Jerzy Skolimowski, cinéaste réfractaire

L'inextinguible feu de la révolte

« Il existe de par les chemins une race de gens qui,

au lieu d'accepter une place que leur offrait le monde,

 ont voulu s'en faire un tout seul, à coup d'audace ou de talent »

(Jules Vallès, Les Réfractaires,

Les Editeurs français réunis, 1955 [1865 pour la première édition], p. 24).

 

 

 

« L'important, c'est de lutter ». Ou encore : « Tout artiste mène un combat contre lui-même ». Deux phrases parmi d'autres prononcées par Jerzy Skolimowski dans l'excellent documentaire qui lui a été consacré en 2003 : Contre la montre... Jerzy Skolimowski, peintre, poète, cinéaste réalisé en 2003 par Damien Bertrand avec l'aide précieuse de Jean Narboni et Noël Simsolo pour Les Films d'ici. Deux phrases qui ramassent l'esprit vitaliste et agonistique innervant toute l'œuvre de Jerzy Skolimowski, et qui trouvent à se prolonger dans tant d'exemples émaillant la trajectoire de l'artiste polonais.

 

 

 

C'est par exemple l'affrontement des sifflets des critiques qui se moquèrent, lors du Festival de New York de 1965, du long travelling-avant à la fin de Rysopis (en français Signes particuliers : néant, le premier long métrage tourné en 1964 par un jeune Polonais alors âgé de 26 ans). En identifiant la vision du filmeur avec le point de vue subjectif du protagoniste (Jerzy Skolimowski dans les deux cas), la descente à toute vitesse d'un escalier en colimaçon conjoint la douleur de la séparation affective et l'angoisse du départ pour le service militaire. Le réconfort amicalement apporté par Jean-Luc Godard – « De toute façon, nous sommes les meilleurs cinéastes au monde » lui aurait-il alors dit – aura signifié au jeune réalisateur qu'il avait raison de bousculer tous les conformismes, y compris cinématographiques.

 

 

 

C'est aussi la boxe en amateur que pratique le héros de Walkower (1965) incarné par le réalisateur lui-même. Et c'est la lutte contre les autorités soviétiques régissant les normes représentatives du cinéma polonais d'alors qui s'opposèrent à la sortie de Haut les mains ! en 1967 et censurèrent le film jusqu'en 1981. Ce sont encore, à un moment où son désir de cinéma se trouvait suspendu après les échecs relatifs des adaptations de Ivan Tourgueniev (Les Eaux printanières en 1989) et Witold Gombrowicz (Ferdydurke en 1991), l'empoignade des mots pour arracher du silence les images poétiques de la solitude et de l'exil et l'affrontement corporel avec la peinture pour extraire du blanc originel des tableaux les figures expressionnistes manifestant par-delà les obstacles psychiques et matérielles une volonté de vivre, persévérante et irréductible.

 

 

 

Un tableau comme La Veuve que commente justement son créateur dans le documentaire Contre la montre... Jerzy Skolimowski, peintre, poète, cinéaste, avec sa figure féminine sans visage si ce n'est une sorte de grillage recouvrant sa face pendant que son corps noir émerge difficilement de l'empilement pâteux de couches blanchâtres, paraît d'ailleurs largement anticiper la vision hallucinatoire de Mohammed (Vincent Gallo) dans Essential Killing (2010). On se souvient encore de cet homme afghan (d'origine ? d'adoption ?) perdu dans les neiges recouvrant une introuvable forêt européenne parce qu'il fuit l'armée lancée aux trousses de ce qu'elle considère être un taliban ennemi de l'Occident, et croyant soudainement apercevoir dans la forme bleutée d'une femme recouverte d'une burka l'image probable de sa conjointe en passe de devenir veuve.

 

 

 

Avec Essential Killing récompensé par le Grand Prix du Jury de la Mostra de Venise (et une Coupe Volpi pour Vincent Gallo) déjà précédé de Quatre nuits avec Anna produit en 2008 avec Paulo Branco, Jerzy Skolimowski a donc réussi à opérer 17 ans après Ferdydurke l'un des retours gagnants parmi les plus enthousiasmants du monde cinématographique (ex aequo avec celui de Terrence Malick à l'époque de The Thin Red Line en 1998, soit 20 ans après Days of Heaven en 1978). On doit alors remarquer que c'est toute son oeuvre (et déjà le documentaire réalisé en 1962 et intitulé significativement Akt) qui est marquée par une fébrilité et une mobilité recoupant les états d'extrême tension nerveuse de ses personnages (souvent d'ailleurs des doubles fictionnels du cinéaste lui-même). Une oeuvre dont les bifurcations et les brisures relaient les sautes d'humeur et d'intensité : l'inégale décennie 1970 succède à l'éclatante décennie 1960, le redémarrage pétaradant du début des années 1980 précéède la longue éclipse des années 1990 et 2000 (malgré d'excellentes prestations comme acteur chez Tim Burton dans Mars Attacks ! en 1996, Mika Kaurismäki dans I Love L.A. en 1998, Julian Schnabel dans Before Night Falls en 2000, et David Cronenberg dans Eastern Promises en 2007).

 

 

 

L'occupation nazie de la Pologne pendant la seconde guerre mondiale qui a coûté la vie à son père fusillé et qui faillit lui coûter la sienne quand le toit de sa maison bombardée lui est tombé sur la tête. La domination soviétique qui s'ensuivit et dont les pressions normatives ont poussé à la révolte plusieurs générations d'Européens de l'est (à l'instar d'autres cinéastes contemporains de Jerzy Skolimowski, Milos Forman, Jiri Menzel et Véra Chytilova en Tchécoslovaquie ou encore Otar Iosseliani en Géorgie, à l'image politique aussi des Allemands de l'est en 1953, des Hongrois en 1956, des Tchécoslovaques en 1968, des Polonais en 1981). Enfin l'exil politique en 1968 et le nomadisme professionnel entre l'Angleterre et la Belgique, l'Allemagne et les États-Unis (en cela, le cinéaste polonais renoue avec ses augustes devanciers du Hollywood des années 1940). Voilà donc les trois conditions objectives ayant déterminé les abords pointus d'un esprit réfractaire qui, on l'a encore vu avec Essential Killing, n'en a pas fini avec les grondements d'une révolte qui relève chez lui d'un indépassable horizon existentiel.

 

 

 

La rétrospective donnée pour le Festival de cinéma de Paris au début du mois de juillet qui a permis de (re)voir Le Départ (1967) et le court-métrage The Twenty Years Olds tiré du film collectif Dialog 20-40-60 (1968), Moonlighting (1982) et Success is the Best Revenge (1984), ainsi que la ressortie en copie neuve de Deep End (1970), offrent autant d'occasions de saisir dans le détail des films le vitalisme agonistique propre au geste cinématographique de Jerzy Skolimowski.

 

 

 

14 juillet 2011

1/ Le Départ (1967) et The Twenty-Years-Old (1968)

Plus vite que la musique

En 1967, le cinquième long métrage de Jerzy Skolimowski, Haut les mains !, succède à Rysopis – Signes particuliers : néant (1964), Walkower (1965), La Barrière (1966) et donc aussi au Départ, premier film tourné en dehors des frontières polonaises à l'époque où l'étranger ne signifiait pas encore l'exil. Ce sera le cas après Haut les mains ! considéré comme le film de trop par la censure. En effet, les censeurs n'ont pas supporté l'impertinence grinçante et sardonique d’une allégorie azimutée tendance carnavalesque, tantôt train d'enfer qui fonce dans la nuit d'encre stalinienne, tantôt transe néo-primitive qui pulvérise la bureaucratie clownesque en farine de cocaïne. La censure est vécue comme une blessure par Jerzy Skolimowski qui pense avoir alors réalisé son meilleur film et qui va devoir ensuite tourner des films aussi pour subsister. Commence le temps de l'exil qui devient le mode à partir duquel se poursuit l'existence cahotante du cinéaste polonais, à l'instar de son camarade Roman Polanski avec qui il avait travaillé sur le scénario de son premier long métrage, Le Couteau dans l'eau (1962).

 


 

Première station anticipant l'exil, la Belgique. Avec la réalisation du Départ, Ours d'or à Berlin, aller plus vite que la musique est une métaphore brossée au pied de la lettre dès lors qu'il s'agit de prendre de vitesse l'exil qui allait bientôt s'imposer à Jerzy Skolimowski comme il s'est déjà imposé à Roman Polanski.

 


 


 

Pilote, rockeur, jeunes icariens

 


 


 

Le Départ ne fait pas partie des films préférés de leur auteur. Jerzy Skolimowski s'en est plusieurs fois expliqué en évoquant un film de vacances récréatives passées sous contrôle de son interprète principal, l'indiscipliné Jean-Pierre Léaud, plus trublion et farfadet que jamais. On apprécie aujourd’hui que ce film pas si insouciant qu'il en donne l'air exprimerait avec la proximité peut-être pressentie de l'exil la brisure réelle d’une trajectoire dont les derniers développements cinématographiques en appelaient véhémentement à la démocratisation du pays d’origine interrompue par un regain de glaciation stalinienne. Il n'en demeure pas moins que Le Départ est une œuvre dont la dépense d'énergie désespérée, l'insatisfaction irrévérencieuse et l'angoisse fébrile taillent généreusement quelques croupières à la carne du temps. La fougue post-adolescente reste encore à cette époque le carburant préféré des fictions tournées par Jerzy Skolimowski qui, alors, n'a pas encore pas trente ans et ce sera le cas au moins jusqu'à Deep End (1970) et King, Queen, Knave – Roi, Dame, Valet (1972) d'après Vladimir Nabokov. Et Ferdydurke (1991) tentera d'y revenir encore avec l'aide paradoxale du roman inadaptable de Witold Gombrowicz.

 


 

Il s'agit désormais de faire de cette fougue post-adolescente le moyen d'en tester la force intrinsèque de d'exclamation et de soulèvement. En projetant son acteur français (qui est de six années son cadet) dans les rues grises de Bruxelles, le cinéaste polonais désire voir comment celui-ci peut incarner une fureur de vivre à l'épreuve ordalique de la passion viscérale des voitures et l'obsession sacrale de la vitesse.

 


 

Le premier segment du film collectif tchécoslovaque Dialog 20-40-60 (1968) intitulé The Twenty- Years-Olds a prolongé le compagnonnage électrique avec l’acteur-phare de la Nouvelle Vague. Son nouvel avatar fictionnel consiste désormais en un improbable rockeur tchèque dont le désappointement amoureux, involontairement répercuté dans les enceintes de la salle de concert, le court-circuite littéralement auprès de son public de fans surexcités. Dans les deux films, court et long, nous avons toujours affaire à un garçon pas définitivement émergé des brumes de l'adolescence, en quête hystérique mais aussi cathartique d'un exutoire qui canaliserait l'énergie débordante secouant son corps, tout en symptômes et spasmes. En deux temps trois mouvements s'impose alors le portrait du jeune homme en animal vrillant et contrarié, animal sauvage et animal domestique qui ne font jamais la paire, qui ne font jamais la paix.

 


 

D'un côté, le garçon en colère bouillonne d'aller plus vite que les petites machines de capture et de déception composant les mornes paysages de la réalité. De l'autre, un garçon qui lui ressemble comme une goutte d'eau ressemble à une goutte d'eau subit l'humiliante épreuve des rapports qui intercalent dans les faux-raccords affectifs de pénibles rappels à l'ordre hiérarchique. C'est à la fin que l'image des deux forme une surimpression projetée sur les murs d'un état des choses bâtis brique par brique pour être défavorables aux élans étincelants de la jeunesse. L'essence consommée, le moteur noyé, le boîtier de vitesse cassé, la voiture n'a plus alors qu'à rentrer au garage.

 


 

Avec Le Départ et The Twenty-Years-Old le désir de cinéma de Jerzy Skolimowski se dédie davantage encore à une jeunesse à la fois moderne et icarienne parce qu'elle se brûle les ailes à vouloir approcher de trop le foyer astral de son désir. La jeunesse volcanique est pyromane quand elle se grille les possibles en épuisant son énergie vitale dans des jeux qui, loin de participer à créer les formes d’une émancipation politique, au contraire participeraient avec la combustion des aspirations individuelles à la froide conservation de l’existant.

 


 

Dans le court-métrage tchécoslovaque, le rock représente ainsi derrière la rébellion de convention cette instance normative obligeant l'idole des jeunes à ne pas déchoir sur la scène publique. Son statut d'icône médiatique se paie ainsi en privé et au carré : d'un côté par les exactions de la domination patriarcale (les adultes à casquette et à costume se servent en servant l'ordre étatique) ; de l'autre par les humiliations sentimentales (les filles cèdent à la préférence des aînés parce que le vieux pouvoir d'État reste encore plus sûr que celui, trop jeune et immature encore, de la marchandise culturelle). Dans le long-métrage belge, le projet de participer à une course automobile (peut-être les Boucles de Spa) soutient une fuite en avant transgressive qui décentre le sujet et le déborde à la fois, en le déportant loin, très loin, trop loin, jusque dans la dissociation identitaire. Marc, le garçon coiffeur gentil, abrite aussi un excité de la bagnole, un fou furieux du volant. L'employé au service de ces dames qui caresse le rêve de devenir pilote de course est colérique, menteur, malpoli, agressif ; c'est un faussaire outrancier constamment pris « en flagrant délit de légender » pour parler comme Gilles Deleuze.

 


 


 

Aphanisis ?

 


 


 

À la fin de The-Twenty-Years-Old, le rockeur affronte avec le court-circuit des sphères privée et publique l'anéantissement consécutif de son charisme cramé dans les feed-back et la limaille des larsens de la défaite masculine. À la fin du Départ, Marc, sur le carreau des premières expériences (automobile et sexuelle), consent à l'épuisement d'un certain régime de désir, dépensier et improductif (la consommation a laissé place à la consumation), parachevé par les flammes rongeant la pellicule du film projeté – dernière dépense somptuaire, ultime potlatch. Après tout, son prénom même est l'anagramme faisant entendre qu'il crame tout ce qu'il touche.

 


 

Après les brûlures filmiques du schizoïde Persona (1966) d'Ingmar Bergman, la même année que les emballements pelliculaires du barbare Week-end (1967) de Jean-Luc Godard, et avant les road-movies sur les routes des États-Unis Vanishing Point (1970) de Richard Sarafian et Two-Lane Blacktop – Macadam à deux voies (1971) de Monte Hellman, Le Départ vaut aujourd'hui comme un manifeste mais par hasard, même pas fait exprès, inconscient et comme tel valable seulement après coup. Un manifeste hirsute et foutraque de la jeunesse brouillonne, confuse et embrouillée, incendiaire et révoltée, en colère et réfractaire, prête à tout jouer et tout saborder (la sagesse de l'intégration professionnelle et les plaisirs rapides du consumérisme), prête à se griller elle-même tant elle sait d'un savoir qui n'en est pas un que, comme telle, la satisfaction ne viendra jamais.

 


 

« I Can't Get No Satisfaction » : le hit des Rolling Stones serait un hymne générationnel fédérateur mais la satisfaction des plaisirs est un principe régulateur et consensuel excédé par les insatisfactions fondamentales du désir. Ce que montre à la fin Le Départ, serait-ce alors l'extinction même du désir qui n'est pas seulement et classiquement synonyme de castration ? Jacques Lacan avait trouvé chez son collègue Ernest Jones un beau mot pour cela : aphanisis. Oui, il y a aphanisis si et seulement si la disparition du désir est écliptique. L'éclipse du désir, ses intermittences se comprennent au principe de sa relance. On dira plutôt que la fin du Départ délivre le désœuvrement d'une machine ayant capturé le désir de Marc et cette débandade engage aussi une nouvelle expression de son désir amorcée en compagnie du personnage décisif de Michèle (Catherine Duport).

 


 


 

Jean-Pierre Léaud,

 

la jeunesse qui va vite et dont l'image dure longtemps

 


 


 

Le Départ en manifeste hasardeux de la jeunesse à la fébrilité incandescente est raccord avec une époque de tumultes sociaux, tout en contractions, implosions et déflagrations. L'embrasement du volcan 68 se profile à l'horizon mondial qui est aussi celui de l'émergence éruptive d'un nouveau cinéma, à l'est comme à l'ouest. Il se serait alors agi pour Jerzy Skolimowski de faire monter sur le scène de son film comme un ring Jean-Pierre Léaud afin de proposer le combat d'anthologie entre le cinéaste polonais et la Nouvelle Vague toute entière représentée par son acteur le plus intense et expressif, le plus mobile et éruptif. On rappelle qu'à l'époque Jean-Pierre Léaud est le témoin que se passent entre eux les cinéastes les plus soucieux de la modernité, liés étroitement à la Nouvelle Vague ou bien plus éloignés d'elle. L'acteur joue en effet à plusieurs reprises chez Jean-Luc Godard, Paul dans Masculin féminin en 1966, en 1967 Saint-Just dans Week-end et Guillaume l'étudiant maoïste dans La Chinoise ; l'acteur joue aussi en 1966 dans Le Père Noël a les yeux bleus de Jean Eustache, en 1968 dans Baisers volés de François Truffaut et La Concentration de Philippe Garrel, en 1969 dans Porcherie de Pier Paolo Pasolini, Le Gai savoir de Jean-Luc Godard et Le Leon de sept têtes de Glauber Rocha.

 


 

Jean-Pierre Léaud débarque ainsi dans l'aventure du Départ avec son propre matériel de gestes et de tics, gestes et mimiques, postures et parlures, toute une idiosyncrasie névrotique, toute une folie gestique transversale aux films où il joue : le doigt grattant le nez, les fous rires intempestifs et la gravité qui ne l'est pas moins, les torsions et courses burlesques, la raideur corporelle et les dislocations insensées, le sourire à la fois sibyllin et mélancolique ; et puis tous ses jeux de mains, une main lissant les cheveux, une autre se levant comme celles d’un chef d’orchestre, une autre main caressant rapidement le visage de la fille aimée. Le génie de Jean-Pierre Léaud consiste à donner beaucoup, il est l'acteur des éclats dépensiers, le démon des points d'exclamation de la modernité comme clameur éthique et esthétique. Avec lui la jeunesse va vite et son image dure longtemps ; elle dure encore et certains ont voulu en tirer des leçons, dans les années 1980 par exemple quand Leos Carax et Denis Lavant font ensemble Boy Meets Girl (1984) et Mauvais sang (1986).

 


 

Pour sa part, Jerzy Skolimowski use de toutes les formes d'intensité jaillissant de l'inventivité gestuelle et corporelle de Jean-Pierre Léaud pour alimenter le tambour d'une machine narrative à la dynamique syncopée, appareillée aux faux-raccords et autres frictions entre la bande-image et la bande-son (postsynchronisée parce que les prises de vue ont ici une vitesse d'avance sur les prises d’ouïe). Heurts et dissonances qui passent également dans les vrilles jazz et frénétiques de Krzysztof Komeda que le cinéaste retrouve après La Barrière et plusieurs films de Roman Polanski, parmi lesquels Le Couteau dans l’eau (le musicien polonais va vite lui aussi et la jeunesse de sa musique résonne encore bien après l'accident qui cause sa mort à l'âge de 37 ans en 1969). Faire du cinéma pour Jerzy Skolimowski c'est le pratiquer en n'oubliant ni le batteur de jazz ni le boxeur amateur qu'il est resté.

 


 

L'évidence est éclatante : Jerzy Skolimowski se confronte aussi, notamment par la vision en coupe du consumérisme au centre duquel brille la marchandise bagnole (dans une fameuse séquence coupée littéralement en deux), au cinéaste moderne par excellence qu'est Jean-Luc Godard. La passion godardienne pour la vitesse offerte par les automobiles (surtout italiennes comme on le voit dès À bout de souffle en 1959 et, bien sûr, Le Mépris en 1962) n'a cependant jamais fait l'économie de la critique radicale d'une nouvelle forme spécifique de « brutalisation des comportements » pour parler comme l'historien du fascisme George L. Mosse, jusqu’à atteindre son plus haut degré d'horreur tragi-comique dans Week-end, ce chef-d'œuvre barbare qui suit de près la série des cinq Death and Disasters (1963) d'Andy Warhol. Ainsi, la séquence épique où Marc se bat dans la rue pour des histoires de tôles froissées (on en retrouvera une semblable dans Success is the Best Revenge – Le Succès à tout prix en 1984), pendant que d'immenses panneaux publicitaires semblent regarder avec mépris une réalité coiffée par l'idéologie qu'ils figurent, est particulièrement godardienne. La séquence en question l'est d'autant plus qu'elle ressemble à un happening filmé au téléobjectif à l'instar de la vente du Petit Livre rouge interdite par la police dans La Chinoise. La coïncidence de la fiction et du documentaire comme un télescopage, voire un carambolage survient encore ailleurs quand Marc croise en route Paul Frère. Le journaliste et pilote belge joue ici son propre rôle et Marc le sollicite en se débrouillant avec un certain génie pour ne pas vraiment s'entretenir avec lui et ainsi éviter de s'en faire un modèle à imiter.

 


 


 

À travers le miroir de l'écran

 


 


 

Des jeux, il y en a et certains remontent à plus loin que la modernité de Jean-Luc Godard. Ainsi, le plan-séquence montrant Marc couché sur la voie du tramway pour l'empêcher de circuler alors que le véhicule ne prend (heureusement !) pas la direction attendue possède un profil nettement keatonien quand le gag de la pomme chapardée à l'enfant dans sa poussette est tout à fait chaplinesque. Par ailleurs, les jeux particulièrement physiques et risqués avec le tramway bruxellois perpétuent d'autres jeux préalablement mis au point avec les tramways polonais de Signes particuliers : néant et La Barrière.

 


 

Enfin, la séquence originale avec le miroir que Marc accompagné de son amie trimballe dans la rue, comme un lointain écho du court-métrage de Roman Polanski Deux hommes et une armoire (1958), fait crépiter toute une série de micro-inventions : substitution des reflets entre les deux personnages comme un jeu de cartes, dédoublement du modèle avec son reflet, miroir brisé qui se reconstitue en passant la bande-image à l'envers. Autant de jeux à la fois comiques et ludiques dont les inflexions réflexives invitent à réécrire la fameuse sentence de Stendhal selon laquelle l'art est un miroir que l'on promène au bord des chemins. Ce qui est bien le cas ici, sauf que le miroir agité de mouvements contradictoires et de soubresauts intempestifs ne peut renvoyer une image stable et consensuelle de la réalité parce qu'il regarde aussi du côté des miroirs carrolliens.

 


 

Traverser le miroir dans un sens (la fiction) comme dans un autre (le documentaire) c'est le faire éclater en jouant diaboliquement des inversions et en renversant les habituelles polarités. C'est ainsi faire surgir des éclats de lumière et des rires de toutes ses dents, des bris coupants et des giflent qui claquent l'air, des insultes comme des missiles et des fusées de détresse éparpillées à tout vent, ventilées dans tous les sens. Des échardes aussi, comme cette épingle plantée par Jean-Pierre Léaud dans le gras du milieu de son bas. Comme les flashs explosifs qui trouent le noir des plans et ponctuent autant Haut les mains ! que The Twenty-Years-Olds.

 


 

Le cinéma moderne : non pas une manière de reproduction mécanique et mimétique des visibilités conformes à ce que nous croyons savoir de la réalité, mais une machine audiovisuelle visant à intensifier esthétiquement la vie elle-même tout en étant fidèle à ses faux-raccords, ses dislocations. Aller plus vite que la musique c'est pour un film faire confiance à son acteur pour excéder les balises du scénario ; c'est permettre aussi de coller à une modernisation de la vie vécue comme une accélération des rythmes au risque de la confusion. En ce sens, il y a bien convergence (mais elle est moins symbolique que diabolique) entre les machinations respectives de Marc (la mise en scène du faux Maharadjah avec son copain coiffeur leur permet de pouvoir emprunter des voitures de luxe comme la Porsche 911 rêvée) et du cinéaste, autre faussaire (son film est construit pour flamber la frontière entre vrai et faux en court-circuitant les polarités respectives de la fiction et du documentaire). Les deux faussaires s'entendent comme larrons en foire pour traverser l'écran et le faire éclater en fragments ignés au nom du refus sans discussion d'une vie aliénée par une économie de services, qui est dans les faits au service des intérêts économiques et sexuels de la bourgeoisie : à un pôle c'est le patron qui s'offre la nuit des gamines ; à l'autre c'est la cliente d'âge mûr qui astique le manche des garçons rêvant de changer de peau.

 


 


 

Coiffer sur le poteau

 

(pour ne pas finir au poteau)

 


 


 

« Les personnages de Skolimowski sont d'autant plus obstinés, liés à une idée fixe, que le monde ne cesse pas de se dérober à leur contact. Ils ne peuvent vivre que dans l'attente d'un événement important, d'une épreuve décisive, toutes choses qui n'arrivent jamais ou qui arrivent mal. Ne subsiste qu'une frénésie d'autant plus intense qu'elle est rigoureusement entropique » relève à juste titre Serge Daney à l'époque de la sortie du Départ (Cahiers du cinéma, n°192, juillet-août 1967 in La Maison cinéma et le monde 1. Le Temps des Cahiers 1962-1981, éd. POL/Trafic, 2001, p. 83). Obstination et dérobade, frénésie et entropie : dans les intervalles d'un fou rire dont les manifestations sont aussi hachées que les faux-raccords du film de Jerzy Skolimowski se montre la part maudite d'un jeune homme dont la dépense somptuaire et improductive déborde la raison utilitaire et ses arraisonnements intéressés. Avec cette dépense qui rompt avec les enchaînements requis par la production (de valeurs d'usage ou marchandes), la violence symbolique des rapports de classes se fait par contraste et feed-back plus nettement sentir, plus frontal (il faut, avoue Marc tristement, qu’il soit bien propre pour pouvoir approcher les clientes du salon), jusqu'à la tentation corrélative de la prostitution (avec la cliente pratiquant en voiture une fellation sur le garçon).

 


 

Toutes choses auxquelles Marc réchappe cependant, même partiellement, en pensant aux efforts redoublés de Michèle pour pallier de son côté à la précarité. Malmenée par ce dernier, capable de vendre ses effets personnels pour trouver l'argent nécessaire à l'inscription pour la course de son ami, sacrifiant ses cheveux afin de le faire passer pour une fille et ainsi tromper la tenancière d'un hôtel, Michèle ne représente pas seulement la jeune fille de son temps, ravissante idiote qui serait prête à céder sur tout parce que son horizon est borné par la primauté du désir masculin. À l'instar d'Elsa Leroy du magazine Mademoiselle âge tendre interviewée avec ironie par Jean-Pierre Léaud dans Masculin féminin, un film photographié par Willy Kurant que l'on retrouve à l'image râpeuse du Départ, et dans lequel joue aussi Catherine Duport. Non, Michèle dont on pourrait croire qu'elle a le regard inexpressif (Jerzy Skolimowski a longtemps dénigré son jeu) regarde en fait un tout petit peu à côté et c'est déjà loin, très loin. Et même le plus véloce des lutins n'y est pas encore.

 


 

Lorsqu'à la fin du Départ Michèle projette sur un murs de la maigre chambre d'hôtel les diapositives de son petit succès passé au temps où elle était mannequin, la jeune femme témoigne alors d'une maturité dans le dépassement d'une aliénation dont la sérénité, sauve de tout ressentiment, aura eu sans qu'on y prenne garde la force tranquille d'inspirer décisivement Marc. La chanson de Catherine Legrand, qui sans forcer fait songer au cinéma de Jacques Demy, l'a alors emporté sur les contorsions jazz et frénétiques de Krzysztof Komeda. Au matin, la course est déjà commencée et Marc est resté auprès de Michèle. La tragédie commence et elle n'est pas désespérée. Des critiques ont longtemps cru que le garçon ne s'était pas réveillé. Cela aurait été un drame. La tragédie consiste dans la décision souveraine de Marc de ne pas intégrer le circuit de la course automobile.

 


 

Aphanisis : l'intermittence du désir est sa relance, son éclipse une révolution. Un garçon en a fini avec l'hystérie, une fille lui a montré la voie en inversant souverainement le cliché psychanalytique. C'est d'ailleurs un fait générique du cinéma de Jerzy Skolimowski : l'hystérie est une position masculine, la maturité une position féminine. Dans Le Départ comme dans Quatre nuits avec Anna (2008), la femme est l'avenir de l'homme skolimowskien pour autant qu'il désire en finir avec l'immaturité hystérique. L'hystérie qu'entretient, à l'est comme à l'ouest, le mimétisme des rivalités bureaucratiques et consuméristes.

 


 

La pellicule peut bien brûler, une autre vie peut enfin commencer. Que la vie commence est une tragédie d'autant plus prégnante quand on sait aussi que c'est le dernier film de Catherine Duport dont le destin a échappé depuis aux radars du cinéma. Aller plus vite que la musique, c'est pour un film prendre de court son scénario en étant entraîné par son acteur qui va plus vite que le réalisateur et c'est pour son personnage vouloir prendre de vitesse le social en découvrant que son hystérie a une fin que lui promet une femme aimée, modèle serein et inattendu de maturité. Aller plus vite que la musique c'est voir l'exil avant qu'il n'arrive et en faire un destin. Un film icarien comme Le Départ n'aurait pas d'autre désir que celui de coiffer au poteau. Coiffer au poteau pour ne pas finir au poteau.

 

2/ Deep End (1970)

Pompier pyromane, la brûlure adolescente

« La vie, - ce pompiérisme de la matière » comme l’écrivit Emil Cioran dans ses Syllogismes de l’amertume (éd. Gallimard, coll. « folio essais », 1952, p. 92). Le vitalisme agonistique qui électrise tant l’œuvre tumultueuse de Jerzy Skolimowski aura trouvé dans la figure de Michael, l’adolescent anglais de Deep End (1970) interprété par John Moulder-Brown (on reverra le jeune acteur dans Roi, dame, valet tourné par le cinéaste en 1972 d‘après Vladimir Nabokov), une manière d’incarnation idéale qui retrouve son éclat d'origine grâce aux travaux de restauration de Bavaria (la société qui restaure les films de Rainer Werner Fassbinder) et de distribution de Carlotta.

 

 

 

Prolongeant l’excitation adolescente des personnages fébriles interprétés par le cinéaste lui-même dans Signes particuliers : néant (1964) et Walkower (1965), puis par Jean-Pierre Léaud dans Le Départ (1967) et The Twenty Years Olds (1968), Michael est ce gringalet qui n’a de cesse de bégayer et de se heurter aux autres. Luttant consciemment contre les autres comme inconsciemment contre lui-même, il est comme happé par une ligne de vie dont l’excessive poussée l’entraîne à expérimenter mortellement la face tragique de toute existence. Il faut voir déjà comment il tombe dans la piscine au tout début du film, multipliant les gestes brusques et tranchants tel un karatéka, ignorant alors que le bassin l’aspirant en son fond (« deep end ») est l’endroit mortifère où réside la masse pulsionnelle de son désir. Physiquement, Michael ressemble probablement à ce qu’a pu être David Bowie dans sa prime jeunesse : en cela, il annonce aussi le personnage interprété par le propre fils du cinéaste, Michael Lyndon, dans Success Is The Best Revenge (1984), qui arborera une rougeoyante coupe de cheveux inspirée du disque du sixième album de David Bowie, Aladdin Sane (1973).

 

 

 

Vivre les affres de l’adolescence, plus précisément en subir la brûlante douleur, c’est, pour le héros de Deep End, expérimenter les formes matérielles de la vie sur le mode incendiaire du pompier pyromane. Il s’agit alors ici de réinterpréter la sentence de Cioran, afin d’affirmer que le « pompiérisme de la matière » désigne dans le film de Jerzy Skolimowski la violente contradiction entre d’une part la discipline sociale requise pour discipliner, sinon éteindre le feu de la matière organique déclenché par la puberté, et d’autre part l’appel narcissique et pulsionnel à en intensifier les brûlures jusqu’aux ravages d’un incendie antisocial. Sauf que la configuration sociale proposée par l’Angleterre du début des années 1970 est elle-même innervée de contradictions qui produiront les courts-circuits propices à l’embrasement pulsionnel du héros. Ce dernier qui vient de quitter l’école trouve son premier job comme employé dans des bains-douches londoniens.

 

 

 

De toute évidence, Michael partage avec le personnage de Marc qui était coiffeur dans Le Départ le fait d’appartenir à un prolétariat distinct de celui qui relève du monde ouvrier, et qui du coup ne bénéficie pas de la même culture historique en termes de luttes sociales. Ce prolétariat plus individualiste dans sa vision du monde résulte structurellement de la demande d’une économie de services alors en plein boom avec l’extension d’un modèle industriel, et dont les développements en termes d’écoulement de produits induisent la généralisation d’une société de consommation intégrant également les services dans la logique de la marchandise. De surcroît, la question de l’hygiène des corps comme services à proposer et vendre aux client-e-s détermine dans les deux films une promiscuité susceptible, parce qu’elle est surdéterminée par la relation marchande, de toutes les réappropriations implicites. A l’exemple de la prostitution qui permet aussi à certaines femmes (davantage bourgeoises que prolétaires) de cette époque, dont la maturité signifie du point de vue social et hétéro-patriarcal la vertueuse privation de satisfactions libidinales, de pouvoir compenser ce genre de contraintes. A l'exemple enfin de ces jeunes prolétaires, femmes mais aussi hommes, qui s'échangent les sections dont ils s'occupent afin de se constituer dans les interstices de l'économie formelle une clientèle potentielle pour des activités prostitutionnelles occasionnelles, disposant ainsi d'un revenu suffisant qui ne s'obtient ni avec le salaire ni avec les pourboires.

 

 

 

Ne disposant ni de la passion des voitures comme le héros du Départ, ni de la passion du tango comme c’est le cas pour un autre employé fameux de bains-douches au cinéma (Léon joué par Claude Melki dans L’Acrobate de Jean-Daniel Pollet en 1976), Michael se retrouve alors seul face à la brûlure de son désir ainsi qu’à celui des personnes qui fréquentent l’établissement où il travaille. A l’occasion de sa première journée de travail, il fait la connaissance de la rouquine Susan interprétée par Jane Asher. Comme John Moulder-Brown, Jane Asher a commencé très jeune à faire du cinéma (à l‘âge de cinq ans pour Death Over My Shoulders en 1958 pour lui, Mandy en 1952 à l‘âge de six ans pour elle). Il se trouve aussi qu’entre 1963 et 1968, elle a été la petite amie et la fiancée du bassiste des Beatles, Paul McCartney, et elle lui aurait inspiré plusieurs de ses compositions (on retrouvera également l‘actrice dans les ajouts tournés par le cinéaste lors de la sortie en 1981 de son film polonais censuré en 1967, Haut les mains !). Susan sera alors exposée à devenir à son corps défendant l’obscur objet du désir de cet adolescent romantique qu’est Michael, rêvant d‘une inoubliable première fois, à une époque justement marquée par le relâchement des mœurs et la libéralisation sexuelle conformes à l’idéologie consumériste d’alors, et pour lesquels comptent moins les premières fois définitives que toutes les fois substituables indéfiniment.

 

 

La culture pop et le Swinging London : Deep End représente un indispensable document consacré à cette époque (avec sa chanson-phare But I Might Die Tonight de Cat Stevens et les improvisations proposées par le long morceau Mother Sky du groupe allemand Can), en même temps qu’il en revisite brillamment les formes sociales pour en extraire l’inflammable de la matière pulsionnelle. C’est que le film de Jerzy Skolimowski est un document pour autant qu’il s’expose sous la forme d’une recréation de ce monde (tourné à Munich pour les séquence en intérieur dans les bains-douches), à l’image de ce qu’en saisit esthétiquement son maître d’œuvre passant dans un même mouvement entre démiurgie et intuitions de tournage, entre dispositif formaliste et improvisations des acteurs.

 

 

 

Le spectateur est habitué par les décrochages machinés par le cinéaste polonais alors exilé après Roman Polanski en Angleterre, et ce par-delà les frontières et les nationalités. Que l’on songe encore aux personnages du Polonais joué par l’acteur anglais Jeremy Irons dans Moonlighting en 1982 ou de l’Afghan incarné par l’étasunien Vincent Gallo dans Essential Killing en 2010, un film par ailleurs tourné en Israël et la Norvège afin de représenter les montagnes de l‘Afghanistan et les forêts de quelque pays slave non identifié. Deep End relève donc d’un acte de création au nom duquel l’époque n’est saisissable dans ses fondements qu’à l’intersection du document et de la fiction, du vrai et du faux. « Le faux est un moment du vrai » disait Hegel, et c’est bien pourquoi Jerzy Skolimowski voue une passion pour les personnages de faussaire (de Marc dans Le Départ à Nowak dans Moonlighting), parce que la réalité ne suffit pas à l‘exigence de leurs désirs. Il faut pour les satisfaire dynamiser la réalité, l’agencer ou la machiner autrement pour que la ligne de leurs désirs puisse s’épanouir en se branchant dans les intervalles aménagés parmi les dispositifs existants.

 

 

 

Michael ne manque certes pas d’inventivité afin de convaincre celle qu‘il aime, même si l‘énergie dépensée l‘est toujours en vain selon une dynamique de la « dépense improductive » (Georges Bataille) qui trouve dans l‘œuvre de Jerzy Skolimowski un point d’aboutissement incandescent dans Deep End. Le garçon s’invite ainsi dans une course sous la neige à laquelle il n’est pas inscrit (il gagnera au bout du premier tour, ignorant que la course se poursuit sur deux autres tours). Il imagine surtout l’extraordinaire machine qui devrait permettre à Susan de retrouver dans la neige le tout petit diamant que lui a offert un des amants. Faire un cercle autour de Susan pour y ramasser la neige mise dans des sacs en plastique, les emmener dans la piscine vide pour en faire fondre le contenu, utiliser une bouilloire branchée sur le système électrique des ampoules au-dessus de la piscine, ainsi que détourner les bas de l’héroïne pour s’en servie comme des filtres (sur une suggestion de Susan) seront à cet effet nécessaires pour la réussite de l’opération. Le diamant au départ confondu avec une dent que Michael avait cru perdue à la suite d’une rixe avec Susan sera retrouvé, et c’est la bouche rouge et ronde du héros qui présentera le précieux caillou, tel un promontoire laissant deviner son désir charnel pour sa bouche à elle selon une logique circulaire présente tout au long du film.

 

 

 

Le problème en effet, c’est que le protagoniste ne cesse pas de se prendre les pieds sur les circuits des machines construites par d’autres que lui, à l’exemple admirable de cette prostituée arachnéenne de Soho dont la jambe plâtrée l’a incitée à manier les cordes et les leviers pour tenir au bout de ses doigts les recoins de sa chambre. S’empêtrant alors dans les toiles de cette étrange araignée maternelle, Michael ne cessera pas de trébucher durant tout le film sur bien d’autres circuits, s’agissant des tours de Susan qui l’allume en jouant avec ses sentiments, s’agissant encore de la violence symbolique d’une cliente fellinienne (Diana Dorrs, celle que l’on surnommait la « Marilyn Monroe anglaise » et qui a été un véritable fantasme du cinéaste quand il était lui-même adolescent). Telle une Nana de Niki de Saint-Phalle qui est comme le reflet de la prostituée arachnéenne, elle se jette voracement sur le garçon en le projetant dans l’espace fantasmatique d’un improbable match de football, puis le rejette comme un mouchoir usagé quand le numéro imaginaire de son barnum personnel est terminé.

 

 

 

On constate en fait que tout Deep End est électrisé par les mauvais coups des uns et des autres, leurs petites machines du ressentiment circulaire n’ayant de cesse de faire rebondir sur les murs colorés des bains-douches l’énergie négative de l’insatisfaction et de la frustration, de la mesquinerie et de la jalousie. Les plumes des coussins remplis par Susan pour se faire un peu d’argent s’agencent ainsi avec la neige où se perd son diamant. La glace que celle-ci mange puis renverse un peu devant la caissière pour en moquer le poids trouve à redoubler le miroir que brise le héros quand il cherche à savoir si Susan a une relation sexuelle avec son ancien professeur de sport, comme à se prolonger symboliquement dans le motif de la neige. Tandis que la caissière attirée par le garçon répond à l’offense de sa jeune rivale en aspergeant la glace de son parfum, avant qu’elle ne renverse un peu plus tard de la neige carbonique sur le sol.

 

 

 

Et c'est enfin le héros qui brise une bouteille de lait pour crever les pneus de la voiture de l'amant de Susan. Comme si tout cela annonçait l’éjaculation précoce qui anéantira dans l’écoulement raté de sperme le rêve amoureux dans lequel Michael fantasmait d’y inclure Susan. Ce qu‘anticipait déjà le saut nocturne du garçon dans la piscine avec la photographie grandeur nature volée lors de la nuit moite à Soho d‘une femme dont le modèle pourrait être Susan, selon un registre fantasmatique commun aux personnages adolescents plus ou moins prolongés du Soupirant de Pierre Etaix en 1962, de Expérience en 1973 d‘Abbas Kiarostami ou encore de The King Of Comedy en 1982 de Martin Scorsese. Alors le blanc des carrelages, de la neige, de la glace, de la bouteille de lait brisée et du sperme trouve à se fondre dans la piscine en laissant advenir de terribles coulures de rouge comme issues des cheveux roux de Susan, et dont la première traînée était déjà induite, dès le plan clignotant du générique-début, dans la fusion narcissique du garçon blessé au doigt et de sa bicyclette rutilante.

 

 


« Par opposition à une image simplement colorée, l’image-couleur ne se rapporte pas à tel ou tel objet, mais absorbe tout ce qu’elle peut : c’est la puissance qui s’empare de tout ce qui passe à sa portée, ou la qualité commune à des objets tout à fait différents. Il y a bien un symbolisme des couleurs, mais il ne consiste pas dans une correspondance entre une couleur et un affect (le vert et l’espérance…). La couleur est au contraire l’affect lui-même, c’est-à-dire la conjonction virtuelle de tous les objets qu’elle capte » écrit Gilles Deleuze (in Cinéma 1. L’image-mouvement, éd. Minuit, coll. « Critique » 1983, p. 166) qui s’appuie dans son analyse sur les films de Vincente Minnelli, Agnès Varda et Michelangelo Antonioni. Sans rien dire hélas de Deep End, qui semble être un prolongement singulier des expérimentations antonioniennes à l’époque de son passage en Angleterre pour la réalisation de Blow Up (1967).

 

 

 

Plus que de simplement inscrire son film dans une culture pop dont Jerzy Skolimowski montre par ailleurs moins l’épuisement que l’ultime déflagration, le cinéaste use de la couleur comme de signes manifestant la trajectoire compliquée des affects de ses personnages. Susan revêtue de son ciré jaune, Michael en maillot bleu clair et dont les yeux sont d’un bleu plus dur, c’est dans l’intervalle le vert des bains-douches, espace intermédiaire dont ne se suffit pas le garçon qui rêve de l’entraîner dans le bleu-vert du fond de la piscine, à l’endroit même où il voit son reflet imaginaire sous la forme d’une naïade. Le rouge établira le circuit permettant au héros de faire basculer Susan du vert des bains-douches au bleu-vert de la piscine, le rouge de son doigt coupé dans le plan du générique-début, le rouge de sa main coupée après avoir frappé sur le bouton de l’alarme incendie, le rouge des cheveux de Susan dont la tête a été frappée par une lampe envoyée par le héros après la séquence d’amour ratée dans la piscine vide, le rouge de son sang lorsque les eaux se mettent à monter, prélude à l’électrocution probable (et hors-champ) des amants à partir du moment où le niveau de l’eau aura atteint les lampes qui avaient servi d‘alimentation électrique de la bouilloire lors de la quête du diamant.

 

 

 

Comme le bijou brillant et tournoyant sur lui-même au début de Success Is The Best Revenge, le diamant de Deep End est cet indice induisant un régime de l‘« image-cristal » selon lequel « (…) l’objet réel se réfléchit dans une image en miroir comme dans l’objet virtuel qui, de son côté et en même temps, enveloppe ou réfléchit le réel : il y a ''coalescence" entre les deux. Il y a formation d’une image biface, actuelle et virtuelle » (Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 92-93). L’image-couleur et l’image-cristal représentent ainsi les deux instances esthétiques d’une machine cinématographique au cœur de laquelle brille cette étoile filante et tombante qu’est Michael. Tombé de Charybde en Scylla, de l’implicite d’une prostitution larvaire à l’explicite d’une libéralisation sexuelle, passant sans transition du puritanisme dans lequel le garçon a été élevé et au sein duquel il a cultivé son romantisme à l‘exacerbation pornographique d‘une époque qui inclut dans la sphère de la consommation la promesse de grandes satisfactions libidinales, glissant du vert des bains-douches au bleu-vert de la piscine, et surtout du rouge des cheveux de Susan au rouge de son sang, Michael méconnaît la fureur de son désir et la contradiction de ses expressions surdéterminée par les clivages sociaux de l’époque.

 

 

 

L’autre face des aspirations romantiques, c’est la mort tragique des amants à laquelle on ne s'attend vraiment pas alors même qu'elle est une virtualité qui hante le récit dès le générique-début. C’est aussi la punition de la femme sexuellement libérale par le conservatisme sexuel d’un garçon qui ne peut que rire de la publicité du planning familial montrant un homme enceint (trois ans avant L’Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune de Jacques Demy en 1973 !). Un garçon divisé et suicidaire comme Ferdinand dans Pierrot le fou (1965) de Jean-Luc Godard, noyé par ses fantasmes et électrocuté par cet étrange court-circuit qu’est la coalescence explosive entre l’image du pompier et celle du pyromane.

3/ Moonlighting - Travail au noir (1982)

Pologne Angleterre, une même nuit polaire

« L’idée de Travail au noir [Moonlighting en version originale] vient quand Skolimowski se rend compte avec quelle facilité, sous couvert d’"adoucir" les choses, il est facile de manipuler l'information. Quant au sujet, il le puise dans sa propre expérience : lui aussi, il y a quelques années, a fait retaper sa maison londonienne par des ouvriers polonais. Travail au noir ? Il sait de quoi il parle » (Serge Daney, Libération, 14 janvier 1983 in La Maison cinéma et le monde 2. Les Années Libé 1981-1985, éd. POL/Trafic, 2002, p. 149).

 


 


 

Le court-circuit, un picotement, une piqûre de rappel

 


 


 

Moins pétaradant que Le Départ (1967), moins flamboyant que Deep End (1970), moins étonnant que The Shout – Le Cri du sorcier (1978), Moonlighting (1982) n'en constitue pas moins une étape essentielle dans le cinéma de Jerzy Skolimowski. Entre les excès de la vitesse et des circuits automobiles du premier film, le finale à haut risque d'électrocution du deuxième et la passion des bidouillages sonores qui rendent fou du troisième, il y a une même propension, une même passion, celle du court-circuit. Avec le court-circuit les plombs sautent ou fondent parce que le courant électrique qui passe entre deux mondes comme deux fils électriques connaît soudain une augmentation brusque d'intensité à la suite d'une mise en relation sans protection ni isolation.

 


 

On l'a vu pour les tournages de films comme Deep End et Essential Killing (2010), pour le premier réalisé entre Munich et Londres et pour le second entre Israël, la Pologne et la Norvège. On le voit à nouveau avec les acteurs principaux de Moonlighting – Travail au noir (le britannique Jeremy Irons dans le rôle d’un contremaître polonais) et de Essential Killing (Vincent Gallo l'étasunien dans le rôle d'un combattant afghan).

 


 

Quand il y a court-circuit, la fiction peut raccourcir électriquement les distances géographiques ou électriser celles qui séparent l'origine d'un acteur de celle du personnage qu'il interprète. Bottes de sept lieues et tour de passe-passe. Sauts et sautes. Le court-circuit n'est pas l'équivalent d'un circuit court mais celui qui, au contraire, contracte les plus grandes distances en tirant de la contraction d'incandescentes intensifications, de nouvelles relations qui font gicler des étincelles. Le court-circuit est l'autre nom du raccord chez Jerzy Skolimowski. Quand il y a court-circuit, des lampes peuvent éclater et elles éclatent souvent dans ses films, dans Deep End comme dans Moonlighting. Ou c'est un poste de télévision qui, frappé par une main munie d'une bouteille de vodka, finit par voler en éclats.

 


 

Le court-circuit dont l'intensité surgit de la mise en relation de réalités éloignées, c'est ce qui déjà autorise Jerzy Skolimowski à l'occasion de son premier long métrage, Rysopis – Signes particuliers : néant (1964), à monter le son d'une aiguille servant à l'euthanasie d’un chien trouvé par le héros que joue le cinéaste sur l'image de son propre cou dans le plan suivant. Avec ce court-circuit sonore la seringue mortelle du vétérinaire se prolonge en piqûre de rappel des obligations militaire. Avec ce court-circuit on aurait peut-être la toute première marque d'une empathie instinctive du cinéaste pour les clébards qui traverse toute son œuvre, du toutou qui se venge de la boule de neige que lui a envoyée Susan dans Deep End à l'image d’une meute de chiens dont serait peuplé le protagoniste désorienté et délirant de Essential Killing en passant encore par le berger allemand qui échappe à la mécanique des catastrophes de 11 minutes (2015) et dont le nom possède une indéniable valeur générique : Bufon.

 


 

Il y a aussi dans ce court-circuit incisif l'image d’un picotement constant qui se fait continuellement sentir sur les nuques des personnages skolimowskiens, figures nerveuses, personnalités fébriles. Et le picotement ne cesse pas avec l'âge adulte comme le montrent Le Cri du sorcier et Travail au noir. Ce dernier film fonctionne également sur le mode du court-circuit quand on le met en relation avec le film suivant, Success is the Best Revenge – Le Succès à tout prix (1984) qui en reprend délibérément le matériau (on y retrouve notamment le motif autobiographique de la maison à retaper au moindre coût), mais pour en faire miroiter les éclats encore plus intensément, au risque de la surchauffe épuisante par affolement kaléidoscopique et éclatement schizoïde.

 


 


 

Étoiles filantes, fusées de détresse

 


 


 

La photographie de Travail au noir est volontairement terne, son spectre concentré entre le gris et le bleu. Elle est signée Tony Pierce-Roberts qui vient de la télévision (il a travaillé avec Mike Leigh) avant de rejoindre le cinéma de James Ivory puis, plus tard encore, de grosses productions spectaculaires comme Underworld (2003) de Len Wiseman dont le bleu est désormais celui d'un néogothique revisité par Matrix. Télévision et réalisme social britannique, sous-monde caverneux et apocalyptique : tout est finalement déjà là dans Travail au noir. Le film de Jerzy Skolimowski est un autre feu d’artifices qui multiplie tous azimuts les courts-circuits. Projetées comme la prostituée arachnéenne de Deep End sait le faire en empêtrant Michael dans ses ficelles, les étoiles filantes éclairent la nuit de 1981 dont le coup d’État militaire en Pologne de Wojciech Jaruzelski constitue un pôle magnétique et l'autre est donné par la contre-révolution néolibérale et conservatrice incarnée par Margaret Thatcher.

 


 

Le court-circuit a en effet la beauté tragique d'une étoile filante parce qu'elle est aussi une fusée de détresse reconnaissant à l'est comme à l'ouest un refroidissement autoritaire du monde qui est malgré ses divisions le même. Après celle pressentie par Max Weber dans Le Savant et le politique (1919), et contre la persistance des clivages d'une guerre froide finissante, c'est une autre « nuit polaire, d'une obscurité et d'une dureté glaciale quel que soit le groupe qui l'emporte » et elle est alors en train de fondre sur l'Europe en ce début des années 1980. Nuit polaire, monde souterrain, underworld, toutes choses ramassées dans une maison à retaper de jour comme de nuit, sous la lune – Moonlighting.

 


 

Un premier court-circuit donné par Travail au noir, Prix du Scénario au Festival de Cannes en 1982, est celui d'une liaison pas si insolite entre la vie personnelle du cinéaste polonais exilé en Angleterre depuis 1968 et l'objectivité des faits sociaux dont le tumulte restait à l'époque historiquement suspendu. Le tumulte en question résulte de la loi martiale décrétée le 13 décembre 1981 par le général Jaruzelski qui, sous le prétexte fallacieux d'éviter à la Pologne une invasion soviétique consécutive à l'affaiblissement du Parti communiste, cherche en réalité à étouffer à coup de couvre-feu, de censure et de répression en tout genre la contestation sociale initiée par le syndicat Solidarność (Solidarité) depuis les grèves des chantiers navals de Gdańsk d'août 1980. La mémoire lointaine mais toujours vivace de la maison familiale à Varsovie détruite à la fin de la Seconde Guerre mondiale et sous les décombres desquels il a été retrouvé, le souvenir encore chaud de la maison londonienne à retaper avec des ouvriers polonais travaillant au noir pour contourner les obligations syndicales régissant le droit du travail britannique, et la situation polonaise de l'état d’urgence font une constellation pour Jerzy Skolimowski. La constellation est si nécessaire et si décisive qu'elle va jouer aussi sur l'ajout d'un prologue (libanais, tourné dans les parages du Faussaire de Volker Schlöndorff) à son film censuré Haut les mains ! (1967) qui sort enfin en 1981.

 


 

Dans l'intervalle électrique des lieux distants et des époques différentes, la fiction qui vient redoubler la réalité vécue trouve son origine dans une expérience commune d'exilés polonais mais l'expérience vécue est aussi partagée que différenciée. Dans cette configuration comme une constellation, si la fiction est une fusée de détresse, son plan d'immanence est l'étoilement des réalités vécues et le court-circuit contradictoire des positions occupées.

 


 


 

Agent double

 


 


 

La position de Jerzy Skolimowski est à ce moment-là non dénuée d'ambiguïté et ses picotements ont nourri un foyer d'électricité pour Travail au noir et sa constellation de courts-circuits. Le cinéaste peut en effet donner du travail à des travailleurs émigrés-immigrés originaires du même pays que lui, et qui n'en trouveraient pas facilement en raison de leur statut administratif d'étrangers plus ou moins réguliers. Dans le même temps, il peut aussi profiter de leur situation en les faisant travailler au noir afin d'empocher la plus-value résultant de la différence entre le prix du travail d'ouvriers polonais ayant récemment migré et celui d'ouvriers anglais qui jouissent du statut accordé par leur nationalité et peuvent ainsi s'appuyer sur la législation existante afin de demander un meilleur salaire. De telles ambiguïtés sont des picotements ayant innervé les ambivalences du personnage de Nowak, en toute franchise et honnêteté. En effet, Nowak est le contremaître qui s'assure du travail bien fait de ses trois camarades et au meilleur coût (soit le plus bas), parmi lesquels Eugeniusz Haczkiewicz qui joue l'ouvrier polonais révolté du Succès à tout prix et qui a été l'un des ouvriers ayant réellement retapé la maison du cinéaste. Nowak s'en assure aussi parce qu'il est celui qui maîtrise la langue anglaise et il dispose ainsi d'un pouvoir qui l'autorise à leur mentir par omission en ne leur relayant pas les informations concernant la situation polonaise. L'hyper-exploitation s'effectue alors sur le mode d'une forme de censure prolongeant d'une certaine façon celle décrétée par Jaruzelski afin de mettre au pas du soviétisme le plus autoritaire la révolte ouvrière et populaire polonaise.

 


 

Avec Travail au noir, Jerzy Skolimowski réussit finalement ce qu'il avait selon ses propres dires échoué à faire avec son premier film anglais (tourné à Rome, autre déplacement, autre court-circuit), Les Aventures du brigadier Gérard (1969) d’après Arthur Conan Doyle, qui raconte l'histoire d’un agent double à l'époque des guerres napoléoniennes. Agent double, le mot est lâché qui convient si bien à Nowak comme d'ailleurs à Jerzy Skolimowski : le premier parce qu'il est ce travailleur polonais doublé du contremaître parlant anglais ; le second parce qu'il est l'exilé polonais qui a fait travailler au noir ses compatriotes en leur cachant pour de vrai la réalité sociale et politique polonaise. Il est alors pleinement cohérent que Nowak soit interprété par Jeremy Irons, un acteur anglais plus que remarqué avec La Maîtresse du lieutenant anglais (1981) de Karel Reisz, comme est également anglais Michael York jouant dans Le Succès à tout prix le double du cinéaste polonais exilé. Parce qu'il s‘agit d'une autre figure d'agent double, être biface ou bifrons tout en duplicité qui représente un nouvel avatar du faussaire schizo skolimowskien comme l'est déjà particulièrement Marc dans Le Départ.

 


 

Nowak est un ouvrier exploité mais qui relaie aussi, et même qui l'intensifie, l'exploitation du donneur d’ordre, un riche polonais qui possède un pied-à-terre en Angleterre et que l'on ne verra pas à l'écran, sinon comme hantise pour Nowak qui se demande s'il n'est pas l'amant de sa compagne restée au pays. Nowak est un polonais qui maîtrise la langue du pays d'accueil et profite ainsi de son savoir linguistique pour en tirer le pouvoir nécessaire à l'encadrement manipulatoire de ses ouvriers. Un homme poli est voleur, il est mesquin et mais n'en reste pas moins séduisant, tout à la fois réservé et cassant avec ses camarades, taiseux sauf avec lui-même dans le cadre d’une voix-off magnifique, douce et factuelle, rigoureuse et comme chuchotée au creux de l'oreille. Une voix qui dresse tranquillement et sans tremblement moral, sans sentimentalité mais avec la tonalité d'une troublante proximité, la liste précise de l'accompli et du reste à faire.

 


 

Travail au noir a beau réduire le nombre de lieux balisant le territoire de son récit ainsi que leur superficie : la maison londonienne à retaper, le supermarché du quartier, la cabine de téléphone rouge servant de liaison de communication entre les ouvriers et leur famille. Et l'on connaît bien cette manière, on en reconnaît l'esthétique qui caractérise d’autres films de Jerzy Skolimowski, avec le train de marchandises de Haut les mains !, les bains-douches et la piscine de Deep End, le navire de The Lightship – La Bateau-phare (1986) qui est son unique film tourné aux États-Unis, ou encore le quartier de Varsovie dans 11 minutes. Il n'empêche, une nouvelle fois, que le film fait des merveilles tant les étincelles provoquées par la rencontre d'un fait autobiographique avec la réalité la plus brûlante de l'époque provoquent une grande mobilité allégorique qui serait la fébrilité même du sens.

 


 

Parce qu'il est incapable de se fixer en symboles ou en récits didactiques, le sens est remuant et turbulent, chez Jerzy Skolimowski toujours un peu adolescent (sa route devait bien alors lui faire croiser celle du romancier polonais Witold Gombrowicz avec Ferdydurke en 1991 malgré un échec retentissant qui l'a tenu éloigné du cinéma pendant quinze ans). Comme la queue d'un chien le sens toujours frétille, il se contorsionne, zigzague et éclate en gerbes en faisant entendre et voir que ses sauts sont des sautes, ses diagonales des lignes de fuite, ses fusées de détresse des étoiles filantes, ses étincelles des courts-circuits. « Moonlighting est une histoire qui fait sens de toutes parts. Les amateurs de métaphores vont faire des heures sup » écrivait justement Serge Daney dans le journal Libération daté du 21 mai 1982 (in La Maison cinéma et le monde, Ibidem, p. 624).

 


 


 

Prolétaires de tous les pays

 


 


 

Un deuxième court-circuit proposé par Travail au noir consisterait à évoquer la situation polonaise mais de biais, pour autant qu'elle est posée en miroir de la situation anglaise qui lui était alors contemporaine. L'une est le miroir de l'autre et le vis-à-vis fait s'encastrer et fuir aussi une prolifération d'images potentiellement à l'infini. Ainsi, l'état d’exception polonais là-bas se prolongerait ici dans la suspension de l'information imposée par Nowak sous le double prétexte de ne pas induire d'interruptions de travail en évitant aux ouvriers l'affliction qu'ils ressentiraient en apprenant la nouvelle. L'hyper-exploitation dont ils sont les victimes au nom de la rentabilité de l'affaire contrôlée par le donneur d’ordre pour la retape de sa maison anglaise rejoint finalement celles des ouvriers anglais à l’époque du thatchérisme triomphant (Margaret Thatcher est au pouvoir en 1979 et elle le restera jusqu'en 1990). Il n'y a pas besoin de pousser beaucoup pour reconnaître à travers les personnages de la surveillante rousse du supermarché de Travail au noir suivi par celui de la banquière rousse du Succès à tout prix des avatars de la première ministre britannique qui a imposé avec l'autoritarisme que l'on connaît des politiques néolibérales sévères dont les conséquences ont entre autres été l'aggravation des inégalités sociales et la financiarisation de l'économie engageant sa désindustrialisation, la précarisation de l'emploi et la déstructuration de la classe ouvrière, la privatisation des services publics et l'envol de la dette.

 


 

Cette nouvelle pauvreté qui explose au début des années 1980, Jerzy Skolimowski la voit dans les reflets des vitrines des magasins et dans les supermarchés fréquentés par des personnes contraintes à bricoler et bidouiller, poussées à contourner les règles et pour survivre voler. La grisaille de la survie donne aux façades anglaises une teinte soviétique sur lesquelles glisse comme la pluie la musique électronique de Hans Zimmer dont les dissonantes effusions sont encore prémunies des amphigouris qui s'épanouiront dans ses compositions des années 2000. De fait, les ouvriers polonais ne font pas vraiment tâche dans ce triste décor urbain, amorphe et sans qualité, avec ses ruines récentes qui font penser aux photographies documentaires de Robert Frank et Lewis Baltz. Un paysage délavé et dévitalisé, mordu par le reflux de l'enchantement consumériste et happé par la vague croissante de la précarisation des milieux populaires. Comme paraissent loin alors les bains-douches pop de Deep End. La maison détruite à coup de masse et de pioche au début de Travail au noir peut bien faire songer de loin à la Pologne soviétique et déliquescente de l'époque parce qu'elle est la propriété d'un polonais retapé par des polonais surexploités et manipulés. Mais, de par sa situation anglaise, cette même maison représenterait aisément aussi l'Angleterre vue de près, avec son prolétariat alors en train de subir les assauts du néolibéralisme thatchérien comme des coups de boutoir.

 


 

L'émigration qui nourrit la nostalgie du pays d'origine se renverse en immigration qui produit des étrangers soupçonnables de fraude. Pourtant, de Varsovie à Londres, si les situations sont très différentes, règne cependant un semblable état d'exception. Entre ces deux pôles de la nuit polaire du début des années 1980, les travailleurs nomades sont des exilés sur place.

 


 

L'hyper-exploitation dont sont victimes les ouvriers polonais au nom de la valorisation du capital immobilier détenu par leur riche compatriote resté au pays devient matière à fragmentation et miroitement. Et cela jusqu'à l'indiscernabilité en brouillant les effets de frontière nationale et de lignes de démarcation idéologique entre l'est et l'ouest. L'hyper-exploitation concerne autant le prolétariat exploité par le capitalisme bureaucratique et étatique des pays de l'est que celui du capitalisme libéral des pays de l’ouest. La suractivité de Nowak se déduit du fait qu'il se retrouve justement à cheval entre deux formes d'exploitation : l'exploitation active dont il se fait le relais afin de réussir la commande ; l'exploitation passive dont il est lui-même la victime pour réussir l'opération. Le contremaître n'en reste pas moins un ouvrier et l'agent double se demande s'il ne se fait pas doubler par le donneur d'ordre avec qui sa fiancée le tromperait. La suractivité explique en tout cas sa fébrilité en l'obligeant à occuper une position schizophrène et paranoïaque qui donne à mieux percevoir aussi comment le travail à effectuer exige un nécessaire surtravail afin qu'il s'effectue au plus bas coût possible.

 


 

Le surtravail qui accompagne la surexploitation en se déduisant du temps et du budget moyen alloué par le donneur d'ordre témoigne paradoxalement aussi de l'intelligence pratique des ouvriers. Y compris ceux qui travaillent à leur propre exploitation, qu'ils soient exploités dans le cadre capitaliste occidental ou bien soviétique dans les pays de l'est. Dans Travail au noir, voler au supermarché et mentir aux ouvriers requièrent en effet sens pratique et roublardise. Même si la camaraderie solidaire des polonais est court-circuitée par l'ambiguïté du contremaître jusqu'à la schizophrénie quand le trompeur de ses camarades a l'esprit picoté par les possibles tromperies de sa femme avec le donneur d'ordre. Comme l'a montré Cornelius Castoriadis, « l'usine fonctionne parce que les travailleurs violent l'organisation capitaliste de la production. Ils travaillent contre les normes, ou malgré les normes, et c'est ainsi que les choses se font. S'ils appliquaient les normes, la production s'arrêterait immédiatement (...) Cela atteint des proportions délirantes dans une société totalement bureaucratique, mais c'est quelque chose que l'on retrouve pratiquement partout » (Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, éd. Seuil, coll. « La couleur des idées », 2005, p. 199-200).

 


 

Nowak pense au pays d'origine parce qu'il songe aussi à son aimée, une jeune femme portant un t-shirt barré de la marque Wrangler dont l'image s'agrandit quand elle se projette dans la conscience fatiguée du héros sur l'écran de télévision avant que le tube cathodique n'implose. La photographie qu'il possède d'elle et qu'il oubliera dans la maison définitivement retapée peut évidemment faire écho au fantasme poursuivi par Michael dans Deep End, indice d'un féminin fuyant le désir de capture masculin. Elle fonctionne de manière ambivalente également, sur le mode autoritaire du rappel à l'ordre surmoïque picotant jusqu'à l'obsession un homme qui sait devoir réussir dans sa mission afin d'obtenir l'assentiment de sa communauté d'origine. La photographie oubliée dans la maison enfin retapée signe encore la profondeur de l'expropriation vécue par des personnages, Nowak inclus, qui ne possèdent rien. Pas même pour ce dernier la certitude qu'au pays l'aimée ne se trouve pas dans les bras du commanditaire, autre obsession caractéristique du cinéma skolimowskien du poids des aînés s'exerçant sur leurs cadets et de l'agitation paranoïaque qu'il suscite en eux, des premiers films polonais aux premiers films de l'exil, Le Départ et Deep End, en passant encore par The Shout – Le Cri du sorcier (1978) et le personnage joué par Alan Bates.

 


 

D'ailleurs, le petit pouvoir que Nowak su maintenir auprès de ses camarades ne dure pas. Une fois l'aventure achevée, ils n'hésitent pas à se soulever contre celui qui les a aidés autant qu'il les aura trahis. Au moment de rentrer à la maison, les caddies remplis de leurs valises et de quelques marchandises achetées sur place pour faire plaisir aux familles restées là-bas, Nowak lâche la vérité trop longtemps différée. Le retour au pays natal est impossible à cause d'un état de siège qui va se prolonger jusqu'en 1983. La vérité trop longtemps retenue d'après été tue éclate alors, mais sur un mode implosif plutôt qu'explosif. C'est en effet le dernier plan de Travail au noir, un plan large, fixe et filmé de nuit au téléobjectif : la colère lointaine et presque muette des ouvriers éclate contre Nowak, tandis que leurs chariots descendent la pente séparant symboliquement les personnages des spectateurs. Savoir ce qui se passe, ce serait savoir s'alléger aussi du poids des marchandises dont le contrepoids est donné par l'exploitation malhonnête du travail vivant, ici et ailleurs, en Angleterre et en Pologne.

 


 


 

La vitesse pour coller à l'actualité

 

(et la faire décoller)

 


 


 

Travail au noir a donc été ce film tourné en quatrième vitesse pour pouvoir coller aux événements affectant la Pologne de 1981 et en faire la matière à une réflexion si azimutée que ses courts-circuits s'étoilent en incluant dans sa toile la situation sociale en Angleterre. Le « travail au noir » du titre français évoque alors autant celui mis en scène dans la fiction que le travail au noir réellement nécessaire pour mettre en boîte un film écrit en onze jours, préparé en quinze, tourné en vingt-trois et un acteur principal (Jeremy Irons) travaillant pour le dixième de son salaire habituel. Si la vitesse reste l'une des grandes affaires du cinéma de Jerzy Skolimowski, c'est pour permettre au film de prendre de vitesse le scénario (la chose est admirable dans Le Départ) ; c'est aussi pour coller à l'actualité politique (polonaise) tout en la faisant décoller pour toucher à la situation sociale critique (anglaise). Mettre en relation là-bas avec ici et vice-versa c'est faire un court-circuit dont les intensités électrisent le rapport entre les images comme elles font sauter les plombs des frontières, des territoires et de leurs compartiments.

 


 

Court-circuit documentaire entre la fiction et sa réalisation. Court-circuit à la fois historique et biographique entre la situation sociale et un moment de l'existence du cinéaste. Court-circuit allégorique et politique entre l'état de siège polonais et la contre-révolution néolibérale en Angleterre. Court-circuit critique où la misère des uns (le prolétariat polonais affamé par le pouvoir soviétique) se reflète comme par un effet de surimpression dans la pauvreté des autres (le prolétariat britannique appauvri par le pouvoir thatchérien). Court-circuit schizophrène entre les travailleurs polonais et celui qui participe de leur exploitation en n'y coupant pas tout en trompant dans la foulée une camaraderie ouvrière dont il a besoin pour le travail demandé. Court-circuit parabolique entre un petit mensonge qu'organise le contremaître pour mener à bien la retape de la maison du donneur d'ordre et le grand mensonge d'un État qui ment à sa population pour étouffer sa révolte populaire. Court-circuit social et pathologique entre la paranoïa d'un homme qui se demande s'il n'est pas trompé par son employeur et celle des gardiens de l'ordre et autres surveillants de supermarché. Court-circuit de la politique qui s'impose à Nowak en cherchant à toux prix à s'en protéger mais sans s'empêcher de se souvenir aussi de Tina Turner à l'occasion d'un concert à Varsovie qui, innocemment, chantait « Que voulez-vous ? » en recevant comme réponse du public : « De la nourriture, de l'argent ».

 


 

Travail au noir fait ainsi briller dans la nuit polaire du début des années 1980 les étincelles d’une grande force esthétique, des étoiles filantes comme des fusées de détresse qui ont une grande puissance d'éclaircissement politique. L'exil cosmopolite se fait ainsi l'étincelle amorçant l'électrisation d'une interface cosmopolitique dont les étoilements éclairent une nouvelle nuit du monde dans la contemporanéité de ses explosions comme de ses implosions, agonie crépusculaire du soviétisme et triomphe bientôt planétaire du néolibéralisme. Pologne et Angleterre font une seule et même constellation parce qu'« il n’y a qu’un monde » (Alain Badiou).

 


 


 

Post-scriptum : la fable du plombier polonais

 


 


 

Mais il y a encore un autre court-circuit assurant à l'intempestif Travail au noir de jouir d’une puissance imprévisible au moment de son tournage. Désormais, le court-circuit ne s'effectue plus de part et d'autre des pays divisés selon la configuration idéologique d'une époque où le rideau de fer n'en finissait pas de rouiller, mais entre le présent du film qui est désormais passé et une autre présent, le nôtre. Non plus entre ici et ailleurs, mais entre hier et aujourd’hui. Le court-circuit a dorénavant valence rétrospective. Vu d'aujourd'hui Travail au noir étonne aussi parce que sa puissance critique s'exerce en jetant une lumière fossile et crue sur les soubresauts de notre actualité saturée d'obscurité.

 


 

La maison retapée à coup de pioches et de marteaux par des polonais exploités par d'autres polonais au nom de la valorisation de leurs capitaux situés à l'étranger offrirait en effet une insolite image allégorisant un espace économique commun qui n'existait pas encore au début des années 1980 sous cette forme : l'Union Européenne instituée à partir du dogme néolibéral de la « concurrence libre et faussée » et la Pologne en a intégré l'espace à partir du 1er mai 2004 (on appréciera en passant le choix de la date). Mais alors, la censure d'État dont Nowak se fait le relais afin de ne pas interrompre le travail ? C’est la non moins idéologique désinformation dont sont quotidiennement assujetties les classes populaires qui souffrent de ne pas décider du contenu des productions médiatiques sur lesquelles ont la main comme jamais les grands capitalistes en coiffant la médiocrité de leurs intérêts très particuliers du beau chapeau de l'intérêt général à l'information.

 


 

C'est d'ailleurs une autre raison pour apprécier le fait que le personnage de Nowak est interprété par un acteur britannique : le contremaître polonais est déjà mentalement anglais, préoccupé par la feuille de comptes comme s'il était saisi par « l'éthique protestante » au fondement de « l'esprit du capitalisme » (Max Weber), de fait éloigné de la culture catholique à laquelle il dit significativement ne plus croire et dont il joue ostensiblement le jeu afin de mieux endormir ses camarades. Quant au propriétaire polonais de la maison, en tant qu'il est une figure à la fois absente et présente, il apparaît comme une sorte de fantôme qui obsède Nowak parce qu'il est aussi un modèle qui a de l'avenir. Il est vrai que l'homme a déjà un pied dans l'Europe du capital dans laquelle basculeront la Pologne ainsi que tous les autres pays anciennement soviétiques à la suite de la trahison du grand désir démocratique des peuples tombés après 1990 de Charybde (l'oppression spécifique du capitalisme monopolistique d'État) en Scylla (l'autre oppression du capitalisme néolibéral).

 


 

La fable médiatique du « plombier polonais » inventée par les partisans néolibéraux du Traité Constitutionnel Européen soumis en référendum au peuple français en 2005 afin de dénaturer les arguments du camp antilibéral accusé de souverainisme et, par extension, de racisme a toujours été déjà vouée à sa propre inanité intellectuelle à l'époque de Travail au noir. Le film de Jerzy Skolimowski est clair sur l'existence d'une seule et même classe de capitalistes indifféremment composée d'anglais et de polonais, toujours prête à jouir de la mise en concurrence des modèles sociaux européens afin de valoriser aux maximum leurs capitaux. Le film est tout aussi clair à propos de l'existence d'une seule et même classe ouvrière exploitée quelle que soit sa situation nationale, et dont l’exploitation par des capitaux nationaux comme étrangers impose la mise en concurrence des systèmes socio-productifs et des salariats comme elle appelle les logiques complémentaires du dumping fiscal et du moins-disant social. Travail au noir l'est encore à propos de la constitution pour les pays de l'ouest d'un immense réservoir de main-d'œuvre à bas prix offert par les pays de l'est rejoignant ainsi ceux du sud, à l'image des prolétariats des pays d'Amérique latine exploités par l'Amérique du nord, en particulier les États-Unis.

 


 

Travail au noir est donc ce film de Jerzy Skolimowski dont la vitesse lui a permis de coller si bien à l'actualité en montrant comment la lointaine Pologne aura été le hors-champ de l'Angleterre d'ici, dans une dialectisation critique qui avec sa manière allégorique ferait écho à Ici et ailleurs (1974) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville (et Godard accueillera à son tour les échos de Solidarność dans Passion en 1982). Mais Travail au noir est aussi ce film dont l'autre vitesse lui donne rétrospectivement la possibilité de décoller de l'actualité d'hier en pressentant la nôtre. D'un court-circuit l'autre et voilà qu'un film continue à agiter nos esprits en faisant de ses picotements les piqûres de rappel de la discordance des temps.

 


 

« Le miracle de Travail au noir, c’est que tout – le moment politique, la situation concrète de l'auteur, l'argent de la production, le temps utile, l'énergie bandée – tout est allé dans le film. Et nulle part ailleurs » (Serge Daney, Libération, 12 janvier 1983, opus cité, p. 150).

 

4/ Success is the Best Revenge (1984)

Angleterre et la Pologne, seconde manche

« Génie pur et simple de la scénographie, conception balistique du cinéma comme milieu en apesanteur où tout reprend du poids en tombant, ironie qui décape tout comme de la Javel, acteurs nerveux et irrespect » écrivait Serge Daney dans les pages cinéma du journal Libération du 19-20 mai 1984, à l’époque de la présentation cannoise du onzième long métrage de Jerzy Skolimowski (in La Maison cinéma et le monde 2. Les Années Libé 1981-1985, éd. POL-Trafic, 2002, p. 741). Le même critique qui donnait en quelques mots un bon résumé de l'esthétique du cinéaste soulignait aussi le lien évident que Success is the Best Revenge (traduit en français Le Succès à tout prix quand une meilleure traduction aurait proposé Le Succès est la meilleure revanche) entretenait avec le film précédent du cinéaste, Moonlighting (Travail au noir en français) récompensé d’un Prix du scénario lors du Festival de Cannes de 1982, « l’un des plus beaux films de ces dernières années » (idem).

 

 

 

S’il s’agit dans les deux cas de penser, avec le cinéma et à partir de la position d’exilé polonais en Angleterre de Jerzy Skolimowski, l’état d’urgence sociale que vit la Pologne à partir de 1980, et si le matériau autobiographique détermine largement l’écriture des deux scénarios, le premier film adopte une approche plus carrée et frontale pendant que le second travaille à sublimer dans la mise en abyme et la manière méta-filmique le rapport à l’actualité. Il y a bien dans Success is the Best Revenge, comme dans Moonlighting, une maison à retaper qui redouble dans la fiction la maison anglaise du cinéaste qu’il avait fait retaper à la fin des années 1970. Et il y a bien dans Success is the Best Revenge, qui propose bien de prolonger la transvaluation allégorique de l’actualité autobiographique et politique initiée avec Moonlighting, une équipe de football composée d’émigrés ou d’exilés polonais en Angleterre dans laquelle jouent un père (Alex Rodak interprété par Michael York) et son fils (Adam incarné par Michael Lyndon, entraperçu dans Moonlighting, et qui possède le même prénom que le héros de Deep End), et qui a été constituée par Jerzy Skolimowski lui-même. Une équipe dont il a été l’entraîneur et dans laquelle il jouait arrière-droit, pendant que l’acteur qui joue le fils d’un metteur en scène de théâtre polonais exilé en Angleterre et consacré en France (par un ministre de la culture joué par Michel Piccoli) se trouve être son propre fils avec qui il a écrit (en compagnie du critique Michel Ciment) le scénario de son film.

 

 

 

Le plan de ce bijou en cristal qui tournoie sur lui-même au tout début du film offrirait alors l’image paradigmatique exprimant l’esthétique d’un film constitué d'« images-cristal » (Gilles Deleuze) qui visent à la connexion des images actuelles avec toutes les virtualités qui les environnent. Peuvent ainsi s’établir les circuits courts connectant la vie immédiate du cinéaste et sa retraduction fictionnelle, la position occupée par un père et celle qui est tenue par son fils, l’ici de la situation sociale anglais et l’ailleurs de l’état d’urgence polonais, le grand désir artistique d’Alex Rodak afin de rendre compte de l’actualité polonaise et les jeux d’argent pas toujours nets entre Monique des Fontaines (Anouk Aimée) pour le pôle légal et Dino Montecurva (John Hurt) pour le pôle mafieux, l’art du théâtre et l’enregistrement télévisuel, le gel culturel et institutionnel dans lequel risque de se figer l’artiste et la révolte adolescente et punk dans laquelle se jette son garçon, et bien d’autres encore. Serge Daney évoquait dans sa critique du film l’ombre écrasante de Huit et demi (1963) de Federico Fellini (peut-être aussi parce qu’Anouk Aimée joue dans les deux films), chef-d’œuvre de l’image-cristal. On préfèrera pour notre part citer Passion (1982) de Jean-Luc Godard qui proposait de brancher son chantier méta-filmique, avec sa confrontation non pas avec le théâtre mais avec la peinture classique (le réalisateur d’origine polonaise était alors incarné par Jerzy Radziwilowicz, l’acteur de L’Homme de marbre en 1977 et de L’Homme de fer en 1981 d’Andrzej Wajda), sur une actualité politique (l’arrivée au pouvoir des socialistes et de François Mitterrand en 1981) dont les soubresauts (d’un côté la toux du patron avec la rose dans la bouche joué par Michel Piccoli, de l’autre le bégaiement de la syndicaliste interprétée par Isabelle Huppert) appelaient in fine la fuite utopique vers les espoirs soulevés par la Pologne de Solidarnosc.

 

 

 

Que faire donc cinématographiquement de la Pologne en cette première moitié des années 1980 ? Que faire des grévistes de Gdansk de l’été 1980, des 38 comités interentreprises et des dix millions d’adhérents de Solidarnosc créé en septembre 1980 et soutenu par l’église catholique ? Que faire de l'activisme surréaliste des « provos » anarchistes de l'Alternative orange, et des différends stratégiques entre les syndicalistes Lech Walesa et Anna Walentynowicz ? Que faire de l’établissement de la loi martiale décrétée par le général Jaruzelski entre décembre 1981 et juillet 1983 afin de réprimer les grévistes, et de l’investiture de Jaruzelski en tant que nouveau chef de l’État polonais en novembre 1985 ? Success is the Best Revenge s’offre donc après Moonlighting comme le second volet, plus échevelé mais plus démonstratif aussi, d’un diptyque bouillonnant d’inventivité représentant la réponse artistique et la prise de position politique alors donnée par un cinéaste brutalement happé ou réquisitionné par son époque.

   

 

 

Ce qui demeure encore aujourd’hui remarquable, c’est la vigueur dialectique de Success is the Best Revenge, un film qui cherche à penser et investir les écarts ou intervalles distinguant des éléments a priori isolés afin de les inscrire dans une dynamique relationnelle proposant de nouveaux et originaux rapports de conjonction ou de complémentarité. Le visage rouge d’Alex trempé alternativement dans un bac d’eau froide et un autre d’eau chaude ne dirait simplement pas autre chose. Pareillement, les plans tournés par Adam avec sa caméra amateur ainsi que ceux tournés par les chefs opérateurs travaillant pour la télévision se voient reliés à partir du même circuit filmique général établi par le film. La télévision comme médium fonctionnel subordonné aux logiques étatiques ou commerciales peut autant servir à retransmettre la remise de la Légion d’honneur à un artiste polonais exilé, qu’à capter par mégarde le mécontentement de figurants polonais qui refusent de travailler gratuitement sous prétexte de participer à la réalisation d’une grande œuvre d’art politique consacrée à leur pays. Les figurants d’origine polonaise en faisant grève sur le plateau d’Alex se mettent alors à ressembler autant aux grévistes syndiqués à Solidarnosc qu’aux ouvriers anglais qui se battent au même moment pour préserver leur outil de travail menacé de liquidation au nom des politiques néolibérales de financiarisation de l’économie alors initiées par Margaret Thatcher (pas un hasard alors si la banquière à qui a affaire Alex ressemble comme deux gouttes d’eau à la première ministre anglaise).

 

 

 

L’équipe de foot d’émigrés et d’exilés polonais dirigé par l’artiste (réel ou fictionnel) peut investir le terrain de la mise en scène allégorique finale afin de montrer de quelle façon le cadre sportif balisant un match entre l’Angleterre et la Pologne se trouve dès lors débordé par les flux migratoires déterminés par l’état d’urgence polonais. Adam victime du racisme anti-polonais professé par l’un de ses camarades de lycée peut rappeler à ce dernier d’origine irlandaise qu’il n’est que l’un de ses doubles. Dans le même mouvement Alex, convoqué au procès l’opposant à un homme d’origine africaine avec qui il s’est battu aux côtés de sa conjointe (l’actrice Joanna Szczerbic, en vrai la compagne du cinéaste qui jouait déjà dans La Barrière et Haut les mains !) alors menacée d’être renversée par la voiture de l’accusé, explique qu’il souhaite établir le fait que ce n’est pas par racisme qu’il a entrepris son action judiciaire. Et ce d’autant plus que cette affaire risque à cause de sa célébrité d’être médiatisée et d’affaiblir le financement de son entreprise artistique. La déconnexion par Adam du câble reliant le micro au dispositif d’enregistrement télévisuel de la consécration institutionnelle et médiatique de son père, au-delà du fait que la séquence rappelle la fin du court-métrage tchécoslovaque The Twenty-Years-Olds, peut autant signifier le désir œdipien de couper le sifflet au patriarche, que vouloir interrompre les processus de gélification culturelle pour préserver l’artiste du ronronnant confort institutionnel. Ainsi, la rivalité entre un père et son fils peut se trouver médiatisée par des activités sportives, football puis course à pied, et si le père gagne la course alors qu’il fait perdre son équipe de foot, c’est qu’il court avec son garçon dans un cimetière et qu’il est forcément plus rapide que ce dernier s’agissant de mourir.

 

 

 

La mise en scène allégorique finale, aussi fellinienne qu’elle puisse paraître, finit par inclure son auteur ainsi que son épouse rendus à leur statut de citoyens polonais happés par la politisation de leur existence. Et cela dans le même mouvement où leur fils, qui à l’école effaçait avec du blanc l’Angleterre de la carte de son livre de géographie et n’écoutait donc pas le professeur évoquer le partage de Yalta en 1945 qui a largement influé sur la vie de son père (réel et fictionnel), part pour la Pologne maquillé comme David Bowie. La chevelure électrique et écarlate, ainsi qu'un éclair rouge vif zébrant son visage comme à l’époque de Aladdin Sane (1973), un disque qui était alors hanté par l’image du frère schizophrène du chanteur pop, valent comme les peintures de guerre d'Adam donnant peut-être aussi à l'idée communiste, dont l'étoile rouge sert d'emblème, une espèce de nouvelle vivacité post-soviétique.

 

 

 

Success is the Best Revenge serait un film schizo, ce que manifesterait encore une partition bipolaire de la bande musicale partagée entre la composition pour cordes de l’anglais Stanley Myers et la composition électronique de l'allemand Hans Zimmer (déjà présent pour Moonlighting, son premier travail). Voulant redoubler Moonlighting pour en prolonger et en élargir l’impact. Success is the Best Revenge est donc ce film schizo qui désire à la fois la consécration institutionnelle (et commerciale, le film ayant été produit pour la Gaumont) et la modernité artistique, désire à la fois être le film du père et celui du fils (ou du cinéaste et du critique), désire à la fois laisser envahir l’Angleterre par la Pologne et envahir la Pologne avec l’Angleterre, désire à la fois le théâtre et la télévision, la représentation et sa crise par saturation, la fiction et sa documentation. Et le cinéma ne vaudrait alors ici, comme à nouveau chez Jean-Luc Godard, que comme l’échangeur général à partir duquel les éléments éloignés ou isolés disposeraient d’une mobilité et d’une nervosité nouvelles grâce auxquelles il deviendrait possible de penser par-delà toute conflictualité électrique leurs articulations.

 

 

 

Exilé, éloigné physiquement de la Pologne, Jerzy Skolimowski n’en aura pourtant jamais été si proche d’elle, si raccord par l’esprit rebelle.

 

 

 

Vendredi 15 juillet 2011

 

 

 

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