Des nouvelles du front cinématographique (47) : Fighter (2010) de David O. Russell et Boxing Gym (2010) de Frederick Wiseman

La civilisation pugilistique des mœurs

 A Mouchette

 

 

 

« On peut en conséquence mettre en vis-à-vis non pas les contenus, mais les opérations – du concept d'un côté, de l'image de l'autre –, confronter des travaux philosophiques et des œuvres cinématographiques non pas comme deux manières de dire la même chose dans des médiums distincts, mais comme deux approches qui abordent un même problème en fonction de leurs modes d'expression respectifs » écrivent Patrice Maniglier et Dork Zabunyan dans l'introduction de leur ouvrage intitulé Foucault va au cinéma (éd. Bayard, 2011, p. 7) afin de montrer comment la pensée du philosophe a été sollicitée pendant les années 1970 par le monde du cinéma (le champ de la critique avec les Cahiers du cinéma comme principal interlocuteur, les entretiens avec les cinéastes René Ferret et Werner Schroeter ou bien portant sur Marguerite Duras et la mode « rétro », mais aussi le champ de la réalisation avec la mise en scène cinématographique de Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère par René Allio en 1976). Cette sollicitation prenait place dans la perspective critique d'une interrogation de l'histoire à partir de ses discontinuités et du concept d'événement que le philosophe alors développa pour pouvoir saisir la dynamique des ruptures négligées par les historiens davantage intéressés par l'histoire générale. On pourrait formuler un souhait semblable s'agissant de travaux sociologiques comme de films portant sur des objets dont ces mêmes travaux ont rendu compte, afin de constituer une constellation permettant de penser, à l'intersection de ces deux domaines spécifiques que sont l'art du cinéma et la discipline sociologique, des objets qui leur sont communs. Pour paraphraser Patrice Maniglier et Dork Zabunyan, il ne s'agira donc pas ici d'user du cinéma et de la sociologie comme s'il s'agissait de deux manières différentes pour exprimer des choses semblables, mais de s'appuyer sur deux approches spécifiques (l'une scientifique, l'autre artistique) qui abordent un problème commun en fonction de leurs modes de compréhension et d'expression respectifs. La sortie, à quelques semaines d'intervalle, de Fighter de David O. Russell et de Boxing Gym de Frederick Wiseman, et la relecture à l'intérieur même de cet intervalle temporel de Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur de Loïc Wacquant (éd. Agone-coll. « Mémoires sociales », 2000 [édition revue et augmentée en 2002], 285 p.) autorisent la mise en place d'une confrontation heuristique entre des œuvres distinctes qui pourtant traitent toutes d'un même objet : la boxe. Où l'on verra, à l’intérieur même de notre constellation multidisciplinaire et analytique, comment la science sociologique et l'art cinématographique (documentaire comme fiction) peuvent dialoguer de manière fructueuse, comment les analyses circonstanciées de la première peuvent aider à distinguer la justesse et l'exactitude proposées par le second, mais comment aussi les films peuvent singulièrement proposer, en regard de l'étude sociologique avec laquelle ils sont mis en rapport, de subtils décalages avec une approche scientifique qui, sans ignorer s'appuyer sur une situation particulière d'enquête, peut monter en généralité et décrire quelques invariants structuraux ou anthropologiques.

 

 

Enfin, il est désormais nécessaire de pratiquer ici, avant d'entrer dans le vif de notre sujet, une rapide présentation des œuvres et de leurs auteurs respectifs. Fighter est un film de fiction mis en scène par David O. Russell et inspiré de faits réels (la fratrie composée des boxeurs Mickey Ward et de Dicky Ecklund, le premier ayant été un champion durant la fin des années 1980 et le second au milieu des années 1990). Le sixième long métrage du réalisateur, dont la réussite commerciale lui a permis de retrouver les faveurs du public, de la critique comme des professionnels de Hollywood (le film a reçu deux Oscars) après une carrière devenue erratique à la suite de son film Les Rois du désert (2000), représente surtout le projet de son acteur principal, Mark Wahlberg, qui porte le désir de produire ce film depuis plus d'une quinzaine d'années. Originaire de Boston, soit quelques kilomètres de la banlieue ouvrière de Lowell où grandirent les frères boxeurs, l'acteur s'est reconnu dans une histoire qui raconte comment la trajectoire ascendante mais compliquée du cadet (Mickey Ward) a souffert du poids symbolique de son frère aîné (Dicky Ecklund représentant, toutes choses égales par ailleurs, pour Mickey Ward ce que Donnie Wahlberg a été pour Mark Wahlberg). Le film a été compliqué à faire aussi, et parmi la multitude de réalisateurs (Martin Scorsese) et d'acteurs (Matt Damon et Brad Pitt) contactés, il faudra citer le nom de Darren Aronofsky qui avait commencé à travailler sur le script de Fighter, avant de l'abandonner pour mettre en scène The Wrestler (2008) puis Black Swan (2010), deux films consacrés le premier au catch et le second à la danse classique. Et c'est finalement Christian Bale (qui reçut l'Oscar du meilleur second rôle quand Mark Wahlberg n'a seulement été nominé que dans la catégorie de meilleur producteur) qui proposa, malgré sa mauvaise réputation, le nom de David O. Russell pour réaliser le vieux rêve d'un acteur qui s'est fait installer un ring de boxe dans son jardin pour se fabriquer un corps de boxeur approprié pour tenir le rôle de sa vie. La salle de boxe de Richard Lord à Austin au Texas constitue l'espace privilégié de Boxing Gym, le 37ème long métrage documentaire de Frederick Wiseman depuis Titicut Follies réalisé en 1967. Si Fighter n'a seulement (!) coûté que vingt millions de dollars, se situant bien en-deçà de l'économie des grosses productions hollywoodiennes habituelles, Boxing Gym s'inscrit dans la même lignée de films peu onéreux tournés pour la télévision par Frederick Wiseman, ce grand héritier de ce qui s'appelait dans les années 1960 (à tort au à raison d'ailleurs) le « cinéma direct » initié aux Etats-Unis par les films de Richard Leacock, D. A. Pennebaker et les frères Maysles, qui est également son propre producteur, son propre monteur et son propre preneur de son (c'est John Davey qui s'occupe de la photographie), et dont la radiographie attentive des institutions étasuniennes (mais aussi françaises, le cinéaste vivant la moitié de l'année à Paris) donne à toute son œuvre ce côté exhaustif et systématique (autrement dit balzacien) si passionnant. Si le tournage du film date déjà de 2007, et si l'idée de faire un film sur la pratique pugilistique remonte à encore plus en amont dans la vie du documentariste, Boxing Gym, après avoir été présenté au Festival de Cannes de l'année dernière, ne sort que maintenant, situé exactement entre La Danse. Le Ballet de l'Opéra de Paris (2009) et le montage d'un prochain film annoncé qui sera consacré aux danseuses du Crazy Horse à Paris. Enfin, Loïc Wacquant est un sociologue français, né à Montpellier en 1960, dont la rencontre avec Pierre Bourdieu au début des années 1980 fut déterminante dans l’orientation de son parcours professionnel (ils sont ensemble coauteurs de Réponses. Pour une anthropologie réflexive éd. Seuil, 1992). Il mène aux côtés du sociologue afro-américain William Julius Wilson depuis les années 1990, dans les universités de Chicago puis de Berkeley en Californie, une analyse de la criminalisation et de la pénalisation de la misère produites par la libéralisation de l'économie et le recul de l'Etat social. La légitimité scientifique croissante dont jouit le sociologue l'autorise aussi à intervenir dans le débat public, en écrivant notamment des articles pour Le Monde diplomatique, en critiquant publiquement le candidat socialiste pour les élections présidentielles de 2002, ou bien en soutenant tout aussi publiquement la candidate socialiste lors des élections présidentielles de 2007.

 

 

Les concepts d’État pénal, de criminalisation de la misère, de « précariat », de régimes de marginalité avancée et d'« hyperghetto » que Loïc Wacquant défend ou promeut, la critique du concept d'« underclass » qu'il renouvelle, ainsi que le travail comparatif mené dans le ghetto de Woodlawn dans le sud de Chicago et dans un quartier populaire de la ville de La Courneuve en Seine-Saint-Denis, balisent les « carnets ethnographiques » que le sociologue a tenus lorsqu'il a appris la boxe dans le gym (le « Woodlawn Boys Club ») de DeeDee Armour, et même concouru (sous le sobriquet de « Busy Louis ») aux « Chicago Golden Gloves ». Cette « réflexion sur l'initiation à une pratique dont le corps est tout à la fois le siège, l'instrument et la cible » (opus cité, p. 19), mieux que de simplement servir à vérifier une nouvelle fois pratiquement le concept bourdieusien d'habitus, propose de le décliner dans le cadre de la pratique pugilistique (Loïc Wacquant parle donc à raison d'« habitus pugilistique », idem) et, ce faisant, offre un réseau de réflexions circonstanciées nous permettant de mieux saisir la réussite des films de David O. Russell et de Frederick Wiseman, dans le même mouvement où la fiction (largement nourrie de documentaire) de l'un et le documentaire de l'autre proposent également des éléments factuels fonctionnant aussi, comme on va le voir, sur le mode du décalage productif par rapport aux acquis de l'enquête ethnographique de Loïc Wacquant.

  

 

1/ « Tout d'abord, l'ethos égalitariste et le daltonisme racial affirmé de la culture pugilistique font qu'on y est accepté à part entière du moment où l'on se plie à la discipline commune et où l'on « paie son dû » sur le ring » (ibidem, p. 13). La question égalitariste, dans Fighter, se résume à la question de la fratrie comme rapport contradictoire à l'émulsion où la compétition peut dés lors succomber à la concurrence éristique : l'aîné, ancien champion du monde devenu fumeur de crack, va-t-il autoriser son cadet à devenir à son tour champion du monde, la victoire du second ayant pour valeur paradoxale de surenchérir sur la défaite sociale du premier qui n'a pas su capitaliser sur sa réussite ? Si le duel fraternel se trouve ici virtuellement accompagné par le fantôme biblique du mythe d'Abel et Caïn, le documentaire de Frederick Wiseman va beaucoup plus loin dans l'exposition d'un « ethos égalitariste » et d'un « daltonisme racial » au sein du gym de Richard Lord qui, du coup, prend même des allures utopiques de petit paradis communautaire dont le patron serait littéralement le « dieu » (la traduction en français du terme anglais « lord »). Mais pas un dieu autoritaire, pas une présence écrasante, surmoïque et vaguement obscène à l'instar de ce que peut représenter la mère des deux frères de Fighter (voire la directrice artistique de l'Opéra de Paris filmé dans La Danse). Le dernier plan de Boxing Gym montrant un soleil qui était absent du grand ciel bleu ouvrant le film indiquerait peut-être le statut solaire d'un homme, cet ancien boxeur qu'est Richard Lord dispensant les rayons de son savoir pratique en cercles concentriques dans sa salle de boxe, autorisant ainsi toute une imbrication impersonnelle de chaînes de savoir, des boxeurs professionnels aux amateurs arrivant en ce lieu pour la première fois, afin d'animer un cosmos au sein duquel coexistent des individus issus de différentes classes sociales, comme originaires de différentes vagues d'immigration. Les professions libérales WASP habitant le centre de Houston peuvent ainsi côtoyer dans le gym de Richard Lord les précaires hispanophones des banlieues lointaines de la périphérie urbaine. Si l'on entend dans le film de Frederick Wiseman que les salles de boxe se situent généralement en banlieue des grands centres urbains, à l'instar du gym de DeeDee à Woodlawn dans l'enquête de Loïc Wacquant, le gym privilégié par le documentariste, justement parce qu'il jouit d'un mélange social assez étonnant, se distingue du gym de ghetto analysé par le sociologue. Il s'en distingue aussi par rapport à la présence des femmes et des enfants, mais nous allons y revenir. L'utopie concrète et inconsciente que constitue la salle de Richard Lord permet ainsi à des individus, socialement disposés à ne jamais se croiser, à pouvoir malgré tout se rencontrer, échanger, partager une passion commune, et pratiquer collectivement une discipline leur offrant un modèle de sociabilité comme il en existe sûrement peu ailleurs. Probablement inconscient des effets sociaux déterminés par son gym, son propriétaire est pourtant l'instigateur, le metteur en scène idéal et secret (comme rêverait de l'être Frederick Wiseman en regard de ses films) d'un lieu producteur de cohésion et de lien social qui pourrait faire de Boxing Gym le complément lointain des films consacrés aux institutions prodiguant l'aide sociale à ceux que le sociologue Robert Castel appelle les « désaffiliés », du centre social de Waverly à New York dans Welfare (1975) aux habitants d'un ghetto de Chicago dans Public Housing (1997), ce dernier documentaire étant pour le coup le parfait contemporain cinématographique de Corps et âme de Loïc Wacquant.

 

 

2/ « Un gym (selon le terme consacré dans les pays de langue anglaise) est une institution complexe et polysémique (…), forge où se façonne le pugiliste, l'atelier où s'usine ce corps-âme et armure qui s'apprête à lancer dans l'affrontement sur le ring, le creuset où se polissent les habiletés techniques et les savoirs stratégiques dont le délicat assemblage fait le combattant accompli, enfin le fourneau où s'entretient la flamme du désir pugilistique et la croyance collective dans le bien-fondé des valeurs indigènes sans laquelle nul ne saurait se risquer durablement entre les cordes » (ibid., p. 18). On voit alors ô combien le documentaire de Frederick Wiseman et la fiction de David O. Russell se glissent sans s'y mouler totalement dans cette ample et précise définition sociologique. En effet, Fighter mobilise peu de son temps pour montrer le gym, à l'inverse justement du bien nommé Boxing Gym, le premier film préférant rendre compte des forces sociales extérieures au gym et structurant les habitus des personnages de telle façon (la consommation de crack et le déclassement pour Dicky, le chômage ou l'obligation maternelle du foyer pour les sœurs de ce dernier) qu'elles risquent de pénétrer dans l'enceinte de la salle de boxe et ruiner les règles permettant à l'institution de bien fonctionner, c'est-à-dire de modeler le corps de Mickey dans la perspective de futurs matchs victorieux. Si Fighter privilégie les forces sociales centrifuges qui rendent difficile la centralité du gym, Boxing Gym met un point d'honneur à circonscrire son champ de vision à l'intérieur de la salle sans jamais en sortir. Cette logique centripète permet ainsi au documentaire d'investir un lieu décisif de fabrication de l'habitus pugilistique (cette petite machine logée dans la tête des boxeurs et génératrice de ce « corps-âme » dont parle Loïc Wacquant, idem) qui est généralement subordonné au théâtre du ring dans les films pour le quels la boxe est au centre de la fiction. Et ni Fighter, ni les meilleurs films de ce genre (Gentleman Jim en 1942 de Raoul Walsh, The Set-up de Robert Wise en 1947, Body and Soul de Robert Rossen tourné la même année, Raging Bull en 1980 de Martin Scorsese, Ali en 2004 de Michael Mann) ne consacrent beaucoup de temps à cette forge ou cette usine qu'est le gym, véritable hors-champ des grands films de boxe intelligemment investi par le documentariste dont la méthode aguerrie consiste alors à cinématographiquement épuiser les lieux au sein desquels les institutions se reproduisent. En revanche, l'intense participation des acteurs de Fighter dans leur rôle respectif (le musclé Mark Wahlberg dans le rôle d'un boxeur qui n'ignore pas que sa carrière commence à décliner et l’amaigri Christian Bale dans celui d'un ancien champion addict au crack) manifeste l'obligation disciplinaire du modelage du corps afin d'assurer, selon les règles canoniques à Hollywood de l'Actor's Studio, un maximum de crédibilité à leur personnage, ce modelage recoupant au moins partiellement le travail de fabrication nécessaire au boxeur professionnel pour devenir boxeur champion du monde. C'est d'ailleurs toute la beauté de Fighter que de montrer, en miroir l'un de l'autre, deux logiques de modelage fonctionnant sur le registre classique de la rédemption, mais au carré : c'est la rédemption de l'ancien champion sortant de son addiction au crack pour transmettre son savoir pratique à son frère cadet ; et c'est aussi celle de ce dernier dont la carrière commençait déjà à décliner qui, en triomphant sur le ring, offre en partage sa victoire à toute sa famille, à son frère aîné ainsi vengé d'une longue période de vaches maigres, ainsi qu'à sa petite amie empêchée dans la poursuite de ses études universitaires, qui tous avaient collectivement et frénétiquement tant projeté sur sa réussite pugilistique. En ce sens, la pratique pugilistique est bien cette « école de moralité » (idem) dont parle Loïc Wacquant, quand Boxing Gym semblerait plutôt articuler ce point avec la question de la « débanalisation de la vie quotidienne » (idem). Débanaliser, moraliser : corps et âme, Fighter et Boxing Gym, body and soulCe n'est pas un hasard si l'expression « corps et âme » est le titre de nombreux films, romans, articles et tableaux sur la boxe (et est couramment employée en matière de musique, d'art et de religion), le plus connu étant le film de Robert Rossen sorti en 1947 » dit Loïc Wacquant, ibid., p.150). 

 

 

3/ « Autrement dit, les dispositions qui font le pugiliste accompli sont, comme toute « technique du corps » selon Mauss, « l'ouvrage de la raison pratique collective et individuelle » (…) Le boxeur est un engrenage vivant du corps et de l'esprit qui fait fi de la frontière entre raison et passion, qui fait éclater l'opposition entre l'action et la représentation, et ce faisant offre un dépassement en acte de l'antinomie entre l'individuel et le collectif » (ibid., p. 20). Sur la question des  « techniques du corps » pour reprendre l'expression de Marcel Mauss employée par Loïc Wacquant, Boxing Gym impressionne grandement, en montrant dans le détail la grande variété des exercices et des instruments nécessaires à leur réalisation (medecine-ball, speed-ball, punching-ball, pratique du shadow-boxing comme du sparring, gants et cordes à sauter, poids et haltères – mais aussi des objets détournés de leur usage courant, comme ce pneu de camion frappé à l'aide de longues masses, etc.). En conséquence, Frederick Wiseman s'amuse à monter, en dehors de toute volonté linéaire, et dans une optique cubiste (donc simultanéiste), les situations les plus hétérogènes, collant boxeurs expérimentés et enfants en train de s'amuser, et montrant au sein des mêmes plans différents registres d'expérimentation et d'entraînement. Ce sont aussi tous les miroirs qui, ici comme dans La Danse. Le Ballet de l'Opéra de Paris, participent à redoubler les regards échangés entre les participants de la salle de boxe de Richard Lord afin de montrer un « souci de soi » (Michel Foucault) moulé dans une dynamique collective qui rend caduque l'opposition idéologique entre discours individualiste et promotion du collectif. Il faut à ce titre bien écouter les praticiens du gym qui sont alors capables tout à la fois de surenchérir sur une conception individualiste si prégnante aux Etats-Unis, comme de souligner l'existence d'un bien-être collectif qui rend possible l'échange des bons conseils (y compris quand ceux-ci reposent sur le discours de l'individu seul à trouver en lui les ressources pour vaincre). « Le Noble Art présente à ce titre le paradoxe d'un sport ultra-individuel dont l'apprentissage est foncièrement collectif » affirme ainsi Loïc Wacquant (ibid., p. 99). S'agissant de Fighter, la question est de rendre manifeste les balancements équivoques d'un collectif (la famille de Mickey Ward à laquelle s'agrègent le staff d'entraînement et la petite amie du boxeur) qui peut fonctionner paradoxalement sur le mode de l'émulsion ou bien sur celui de l'obstacle. Il est ici évident que la victoire du boxeur individuel est largement tributaire par un investissement collectif, mais dont les contradictions (la mère préférant un peu plus son fils aîné à son fils cadet, différence de géniteur sûrement oblige, projette dans la victoire du second le retour triomphal du premier) et le caractère hétérogène (la petite amie contre la dizaine de sœurs de son copain) peuvent virer à l'antagonisme déclaré et destructeur. Si le film de David O. Russell émarge dans le grand récit hollywoodien de la rédemption et de la seconde chance, il ne le fait qu'à la mesure d’un désir de rendre compte de l'épaisseur collective (mais c'est un collectif mû par des aspirations paradoxales, et traversé de vents contraires) donnant sa consistance à une réussite individuelle gagnée à l'arrachée. On comprendra également le caractère expansif du motif de la rédemption, qui vaut autant pour son interprète principal (Mark Wahlberg) qui a produit le film afin de pouvoir jouer ce qu'il a considéré comme le rôle de sa carrière, comme il fonctionne aussi pour un réalisateur (David O. Russell) dont l'étoile hollywoodienne avait pâli depuis J'adore Huckabees en 2004, et qui trouve ici l'occasion de se refaire une légitimité.

 

 

4/ « L'Univers relativement clos de la boxe ne peut se comprendre en dehors du contexte humain et écologique dans lequel il s'ancre et des possibles sociaux dont celui-ci est porteur. C'est en effet dans sa double relation de symbiose et d'opposition au quartier et aux âpres réalités du ghetto que le gym se définit » (idem). On a vu, s'agissant de Boxing Gym, que la salle de Richard Lord, de par la composition sociologique bigarrée de ses adhérents, n'était pas un gym de ghetto (son caractère d'utopie sociale offrant aux regards un melting-pot social et racial, loin d'être majoritaire aux États-Unis, assure son statut de bienheureuse exception). Il est pourtant question du dehors, et plus précisément de la violence du dehors et de la façon dont elle est réfractée (et même sublimée) dans le dedans que représente la salle de boxe. C'est une violence au moins quadruple dont il est ici question. C'est d'abord la violence de nature interindividuelle : un jeune homme (probablement un étudiant) s'est battu, son œil au beurre noir en témoigne, et il souhaiterait apprendre à boxer. C'est ensuite la violence sociale environnante telle qu'elle se formule dans les questions de précarité professionnelle éprouvée par des migrants originaires de pays d'Amérique centrale ou du sud. C'est aussi la guerre telle qu'elle se donne à entendre dans les propos d'un jeune homme en phase d'incorporation (on songe alors ici à Basic Training tourné en 1971 par Frederick Wiseman, la guerre du Vietnam d'hier ayant été depuis remplacée par les guerres en Irak, en Afghanistan, et depuis peu en Lybie). Et c'est enfin à deux reprises l'évocation du massacre de Virginia Tech, meurtre de masse semblable à celui de Columbine dont s'était inspiré Gus van Sant pour réaliser Elephant (2003). La question de l'« opposition symbiotique » (ibid., p. 58) entre le dedans du gym et le dehors du monde social au sein duquel la salle s'inscrit donne alors à penser que la pratique pugilistique, loin des clichés qui la réduisent à l'expression pulsionnelle d'une violence brute, est plutôt une école de domestication et de contention de la violence qui, si elle souffre de ne jouir d'aucun exutoire ou d'aucune forme de sublimation individuelle et collective, risque de survenir et d'exploser de la pire des manières. La boxe, selon le documentariste, est donc à la fois une école de « sociabilité » (Georg Simmel) et de « civilisation des mœurs » (Norbert Elias – deux sociologues classiques cités, avec Emile Durkheim et Max Weber, par Loïc Wacquant dans son étude), autrement dit un support privilégié soutenant des processus de socialisation et d'individuation qui arrachent à la désaffiliation et à la désymbolisation les personnes les moins socialement disposées à se protéger, et qui offrent aux mieux protégés la possibilité d'outrepasser empiriquement les représentations figées (concernant les migrants précaires par exemple) que véhicule structurellement leur appartenance de classe. S'agissant de Fighter, l'« opposition symbiotique » prolonge l'idée que la pratique pugilistique propose des formes de compensation aux enfants de la classe ouvrière désorganisée à la suite de la désindustrialisation de pans entiers de l'économie étasunienne à partir des années 1970. En cela, Fighter est à rapprocher de Million Dollar Baby (2004) et Gran Torino (2009) de Clint Eastwood. La pratique de la boxe pour une jeune femme issue du prolétariat WASP de la banlieue californienne dans le premier film (un des rares, soulignons-le, à investir davantage le gym que le ring) et la banlieue de Highland Park dans le Michigan dans le second film présentent des traits structuraux partagés avec Fighter tourné à Lowell dans la banlieue de Boston dans l’État du Massachusetts. A chaque fois, c'est une même frange précarisée de la classe ouvrière déstabilisée par la fermeture de grands sites industriels (la production d'automobile dans Gran Torino par exemple) et, en son sein, ce sont des hommes (mais aussi des femmes) qui investissent dans la pratique pugilistique identifiée comme « bien de salut » (Max Weber) compensatoire permettant la rédemption symbolique des héritiers maudits de la classe ouvrière étasunienne abîmée par trente années de dérégulation néolibérale. Et toute la dynamique narrative du film de David O. Russell consiste en la tension corrélative aux exigences draconiennes promues par la discipline pugilistique abritée par le gym de Mickey O'Keefe (qui joue ici exactement son propre rôle), et à la façon dont les investissements symboliques et contradictoires, affectifs et hétérogènes (la famille maternelle d'un côté, la copine de l'autre), peuvent contredire, gripper, voire neutraliser la machine performante de la boxe. Exemplaire est cette séquence qui voit la course de Dicky voulant échapper à la police à la suite d'un de ses mauvais coups se terminer par la main brisée de Mickey à coup de matraques, ce qui risque de nuire à sa carrière. De la même façon, une séquence précédente montrant l'empressement de la famille à organiser un match voit Mickey se retrouver à combattre (et perdre brutalement face à) un adversaire plus lourd que lui. Que l'on ait affaire l'esthétique de l'épuisement analytique de Frederick Wiseman dans Boxing Gym, ou bien à ce naturalisme électrisé de grotesque dans Fighter (que certains critiques ont rapproché à juste titre du cinéma de Robert Aldrich, par exemple ...All the MarblesDeux filles au tapis en français, le dernier film du cinéaste tourné en 1981 et consacré au catch féminin), la question de l'« opposition symbiotique » ne cesse pas de se poser, en fonction de la violence du dehors réfractée et sublimée dans le dedans de la salle de Richard Lord, ou bien en fonction de l'investissement collectif des personnes fragilisées par des aspirations sociales déçues pouvant, à force d'intensité fantasmatique, engloutir tel un tsunami la rigueur nécessaire au travail de Mickey Ward dans cet atelier qu'est le gym de l'artisan Mickey O'Keefe. Mais la question de l'« opposition symbiotique » est différemment posée dans le gym décrit par Loïc Wacquant, attaché quant à lui à montrer que la disciplin pugilistique requiert des dispositions à l'ascèse qui ont été intériorisées par les membres stables des couches inférieures de la classe ouvrière locale, et qui du coup peuvent être discriminatoires en regard des fractions du prolétariat le plus instable du ghetto qui alors préfèreront rejoindre les rangs de l'économie informelle et de la délinquance (ibid., pp. 44-45).

 

 

5/ « Ce qui frappe d'emblée, c'est son caractère répétitif, aride, ascétique : ses différentes phases se répètent à l'infini, jour après jour, semaine après semaine, avec des variations infimes (…) On a souvent comparé les boxeurs à des artistes mais une analogie plus juste pointerait plutôt le regard vers le monde de l'usine ou l'atelier de l'artisan. Car le Noble Art ressemble en tous points à un métier manuel [craft] qualifié bien que répétitif. Les boxeurs professionnels eux-mêmes conçoivent leur entraînement comme un travail (…) et leur corps comme un outil » (ibid., p. 61 et pp. 67-68). Dans Boxing Gym, une femme qui souhaiterait inscrire son époux fait elle-même le rapprochement entre ses qualités de travailleur manuel (qui, depuis, est devenu son propre patron) et la pratique pugilistique. Quand à Fighter, le surinvestissement affectif de l'entourage de Mickey témoigne du rêve secret que, face à la défection du monde ouvrier au sein duquel l'usine jouissait d'une centralité symbolique et névralgique, la boxe comme travail en usine de substitution, comme forme de régulation opposée à la dérégulation néolibérale, et comme moyen de compensation symbolique, puisse remplir les fonctions de légitimation et de distinction traditionnellement dévolues à l'appartenance à la classe ouvrière. On peut même constater dans le film de David O. Russell comment la prison, cette case par où les bricolages délictueux de Dicky l'entraînent un bon moment, comment donc l'institution carcérale peut paradoxalement servir de caisse de résonance ascétique permettant au frère aîné de se refaire une santé, de faire peau neuve et de se donner un nouveau corps dans le même mouvement où, en montage parallèle, le cadet Mickey s'entraîne à fond pour préparer son corps à la relance réussie de sa carrière. La discipline pugilistique, avec pour lieu d'expression le gym, permet ainsi de redonner de la voix et du corps à un monde ouvrier qui, au cinéma, ne subsiste qu'à hauteur de la fermeture des usines que tant de documentaires et de fictions mettent en scène. La survivance dans la pratique du modelage corporel de l'ethos ouvrier est également au cœur de The Wrestler de Darren Aronofsky qui, s'il n'a finalement pas réalisé Fighter, s'est intéressé à mettre en scène successivement une pratique spectaculaire, populaire mais faiblement légitime, du corps-à-corps (le catch) puis, avec Black Swan, montrer l'ascèse requise pour les danseuses du corps de ballet de New York afin de soutenir l'expression d'un art qui, sur le plan social de la production des biens culturels, jouit d'un statut de supériorité en termes de légitimité. D'ailleurs, n'est-ce pas la salle de Richard Lord qui, parmi toutes les affiches qui recouvrent ses murs et résument rapidement une certaine histoire de la boxe, expose une image de lutteurs gréco-latins se donnant des coups de poing, valant comme le symptôme d'un désir de légitimité ? On remarque que c'est une trajectoire semblable qui a permis à Frederick Wiseman de tourner coup sur coup La Danse. Le Ballet de l'Opéra de Paris, Boxing Gym et un prochain film en montage consacré aux danseuses du Crazy Horse. Quelle que soit la situation de ces formes culturelles plus ou moins dominantes en fonction des classements sociaux en vigueur, il s'agira toujours de montrer le corps au travail de l'institution auquel il s'incorpore, le corps soumis à la discipline qui le modèle et le transforme en fonction des décrets structurant la croyance et les valeurs collectives de l'art pratiqué, en amateur comme en professionnel, dans une perspective élitaire ou bien populaire. « Les sacrifices exigés du boxeur ne s'arrêtent pas aux portes de la salle. Le dévouement monacal requis par la préparation au combat s'immisce loin dans sa vie sociale et imprègne tous les domaines de la sphère privée » explique Loïc Wacquant (ibid., p. 68) dans un propos qui fait autant écho à Black Swan qu'à La Danse de Frederick Wiseman. En rapport avec l’ascèse monacale requise pour la pratique pugilistique, on évoquera ici l’autre film récemment sorti portant sur la boxe, Jimmy Rivière réalisé par Teddy Lussi-Modeste (et coécrit par Rebecca Zlotowski, la réalisatrice du prometteur Belle épine), qui montre comment la discipline monacale requise par l’apprentissage de la boxe thaï peut être dérangée, plus encore que par le flirt avec le personnage de Hasia Herzi, par la concurrence relayée par la double incorporation au sein de la communauté des Voyageurs (non pas les Yéniches de Beauvais comme dans La BM du seigneur de Jean-Charles Hue mais les Sintés habitant la région de Grenoble) comme dans l’église pentecôtiste qui en structure les valeurs collectives. Concernant enfin les rapports entre la boxe et la danse, n'est-ce pas dans le gym de Richard Lord qu'un adhérent montre à un autre quelques pas de merengue, une danse colombienne ? D'ailleurs, n'est-ce pas la directrice de la danse de l'Opéra de Paris, Brigitte Lefèvre, qui disait : « Etre danseur, c'est être à moitié nonne, à moitié boxeur » ? N'est-ce pas enfin la sociologue Christine Detrez qui montre que : « Le parallélisme entre la boxe et la danse, ces deux disciplines apparemment si opposées, avec d'un côté la grâce et la légèreté, la sphère féminine, et de l'autre, la violence et la virilité, est assez frappant : outre une même revendication du terme « art », leurs pratiquants témoignent du même souci du poids, du même entraînement douloureux et répétitif, de la même morale ascétique, qui conditionne le rapport au corps tant dans l'exercice de l'art que dans la vie quotidienne (surveillance de l'alimentation, évitement des sports générant une morphologie inadéquate, hygiène de vie, soin des corps et des blessures...) » (in, La Construction sociale du corps, éd. Seuil-coll. « Points », 2002, p. 89) ?

 

 

6/ « Soulignons que les formes de respect qui ont cours dans le gym sont des formes exclusivement masculines, qui affirment non seulement la solidarité et la hiérarchie des boxeurs entre eux mais aussi, et d'une manière d'autant plus efficace qu'elle est plus dissimulée à la conscience, la supériorité des hommes (c'est-à-dire des « vrais » hommes) sur les femmes, terme physiquement absent mais symboliquement omniprésent en négatif dans la salle comme dans l'ensemble de l'univers pugilistique » (ibid., p. 69, note 1). Si l'habitus pugilistique est classiquement conformé à partir d'un ethos viriliste dont le monde ouvrier aura été un relais massif chez les classes populaires, il est étonnant de voir en quoi Boxyng Gym et Fighter, pourtant complètement inscrits dans le champ de la pratique pugilistique, dérogent à la règle viriliste en usage (la dérogation de cette règle étant d'ailleurs systématisée dans le récit proposé par Million Dollar Baby). C'est que, on l'a déjà dit, le film de Frederick Wiseman n'a pas opté pour un gym de ghetto, mais pour une salle située dans la banlieue de Austin et capable d'accueillir les professions libérales du centre, les étudiants et les employés de la périphérie, ainsi que les migrants précaires originaires d'Amérique latine. Du coup, cette mixité sociale et raciale, si minoritaire dans le pays malgré son culte idéologique du « melting-pot », autorise aussi une mixité des genres dont la réalité est interrogée par une des futures adhérentes de la salle de Richard Lord lui demandant à quel moment les femmes peuvent venir s'entraîner (avec ce sous-entendu que, de son point de vue à elle, les femmes ne s'entraînent pas au même moment que les hommes). Mieux, les femmes s'entraînent en même temps que les hommes, peuvent avoir les mêmes aspirations professionnelles que certains d'entre eux rêvant de championnat du monde (tel ce long plan fascinant montrant le jeu de jambes croisé de deux boxeurs professionnelles, celui d'une femme et celui d'un homme), et viennent avec leurs enfants à l'instar de ce père venant avec son bébé dans son landau, la présence des enfants comme spectateurs mais aussi comme participants, garçons comme filles, aux exercices prodigués au sein du gym de Richard Lord finissant par accomplir la mise à distance du discours viriliste (il ne reviendra subrepticement que dans la bouche d'un des boxeurs évoquant le suicide de l'auteur du massacre de Virginia Tech qui aurait mérité, s'il était resté vivant, d'affronter selon lui les pratiques du viol punitif (sic !) dans certaines prisons). L'un des intérêts de Fighter consiste quant à lui à montrer comment la relation antagoniste-complémentaire de Mickey et Dicky est environnée par un cercle concentrique quasi-exclusivement féminin et électrisé par la tension entre la mère et les sœurs d'un côté et la petite amie de Mickey de l'autre. Ces Furies s'abattent sur le gym en transgression complète des règles ascétiques en vigueur dans le gym de Mickey O'Keefe. Ces Harpies qui s'écharpent en s'échinant à vouloir téléguider la réussite de l'un ou l'autre des deux frères prouvent que l'idéal viriliste aura lui-même été affecté par la déstructuration de la classe ouvrière consécutive de la politique de désindustrialisation dans la région où le film a été tourné. Une autre façon d'interroger cette « dévirilisation » logée au cœur d'une pratique traditionnellement imprégnée des valeurs virilistes est de mentionner, tantôt l'extrême maigreur du personnage de Dicky Ecklund incarné par Christian Bale, tantôt l'extrême douceur du personnage de Mickey Ward dont l'interprète, Mark Wahlberg, à force d'avoir fréquenté le vrai Mickey Ward afin de peaufiner son interprétation, a su capter la réelle bonhomie de son modèle (à rebours de Christian Bale qui s'investit, malgré la maigreur due à l'addiction au crack dont été victime Dicky Ecklund, totalement dans son personnage de fanfaron afin de suppléer une trajectoire professionnelle en forme de disgrâce). Dans Boxing Gym, et précisément dans la salle de Richard Lord, cet homme si doux avec ses interlocuteurs comme avec ses élèves, est fait référence à ce paradoxe selon lequel, si l'art pugilistique consiste à donner des coups ainsi qu'à en recevoir (et même davantage en recevoir qu'à en donner), l'atmosphère du gym demeure dévolue à la convivialité et la sympathie. « On a fréquemment relevé – avec raison selon mon expérience – que les pugilistes sont souvent, hors du ring, des gens emprunts de douceur, comme avides d'extérioriser cette gentillesse qui leur est interdite entre les cordes » indique Loïc Wacquant (ibid., p. 250, note 1) qui mentionne aussi comment l'« éducation émotionnelle » propre à l'art pugilistique s'étend, au-delà des pugilistes, à tous les acteurs spécialisés du champ propre à la discipline, incluant le public (ibid., p. 91, note 1). Et si ce « travail émotionnel » (idem) est particulièrement impressionnant dans le documentaire de Frederick Wiseman, à tel point que l'on peut ici se parler tout en continuant de faire de l'exercice, voire en soutenant ses propos des gestes du pugiliste qui s'articulent parfaitement avec les gestes de son interlocuteur mimant ce qu'il dit, le film de David O. Russell s'ouvre davantage aux défaillances de cette « éducation émotionnelle » éprouvées par des femmes (mère, sœurs, petite amie) prises en flagrant délit de surchauffe émotionnelle et projective par rapport aux destins de Dicky et Mickey.

 

 

7/ « L'excellence pugilistique peut donc se définir par le fait que le corps du boxeur pense et calcule pour lui, immédiatement, sans passer par l'intermédiaire – et le regard coûteux qu'il entraînerait – de la pensée abstraite, de la représentation préalable et du calcul stratégique (…) Mieux, la décision se prend dans l'acte d'agir même ; il n'y a pas de séparation entre théorie et pratique (…) L'apprentissage réussi de la boxe suppose donc la combinatoire de dispositions quasi antinomiques : des pulsions et des impulsions inscrites au plus profond de l'« individu biologique » cher à Georges Herbert Mead, que l'on peut qualifier de « sauvages », à la limite du culturel, mariées à la capacité de les canaliser à chaque instant, de les réguler, de les transformer et de les exploiter selon un plan objectivement rationnel bien qu'inaccessible au calcul explicite de la conscience individuelle » (ibid., pp. 97-98). Quand, dans Fighter, Mickey drague sa future petite amie, il renvoie dans les cordes l'un de ses prétendants malpolis envers elle avec une aisance physique qui trahit la profonde incorporation de l'habitus pugilistique dont témoigne encore son frère aîné, malgré l'addiction au crack, quand il met en deux temps et trois mouvements knock-out deux policiers à sa poursuite. C'est pourtant l'intrication de la défaillance de la morale ascétique et des débordements affectifs brisant la digue de l'« éducation émotionnelle » précédemment décrite qui risque d'anéantir les espoirs de Mickey et les espérances fraternelles et plus largement familiales qu'il doit supporter. Mais c'est dans Boxing Gym que l'indistinction entre la pratique pugilistique et sa théorisation possible est la plus affirmée. Notamment lors de cette discussion entre deux adhérents du gym de Richard Lord, l'un considérant que la théorisation relève de la poésie plutôt que de la boxe, pendant que l'autre vante les mérites de l'analogie afin de mieux intérioriser la science des coups. Ailleurs, c'est un autre adhérent expliquant à son interlocuteur sa capacité à « lire à la ceinture » son adversaire. Plus généralement, la machine cinématographique mise au point par Frederick Wiseman, à la fois machine analytique de déconstruction de tous les gestes et exercices des praticiens comme de toutes les journées passées dans la salle de Richard Lord afin d'en filmer les coins et recoins (le documentariste avait, comme à son habitude, amassé plusieurs dizaines d'heures de rushes afin d'effectuer le montage de son film – précisément 80 heures ici), et machine synthétique de reconstruction d'une journée idéale qui n'existe uniquement que dans le film projeté, produit abstraitement un idéaltype de la pratique pugilistique qui dépasse les clivages scolastiques entre théorie et pratique (et, comme on l'a vu précédemment, entre individu et collectif) et qui, dans le détail, ne fait l'économie ni de la sensualité des corps filmés souvent en plans longs (et c'est une sensualité qui devient proprement hallucinante quand des portions de corps peu observées par les spectateurs profanes, tels les pieds, sont montrées en action), ni d'une riche inventivité cinématographique en termes de montages audio-visuels (les couches sonores combinant différents enregistrements afin de produire une véritable musique concrète, scandée par le compteur électronique des rounds, la véritable pulsation rythmique du film, et dynamisant le réalisme strict du filmage). On pense alors aux réflexions du cinéaste soviétique Dziga Vertov exposées dans Articles, Journaux, Projets (éd. UGE, 1972) qui prenait appui sur la perception globale d'un spectateur d'un ballet ou d'un match de boxe (on retrouve ici le même rapprochement) afin de promouvoir l'originalité d'une esthétique intervallaire produisant par un montage analytique un mouvement purement cinématographique : « Le système des gestes successifs exige que les danseurs ou les boxeurs soient filmés dans l'ordre d'exposition des figures mises en scène et qui se suivent les unes les autres, de manière à projeter l'œil du spectateur sur les détails successifs qu'il doit absolument voir. La caméra « entraîne » l'œil du spectateur des mains aux jambes, des jambes aux yeux, etc. dans l'ordre le plus avantageux et organise les détails grâce à un montage soigneusement étudié » (p. 29 – cité par Patrice Maniglier, « La métaphysique de l'événement selon Foucault éclairée par le cinéma » in Foucault va au cinéma, op. cit., p. 86). Parmi les détails de l'inventivité vertovienne dont fait preuve Frederick Wiseman dans son documentaire, citons ce plan d'un chien rongeant son os à l'avant-plan, pendant qu'à l'arrière-plan, des adhérents s'échauffent ou pratiquent des exercices divers. C'est moins la prégnance de la pulsion animale habitant le corps du boxeur qui est ici indiquée, que l'action de modelage des corps progressivement marqués par la discipline pugilistique, à l'image de l'os rongé par le canidé. Et ce modelage est un remodelage, c'est une construction qui est une reconstruction, à l'instar de ce que fait le film lui-même, dans sa dynamique particulière-analytique et générale-synthétique, par rapport à la réalité objective du gym de Richard Lord. Reconstruction qui fonctionne aussi sur tout un registre imitatif (« Le savoir pugilistique se transmet ainsi par mimétisme ou contre-mimétisme, en regardant comment font les autres, en observant leurs gestes (...) », ibid. p. 115) qui est relayé, dans le film de Frederick Wiseman, par l'imbrication des avant-plans et des arrière-plans et l'exposition démultipliée des miroirs, et qui, dans le film de David O. Russell, repose sur le mouvement d'une fiction qui, tout à la fois, raconte les élans antagonistes clivant une fratrie hésitant entre lutte « rivalitaire » (dirait René Girard) et projection rédemptrice, redouble une histoire réelle en la reconstruisant et la moulant dans un success-story hollywoodienne, et lui assure une forme de rédemption symbolique (puisque Hollywood est ici mobilisé pour faire triompher la dignité de la fratrie abîmée par un documentaire relativement cynique et manipulateur tourné il y a quelques années pour la chaîne de télévision HBO et axé sur l'addiction de Dicky).

 

 

8/ « Comme le remarque très justement Thomas Hauser, « le temps est l'ennemi » des boxeurs, et pas seulement parce qu'ils vieillissent et s'usent (…) L'impératif de thésauriser l'énergie corporelle s'affirme également dans le court terme d'une séance (…) Le temps du gym est un temps plein, contraint, qui marque le corps et le façonne à son rythme. L'exercice cadencé de la sorte habitue progressivement l'organisme à alterner effort intense et récupération rapide selon le tempo spécifique du jeu jusqu'à l'habiter de cette nécessité » (Loïc Wacquant, op. cit., pp. 139, 141 et 113). C'est la beauté tragique de Fighter que de montrer à la fois le corps usé de Dicky dont le masque de fanfaron lui sert de cache-misère à une disgrâce à peine compensée par l'entretien de sa petite gloire locale (son « capital d'autochtonie » aurait dit le sociologue Jean-Noël Retière), et le corps fort et sain de son frère cadet Mickey pourtant happé par le début du déclin de sa carrière professionnel, autre forme d'un vieillissement social définitif. Il y a, dans le film de David O. Russell, toute une dynamique véritablement naturaliste d'entropie, de dilapidation des énergies, que manifestent autant l'envahissement du gym par les femmes entourant les deux frères que les dispositions inconscientes du frère aîné à faire échouer pendant une bonne moitié de film son cadet, à l'opposé de ses déclarations d'intention. Le sur-jeu vaguement cassavetien des acteurs (seul Mark Wahlberg, incarnant la bonté et la bonne volonté du boxeur qui, à deux doigts de réussir enfin comme d'échouer définitivement, incarne cette « propédeutique de la modestie » dont parle Loïc Wacquant et qui lui permet d'échapper à cette règle actorale : ibid., p. 111) parachève la logique tourbillonnaire de la dissipation énergétique que pourra seulement endiguer la volonté collective d'un projet commun obligeant le cercle familial à s'élargir en y intégrant la petite amie de Mickey. A l'inverse de la tendance dionysiaque présente dans Fighter, Boxing Gym privilégie le cadre apollinien de la salle de boxe propice à cette « ascèse mondaine qui définit le régime spartiate du boxeur idéal » (ibid., p. 145). En même temps, la question du temps qui file et de l'énergie corporelle qui s'épuise si elle ne connaît pas d'instance de thésaurisation détermine largement la durée du film de Frederick Wiseman, un documentariste généralement habitué à des durées bien plus longues (citons les documentaires hors-normes Near Death tourné en 1989 dans le service de soins intensifs de l'hôpital Beth Israel de Boston et durant 358 minutes, et Belfast, Maine tourné en 1999 dans une usine de sardines située dans la ville qui a donné son nom au titre du film, et durant 248 minutes). Il faut d'ailleurs remonter aux deux seules fictions mises en scène par le cinéaste, Seraphita's Diary (1982, 90 minutes) et La Dernière lettre (2001, 61 minutes), pour renouer avec des durées plus standards. Les 91 minutes de Boxing Gym s'expliquent aisément en relation avec la pratique pugilistique reposant sur la vitesse des coups, la rapidité des déplacements, le temps court des rounds, et la carrière fulgurante de ses champions. Une autre explication est également possible : alors que Frederick Wiseman travaille la plupart du temps sur des institutions inscrites dans le registre du champ étatique et bénéficiant par conséquent de sa puissance d'encadrement légale-rationnelle de la société, le gym de Richard Lord relève du domaine économique plus restrictif de la propriété privée dont il valorise cependant son fonctionnement lucratif en l'indexant sur la pratique collective de la discipline pugilistique. L'art de la boxe tel que le promeut Richard Lord dans Boxing Gym ne pouvait que déterminer la durée plus ramassée du documentaire tourné par le cinéaste, en même temps que cette concision ne l'empêche absolument pas de constituer une machine cinématographique à valeur allégorique valant aussi pour Fighter. Une allégorie de la « civilisation des mœurs » que prodigue la discipline pugilistique dont le cœur (comme on l'a dit : moins le ring que le gym) est considéré comme une « machine pédagogique autorégulée » (Loïc Wacquant, ibid., p. 125) capable de guérir des maladies psychosomatiques (l’asthme chez l’un, peut-être l’épilepsie chez cet autre dans la promesse que lui fait Richard Lord dans le documentaire de Frederick Wiseman) comme d'arracher de l'addiction au crack Dicky dans Fighter de David O. Russell, de protéger autant de l'ombre du fratricide biblique que des massacres de masse comme celui de Virginia Tech.

 

Samedi 2 avril 2011


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