Des nouvelles du front cinématographique (55) : Malaise dans la société étasunienne (I)

Critique de l'"américanisme" à travers trois films : "Invasion Of The Body Snatchers" (1955) de Don Siegel, "Nashville" (1975) de Robert Altman et "The King Of Comedy" (1982) de Martin Scorsese

« Au fond les États-Unis, avec leur espace, leur raffinement technologique, leur bonne conscience brutale,

y compris dans les espaces qu’ils ouvrent à la simulation, sont la seule société primitive actuelle. »

(Jean Baudrillard, Amérique, éd. Grasset, 1986, p. 12).

 

   

 

1/ Alexis Charles Henri Clérel de Tocqueville (1805-1859) ne cesse de jouir d'un prestige certain entretenu hier par Georges Sorel, Raymond Aron, François Furet et Claude Lefort, et plus récemment par Pierre Manent, Alain Renaut, Marcel Gauchet et Bernard-Henri Lévy, ce dernier se rêvant d’ailleurs en héritier légitime de cette digne succession intellectuelle. On loue les qualités de discernement quasi-prémonitoire d'un penseur libéral qui, dans ses analyses concernant la Révolution française notamment et la démocratie plus généralement, aurait fait montre d'une justesse analytique dans l'objectivation de tendances historiques longues favorables à la liberté et à l'égalité politiques. Au risque supposé d'une « tyrannie de la majorité » et d'un égalitarisme despotique qui auraient ainsi pavé la voie aux totalitarismes du XXème siècle.

 

 

On célèbre l'intellectuel qui s'est opposé aux thèses racialistes de son ami Gobineau, et a promu en bon démocrate libre-échangiste l'abolition du système esclavagiste. Ce faisant, on oublie l'élève de François Guizot qui fut l'ardent défenseur de la colonisation de l'Algérie entre 1841 et 1846 (« En un mot, la colonisation partielle et la domination totale, tel est le résultat vers lequel je suis convaincu qu’il faut tendre » in Le Moniteur universel, Assemblée nationale, 9 juin 1846 cité par Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer : sur la guerre et l’État colonial, éd. Fayard, 2005 p. 100). On oublie dans la foulée le représentant du parti de l'Ordre qui craint le socialisme et approuve la répression des ouvriers insurgés des journées de juin 1848.

 

 

On met à l’honneur l’historien de la Révolution française qui voit en elle non pas une rupture sociale avec l’ordre monarchique mais le parachèvement de la dynamique égalitaire et de la centralisation de l’État héritée de l’Ancien Régime, alors que la thèse de l’inanité défendue par Tocqueville appartient avec les thèses de l’effet pervers et de la mise en péril à la « rhétorique réactionnaire » analysée par Albert O. Hirschman.

   

 

2/ Avant de se lancer dans la longue entreprise de rédaction de De la démocratie en Amérique, Tocqueville a écrit avec son compagnon Gustave de Beaumont Du système pénitentiaire après un séjour en 1831 aux États-Unis afin d'en étudier en compagnie de Gustave Beaumont le système pénitentiaire. Mais c'est l'ouvrage suivant qui jouira de la plus grande réception.

 

 

Si la première partie consiste en l'analyse politique de la jeune confédération étasunienne, la seconde est consacrée à la culture démocratique d'une société nouvelle dont les grandes villes sont régulièrement comparées à leurs homologues de la vieille Europe. L'austérité des pionniers et la guerre populaire anti-coloniale ont accrédité les principes révolutionnaires de liberté et d'égalité démocratiques d'un coefficient de réalité jamais atteint auparavant dans le monde occidental.

 

 

Ce livre expose donc sous la forme du constat objectif les grands principes universels que Tocqueville croit reconnaître dans un État-nation dont la jeunesse rendrait plus visibles les transformations structurelles en cours. Égalisation des conditions d’existence et mobilité sociale ; montée d'un vaste classe moyenne et goût démocratique pour un matérialisme du bien-être ; « despotisme mou » de la majorité et nivellement culturel général ; conformisme intellectuel et repli de la « petite société » sur la sphère matérielle de ses intérêts propres : c’est le paradoxe démocratique pour Tocqueville, qui cherche à comprendre comment la volonté générale, quand elle se veut matérialiste et égalitaire, peut déboucher sur l’atrophie de la participation citoyenne et le sacrifice de la liberté individuelle.

 

 

Le manque d'épaisseur historique et sociale en termes de traditions culturelles, l'asservissement potentiel dû à une centralisation accrue de la sphère étatique avec son gouvernement fédéral, ainsi que l'extension d'un individualisme matériellement intéressé sont donc des tendances intrinsèques au succès de la culture démocratique étasunienne. Mais elles en menaceraient aussi la perpétuation. Le problème, c’est que le constat de Tocqueville fait l'économie de l'analyse de l'indexation des rapports sociaux sur la logique brutale d'accumulation du capital et de la paupérisation accompagnant les débuts de l'industrialisation de ce pays. On reconnaît chez l’auteur à la fois la mélancolie aristocratique pour les anciennes hiérarchies et son gouvernement des meilleurs (« aristos »), ainsi que les prémisses déjà bien avancées du crédo idéologique libéral pour lequel l’égalité totale accomplie induirait la massification totalitaire.

 

 

« La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tandis que l'obéissance, qui n'est due que dans un petit nombre de circonstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n'empêchera pas qu'ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d'agir par eux-mêmes, et qu'ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l'humanité » peut ainsi écrire Tocqueville dans le second tome de son ouvrage (quatrième partie, chapitre 6).

 

 

3/ Si l’auteur ne succombait pas aux réflexes idéologiques libéraux l’autorisant à s’émouvoir de l’étouffement des individualités captives de l’étau bureaucratique et administratif, il aurait pu comprendre la supposée atrophie démocratique à partir de l’hypertrophie des petits calculs prônés par l’idéologie bourgeoise. Il aurait pu saisir la petitesse de l’individualisme bourgeois promue par un « esprit du capitalisme » (Max Weber) moulé dans la domination religieuse de « l’éthique protestante » (idem). C'est que, pour Tocqueville, la démocratie n'est belle et désirable que seulement formelle, l'égalité valorisée parce qu'uniquement subordonnée à la liberté d'entreprendre. Les processus d'égalisation des positions soutenue par la culture démocratique induisent donc chez lui moins l'égalité commune réalisée qu'ils aiguillonnent l'investissement des gagnants de l'économie libre-échangiste appartenant à la nouvelle classe sociale dominante.

 

 

Le libéral Tocqueville ressemble au fond au libéral Montesquieu : comme lui, c'est « un esprit généralisateur et dogmatique : plus moraliste, au fond, que législateur, et surtout que politique » (Albert Sorel, cité par François Melonio dans Le Nouveau dictionnaire des œuvres, tome III, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 3194). Étrangement, la vision de la démocratie selon Tocqueville comme mode de production d'un individualisme narcissique arrive à rejoindre la critique platonicienne de la démocratie comme anarchisme des égoïsmes individuels. Aujourd'hui Alain Badiou, voulant perpétuer Platon et trouvant sur son chemin Tocqueville, peut opposer la démocratie identifiée à la valorisation de la jouissance dans la circulation et la substituabilité de toutes choses (notamment marchandes) à l'égalité dans le communisme (à rebours de tout platonisme, Jacques Rancière suture à juste titre les trois termes, démocratie, communisme et anarchisme afin de rappeler que nous sommes tous égaux dans l'absence de titre à commander : cf. Démocratie, dans quel état ?, éd. La Fabrique, 2009, pp. 15-25 et 95-100).

 

 

 4/ Là où la vision tocquevillienne peut encore arriver à susciter l’intérêt, c'est à partir de ce qu'elle a justement raté : l'intelligence et la sensibilité collectives noyées dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste [1848], éditions sociales, 1976, p. 34). Noyées dans les eaux fangeuses de la domination bourgeoise pour laquelle règnent le « froid intérêt » et les « dures exigences du paiement au comptant » parce qu'elle a substitué « aux nombreuses libertés, si chèrement acquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce » (idem). Et cette domination n'apparaît jamais aussi clairement et totalement qu'aux États-Unis, ce pays fait à l'image spectaculaire et grandeur nature du fétichisme de la marchandise (jusque dans un mélange post-moderne de narcissisme et d'aliénation poussant l'estime conative de soi jusqu'à l'auto-consommation et la prédation de l'autre - voir les romans de Bret Easton Ellis).

 

 

L'analyse suivante de trois films étasuniens tournés en 1955, 1975 et 1982, dans les marges de l'industrie hollywoodienne ou dans le courant de ce que le journaliste Peter Biskind a appelé le « Nouvel Hollywood », devra rendre manifeste aux États-Unis la hauteur de la trahison démocratique en économie capitaliste et la prégnance corrélative de « l'américanisme » comme l'appelait Antonio Gramsci dans le numéro 22 des Cahiers de prison écrit en 1934 (in Textes, éditions sociales/Messidor, 1983, pp. 343-357). Gramsci avait en effet compris, avant la critique des « industries culturelles » menée par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer et celle de « l'homme unidimensionnel » de Herbert Marcuse, que la sphère d'emprise du capital intégrait aux États-Unis toutes les formes de vie par l'imposition rationalisée planifiée d'une « culture de masse » dont Hollywood représente encore aujourd’hui la paradigmatique nomination.

 

 

Ainsi les formes de vie sociales des classes subalternes se voient soumises à une dynamique rationnelle et planifiée d'unification et de subordination à la logique marchande. Cela au nom de l'extension sociale de l'entreprise taylorienne et fordiste, exemplaire du capitalisme industriel développé en Amérique du nord et dont la crise structurelle s’est amorcée à partir des années 1960 : "(...) le plus grand effort collectif qui se soit manifesté jusqu'ici pour créer, avec une rapidité prodigieuse et une conscience du but à atteindre sans précédent dans l'histoire, un type nouveau de travailleur et d'homme [que résumerait] la phrase de Taylor sur le "gorille apprivoisée"» (p. 351).

 

 

Les symptômes et les ravages sociaux de l'idéologie américaniste seront donc ici analysés, s'agissant tantôt des relations de voisinage vampirisées par les normes répressives d’un conformisme mimétique (Invasion Of The Body Snatchers de Don Siegel), tantôt de la culture musicale traditionnelle transmuée en foire consumériste où s’abolit la politique (Nashville de Robert Altman), et tantôt de la télévision comme convecteur symbolique de désirs frustrés en terme de consécration sociale (The King of Comedy de Martin Scorsese).

 

 

Mardi 16 août 2011

 

 

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