluvial, devait porter sur ces « géants du Douro » (ce devait être le titre de son film) qu'étaient ces ouvriers viticoles désormais disparus avec l'introduction des machines du type de celle que photographie Isaac en conclusion d'une série de clichés à vocation à la fois ethnographique et archivistique. L'art du cinéma ne consisterait donc pas seulement à constituer le lieu hétérogène de l'entre-image, mais également à opérer l'échange symbolique entre ces pôles magnétiques que sont les termes opposés (le passé et le présent ou le vrai et le faux par exemple) configurant comme on l'a vu préalablement le réseau poétique des signes du film. En conséquence, l'air entonné par les ouvriers viticoles au travail vaudrait alors comme la plainte mélancolique, voire le chant funèbre dédié à une manière de faire qui n'est peut-être déjà plus, et à laquelle Manoel de Oliviera associerait son art de faire du cinéma. Cette spectralité venant envelopper le cœur de l'existant, plus que de simplement signifier cette mort au travail qui fascinait tant Jean Cocteau quand il réfléchissait sur les pouvoirs du cinéma, manifeste l'étrange situation d'un cinéaste qui regarde le monde et nous le restitue sous forme de plans de cinéma à partir d'un lieu qui n'existe plus, d'un monde passé dont la lumière éclaire notre présent comme la lumière des étoiles éclaire la nuit intergalactique bien après leur disparition (cette coalescence de l'actuel et de l'inactuel, l'obscurité du premier étant troué par la lumière fossile du second, est ce que Giorgio Agamben appelle d’ailleurs le contemporain : cf. Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008). La passion intemporelle de Manoel de Oliveira pour le présent, pour l’actuel autant que l’inactuel, est justement ce qui assure son œuvre d’être parfaitement contemporaine.

5/ En quoi Angélica est-elle le symptôme d’Isaac ?


Aucune tristesse ici, seulement ce beau constat : Manoel de Oliveira, à l'instar du mythique Pedro Macao évoqué dans Voyage au début du monde (1997), est ce pont qui soutient la visibilité de notre présent à partir (à l’autre bout du pont) de l'invisibilité d'un présent qui n'est plus, d'un passé qui vient alors hanter notre présent (et c'est le lointain souvenir du premier film du cinéaste, Douro, faina fluvial, un court métrage documentaire tourné en muet en 1931 comme on l’a déjà dit, qui est un souvenir de cinéma dont les nappes viennent border les rivages côtiers de son nouveau film, les deux films exprimant alors deux régions éloignées d'une même temporalité : la longue vie vécue de l'artiste). Ce faisant, le cinéaste manifeste le caractère spectral toujours plus avancé de son existence présente. Mais le plus bouleversant dans L'Etrange affaire Angélica, ce film qui est un pont rassemblant les références des grands films précédents ainsi que les grands acteurs préférés du cinéaste depuis quasiment trois décennies (Luis Miguel Cintra, Antonio Reis, Isabel Ruth, Leonor Silveira, Ricardo Trêpa), c'est que le réalisateur est loin d'occuper seul le devant de la scène spectrale qu'il déploie dans son film. En troisième et dernier lieu, il faut interroger (pour le dire dans les termes lacaniens d'un Slavoj Zizek) : « pourquoi la femme est-elle un symptôme de l'homme ? » (cf. L'intraitable. Psychanalyse, politique et culture de masse, éd. Anthropos-Economica, 1993, pp. 11-53). Autrement dit, de quelle manière la vision hallucinante de la défunte Angélica souriant au photographe Isaac est-elle son symptôme (ainsi que celui du spectateur puisque l'actrice Pilar Lopez de Ayala jouant la morte sourit en regardant la caméra) ? La faille subjective que l'image de ce sourire institue dans la réalité psychique du personnage semble ouvrir devant ses pas la trappe par laquelle il paraît devoir s'enfoncer progressivement dans l'abîme diabolique d'une pulsion de mort dévorante dont témoignait sûrement déjà sa manie de tout photographier (comme le font d’ailleurs et justement remarquer les pensionnaires de Dona Rosa). Cette faille manifeste le décentrement d'un personnage solitaire, mutique, mélancolique, rongé par Saturne (son prénom, Isaac, évoque le sacrifice abrahamique dans l'Ancien Testament), et dont le double serait alors ce vagabond traînant près du cimetière où a été enterrée Angélica.

 

Cette brisure, qui exprime l’extranéité dont souffre visiblement le héros, et qui permet d’associer la situation d’étranger du personnage à l’ambiance étrange du film (Siegfried Kracauer aurait parlé dans sa Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle parue en 1960 d’effets d’« estrangement » : éd. Flammarion, 2010), n'est que l'autre nom de ce noyau fantasmatique échappant à la raison symbolique du sujet, l'autre nom du réel exprimant le vide de l'être aspiré par le trou noir d'une progressive « aphanisis » (Jacques Lacan), d'une perte de consistance symbolique jusqu'à l'évanouissement final et fatal, l'autre nom de ce « punctum caecum » (cf. Stojan Pelko, « punctum caecum ou perspicacité et aveuglement » in Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock [sous la direction de Slavoj Zizek], éd. Capricci, 2010 [1992 pour la première édition], pp. 101-120), de ce point aveugle, de cette tâche aveugle que constitue le regard saisi comme objet pour le sujet regardant, regard imaginé et projeté dans le champ de l'autre : « Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau » disait Jacques Lacan (cité par Slavoj Zizek, « La boucle de l'acte », opus cité, p. 121) comme, on s'en souvient, la statue de Jeanne d'Arc juchée sur son destrier était moins regardée par Husson dans Belle toujours qu'elle le regardait dans son fantasme de corruption de Séverine. Le sourire d'Angélica est bien cette béance, cette tâche, cette bouche, cette claudication de la réalité venant buter sur le réel d'un obscur fantasme qui finit par engloutir psychiquement Isaac inconscient (comme le héros du film de Philippe Garrel, La Frontière de l'aube sorti en 2008 et hanté par le fantôme de Jean Seberg) des obscurs mouvements déterminant ses affections, ignorant des affects qui régissent par-delà toute conscience son étrange trajectoire. Et, passant d'une image visuelle à une image sonore, cette bouche souriante se voit alors raccordée avec la terre sarclée et remuée par les ouvriers viticoles qui chantent, lors de l'ultime plan du film, l'immémorial chant de la terre portugaise afin que pousse la vigne et que coule le vin. Cet appel de la terre et de la mort qui voit Eros et Thanatos se rejoindre pourrait déboucher sur une conclusion mortifère, si l'on refusait de comprendre l’étrange mais si réelle force de positivité et de joie contenue dans le trépas du personnage.

6/ Le sourire d'Angélica ou le point aveugle de la mort désirée :


Un détail une seule fois mentionné jusque-là, et sur lequel il faudra désormais plus qu'insister : Isaac, à l’instar du peinte Marc Chagall précédemment cité, est un Juif exilé. C’est la première fois que le catholique Manoel de Oliveira qui a fréquenté dans son enfance un collège de jésuites (comme Luis Buñuel) met en scène un personnage juif qui, entre son invention sur le papier et son incarnation sur l’écran, aura donc attendu 58 ans pour s’animer (peut-être que, loin dans la profondeur historique du hors-champ du film, la création de l’État d’Israël en 1948, le procès Eichmann tenu à Jérusalem en 1961 et l’institutionnalisation de la mémoire de la Shoah auront convaincu le cinéaste de réaliser son vieux projet). Avec le scénario dont on connaît la date de rédaction (1952), on comprend dès lors l'étrange destin d'un homme qui est arrivé au Portugal parce qu'il a très probablement fui l'entreprise nazie de destruction industrielle des Juifs d'Europe, qui est possédé par la manie de tout photographier parce qu'il se sait obscurément environner par les spectres de son peuple défunt privé par ses bourreaux d'une possibilité de rédemption archivistique, qui est nimbé par la cendre d'un monde qui n'existe plus (ce qu'expriment autant la lumière mate et terne de la photographie due à Sabine Lancelin, la fumée de ces cigarettes le soir grillées que les propos savants portant sur l'antimatière), qui connaît l'hostilité culturelle des catholiques à l'endroit des Juifs (c'est par exemple la méfiance de la sœur de la défunte entrée dans les ordres comme de la gouvernante de la riche maison interprétée par Isabel Ruth), qui donne l'impression de rejouer l'arrivée de Hutter dans l'antre de Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau lorsqu'il pénètre dans la grande demeure bourgeoise où l'attend le cadavre souriant d'Angélica (les dernières hallucinations de l'héroïne du film Le Miroir magique rappelaient plutôt Vampyr tourné par Carl T. Dreyer en 1932). Mais la conjonction d'une colombe (symbole chrétien de l'Esprit Saint) et d'une étoile de David (symbole central pour le judaïsme) produit chez le photographe arrivé dans la maison endeuillée une constellation qui produira le court-circuit fulgurant déterminant la pente fantasmatique du personnage. Le sourire d'Angélica et le chant des ouvriers de la région de Porto manifestent aux deux extrémités du pont que tendent les plans ce « punctum caecum » au cœur du nouveau film du cinéaste : vouloir mourir (vite avant la réactivation toujours possible d'un projet exterminationiste digne de l'entreprise nazie) et désirer finir dans la terre accueillante du Portugal, c'est disposer d'une mort à soi là où tant d'autres parmi les victimes juives du nazisme en ont été privés (on pense alors aux célèbres vers quasi-prophétiques de Rainer Maria Rilke dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge écrits en 1910 : « (…) le désir d’avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. Quelque temps encore, et il deviendra aussi rare qu’une vie personnelle »). C'est disposer d'une terre sûre quand les fours crématoires nazis ont creusé d'impossibles sépultures dans le feu du ciel (pour reprendre les termes exacts du poète Paul Celan dans son poème Fugue de la mort édité dans le recueil Pavot et mémoire en 1952 : « Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons / une tombe dans les airs on n'y est pas couché à l'étroit »).

 


Après les souffrances vécues par les Juifs qui, au Portugal comme en Espagne, ont voulu continuer à pratiquer leur religion (on les appelait alors les Marranes), et qui ont dû fuir à l’époque de l’Inquisition pour la France, les Pays-Bas, l’Angleterre, puis le Brésil (on croise d’ailleurs une femme originaire du Brésil dans la pension du film) et les États-Unis (cf. Carsten Wilke, Histoire des juifs portugais, éd. Chandeigne, 2007), et après les violences fascistes et nazies de la seconde guerre mondiale, voici venu le temps, du point de vue d’un cinéaste ayant significativement choisi de s’identifier à son personnage (a-t-on suffisamment souligné que le nom de Oliveira, signifiant « olivier » en portugais, n'était pas seulement celui du cinéaste mais aussi celui qui a été adopté par de nombreux Juifs soucieux de sécularisation après la Révolution française ?), d’offrir cette terre portugaise aux Juifs qui le souhaitent et que le cinéaste sait à chaque instant s’approcher de lui. La terre sourit au cinéaste centenaire, comme elle sourit à son personnage issu d'un peuple trois fois assassiné, privé de la vie, des traces de son meurtre, comme de la dignité du rituel funéraire (la dignitas des Romains associés à l'imago reliant généalogiquement les morts et les vivants : cf. Georges Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L'oeil de l'histoire 2, éd. Minuit, 2010). Une bienheureuse mort alors que de ne pas laisser aux autres le soin de la donner, que de mourir en emportant avec soi l'image de la beauté portugaise vous souriant éternellement, et en abandonnant sa dépouille mortelle alors accueillie par la terre portugaise nourrie par le Douro, sur laquelle travaillent les ouvriers chantants, et sur laquelle poussent les vignes et les oliviers. Le sourire de la défunte Angélica ne dirait pas autre chose, en même temps qu’elle vaudrait pour Isaac comme promesse d’un ultime apaisement assurant à celui qui en fera l’impossible expérience cette dignité humaine dont a été privé par le nazisme le peuple juif. Un détail troublant de mise en scène attestera in fine de tout cela : jusqu'à sa mort, la vue des berges du Douro depuis la fenêtre de la chambre du héros est une toile peinte, autre manifestation du « punctum caecum », à laquelle se substituera dans le dernier plan, avant la fermeture finale de la chambre permettant d'identifier la chambre noire de l'appareil photographique avec l'idée de tombeau, une ouverture donnant réellement sur les collines du fleuve.

 

Isaac, à la fois l'apatride revenu vivant de la destruction de son peuple et le Juif errant hanté par l'invivable et indicible souvenir de son extermination, l’« étranger interne » (Siegfried Kracauer) impuissant à habiter la terre, l'outsider mélancolique rongé par l’avatar nazi de Saturne, le paria qui rêve des vertigineux délires mathématiques des étoiles suivant selon les vers déjà cités de José Régio parce qu'il est cet « homme sans monde » (Günther Anders) victime de ce que Hannah Arendt (qui fut l'épouse de Günther Anders entre 1929 et 1936) appelait l'« acosmie » (cette notion déjà travaillée par Emmanuel Kant et Max Weber et désignant une privation du cosmos, un rejet hors du monde que la philosophe judéo-allemande exilée aux États-Unis a associée dans Les Origines du totalitarisme écrit en 1951 aux réalités de l'univers concentrationnaire), l'Aussenseiter longtemps frappé d'« exterritorialité » (cf. Enzo Traverso, La Pensée dispersée. Figures de l'exil judéo-allemand, éd. Lignes & Léo Scheer, 2004, pp. 183-208) a enfin trouvé une demeure hospitalière : Isaac peut enfin habiter une terre souriante et accueillante, il peut enfin jouir d'une mort bien à lui synonyme du plus haut degré spirituel. La fulgurance érotique de l'image du Portugal (l'ange allégorique, ici comme dans Christophe Colomb, l'énigme, est une femme) et la bienveillance de la terre portugaise : c'est L'Etrange affaire Angélica qui, en complément de Christophe Colomb, l'énigme (le premier film revient sur un passé impensable quand le second finit sur le rêve d'un futur utopique), assure la rédemption du catastrophiste Un film parlé (au lieu de surenchérir sur les divisions entre les monothéismes, c'est leur réconciliation gagnée sur les traumatismes historiques qui est ici privilégiée, et de manière infiniment moins didactique et infiniment plus subtile que dans le consensuel Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois sorti en 2010). Et c'est Manoel de Oliveira qui, susurrant à 103 ans sa double joie d'emporter à sa mort l'éternelle image féminine de l'idée du Portugal comme d'abandonner sa dépouille à la riche terre portugaise fertilisée par l’action populaire, et offrant une nouvelle et singulière, intense et bouleversante déclaration d'amour à son pays (qui ne le lui a pas toujours rendu, mais ceci est une autre histoire), réussit, à partir d'un double mouvement d'ouverture universelle, à rendre notre monde plus habitable. C'est l'universalité de l'expérience juive du nazisme ressaisie dans la particularité de la culture portugaise, et c'est dans un même (et double) mouvement l'universalité d'une certaine idée du Portugal à condition de sa mise en rapport particulière avec les horreurs du XXème siècle (les frères Coen firent une chose semblable avec Barton Fink en 1991, filmant la contemporanéité du Hollywood de 1941 avec l'impensable et impossible génocide nazi dont les flammes arrivaient à brûler par-delà l'ignorance des faits l'inconscient du scénariste juif exilé en Californie, ce que ne pouvait pas ne pas comprendre Roman Polanski qui, alors le président du jury du Festival de Cannes où leur film fut alors montré en compétition officielle, leur attribua la Palme d'or).

 

Siegfried Kracauer, citant le philosophe Gabriel Marcel, ne disait-il justement pas que le cinéma permettait d'approfondir « notre relation avec cette Terre qui est notre habitat » (Théorie du film, op. cit., p. 429) ? A l'heure du joug technocratique et xénophobe, en Europe comme en France, de Schengen et de CESEDA, la promotion par L'Etrange affaire Angélica de la terre accueillante, hospitalière et ouverte à tous les « sans-espoir » (Walter Benjamin)  trouve une inattendue résonance avec le slogan de ralliement universel des travailleurs sans-papiers : « Qui est ici est d'ici ». Etrange cas au fond que celui de Manoel de Oliveira, cet artiste si intemporel et si actuel, si inactuel et si intempestif : notre parfait contemporain en somme. « Mais qui va vraiment de l’avant apporte aussi l’espace où le ciel commence enfin à rosir. Avec nous s’éveillent les choses, dans un affranchissement complet des lois de leur état présent, et elles développent leurs possibilités latentes. Mais c’est nous qui portons cette étincelle de la fin tout au long du parcours, lequel reste ouvert, plein d’imagination objective, sans gratuité » (Ernst Bloch, L’Esprit de l’utopie, éd. Gallimard-NRF, 1977, p. 274).


Samedi 26 mars 2011


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