Des nouvelles du front cinématographique (73) : Faust d'Alexandre Sokourov (démiurgie, I)

Bataille dans le ciel

« Chez tout auteur qui déploie ce que Kant appelait son "génie", c’est-à-dire son pouvoir de mettre au monde, de faire voir ou faire entendre les formes de la surabondance qui l’excède, il y a une sorte de divinité solitaire du lieu fantasmatique qu’il prend le risque d’occuper. Ce site inassignable qui est celui de la puissance mélancolique d’un sujet "capable de tout " et menacé par le "n’être rien" trouve son écho dans les paroles et les écrits des créateurs qui désignent leur exil du monde aussi bien sous le signe de la déréliction que sous celui de la démesure de leur pouvoir » (Marie-José Mondzain, Homo spectator, éd. Bayard, 2007, p. 244)

 

La question démiurgique dans le cinéma pratiqué par Alexandre Sokourov depuis le milieu des années 1970 se décline d’emblée en termes plastiques. Le cinéaste russe est un artiste démiurgique au sens où il est un cinéaste visionnaire. Visionnaire au sens où le cinéma ne l’intéresse pas pour rendre visible (ou audible, Gilles Deleuze parlant à juste titre d’« image sonore » in Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 327) ce qui dans le monde visible ou audible serait peu ou pas visible ou audible en tant que tel, mais bien pour déployer une vision personnelle dont la puissance audiovisuelle rompt avec le jeu consensuel des représentations collectives réglant normativement les perceptions individuelles. Le démiurge ou visionnaire n’est pas celui qui voit ou entend dans le monde existant ce que la plupart n’y voient ou n'y entendent pas : il est plutôt celui qui fait le monde qu’il voit et entend, celui qui rend moins justice aux visibilités ou aux audibilités existantes qu’il ne crée des blocs supplémentaires de visibilité-audibilité. Et la démiurgie selon Alexandre Sokourov se pense en rapport particulièrement étroit avec l’art pictural. Alors que le documentaire Élégie de la traversée (2001) envisage notamment d'insuffler de la vie à partir des paysages pétrifiés de la peinture (notamment hollandaise) caressés et sondés par la caméra, la fiction Mère et fils (1997) propose le mouvement exactement contraire en soumettant l’enregistrement des paysages réels à un geste anamorphosique combinant distorsion des lignes et accentuation des couleurs dignes de l’univers tourmenté du peintre expressionniste Edward Munch. Dans les deux cas, c’est la même perspective esthétique en regard de laquelle l’image, en choisissant sans hésiter de ne jamais trancher entre la fixité comme condition technique de la pratique picturale et l’enregistrement du mouvement caractéristique de la technologie cinématographique, soutient le récit allégorique d’un esprit (un souffle, l'animus des latinistes) se déployant par-delà et emportant le binarisme des oppositions structurales de la vie et de la mort, du mouvement et de l’immobilité ou de la matière et de l’immatériel. Un esprit donc résolument incorporel, à l’instar du voyageur invisible de Élégie de la traversée ou du narrateur également invisible suivant l’écrivain français Astolphe de Custine dans L’Arche russe (2002) qui, en s’identifiant à l’œil visionnaire de la caméra, s’affirmerait souverainement comme pur mouvement de la pensée arraché à ou ayant vaincu toute pesanteur matérielle. Un mouvement qui tantôt défie la catégorisation kantienne de l’espace et du temps comme formes a priori de la sensibilité (Élégie de la traversée, L'Arche russe), tantôt éprouve la mort physique particulière dans son ressassement naturel qui est un ressaisissement perpétuel, l’« éternel retour » nietzschéen (Mère et fils). La démiurgie comme pratique artistique dont la souveraineté défie les traditionnelles catégories binaires se déclinerait donc sous son versant spiritualiste dans le cinéma d’Alexandre Sokourov. Et ce à partir du moment où l’esprit est ce qui doit souffler et fondre dans une synthèse supérieure et définitive les contradictions d’une antinature (antiphysis) dont est capable spirituellement le genre humain et d’une nature comme cosmos extrahumain auquel malgré tout ce dernier ne peut ontologiquement échapper.

 

Il s’agirait donc là d’un spiritualisme paradoxal, puisqu’il serait philosophiquement tout à la fois humaniste et universaliste (quand il montre la dissolution des identités nationalistes russe et tchétchène dans les affects et la tendresse génériques - « trans-génériques » dirait Marie-José Mondzain - de Alexandra en 2007) et anti-humaniste (la pure voix-off de Élégie de la traversée ou d’autres documentaires appartenant à la série des élégies). Et tout à la fois naturaliste (par exemple les deux volets du documentaire Élégie paysanne que sont Last Day of a Rainy Summer en 1978 et Mariya en 1988) et anti-naturaliste (comme on va présentement le voir dans Faust). Un spiritualisme qu’il faudrait par ailleurs rapprocher de l’esthétique qualifiée par nous de « surnaturaliste » propre au cinéma de Terrence Malick (cf. Des nouvelles du front cinématographique (51) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (1ère partie)), et dont l’horizon dernier chercherait à fondre dans une logique moniste les antinomies (conceptualisées par Aristote) de la puissance (dynamis) et de l’acte (energeia). Mais aussi de la dialectique et de la substance, ou encore de l’analyse et de la synthèse, et ce au nom de cette dynamique supérieure qui n’appartiendrait donc qu’à l’esprit. A l’époque où le cinéaste russe commençait, notamment sous le regard tutélaire d’Andreï Tarkovski, à peaufiner un geste cinématographique qui allait déterminer son éminente place au sein du cinéma contemporain, cette démarche a été considérée dès ses prémisses par les autorités soviétiques comme contrevenant idéologiquement aux dogmes matérialistes et dialectiques encore en vigueur. Accepté dans la prestigieuse école de cinéma soviétique VGIK en 1974, Alexandre Sokourov en sort diplômé en 1979 avant d’intégrer le studio Lenfilms, le deuxième en importance après Mosfilms. Il réalise alors son premier long-métrage, La Voix solitaire de l’homme, en 1978. Victime de la censure, le film n’aura été distribué en Russie qu’en 1987. Il faudra attendre la réalisation dix ans plus tard de Mère et fils et l’énorme bénéfice symbolique que ce film a suscité lors de sa présentation internationale pour qu’Alexandre Sokourov puisse enfin accéder au statut d’artiste russe incontournable avec lequel le pouvoir bureaucratique postsoviétique a appris à composer afin de profiter politiquement d’une aura qui peut du coup s’autoriser des vicissitudes de l’histoire déchirant les peuples tchétchène et russe pour motiver politiquement leur dépassement (Alexandra). Mais c’est le plus souvent pour se déployer dans un au-delà qui est celui, transhistorique et éternel, des Idées platoniciennes valorisées, encore aujourd’hui mais différemment, par Alain Badiou (par exemple : « Le motif de l’Idée apparaît progressivement dans mon œuvre. Il est sans doute déjà présent à la fin des années quatre-vingt, dès lors que dans Manifeste de la philosophie, je désigne mon entreprise comme un "platonisme du multiple", ce qui rend nécessaire une reprise de la méditation sur ce qu’est une Idée » cité dans L’Idée du communisme. Conférence de Londres, 2009 [sous la direction d’Alain Badiou et Slavoj Zizek], éd. Lignes 2010, p. 7). Sauf que, comme on va dorénavant s’en apercevoir, le « platonisme du multiple » professé par Alain Badiou a pour horizon politique l’avènement du communisme tel qu’il prescrit la « vraie vie » comme « vie pensée selon l’Idée » (idem), quand le platonisme moniste d’Alexandre Sokourov envisage la vie de l’Idée elle-même dans une perspective, certes spiritualiste, mais aussi politiquement anticommuniste (au sens du communisme stalinisé, d'un communisme dont la stalinisation aurait figée à jamais négativement l'identité).

Par trois fois l’histoire défaite, à chaque fois faite corps

C’est en effet tout l’enjeu du triptyque composé jusque-là par Moloch (1999), Taurus (2001, toujours inédit en France) et Le Soleil (2005) que de problématiser la présence de l’homme de pouvoir autoritaire disposant du pouvoir étatique le plus radical en tant que figure archétypale du 20ème siècle (Hitler dans le premier film, Lénine dans le deuxième et l’empereur Hiro-Hito dans le troisième). Un allégorisme anhistorique autorise dans tous les cas un resserrement diégétique en forme de personnalisation en vertu de laquelle l’horreur terrible du pouvoir s’examinerait prioritairement à partir du seul corps censé parfaitement l’incarner. Les incarnations du pouvoir autoritaire ou totalitaire (on imagine pourtant les différences réellement existantes entre ces deux adjectifs qui paraissent malgré tout interchangeables ou synonymes à la vue des trois volets du triptyque) sont ainsi confinées dans un hors-lieu asilaire (Berchtesgaden dans Moloch, l’hôpital dans Taurus, le bunker impérial dans Le Soleil), comme expression concrète du retrait hors ou loin des forces antagonistes faisant accoucher l’histoire. L’enfermement (comme motif central du cinéma d’Alexandre Sokourov : cf. Diane Arnaud, Le Cinéma de Sokourov. Figures de l’enfermement, éd. L’Harmattan, 2005) proposerait donc systématiquement un dedans à l’intérieur duquel le pouvoir en personne affronte l’immanence de ses propres limites telles qu’elles s’inscrivent dans les plis caverneux de son corps (les troubles intestinaux d’Hitler, l’effondrement mental de Lénine, le bégaiement de Hiro-Hito). Le dérèglement organique des corps comme prélude ou contrepoint logique à la désorganisation catastrophique des pouvoirs dont ils soutiennent l’incarnation, autrement dit l’articulation allégorique du naturalisme des maux corporels et de l’anti-naturalisme propre à la compréhension du caractère incorporel des pouvoirs en exercice pouvait par exemple entrer en résonance avec les remarquables conclusions de l’ouvrage d’Ernst Kantorowicz intitulé Les Deux corps du roi. Une étude sur la théologie politique au Moyen-âge (1957). Un livre qui effectivement analyse l’image de « la dualité corporelle du roi. Selon cette image, le roi posséderait deux corps, l’un naturel, mortel, soumis aux infirmités, aux tares de l’enfance et de la vieillesse ; l’autre surnaturel, immortel, entièrement dépourvu de faiblesses, ne se trompant jamais et incarnant le royaume entier » (Loïc Blondiaux, « Kantorowicz (Ernst), Les Deux Corps du roi, Paris, Gallimard, 1989 » in Politix, vol. 2, n° 6, printemps 1989, p. 85). Sauf que cette perspective allégorique faisait l’économie volontaire de la complexité sociologique des rapports politiques qui rendent légitime aux yeux de ses sujets comme de lui-même le double corps, mortel et immortel, du souverain (à l’inverse d’autres documentaires relativement récents qui, certes, visent moins l’assomption poétique que l’analyse politique : cf. Des nouvelles du front cinématographique (68) : Impasses du communisme étatisé (I)). Pour défaire la figure démiurgique et prométhéenne du souverain autoritaire ou du chef totalitaire qui aurait confisqué la puissance commune au bénéfice d’un pouvoir circonstancié noué autour de sa personne, le cinéaste démiurge a donc décidé de montrer le renversement du champ de son pouvoir incorporel en impuissance corporelle qui, hélas, s’effectue au nom de la relégation hors-champ des forces historiques ayant pourtant in fine déterminé l’impouvoir même de l’incarnation personnelle du pouvoir (cf. Des nouvelles du front cinématographique (60) : figures de l'impouvoir dans Melancholia et Habemus Papam).

Cette démarche esthétique peut malgré tout donner des résultats admirables, comme avec Le Soleil qui montre comment un empereur, soit un souverain socialement doté de ce capital symbolique particulier qu’est cette aura sacrée qui le distingue du peuple profane de ses sujets, apprend à devenir un être humain après la défaite militaire de son pays. Ce devenir induisant le passage politique de l’empire théocratique à la monarchie constitutionnelle se donne alors à se lire comme auto-profanation volontaire à même les lèvres de Hiro-Hito qui marmonnent dans le vide, bouche ouverte et vide car en avance sur les mots et les phrases qu’elles proféreraient ensuite pour justement combler symboliquement et donc signifier ce vide. Ce vide qui se fait puis se dit est celui de l'impouvoir même comme manifestation de la puissance d'un homme, rien qu'un homme qui se sait historiquement, suite à la défaite militaire de son pays parachevée par les soleils atomiques de Hiroshima et Nagasaki (lourd tribut humain et matériel payé par l'éclipse du projet impérial longtemps défendu par le pays du soleil levant), ne plus pouvoir assumer d'être un dieu. Ce déphasage peut-être imaginaire mais puissamment visionnaire, en creusant en elle-même la figure du pouvoir incarné (figure divisée entre le réel du corps et l’ordre symbolique signifiant la dynamique historique et séculière de la fin d’un régime politique et du commencement d’un autre), a offert une fantastique et inoubliable trouvaille cinématographique. Une image au sens fort et précieux du terme (cf. Des nouvelles du front cinématographique (25) : L'image, les images), qui rend ici visible les processus objectifs de transformation historique (dynamique macro-logique) comme travail sur soi-même de rééducation (de la bouche et de la gorge par où la voix passe et devient parole, phonè puis logos) et de reconfiguration organologique (dynamique micro-logique) afin de faire coïncider le langage du pouvoir sécularisé avec le corps de l’empereur désormais vidé de toute légitimité politique inférée sur la sphère divine. N’en demeure pas moins vrai que les opérations esthétiques demeurent aussi, comme le dirait Jacques Rancière, des opérations politiques. Et celles qui par exemple président au choix du même acteur (Leonid Mozgovoï) dans les deux rôles (Hitler dans Moloch et Lénine dans Taurus) du corps du pouvoir autoritaire en phase de déréliction ou d’agonie (les intestins dérangés du premier, le cerveau disloqué du second) s’inscrivent, malgré une rare et indéniable ambition formelle et plastique, dans le registre discursif et idéologique de l’antitotalitarisme compris comme anticommunisme. Un courant qui fut particulièrement bien représenté en France par l’ancien militant communiste (pendant les années 1950, soit au plus fort de la phase stalinienne du PCF) et historien voué à la défense du libéralisme, François Furet, l’auteur de l’ouvrage symptomatique publié en 1995 et intitulé Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au 20ème siècle (cf. Enzo Traverso, L'Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du vingtième siècle, éd. La Découverte, p. 48-53).

Trois plus un : le soubassement faustien de l’histoire du vingtième siècle

En proposant de ressusciter par fragrances la mémoire fluide et suspendue de la grande Russie (tsariste) avant sa disparition lors de la première guerre mondiale et, a fortiori, de la révolution d’octobre, le plan-séquence virtuose de L’Arche russe, parachève le projet d’une esthétique unaire (pas au sens lacanien de support de la différence comme l'est le « trait unaire », mais au sens d'un seul et unique plan) et donc antidialectique (il aurait donc fallu un second plan) soutenant la vision nostalgique et consensuelle d’une Russie disparue (mais peut-être aussi seulement imaginaire). Obtenu grâce à la technologie numérique haute définition, L’Arche russe tourné en steadicam dans le labyrinthe des couloirs et des salles du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg expose une Russie intangible et incorruptible qui au fond ressemble peu au fantasme maternel d’Andrei Tarkovski dont le foyer, particulièrement entretenu lorsque l’exil (avec Nostalghia en 1983) a supplanté la censure (Stalker en 1979), peut ainsi s'éloigner de toute ambiguïté nationaliste. La glorieuse Russie d’avant la déchéance soviétique selon Alexandre Sokourov (dont le plan unique s’oppose, esthétiquement et politiquement, aux exercices de montage dialectique pratiqués par Sergueï M. Eisenstein qu’il affirme détester) n’existerait plus qu’à l’état d’idée volatile et gazeuse, dès lors seulement perceptible par l’œil et le souffle du démiurge triomphant des ruines de l’histoire et dont le pouvoir incorporel sait radicalement se distinguer des limites corporelles des figures dégénérées propres à l’incarnation du pouvoir autoritairement souverain ayant brutalement marqué le siècle passé. En regard des corps (littéralement) finis des chefs et autres souverains qui ont soutenu l’incorporation du pire pouvoir étatique et bureaucratique (et du point de vue sokourovien, ce type de pouvoir aurait structurellement hérité des mêmes limitations organiques), le pouvoir infini et incorporel de l’artiste démiurge lui assure pour sa part le bénéfice du regard de l'aigle. Celui dont l’apparente puissance hégélienne (en tant que relève de l’histoire passée, cassée par l’époque soviétique, dans cette « arche russe » que serait donc L'Arche russe) débouche sur l’antidialectique vision d’un passé seulement sauvé comme passé et strictement valable pour lui-même. Hors tout enchaînement historique du passé et du présent, comme hors toute laison politique du présent et du futur. Un passé qui flotterait dans l’éternité platonicienne du ciel des idées, mais surtout des formes artistiques (ce qui, soit dit en passant, distingue Alexandre Sokourov de Platon, le second subordonnant dans La République l’artiste au philosophe quand le premier semblerait souhaiter l’inverse). On comprend évidemment qu’Alexandre Sokourov ait inscrit, en relation avec la série inachevée des élégies (par exemple Elégie de Moscou consacré à Andreï Tarkovski entre 1986 et 1987) un portrait d’Alexandre Soljenitsyne (les 188 minutes des Dialogues avec Soljenitsyne en 1998) dont l’œuvre littéraire portée par un spiritualisme nationaliste et slaviste a tant inspiré les idéologues antitotalitaires lors de la réaction contre-révolutionnaire de l'après Mai 1968 (cf. Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, éd. Seuil, 1985, p. 31-42). Heureusement, le spiritualisme soutenu par le geste cinématographique d’Alexandre Sokourov s’exerce par-delà les frontières russes (l’Allemagne de Moloch et Faust, le Japon du documentaire Dolce en 2000 et du Soleil), et peut même prétendre à l’exposition du caractère universel et générique des affects humains rassemblant, comme on a pu le voir avec Alexandra, par-delà les clivages identitaires, politiques et nationalistes, Russes et Tchétchènes.

Avec Faust, le cinéaste russe déboîte le bel et précieux édifice du triptyque relatif aux incarnations, humaines trop humaines, du pouvoir autoritaire ou totalitaire pendant le siècle passé afin de proposer le récit paradigmatique censé soutenir le plan d’ensemble de cet ambitieux projet cinématographique et y affirmer l’adoption d’une perspective mythologique générale. Hitler, Lénine et Hiro-Hito seraient par conséquent ainsi des figures faustiennes. Soit des mythes particuliers (au sens par exemple du « mythe nazi » déconstruit par Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe) qui auraient décliné le récit originel ayant archéologiquement commandé la première version théâtrale fixée par l’anglais Christopher Marlowe (La Tragique histoire du docteur Faust, écrite vers 1590 et publiée en 1604). Puis celle, la plus connue, de l’allemand Johann Wolfgang von Goethe (Urfaust entre 1773 et 1775, Faust I en 1808 et Faust II en 1832, le film d’Alexandre Sokourov et de son fidèle scénariste Iouri Arabov aidés ici par Marina Koreneva paraissant s'amuser avec les trois versions de la tragédie goethéenne : cf. Jacques Le Rider, « Entre Goethe, Murnau et Thomas Mann » in Cahiers du cinéma, n°679, juin 2012, p. 12-13). Ce film qui reçut des mains d’un Darren Aronofsky admiratif (lui aussi tenté par la démiurgie : cf. Des nouvelles du front cinématographique (43) : Black Swan de Darren Aronofsky) le Lion d’or lors de la Mostra de Venise de 2011 autorise un retour du cinéaste russe en Allemagne qui, après Moloch, ne s’effectue plus sur un mode personnalisant et antidialectique (donc anhistorique) du personnage comme corps du pouvoir et pouvoir fait corps dont le corps organiquement déréglé manifesterait structurellement la désorganisation du corps politique qu’il représente. Le recours à ce mythe littéraire paradigmatique de la culture allemande en sa variante romantique permet tout à la fois de poser en termes strictement idéalistes, comme de manière archéologique, la problématique du savoir (particulier : technè) du technicien transmué en pouvoir (total : hybris) du souverain telle qu’elle détermine l’imaginaire dont relèveraient les despotes, tyrans et autres dictateurs qui ont brutalisé l’histoire du 20ème siècle. En ce sens, le Faust du cinéaste russe dans les rapports structuraux qu’il entretient avec les autres films du triptyque (du coup devenu tétralogie) peut faire également songer au roman Docteur Faustus de Thomas Mann écrit pendant l’effondrement du nazisme en 1943 et publié en 1947 (cf. Jacques Le Rider, opus cité). Dans le domaine cinématographique, The Great Dictator (1940) a été ce moment ayant autorisé Charlie Chaplin à régler ses comptes esthétiques et politiques avec l’homme politique qui se serait inspiré du personnage populaire de Charlot pour appuyer sa légitimité auprès du peuple (c’est le fameux vol de moustache d’Hitler à Charlot analysé par André Bazin dans son célèbre article « Pastiche et Postiche ou le néant pour une moustache » in Qu’est-ce que le cinéma ?, éd. du Cerf, col. « 7ème art », 1958, p. 91-96). Et Le Soleil ne l’a pas oublié quand il montre l’empereur d’origine divine qui, devenu simple humain, adopte une posture et une démarche explicitement inspirées du personnage de Charlot afin d’inspirer confiance auprès des militaires étasuniens (dont le général Mac Arthur) qu’il rencontre. Faust fournira donc la grandiose occasion pour Alexandre Sokourov de discerner la puissance démiurgique de l’artiste visionnaire qui a su reconnaître le mythe faustien dans Hitler, Lénine et Hiro-Hito, puissance démiurgique qu’il distingue donc du pouvoir démiurgique que ces derniers ont voulu concentrer de manière autoritaire ou totalitaire, et dont la concentration a entraîné une déréliction dont leur corps respectif se serait fait l’écho privilégié.

Entre ciel et terre : la bataille d’Alexandre

Faust parachève donc sur le versant mythologique une interrogation philosophique entamée avec Moloch et identifiant de manière par trop réductrice les forces antagonistes qui, en luttant, font aux forceps l’histoire des peuples aux forces organiques qui, en se déchaînant dans les corps malades des figures du pouvoir autoritaire ou totalitaire, sont censées matérialiser la désagrégation générale des régimes de pouvoir que ces figures incarnent. Le « métalangage » propre aux mythes dans l’interprétation structurale qu’en a faite Claude Lévi-Strauss (cf. Anthropologie structurale 2, éd. Plon, 1973, p. 169), au sens où ils reposent sur des oppositions paradigmatiques qui, d’inconciliables, deviennent des oppositions binaires conciliables (cf. Anthropologie structurale, éd. Plon, 1958), peut aider à caractériser le caractère hautement significatif du premier raccord du nouveau long-métrage d’Alexandre Sokourov. Le premier plan, s’identifiant au « prologue dans le ciel » ouvrant le Faust de Goethe, consiste en un vaste travelling aérien, flottant dans les cieux nuageux derrière lesquels se dessine à flanc de montagne un village environné d’arbres. Ce premier plan qui peut lointainement rappeler l’ouverture aérienne de Shining (1980) de Stanley Kubrick fait surtout explicitement référence à la toile La Bataille d’Alexandre (1529) du peintre Albrecht Altdorfer qui, représentant l’affrontement de l’armée de Darius à celle d’Alexandre, hausse au niveau cosmique (avec la présence des deux corps célestes, le soleil et la lune) la victoire de la civilisation grecque sur celle des Mèdes. Sauf que le premier plan de Faust vide le paysage de toute trace de combat militaire ou de guerre (la toile d’Altdorfer avait pour enjeu, à l’époque du siège de Vienne, de justifier auprès du souverain du Saint-Empire romain germanique la guerre contre l’empire ottoman symbolisé par le croissant de lune). Substituant au cadre exposant dans le tableau la narration des faits de guerre inspirés par l’historien romain Flavius Josèphe celui montrant un miroir réfléchissant les cieux environnants, ce plan laisse flotter dans les airs une écharpe, sorte de fantasme de légèreté que l’on peut rapprocher du châle signalant la chute hors-champ de l’héroïne suicidée du film de Robert Bresson Une femme douce (1969) d'après une nouvelle de Fiodor Dostoïevski. A cette chute succède, cut, l’inquiétant gros plan d’un rouge abcès organique qui se révèle être les parties génitales sanglantes d’un cadavre disséqué par le docteur Heinrich Faust (Johannes Zeiler), aidé de son assistant exalté Wagner (Georg Friedrich). Entre le plan large et aérien du paysage et le gros plan des parties génitales d’un macchabée, entre le rêve transcendantal de légèreté soutenu par un mouvement vertical et cosmique et la basse réalité matérielle découlant de l’immobilité cadavérique, Alexandre Sokourov mène une bataille esthétique qui déjà se comprend en relation avec le titre et le sujet de la toile peinte à l'époque de la Réforme protestante par Albrecht Altdorfer. La Bataille d’Alexandre, en induisant l’idée de la bataille menée par un homme prénommé Alexandre (comme le cinéaste prénommé Alexandre portait la version masculine du prénom de l’héroïne éponyme du film Alexandra), consiste déjà à transcender le caractère structural de telles oppositions binaires a priori inconciliables. L’idée est de déployer un geste cinématographique capable en conséquence de subsumer sous le mouvement filmique une picturalité héritée de l’Ecole du Danube (à laquelle est associé le travail d’Albrecht Altdorfer, contemporain du graveur Albrecht Dürer, et inspirateur des grands peintres romantiques tel Caspar David Friedrich), et contemporaine d'un mouvement historique de sécularisation et de rationalisation général du monde occidental résumé par une fameuse formule de Max Weber : le « désenchantement du monde ».

La reconnaissance artistique de l’héritage de la peinture, réalisée avec l’aide technique du directeur de la photographie Bruno Delbonnel (qui a déjà travaillé avec les frères Coen, Jean-Pierre Jeunet et Dark Shadows de Tim Burton sorti cette année), peut ici se retraduire en images anamorphosées. Tonalités vert-de-gris et plans étirés tirent les images vers le camaïeu et le camée, à l’instar du visage de Marguerite (interprété par Isolda Dychauk), comme sculpté à partir de la sardonyx ou des coquillages dont ont été tirées les plus beaux camées. Comme si, plus que la référence au premier Faust de Goethe, Alexandre Sokourov s’était également souvenu de son Traité des couleurs (1808-1810). Envisageant la couleur comme obscurcissement de la lumière ou comme éclaircissement du noir, le traité goethéen propose de faire du jaune (tel le visage de Marguerite considéré lors d'un magnifique moment de suspens érotique par Faust) la couleur la plus proche de la lumière, le bleu étant la couleur la plus proche de la nuit (c'est l'eau du lac où Faust entraîne Marguerite), pendant que le vert représente cette couleur intermédiaire reliant ici la forêt (qui revient de Mère et fils) et la décomposition cadavérique (qui revient de Moloch et Taurus). Ces opérations citationnelles ne se suffisent pas à elles-mêmes et, loin de tout repli fétichiste visant l’absolutisation référentielle et le légitimisme culturel, cette entreprise cinématographique sait intelligemment bénéficier d’un sens du corps en mouvement et d’une richesse sonore qui définitivement triomphent de la fixité, le péché originel de l’art pictural (ici rédimé, par exemple, grâce au choix du vieux format carré 1,33:1 privilégié contre les facilités d'un format plus large comme le 2,35:1 du CinemaScope). Certes, parmi les feuilles des arbres qui paraissent comme avoir été recouverts d’une poudre faite de cuivre ou de bronze oxydé, Marguerite semble posséder le visage lumineux de la Vierge Marie dans les gravures d’Albrecht Dürer. Certes, son visage brille d’un éclat à la fois doré (ses cheveux) et laiteux qui rappelle le camée de verre appelé Vase de Portland (censé dater du premier siècle avant Jésus-Christ). Pourtant, l’impérieux souvenir que ce visage laissera dans la mémoire du spectateur subjugué est déterminé par cet étrange, et même inquiétant rictus qui affecte et resserre sa bouche au moment du premier regard qu'elle adresse à Faust. En effet, ce rictus se traduit par l'écarquillement de ses grands yeux et le pincement de ses lèvres lorsque, lors de la mise en terre de son frère, la jeune femme sent à ses côtés la présence de celui dont elle ignore qu’il est son assassin, le docteur Faust. Ce visage presque aussi effrayant que celui de Méduse (1598), la gorgone peinte par Caravage, cette surface tendue et tordue entre le masque de politesse civile envers autrui (la « persona » aurait dit Carl Gustav Jung) et le fond obscur d’une affectivité intense et irrépressible (l’« alma ») manifeste une pointe extrême de l’art pratiqué par le cinéaste (après les lèvres de Hiro-Hito dans Le Soleil). Précisément parce qu’Alexandre Sokourov rend visible une indiscernable affection qui, entre beauté et laideur, monstruosité et sublime, douleur et plaisir, Eros et Thanatos, excède, à l'instar du sourire énigmatique de La Joconde (1503-1506) de Léonard de Vinci, toute décision interprétative unilatérale qui vaudrait pour une forme définitive de clôture symbolique. Cette suspension du sens, à la fois par excès formel (un visage emporté à l’extrême du figuratif) et par défaut symbolique (un visage brouillé par une affection illisible), renvoie en miroir au personnage principal le reflet de son propre diabolisme tel qu’il est entretenu dans son dos par son ombre, l’usurier Mauricius Müller (Anton Adasinsky). Mauricius (soit le « sombre ») en regard duquel Heinrich (soit le « rempart ») ne pourra justement plus assumer la racine de son prénom. Mauricius Müller, autrement dit le jamais nommé Méphistophélès, l’un des sept princes des Enfers, le diable méphitique envoyé sur terre pour manifester l’esprit de négation.

Pour citer Méphisto pendant la scène du cabinet d’étude du premier Faust de Goethe adapté par Edmond Rostand entre 1884 et 1912 : « Je suis l'Esprit qui nie, éminemment logique, / Car, puisque Rien ne vaut de durer, ici-bas, / Il vaudrait cent fois mieux que Tout n’existât pas ! / Donc, le Péché, l’Erreur, tout ce qu’enfin tu nommes / Par un seul mot, le Mal, ô faible enfant des hommes, / C’est proprement / Mon élément !  » (Faust de Goethe, éd. Théâtrales, 2007, p. 34). Alors que l’esthétique cinématographique défendue par Alexandre Sokourov consiste à dépasser les traditionnelles antinomies structurales (du ciel et de la terre, du mouvement et de la fixité, de la matière et de l’esprit, de l’art et du non-art, du sens et du non-sens, de la vie et de la mort), sa relecture du mythe faustien avalise et actualise la bataille philosophique (réactionnaire) entreprise contre la logique dialectique pour laquelle le positif ne se conçoit qu’en rapport nécessaire avec le négatif. Cette dialectique, dont l’un des termes logiques est, sur le plan théologique, le dieu créateur et l’autre le diable négateur, ne cesserait donc jamais de restaurer le jeu de balancier systématique des oppositions binaires qui, d’irréconciliables, se réconcilieraient dans de nouvelles synthèses interminablement relevées dans les ruines de l'histoire.

La dialectique du diable : savoir ou connaissance et pouvoir ou jouissance

En regard de la volonté de savoir du scientifique qui se renverse et se révèle, au contact de l’usurier méphistophélique, en volonté de pouvoir (notamment celui d’abuser sexuellement de Marguerite), il faudrait donc voir ici l’élan social de la connaissance dans son rabat sur l’élan pulsionnel de la jouissance représenté par l’association du docteur Faust (le symbole du savoir positif) et de l’usurier Mauricius (le diabolique négateur). Par ce biais, Alexandre Sokourov valorise les moments de cinéma où la lisibilité des contradictions s’abolit dans l’illisible visibilité ou audibilité des indiscernables, des affects brûlant le visage de Marguerite au chahut des corps s’agrégeant, dans la rue ou à l'intérieur d'une taverne, les uns sur et se jetant contre les autres (par exemple ces chiens qui viennent déranger un enterrement, l'odeur d'un cadavre encore frais excitant leur truffe), en passant par une rumeur sonore continue dont les bruissements étouffent la primauté du déterminée par l’origine littéraire et théâtrale du mythe. On pourrait légitimement qualifier cette primauté de « phonocentrique » pour reprendre ici le terme de Jacques Derrida (cf. De la grammatologie, éd. Minuit, 1967, p. 16-17). Ceci afin d’expliquer le choix esthétique d’un régime sonore de l’étouffement et du confiné, du cotonneux et du voilé, du caverneux et du susurré grâce auquel la voix-in (sortant de la bouche du personnage), la voix-out (sortant hors-cadre de la bouche du personnage) et la voix-off (émise à partir de la conscience intime du personnage) paraissent devoir s’équivaloir et incessamment se confondre ou, du moins, échanger les paroles dont elles soutiennent l’étrange circulation. L’égalité des voix autoriserait ainsi leur détachement des corps et le flottement des paroles circulant par-delà les corps particuliers et les consciences individuelles, par-delà toute forme d’appropriation (cf. Jacques Derrida, Trace et archive, image et art (conversation à l’INA avec le Collège iconique, 25 juin 2002), éd. INA, 2002, p. 138-139). Le caractère relativement incorporel des voix parachèverait ainsi l’émancipation spirituelle et cosmique des voix hors tout soubassement matériel et naturel. Ainsi, les voix respectives de Méphisto et de Faust ne cessent de s’enrouler l’une avec l’autre de manière ophidienne, s’entortillant de telle façon qu’elles décrivent le dialogue allégorique de soi avec cet autre que serait un soi-même inconnu et refoulé. Le dialogue du détenteur du savoir tenté par le pouvoir qu’il pourrait personnellement en tirer et du jouisseur monstrueux qui pourrait abusivement profiter de la légitimité conférée par son statut social de savant était déjà celui du couple, là encore faustien, formé par le méphistophélique Homais et le médecin Charles Bovary dans l'étonnante relecture du roman de Gustave Flaubert proposée par Sauve et protège (1989). Ce dialogue, parce qu'il est celui de l’abstrait et du concret, de la connaissance et de la jouissance, de l’intellectuel et du sexuel, institue l'horreur de toute dialectique. S’agissant enfin des corps, le cinéaste aime les situations au cours desquelles les personnages se touchent et se tournent autour, se caressent et se hument, se frottent et s’attirent, se poussent et se repoussent tout au long de quasi-danses étranges qui redoublent corporellement les doubles hélices du dialogue objectif (de Faust désorienté avec Méphisto glapissant) et du dialogue intérieur (du savant avec son autre et monstrueux lui-même). Mais il s’agirait ici de prolonger dans l’espace un mouvement affectif plus fort que toute tentative a posteriori de rationalisation et de symbolisation de tels comportements. Comme souvent chez Alexandre Sokourov, l’armée offre ce cadre paradoxal, ce corps social avec lequel l’exercice militaire de la violence légitime (pour le dire en termes wébériens) est accompagné d’inattendus moments d’affection, de douceur et de tendresse, comme on les voyait déjà, entre autres, dans Alexandra comme dans Père, fils en 2003 (même si dans ce dernier film le père porte sur ses épaules son fils, quand le père écraserait plutôt son fils dans Faust). Et comme on les voit encore dans Faust entre les femmes entre elles aux travaux domestiques ou bien entre les camarades soiffards du frère de Marguerite retrouvés dans le hors-lieu de leur mort. La mort accidentelle du frère (belle idée de cinéma à forte teneur historique pour une rare fois : la mère a du mal à reconnaître son fils puisque les guerres, probablement napoléoniennes, n’ont pas cessé de le lui soustraire durant de longues années) et l’empoisonnement de la mère (lointaine réminiscence de l'empoisonnement d'Emma Bovary dans Sauve et protège) représentent alors les deux obstacles (ou remparts) à lever afin d’atteindre l’objet du désir sexuel de Faust.

La levée de ces obstacles, matérielle mais surtout morale, engage le départ définitif de Faust sur les ailes (jamais filmées) de Méphisto qui, en un raccord à peine saisi par le spectateur envoûté, l’entraîne de lieux en lieux jusqu'aux décors naturels et fantastiques finaux, probablement trouvés en Islande. On retrouve là les paysages tourmentés imaginés par le peintre romantique Caspar David Friedrich (on pense à sa toile La Mer de glace ou Le Naufrage datant de 1823-1824) que Werner Herzog dans Fata Morgana et Philippe Garrel dans La Cicatrice intérieure retrouveront chacun de leur côté mais durant la même année (en 1971). L’eau brûlante crachée par un geyser offre une image érotique du con de Marguerite exploré par Faust avant son naufrage, lors d’une séquence fantasmagorique inaugurée par une chute des deux corps dans une eau bachelardienne combinant à la fois l’image de la mort d’Ophélia dans Hamlet (1603) de William Shakespeare et celle de la traversée du miroir de Alice au pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll. Ce trou béant sert aussi de contrepoint structural aux pets multipliés par un diable dont le nom méphitique affirme d’emblée la puanteur que les propos d’un tavernier permettent d’identifier aux dégagements gazeux d’une comète. Flatulences qui anticiperaient les éruptions d’eau bouillante du geyser islandais, mais aussi les futures bombes qui tomberont du ciel comme on le voit dans l’ouverture fracassante du film Le Soleil. Relevons ici que le tavernier qui pose la question de la comète est interprété par l’acteur Lars Rudolph, l’idiot qui jouait au démiurge dans la taverne avant d’en être exclu par son propriétaire irascible à la fin du premier plan-séquence bouleversant ouvrant le film de Béla Tarr sorti en 2000 et intitulé Les Harmonies Werckmeister. Ce clin d’œil avoué d’un démiurge à un autre (renforcé par la présence dans les deux films de l’actrice Hanna Schygulla, interprète ici de l'étrange compagne de Méphisto) ne semble devoir s’expliquer que parce que Les Harmonies Werckmeister ainsi que Faust ont en partage de ne pas (seulement) représenter l’étalage égotiste des pouvoirs démiurgiques des deux cinéastes (tous deux de grands admirateurs d’Andreï Tarkovski, autre cinéaste démiurge s'il en est). Il s’agirait plutôt dans les deux cas de proposer la problématisation de la question démiurgique, puisque son équivocité conceptuelle est autant partagée par les domaines de l’art comme de la politique (ce qu’Andreï Tarkovski avait pour sa part déjà accompli avec Nostalghia et surtout avec Le Sacrifice en 1986). Quant au corps monstrueusement ratatiné du grotesque Mauricius, il accentue par écho diabolique le désir de Faust observant Marguerite au travail (et même regardant sous ses voiles trempées la forme de ses fesses) quand il plonge dans le bain des femmes s’occupant du linge au cœur d’un immense lavoir. La fente vaginale (le sexe de Marguerite) renversée en anus masculin (les pets méphitiques) d’une part, et d’autre part le sexe mâle (celui de Mauricius) retourné pour être passé du devant au derrière et s’identifier à la queue d’un chien ou d’un gros cochon : l’érotisme hétérosexuel cacherait dialectiquement dans ses bourrelés de graisse un homo-érotisme qui est in fine un auto-érotisme, un priapisme, une impuissance sexuelle. La volonté de savoir camouflerait en son sein une volonté de pouvoir, autrement dit une « volonté de vie » (Arthur Schopenhauer) ou une « volonté de puissance » (Friedrich Nietzsche) identifiée à la sphère des « appétits » (Baruch Spinoza), des désirs humains trop humains. La connaissance scientifique, les profits apportés par l’usure (soit le « capital-argent de prêt » décrit dans Le Capital par Karl Marx : cf. Faire banquer les peuples : la dette, stade ultime de la bêtise capitaliste (I)) et l’obsession sexuelle peuvent séparément ou bien même tout ensemble supporter la même dynamique de l’illimitation (hybris) synonyme d’une « naturalisation de l’esprit » décrit par Friedrich Wilhelm Joseph Von Schelling dans son opus magnum intitulé Les Âges du monde (1811-1815), et dont la figuration étatique aura été donnée par l’homme d’État autoritaire ou totalitaire durant le 20ème siècle. Les dernières paroles proférées par Faust après s’être séparé de Méphisto en l'assassinant à coup de pierres (mais c’est normal, le diable ayant accompli sa mission disparaît dans un rire au sein des plis géologiques de la matière naturelle) ne sont-ils pas « Toujours plus loin ! » ?

L’art pour l’art, la seule sphère démiurgique

Ou bien « (…) dans la nature, (…) l'Esprit se révèle progressivement, mais il reste contraint par l'inertie de la Matière qui l'enveloppe ; [ou bien] dans l'homme au contraire (…) l'Esprit devrait imposer sa mainmise et édicter directement la règle, tandis que la corporéité se débarrasserait de son inertie pour se transformer en un médium éthéré, transparent de la lumière de l'esprit » a ainsi écrit Slavoj Zizek à partir de sa réflexion sur la philosophie de Friedrich Schelling (in Essai sur Schelling. Le reste qui n’éclôt jamais, éd. L'Harmattan, 1996, p. 81). La « naturalisation de l’esprit » choisie par le démiurge faustien consiste donc à substituer à la puissance (qui est aussi, comme l’affirmerait cette fois-ci Giorgio Agamben, la puissance de ne pas faire) le pouvoir (qui n’est que celui de faire et de ne pas pouvoir faire autrement). Car, comme l’a écrit dans sa réflexion aristotélicienne le philosophe italien : « Si une puissance de ne pas être appartient originellement à toute puissance, ne sera vraiment puissant que celui qui, au moment du passage à l'acte, n'annulera pas simplement sa propre puissance de ne pas, ni ne la laissera en suspens par rapport à l'acte, mais la fera passer intégralement en lui comme telle et pourra donc ne pas ne pas passer à l'acte » in La Puissance de la pensée. Essais et conférences, éd. Payot & Rivages, 2011, p. 327). En réponse au passage à l’acte du démiurge faustien qui a la pouvoir de substituer au monde limité, non-appropriable et partagé des êtres humains un monde accordé à l’empire illimité de ses désirs propres la démiurgie artistique privilégiée dans le champ de l’art cinématographique par Alexandre Sokourov défend une « spiritualisation du naturel » (Friedrich Schelling) qui, à nouveau, le rapprocherait de Terrence Malick (cf. Des nouvelles du front cinématographique (52) : The Tree of Life, le vert paradis de Terrence Malick (seconde partie)). Autrement dit, l’esprit aurait remisé les heurts de la dialectique avec ses chocs du négatif et du positif qui lui sont afférents, en les remplaçant par les célestes voyages dans l’éther éternel (et politiquement inoffensif) des choses de l’art. Sinon c’est la folie, d’où la fugitive mention du nom du dramaturge Jakob Michael Lenz dont la vie a inspiré une nouvelle de Georg Büchner en 1835. Sinon, l'homo sapiens ou faber est aussi homo demens ou mythologicus d'après la formule d'Edgar Morin (in Pour et contre Marx, éd. Flammarion, coll. « Champs actuel », 2012, p. 11). C’est donc l'esprit grâce auquel la puissance (esthétique) de passer à l’acte, en s’identifiant et se fondant dans celle (moins politique qu'éthique) de ne pas passer à l’acte, et qui comblerait chez l'être humain « la plus grande béance entre possibilité et effectuation » (Slavoj Zizek, op. cit., p. 80). Si le refus du « Deux » (« un se divise en deux » dit aujourd'hui après Mao Alain Badiou) paraît ainsi devoir conjurer le risque de la pente totalitaire du démiurge puisqu’il ne peut exercer que dans la sphère artistique, l’autre risque malheureusement délaissé concerne celui que la politique se fasse sans nous, dans cet ailleurs éthéré dont ne se soucierait pas l'« Un » de l'esprit incorporel. Et non pas la politique comme cause commune des militants du commun mais celle, ontologiquement inégalitaire, relayée par les experts, les technocrates et les gestionnaires, d’une sphère bureaucratique travaillant à la reproduction consensuelle de la domination. Faust est indéniablement un chef-d’œuvre quand il affirme de manière critique l’héritage romantique (et il faudrait évidemment citer ici l’adaptation de la pièce de Goethe par Friedrich W. Murnau dans son film éponyme datant de 1926), puisque cet héritage a historiquement déterminé aussi une extrême valorisation de la « culture » allemande (opposée à la « civilisation » des Lumières alrs incarnée par les guerres napoléoniennes : cf. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, éd. Calmann-Lévy, 1973, coll. « Agora », p. 11-51), ainsi qu'une « esthétisation de la politique » à l'époque nazie analysée par Walter Benjamin (L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique rédigé en 1935), puis par Philippe Lacoue-Labarthe (La Fiction du politique. Heidegger, l’art et la politique, éd. Christian Bourgois, 1988 ; Musica Ficta. Figures de Wagner, éd. Christian Bourgois, 1991), et puis encore par ce dernier en compagnie de Jean-Luc Nancy (Le Mythe nazi, éd. L’Aube, 1991).

Faust d’Alexandre Sokourov est certes incontournable quand il propose le privilège esthétique de l’« Erfahrung » (l’expérience transmise) contre l’« Erlebnis » (l’expérience vécue). Cette affirmation est explicite et prend même une tournure ironique lors de cette séquence où l'assistant de Faust, qui veut rivaliser avec son maître Faust, hurle à plusieurs reprises son nom, qui n’est autre que celui de Wagner. On se souvient alors des critiques de Charles Baudelaire, de Friedrich Nietzsche (Le Cas Wagner suivi de Nietzsche contre Wagner, éd. Gallimard, coll. « Folio/essais », 1974) et de Martin Heidegger (« L’Origine de l’œuvre d’art » in Chemins qui ne mènent nulle part, éd. Gallimard – NRF, 1962) contre la musique emphatique de Richard Wagner qui brutalise un auditeur sonné à force de sensations intensifiées. Pour Walter Benjamin, l’art doit substituer une expérience transmise (Erfahrung) à une expérience vécue (Erlebnis) au nom du fait que son champ d’exercice ne ressortit pas seulement de la psychologie individuelle propre aux émotions égotistes, mais relève surtout de la vie historique des sociétés (cf. « Expérience et pauvreté » in Œuvres II, éd. Gallimard, coll. « Folio-essais », 1990, p. 364-373). Au lieu de brutaliser et d’étourdir son spectateur, Alexandre Sokourov préfère l’enivrer et l’engourdir, l'hypnotiser (cf. Raymond Bellour, Le Corps du cinéma. Hypnoses, émotions, animalités, éd. P.O.L./Trafic, 2009) afin de l’emmener dans un monde où « le sommeil de la raison engendre des monstres » (pour reprendre le titre kantien de la toile peinte par Francisco Goya entre 1797 et 1798).

Un monde où le vagin d’une femme soignée accouche d’un œuf par elle gobée, où l’assistant du docteur crée un homoncule (en bocal, comme ceux du héros du film Le Soleil), avorton ridicule et touchant censé compenser la disparition de l’âme derrière la décomposition organique des cadavres. Un monde surtout où les actes et les affects, les corps et les relations, les mots et les pensées sont étrangement emmitouflés dans une ouate ou auréolés d’une nimbe verdâtre obligeant à poser la question du sens sans jamais pouvoir la résoudre unilatéralement et définitivement, à la différence des imprécations slogandaires des chefs militaires et politiques. Un monde enfin où le geste démiurgique, créateur de ce « sublime » que Jean-François Lyotard a repris du jugement de goût kantien pour décrire un art excédant ses traditionnelles obligations esthétiques en termes d'intelligibilité et de présentation (in Leçons sur l'analytique du sublime, éd. Galilée, 1991), ne serait autorisé, seulement et strictement, que dans la sphère des œuvres d'art, là où ne règneraient entre créateurs et spectateurs ni pouvoir coercitif ni rapports hiérarchiques. Il n’en demeurera pas moins vrai que, si Faust n’est pas fait pour les masses (hier du totalitarisme hitlérien ou stalinien, aujourd’hui du consumérisme culturel), la portée politique du film est, pour momentanément conclure, deux fois problématique. D'une part, quand le film défend l’aporétique séparation de l’esthétique et la politique (si l’on adopte, comme on le fait ici, le point de vue développé par Jacques Rancière qui pense la synonymie des deux concepts, par exemple dans Le Partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique, 2000), au risque de la survalorisation de la première et de la relégation (qui est une volatilisation) de la seconde. Et quand le film désire faire du monde de l’art l’assomption spirituelle, apolitique et donc antipolitique du monde de la vie, au risque que cette assomption reproduise finalement une autre forme de hiérarchisation des positions (entre le créateur démiurge dominant sa matière et ses spectateurs qu'il aurait hypnotisés et subjugués). 

Lundi 9 juillet 2012


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