Des nouvelles du front cinématographique (74) : Holy Motors de Leos Carax (démiurgie, II)

L’homme aux mille vies possibles

« Comme le ciel de la théologie catholique qui se compose de plusieurs ciels superposés, notre personne, [dans] l'apparence que lui donne notre corps avec sa tête qui circonscrit à une petite boule notre pensée, notre personne morale (…) se compose de plusieurs personnes superposées. Cela est peut-être plus sensible encore pour les poètes qui ont un ciel de plus, un ciel intermédiaire entre le ciel de leur génie, et celui de leur intelligence, de leur bonté, de leur finesse journalières, c'est leur prose » (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 249).

 

 « On voudrait revivre / Mais ça veut dire / On voudrait vivre encore / La même chose / Refaire peut-être encore le grand parcours / Toucher du doigt le point de non-retour / Et se sentir si loin, si loin, de son enfance » (Gérard Manset, Revivre, 1991).

 

 

 


Dans son fameux Paradoxe du comédien qui a été rédigé sous forme de dialogues par Denis Diderot entre 1773 et 1777 et qui a été publié de manière posthume en 1780, est posée la distinction heuristique et typologique entre deux sortes de jeux d’acteurs. Existeraient ainsi selon le philosophe d'une part le « jouer d’âme » qui privilégie l’action de ressentir les émotions jouées et d'autre part le « jouer d’intelligence » qui valorise au contraire le fait de ne justement pas ressentir les émotions simulées sur scène. Si Denis Diderot explique, à l’encontre de l’opinion générale (tant à son époque qu’à la nôtre d’ailleurs), que sa préférence va au second type dégagé, c’est que le « jouer d’intelligence » prescrit la préservation, nécessaire à la représentation théâtrale, de l’écart entre les expressions du corps agissant et l’esprit qui l’agite et le motive en déterminant et manipulant de manière instrumentale et rationnelle la production expressive du comédien. Le rationalisme comique (au sens de l'« illusion comique » de Corneille) défendu par Denis Diderot au nom duquel, paradoxalement, moins le comédien sent et plus il est capable de faire sentir, vise précisément à combattre les possibles emportements confusionnistes du comédien qui, en s’identifiant complètement à son rôle, produit un mensonge (celui d'une adéquation totale et sans reste, donc fallacieuse, entre le comédien et son personnage) qui, loin de le supplémenter, contreviendrait plutôt au jeu réglé des écarts présidant à la représentation théâtrale. Le pouvoir mimétique du comédien, au lieu de rechercher l'effacement problématique des distances séparant le vrai (« C'est çà ! ») du vraisemblable (« Ça pourrait être çà... »), doit donc discerner la pluralité des rôles possibles qu'il destine à la communauté clairvoyante des spectateurs. Et ceci afin d'éviter à la fiction représentée à la fois de servir de matière première à l’ego du comédien qui voudrait convaincre qu'il joue sur scène et sans rire sa propre vie, comme d'aboutir aux impasses catastrophiques de l'identification totale de la fiction et du leurre.

 

« Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à jouer toutes sortes de caractères et de rôles » peut ainsi écrire Denis Diderot (in Paradoxe du comédien, éd. Gallimard, 1994, coll. « Folio », p. 39). Parce que la sensibilité doit être rationnellement subordonnée à la capacité de pouvoir mimer le plus grand nombre d’émotions sans que celles-ci soient parasitées par la vanité du comédien qui, pour rendre crédible auprès des spectateurs le personnage qu'il joue, se prendrait lui-même à son propre jeu. En l’absence de pareille subordination (qui anticiperait pour partie les pratiques brechtiennes en termes de distanciation), ce serait donc la domination de la seule  sensibilité qui, dès lors, n’apporterait que confusion entre le rôle et le comédien, entre le personnage fictionnel et son incarnation sur scène, entre les expressions nécessairement simulées au nom de la crédibilité du rôle et de sa puissance émotionnelle auprès des spectateurs et celles seulement exprimées afin de prouver la véracité narcissique, voire solipsiste, d'un jeu censé se confondre avec la réalité existentielle ou biographique du comédien : « S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ? » (idem). Le privilège du « cerveau » contre les « entrailles », privilège par ailleurs parfaitement conforme à l’esprit des Lumières dont Denis Diderot fut l'une des incarnations parmi les plus exemplaires, servirait d’ailleurs aujourd’hui à contredire l’usage inflationniste par tous les acteurs hollywoodiens (et ceux qui veulent plus ou moins servilement les imiter, en France et ailleurs) de la fameuse « Méthode » de Lee Strasberg inspirée des thèses de Constantin Stanislavski et au fondement théorique et pratique de la création de l’Actors Studio en 1947. Pourquoi ? Parce que « c’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes » (opus cité, p. 46). Si le texte de Denis Diderot possède aujourd’hui une quelconque actualité, c’est bien du côté du nouveau long-métrage tant attendu de Leos Carax, réalisé treize ans après Pola X (1999), qu’on la retrouvera, mais dans une stratégie esthétique de complication équivalant à une complexification des principes avancés dans le Paradoxe du comédien. Ou bien à leur « problématisation » au sens de Michel Foucault, soit « l’ensemble des pratiques discursives ou non-discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée » (« Le souci de la vérité », Magazine Littéraire, n° 207, mai 1984, in Dits et écrits II. 1976-1988, éd. Gallimard, coll. « Quarto », 2001, texte n° 350, p. 1489). En effet, Holy Motors se présente d’abord comme un feu d’artifice actoral dont seul Denis Lavant, complice du cinéaste à l’époque de ses trois premiers films (Boy meets Girl en 1984, Mauvais sang en 1987 et Les Amants du Pont-Neuf en 1991), semblait capable. Le retour de Leos Carax se comprend donc d'emblée comme celui de Denis Lavant chez ce cinéaste, comme tout simplement au cinéma. Et l'on va voir comment les paradoxes de l'acteur (si l'on veut bien considérer que le comédien est au théâtre ce que l'acteur est pour le cinéma, même si les deux ne s'équivalent pas totalement) sont aussi les paradoxes du démiurge qui les met en scène, sur la scène d'un théâtre insolite qui n'existerait donc pas ailleurs qu'au cinéma.

L'étrange Monsieur Oscar

 


Dans un entretien mené par Jean-Michel Frodon à destination du dossier de presse de son nouveau film, Leos Carax explique la chose suivante : « Si Denis avait refusé le film, j'aurais proposé le rôle à Lon Chaney, ou à Charlie Chaplin. Ou à Peter Lorre, Michel Simon ». La multiplication des noms pourrait déjà justifier la pluralité des rôles tenus par Denis Lavant. Surtout, le cinéaste confirme ainsi une des façons (mais il y en a tant comme on va s’en apercevoir) de considérer son film, autrement dit à l'aune ou la lumière de l'acteur au travail d'une multitude de rôles exprimant l'ampleur et la variété de ses talents. Holy Motors consisterait d'emblée moins en une démonstration qu'en une « dé-monstration » des paradoxes d'un acteur littéralement monstrueux (si « monstro » signifie montrer, « monstrum » signifie tantôt présage, tantôt merveille, tantôt fléau ou crime), comme l'ont été à des titres divers d'autres monstres tels Lon Chaney, Peter Lorre et Michel Simon. Un monstre d'acteur qui serait ainsi capable d'accéder à la puissance 10 de la gloire actorale. En effet Denis Lavant interprète ici un bien étrange Monsieur Oscar, un homme à qui sont confiées à intervalles réguliers et limités des missions d’interprétation réceptionnées sous forme de dossiers secrets (comme dans la série télévisée Mission : Impossible !) dans une limousine blanche conduite par Céline (Edith Scob). La mission serait réussie si, hors-champ, dans la salle, le spectateur marchait, roulait pour l'acteur véhiculé dans sa grande limousine, décidant de suivre vaille que vaille un acteur qui, jeté sans transition d'un rôle à un autre, arriverait malgré tout à rendre la situation et son personnage crédibles, mais arriverait aussi (c'est peut-être encore plus dur) à permettre à ce que ses rôles autonomes et successifs puissent entrer en résonance organique et relation supérieure les uns avec les autres. Ainsi, Monsieur Oscar commence par se présenter sous la défroque lamée d’un banquier huppé qui quitte à l'aube sa petite famille installée dans une maison conçue par Robert Mallet-Stevens (la Villa Paul Noiret dans les Yvelines, inachevée au milieu des années 1920 pour raison de faillite de son propriétaire, et qui pourrait avoir inspiré la Villa Arpel de Mon oncle de Jacques Tati en 1958), pour aller ensuite travailler à faire tourner la machine financière (comme il y a quelque temps encore avant sa disgrâce Dominique Strauss-Kahn, à qui Monsieur Oscar ressemble explicitement). Puis il se transforme, à l'aide de tout le matériel (postiches, perruques, maquillages, déguisements, etc.) disponible dans la voiture, en une pauvre mendiante roumaine qui fait la manche sur le Pont Alexandre III (comme il y eut à chaque fois un Alex différent dans les trois premiers films de Leos Carax !), et dont l’invalidité partielle semblerait devoir symboliquement répondre aux Invalides qui se situent de l’autre côté de ce pont. Le banquier devenu dans l'intervalle gueuse exprime aussi, via le grand écart des langues (le romani succède au français) et des genres (le féminin se substituant au masculin), l'autre face de la limousine, signe extérieur de richesses qui, en son intérieur, ressemble à une roulotte de romanichels, une baraque foraine digne d'un film de Tod Browning.

 


Ensuite, Monsieur Oscar, revêtu d’une combinaison noire munie de capteurs électroniques en forme de pustules, entre dans une sorte d'usine High-tech, en réalité un studio d’animation pour y accomplir, notamment en compagnie d’une femme revêtue de rouge, plusieurs exercices gymniques et contorsionnistes qui, numériquement retraduits par le biais technologique de la motion-capture, servent à alimenter l’animation de créatures fantastiques dignes d’un jeu vidéo inspiré par l’univers de la fantasy (avec ce gag qui veut que les corps réels soient plus effrayants que leur projection vidéo, un peu cheap). Puis survient Merde, le personnage de sauvage intraitable et poétique éructant une langue inconnue, qui avait déjà fourni cinématographiquement l’occasion à Leos Carax et Denis Lavant de se retrouver ensemble pour le film collectif Tokyo ! (2008). Ici Merde décide de ravir dans tous les sens du terme (enlever et séduire) une mannequin interprétée par Eva Mendes posant lors d’une séance de photographies au cœur du cimetière du Père-Lachaise, et de l'emmener dans d'obscures catacombes afin d'y jouer d'étranges scénographies fortement chargées sur le plan iconographique. Après cette prestation furibarde (éreintant au passage la vision consensuelle et molle du travail photographique de Diane Arbus), Monsieur Oscar incarne un simple père de famille qui vient récupérer en voiture sa fille, une adolescente sortant d’une soirée chez des amis, et expérimenter (sur le mode mineur mais pas négligeable selon lequel l'émotion contenue se substitue à l'extraversion explosive du performer) lors d'une conversation en voiture l'inévitable et définitive scène de l'éloignement des enfants et des parents. Le cinquième rendez-vous est présenté comme l’entracte du film : se déroulant dans l'église gothique Saint-Merri (cette église accueille le Centre pastoral Halles Beaubourg qui, en plus de faire le raccord culturel avec le Centre Pompidou, travaille notamment avec la Cimade et le Réseau Chrétiens-Immigrés afin d'aider les migrants sans papiers), il montre Monsieur Oscar rejoignant un orchestre formé de plusieurs accordéonistes (et un harmoniciste joué par Bertrand Cantat). Le héros aux multiples visages et identités participe ensuite à un cauchemardesque règlement de compte entre deux truands prénommés Alex et Théo que l'acteur incarne tous les deux, en champ et en contrechamp, le premier poignardant le second qui surine en retour le précédent après avoir été habillé et rasé pour lui ressembler. Après avoir discuté de sa situation professionnelle et de la lassitude qui vient avec l'âge en compagnie d'un personnage au statut incertain interprété par Michel Piccoli, on voit soudainement Monsieur Oscar se jeter hors de la limousine et, revêtu d’une cagoule rouge entourée de barbelés, décider d’assassiner par balles le personnage du banquier qu’il interprétait au tout début du film et qui dîne en bonne compagnie sur la terrasse du Fouquet’s, avant d'être lui-même abattu, puis se relever avec l'aide de Céline pour repartir vers de nouvelles aventures. Monsieur Oscar se glisse par la suite dans la peau tannée d'un vieil homme probablement d’origine russe qui, agonisant dans son lit d'occasion (sa chambre est située à l'hôtel Raphaël), est assisté par Léa, une jeune femme victime d’un pied-bot interprétée par Elise Lhomeau. Avant le huitième et dernier rendez-vous qui voit le personnage aux mille vies (et autant de morts) hésiter à rentrer chez lui dans un modeste pavillon de la banlieue parisienne (à Trappes) pour y retrouver sa petite famille étonnamment formée par des singes bonobos, Monsieur Oscar rencontre par hasard, à la suite d’un choc entre deux limousines, une autre actrice (jouée par Kylie Minogue) qu’il a autrefois connue et aimée. La balade dans les espaces désaffectés de la Samaritaine (fermée pour cause de travaux de mise en conformité avec les règles en vigueur de sécurité) sera le moment privilégié pour les anciens amants de faire lever et revenir trois petits tours les spectres qu'ils ont en partage, avant une séparation qui prend la forme du saut de l’ange suicidaire de l’aimée dans le rôle de l'hôtesse de l'air Eva Grace morte dans les bras de son compagnon du moment.

 


Soit neuf rôles (dix avec l’entracte, onze avec la séquence de l’assassinat du banquier) qui expriment dans sa diversité et sa multiplicité la puissance d’incarnation actorale plurielle dont est capable Denis Lavant. Qui, comme l'a donc écrit Denis Diderot, possèderait donc « l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à, toutes sortes de caractères et de rôles ». Après la série des « Alex » composés à l’occasion des trois premiers films de Leos Carax, est donc venu aujourd’hui le temps du triomphe de l'étrange Monsieur Oscar pour qui, comme le personnage de Raimu dans L’Étrange Monsieur Victor (1938) de Jean Grémillon, une vie ne suffit pas pour vivre sa vie. Et, puisque les prénoms Oscar et Alex donnent ensemble les lettres du pseudonyme de celui qui, dans une vie antérieure au cinéma, s’appelait Alex Christophe Dupont, le triomphe de l’acteur doit dès lors se comprendre comme étant aussi celui du réalisateur. Le geste visionnaire et démiurgique de ce dernier aura donc déjà consisté, humblement, à rendre hommage, grâce et justice aux pouvoirs créateurs d'un acteur sous-employé par le cinéma qui, tel un dieu polymorphe, aura mis en retour à disposition son corps afin de supporter matériellement, et donc d'incarner les visions de celui qui, généreusement et littéralement, le filme sous toutes les coutures comme pour rattraper une absence imposée et longue de plusieurs années. « Avoir trouvé l'alter ego, le "bon autre", donne seul le droit d'hériter de tout et de tout recommencer » disait déjà Serge Daney à l'époque de Mauvais sang (Libération, 26 novembre 1986 in La Maison cinéma et le monde 3. Les Années Libé 1986-1991, éd. P.O.L/Trafic, 2012, p. 84).

Un acteur aux mille visages, un film dans tous ses états

 


Cette virtuosité, monstrueuse parce que schizophrène et polymorphique, a peut-être dans son excès même à ce point dérangé le jury du dernier Festival de Cannes que celui-ci a décidé d'attribuer le prix du meilleur acteur à Mads Mikkelsen dans La Chasse de Thomas Vinterberg (cf. Des nouvelles du front cinématographique (72) : Le cinéma à l'épreuve du Festival de Cannes). Et plus généralement pour qu'il refuse au film l'attribution d'une Palme d’or qui aurait pu légitimement lui revenir (à Cannes, Holy Motors a reçu un Prix de la Jeunesse qui lui va comme un gant, quand par ailleurs son auteur a reçu un Léopard d'or pour l'ensemble de sa carrière au dernier Festival de Locarno). Cette virtuosité induit de voir dans Holy Motors un film généreusement total, tant du point de vue du travail de l'acteur que du point de vue des références internes à l’œuvre de Leos Carax que ce travail mobilise, comme enfin du point de vue des références extra-cinématographiques avec lesquelles les citations internes et le travail actoral entrent en rapport d'étroite connivence. C'est l'évidence, Denis Lavant paraît devoir tout jouer. Tant il est capable d'un jeu minimal (le banquier) ou d'un autre plus expressif (l'agonisant). Tant il est capable de jouer de l'accordéon (lors de l'entracte filmé en son direct et en plan-séquence – un travelling-arrière circulaire) et d'éprouvantes contorsions (l'homme aux capteurs blancs) rappelant les origines foraines du cinéma. Tant il est capable d'un jeu psychologique tout en rétention (le père avec sa fille, l'homme qui rentre le soir chez lui après une longue journée de travail) comme d'une manière plus physique, délirante et ravageuse (le priapique Merde). Tant il est capable d'un transformisme (la mendiante roumaine) qui est aussi un frégolisme schizoïde (Alex et Théo) pouvant seulement être égalé par les numéros de Pierre Arditi et Sabine Azéma dans Smoking/No Smoking (1993) d'Alain Resnais. Naviguant entre les langues (le français bien sûr mais également le romani, le chinois et probablement le russe) et les positions sociales les plus hétérogènes, Denis Lavant se présente ainsi comme le corps conducteur d'une énergie de cinéma convoquant, pour les rapprocher en les électrisant, les codes et les genres les plus éloignés, mais sans pour autant que le style général du film change constamment, évitant ainsi son principal piège : le zapping. On verra en effet que Holy Motors représente moins l'idéal best-of du cinéma de Leos Carax pour spectateurs pressés, que la « synthèse disjonctive » (autrement dit une « synthèse affirmative de disjonction » ou une « disjonction synthétique affirmative » dont le mode est celui du « ou bien » : Gilles Deleuze, Logique du sens, éd. Minuit, coll. « Critique », 1969, pp. 204 et 389) de films qui n'existent pas. Ou bien que comme pures possibilités. Et sur le mode spectral d'un cinéma permanent qui ouvrirait ses portes au public une fois par décennie, quand les producteurs et autres financiers veulent bien en autoriser enfin l'accès.

 


Ainsi, M. Merde figure un mixte combinant les souvenirs de Charlot et de King-Kong (et de Godzilla, puisque la marche du film de Ishiro Honda composée par Akira Ifukube en 1954 accompagne aussi sa course inaugurale), les images d'un gnome originaire d'imaginaires diamétralement opposés (les cheveux roux et les vêtements verts d'un lutin irlandais, les ongles longs et la barbichette arrondie d'un cruel Oriental) et d'Opale (le double cruel du héros du film télévisé LeTestament du docteur Cordelier réalisé en 1959 par Jean Renoir et inspiré par l’œuvre de Charlie Chaplin en général et par la nouvelle L'Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde écrite en 1886 par Robert Louis Stevenson en particulier). Ainsi, le masque final porté par Céline est un clin d’œil à son rôle célèbre dans Les Yeux sans visage (1959) de Georges Franju (il se trouve aussi qu’Édith Scob avait joué dans Les Amants du Pont-Neuf, mais ses séquences avaient disparu du montage final), comme si l'actrice ne pouvait sortir du film de Leos Carax qu'en rejoignant le monde spectral d'une cinéphilie immobile. Ainsi, la séquence en motion-capture trouve à se brancher sur l'imaginaire des jeux vidéos et de la fantasy, en même temps que Leos Carax lui-même admet que l'ouvrier spécialisé incarné par Denis Lavant représente pour l'époque contemporaine dédiée à la troisième révolution industrielle (électronique) l'O.S. de la deuxième révolution industrielle (machinique) figuré dans Modern Times (1936) de Charlie Chaplin (« Dans la séquence où Denis Lavant a le corps recouvert de capteurs blancs, il est comme un ouvrier spécialisé de la motion capture. Pas si éloigné du Chaplin des Temps modernes – sauf que l'homme n'est plus coincé dans les rouages d'une machine, mais dans les fils d'une toile invisible »). Alors que la séquence en motion-capture s'inspire de dessins d'Odilon Redon (comme La Sirène en 1882 ou Femme à l'aigrette en 1898), et que la toile Vampyr (1893) d'Edward Munch mise en relation avec une scène de Portrait de femme (1881) de Henry James inspire celle de l'agonie, la sensation visuelle de liquéfaction de l'image (un travelling-avant dans un cimetière) a été obtenue par la technologie numérique dite du « datamoshing ». Le terme du double meurtre en miroir du couple « schizo » Alex/Théo, digne d'un film noir qui virerait au fantastique, fait lointainement songer à la nouvelle d'Edgar Allan Poe intitulée William Wilson (1839). La séquence de la mendiante repose quant à elle sur le vieux principe (depuis Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir en 1932 !) de la caméra cachée (Denis Lavant déguisé semble véritablement faire la manche, ignoré des réels passants du pont Alexandre III comme un clin d’œil à l'Alex clochardisé du film Les Amants du Pont-Neuf). La balade spectrale dans les espaces vides de la Samaritaine est quant à elle hantée par le souvenir de la comédie musicale (la chanson a été composée par Neil Hannon du groupe The Divine Comedy), et particulièrement par sa relecture moderniste effectuée par Jacques Demy (amateur comme Leos Carax de l'univers merveilleux et orphique de Jean Cocteau). Alors que le prologue montre le cinéaste lui-même en train d'émerger d'un étrange sommeil lynchien qui lui permet de découvrir, le doigt muni d'une clé (il ressemble alors aux monstres hybrides du plasticien Matthew Barney), et derrière un papier peint en forme de forêt, une porte dérobée menant à une salle de cinéma en train de projeter hors-champ un vieux film, cette séquence inaugurale lui permet d'emblée de combiner un dense réseau de subtiles citations. Par exemple ici une citation implicite de Franz Kafka : « Il y a dans mon appartement une porte que je n'avais jamais remarquée jusqu'ici », une évocation d'une nouvelle fantastique d'E. T. A Hoffmann intitulée Don Juan (1812), la masse endormie des spectateurs face à l'écran qui lorgne du côté du dernier plan de The Crowd de King Vidor (1932), enfin l'inépuisable référence à La Petite Lise de Jean Grémillon, ce premier long-métrage parlant également réalisé en 1932 et déjà cité par le biais de sa ritournelle dans Mauvais sang.

 


Ce réseau serré de signes qui brillent dans la nuit, telles les étoiles du nocturne Boy meets Girl ou les paillettes recouvrant les cheveux de la fille de Monsieur Oscar, et qui se voit plastiquement relayé lors de la séquence en motion-capture montrant des arrière-plans numériques en forme de fonds verts et quadrillés, induit le dédoublement des références qui peuvent donc autant indiquer la situation du film de Leos Carax par rapport au cinéma d'avant-hier (le pré-cinéma à vocation scientifique d'Etienne-Jules Marey dont les images archéologiques ouvrent et ferment le film), d'hier (Jean Grémillon et Jean Cocteau, Charlie Chaplin et Jean Renoir, Louis Feuillade et Georges Franju, Jean-Luc Godard et Jacques Demy) et d'aujourd'hui (l'animation numérique, les trucages informatiques). La volonté titanesque portée par Holy Motors de relève dialectique de l'opposition schématique Lumière/Méliès, comme d'articulation du cinéma avec le hors-cinéma ancien (le cirque) et nouveau (le jeu vidéo) induit aussi de penser ce nouveau long-métrage en regard dialectique avec les autres films précédemment réalisés par Leos Carax. La Samaritaine qui est située en face du Pont-Neuf avait déjà été montrée dans le nocturne Boy meets Girl, quand le tournage du film Les Amants du Pont-Neuf avait nécessité la reconstruction du pont et d'une partie du quartier aux alentours de Montpellier. La séquence en motion-capture autorise ainsi la recréation analytique ou abstraite des grandes agitations physiques des films précédents, de la course filmée en travelling latéral dans Mauvais sang (déjà retrouvée en plan fixe à la fin de Beau travail en 2000 de Claire Denis saluée comme il se doit dans le générique-fin) à l'étreinte sexuelle de Pola X. Le meurtre public du banquier peut autant rappeler la fin de ce dernier film que la fin de La Petite Lise, pendant que le pied-bot de la jeune femme de la séquence de l'agonie fait songer, plus qu'à Luis Buňuel, aux boitements du héros de Pola X interprété par Guillaume Depardieu qui, quelques années auparavant (en 1995) avait été victime d'un accident de moto qui allait lui coûter une jambe quelques années plus tard (en 2003). Enfin, le personnage de Merde revient du segment intitulé Merde du film Tokyo ! qui, parce qu'il aurait dû être suivi d'un long-métrage intitulé Merde in USA (en clin d’œil à Made in USA de Jean-Luc Godard en 1966) avec la mannequin Kate Moss, explique alors pourquoi le personnage incarné par Eva Mendes s'appelle dans le générique-fin KM. Il se trouve aussi que ces deux lettres annoncent sur les initiales de Kylie Minogue dont on entend l'une des chansons lors d'une soirée entre jeunes (Can't get you out of my Head) et qui, pour sa part, a repris un rôle initialement dévolu à Juliette Binoche afin de rappeler le souvenir du film Les Amants du Pont-Neuf. Son personnage prénommé Jean et sa coupe masculine font immanquablement penser à l'actrice Jean Seberg morte suicidée, quand son rôle de l'hôtesse de l'air suicidaire qu'elle interprète dans un changement de perruque très hitchcockien se prénomme Eva Grace, en hommage probable à deux actrices du cinéma d'Alfred Hitchcock, Eva Marie-Saint et Grace Kelly. La terrasse de la Samaritaine remplie d'herbes folles et surplombant Paris la nuit possède enfin une allure immanquablement rivettienne. On pourrait encore évoquer l'ambiance de film d'espionnage ou de science-fiction de la séquence de motion-capture qui, avec le juste-au-corps noir de Denis Lavant, rappelle aussi le feuilleton Les Vampires (1915) de Louis Feuillade. Ailleurs, l'insistance sur l’œil (par exemple la tache de vin entourant l’œil du personnage de Michel Piccoli comme revenant de Mauvais sang) et la hantise plus générale de la cécité (encore sensible dans la vue diminuée des héros des films Les Amants du Pont-Neuf et Pola X, mais également dans l’œil droit blanc de Merde qui n'hésite pas à bousculer un aveugle dans sa course au Père-Lachaise) pourraient notamment trouver leur origine dans la vieille passion pour le cinéma d'Abel Gance, l'auteur de Venus aveugle (1941). On peut enfin se demander si le dernier plan, montrant les limousines rangées en rang d'oignons la nuit dans un hangar et discutant ensemble, en anglais et en français (on retrouve parmi les voix celles de Leos Carax, du critique Michel Delahaye et de l'acteur Laurent Lacotte), des lubies de leur locataire respectif, ne représente pas un lointain et merveilleux écho aux chambrées agitées de Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo, après la fin du film Les Amants du Pont-Neuf qui s'adjoignait déjà la référence à L'Atalante (1934) pour sauver la péniche du film d'un naufrage financier qu'il n'aura malgré tout pas su entièrement éviter.

Contre l'« inexistance » de Leos Carax, l'existence du corps donné de Denis Lavant


Faudrait-il donc faire de Holy Motors un film riche d'une virtuosité seulement narcissique ? Faut-il pour autant réduire et figer le geste esthétique propre au film de Leos Carax dans la seule posture de la révérence et de la référence contre la défiance que son nom a longtemps suscité dans les arrière-cours de la production du cinéma français, alors même que l'hommage est d'abord adressé à la puissance plurielle d'un acteur soutenant aussi l'hommage à l'actualité d'un art effectué par le plus inactuel, mais aussi le plus intempestif des cinéastes français contemporains ? « Une démonstration fascinante de virtuosité, mais boursouflée de vanité » peut-on lire ici, quand ailleurs il est sottement question des « Amants du poncif ». Certes, l'ensemble des critiques est plutôt favorable au film de Leos Carax, mais il est légitime de poser la question d'un geste démiurgique qui semble proposer, sans liaison narrative forte (hormis l'idée saugrenue des missions adressées à Monsieur Oscar par une nébuleuse autorité supérieure), des visions ayant pour ambition de rattraper le temps perdu en proposant autant de films possibles qui auraient pu être réels si le marché cinématographique n'était pas parfois aussi brutal avec ses créateurs les plus originaux. C'est l'occasion de dire ici à quel point il est remarquable que la sélection officielle du dernier Festival de Cannes ait pour une fois fait œuvre de montage (au sens godardien du terme) en proposant la coexistence de films si loin mais tellement proches par ailleurs, comme Holy Motors, Cosmopolis de David Cronenberg et Vous n'avez encore rien vu d'Alain Resnais. Preuve de l'actualité du film de Leos Carax qui littéralement répond au film de David Cronenberg dans lequel joue d'ailleurs Juliette Binoche, dont la narration est elle aussi entièrement soumise aux déambulations d'une limousine de la matinée à la tombée de la nuit, et qui demande en effet où les limousines passent leur nuit une fois leur mission accomplie. Quant au film d'Alain Resnais, il semble avoir a minima en partage avec Holy Motors la perspective allégorique et fantomatique similaire selon laquelle un auteur absent (c'est un défunt chez Alain Resnais, c'est un artiste impossible à localiser chez Leos Carax) adresse à son actorat (un acteur fétiche chez le second, une troupe d'habitués chez le premier) une ultime mission, lazaréenne ou orphique, le conduisant à un travail de démultiplication et de déconstruction de la comédie (au sens cornélien du terme). Mais, revenons surtout à Cosmopolis dans lequel le héros (un trader interprété par Robert Pattinson, double possible ou avatar du banquier du début de Holy Motors) explique qu'il a « prousté » (« prousted » en version originale et dans le texte de Don DeLillo) sa limousine. Autrement dit qu'il l'a faite tapisser de liège, à l'instar de ce que fit l'écrivain s'agissant de son cabinet d'écriture. Il est pourtant irrésistible de se saisir de ce beau néologisme afin d'en tirer suggestivement la métaphore suivante : la limousine aurait été également « proustée », au sens où elle aurait été étirée ou allongée à l'image des phrases de l'auteur de A la recherche du temps perdu (1913-1927). Cette recherche du temps perdu induirait par conséquent l'idée d'un film à la fois total et spectral, titanesque et pourtant si fragile, au sens où il revisite tous les spectres artistiques (cinématographiques, mais aussi littéraires et picturaux) qui sont chers au cinéaste, au sens aussi où ce film en repasserait par toutes les cases d'une trajectoire soumise aux vicissitudes financières du marché cinématographique afin de combler les vides indiquant en creux les films jamais tournés. Holy Motors serait une synthèse idéale qui, en rattrapant le temps perdu, le rattraperait aussi pour son acteur principal si peu filmé par des réalisateurs autres que Leos Carax, mais pour autant que la synthèse se présente, comme on l'a préalablement dit, sous la forme réelle d'une « synthèse disjonctive » qui montrerait tragiquement que le temps retrouvé ne l'est qu'à partir du moment où il est aussi irrémédiablement perdu.

 


S'il est évident que le film est une allégorie du temps perdu-retrouvé-perdu, celle-ci ne saurait se réduire au seul hommage adressé aux paradoxes de l'acteur Denis Lavant jouant autant de rôles qu'il sait intelligemment discerner entre eux ce qui appartient à tel un et ce qui revient à tel autre, en même temps qu'il sait jouer l'accumulation de fatigue résultant de la succession durant la journée des différentes compositions. L'hommage prend d'ailleurs des tournures à la fois esthétiques et politiques, quand la valorisation de la visibilité des machines de vision (des caméras aux limousines) sert la critique de l'invisibilité des machines de contrôle (des petites caméras de vidéosurveillance aux industries des biotechnologies et des nanotechnologies). Ailleurs, le raccord entre le banquier et la mendiante exprime l'idée qu'une seule et même réalité socio-économique unit pour le pire riches et pauvres, la richesse des uns n'existant qu'en proportion relative de la misère des autres. Ailleurs encore, la visibilité des femmes peut subir elle aussi de multiples métamorphoses déterminées par le regard érotique des hommes. C'est par exemple Eva Mendes qui, de déesse de la chasse, Artémis pour les Grecs et Diane pour les Romains, se voit soumise par Merde au voile intégral qui, retourné, lui donne dès lors des airs de Vierge Marie (après Diane/Artémis, la chaste perpétuelle) posant dans une Piéta avec, la tête sur ses cuisses, le satyre anarchiste Merde en train de bander, figurant ainsi une insolite et transgressive figure christique. Métamorphoses au terme desquelles la visibilité (médiatique et obscène – au sens de sale et dégoûtant, mais au sens aussi de mauvais augure comme signifie étymologiquement le terme de monstre) des unes est à considérer en relation structurale (c'est-à-dire non pas en termes d'opposition exclusive mais de complémentarité logique) avec l'invisibilité (les musulmanes stigmatisées parce qu'elles portent le foulard islamique) des autres. La différence des rôles et l'unicité du corps de celui qui les incarne manifesteraient donc que, derrière les rapports entre l'un et le multiple, s'expose la complexité relationnelle et (multi)dimensionnelle d'un monde au sein duquel chaque individu, saisi dans la pluralité des perspectives se présentant à lui ou bien prolongeant le regard d'autrui, est objectivement une multiplicité dérogeant à la règle juridique, contractualiste et individualiste, imposée par l'idéologie libérale. Marcel Proust cité plus haut imaginait déjà pour sa part dans son Contre Sainte-Beuve (un ouvrage posthume seulement édité en 1954) un être humain fait de « plusieurs personnes superposées » qui, selon le sociologue Bernard Lahire, préfigurerait sa propre théorie de l'homme pluriel (L'Homme pluriel. Les ressorts de l'action, éd. Nathan, 1998 [réédition Hachette Littératures, 2001], p. 65). La pluralité allégorique des rôles et des personnages montrerait donc radicalement dans Holy Motors que nous sommes toutes et tous « des abrégés d'expériences incorporés – au sein d'une seule et même personne biologique » (op. cit., p. 66) manifestant la « diversité des soi » (George Herbert Mead cité par Bernard Lahire, idem) et prouvant encore qu'« il y a en chacun de nous des tendances de toutes sortes, tous les contraires possibles, et entre ces contraires toutes les nuances intermédiaires, et entre ces tendances toutes les combinaisons » (Théodule Ribot cité par Bernard Lahire, idem). C'est cette perspective sociologique visant à complexifier la notion abstraite de l'individu valorisée par le sens commun libéral qui explique notamment comment Bernard Lahire, désirant également dépasser les intuitions d'Emile Durkheim, veut passer de la vision d'un « homo duplex » à celle d'un « homo multiplex » ou « homo pluralis » (in La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, éd. La Découverte, coll. « Textes à l'appui », 2004, p. 710-712). Le privilège du « moi unitaire » (Mary Douglas citée par Bernard Lahire, op. cit., p. 54), au nom de la responsabilité individuelle naguère défendue par le juridisme libéral d'un John Locke par exemple, ne doit donc pas plus longtemps dénier l'existence d'une « personnalité multiple et fragmentaire » (idem) qui ne saurait dès lors plus se réduire aux seuls diagnostics cliniques concernant les maladies mentales et la schizophrénie (cf. Des nouvelles du front cinématographique (21) : voir (le) double au cinéma ; Des nouvelles du front cinématographique (40) : Lost Highway de David Lynch ; Des nouvelles du front cinématographique (43) : Black Swan de Darren Aronofsky). En ce sens, on pourrait dire, pour autant que Holy Motors est un film deleuzien, que Monsieur Oscar serait un personnage pirandellien dans un espace-temps borgésien. Autrement dit, un monde soumis « à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent ou s'ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités (…) Le temps bifurque perpétuellement vers d'innombrables futurs » qui font que les mêmes personnes sont « multiformes dans d'autres dimensions du temps » (Jorge Luis Borges, « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent » in Fictions, éd. Gallimard, coll. « folio », 1983, p. 103). Autrement dit aussi un personnage semblable à Vitangelo Moscarda, le héros de Un, personne et cent mille (1909-1926) de Luigi Pirandello qui, comme il se l'avoue lui-même, lui « paraissait odieux et stupide d'être ainsi étiqueté, une fois pour toutes, et de ne pouvoir [se] donner un autre nom, des noms à volonté, pouvant tour à tour s'accorder avec les diverses phases de [ses] sentiments et de [ses] actes (…) » (cité par Bernard Lahire in La Culture des individus, op. cit., p. 119).

 

Au-delà donc des prescriptions avancées par le Paradoxe du comédien de Denis Diderot, l'intelligence rationnelle dans la diversité et la multiplicité des compositions actorales accède quand même à une forme de sensibilité ravageuse qui doit se comprendre en relation réciproque avec l'extrême émotion qui nourrit le recours réticulaire aux références. Alors, Holy Motors peut produire une force rare de bouleversement, parce que sa virtuosité ne se comprend enfin que comme le masque multiple mais toujours pudique d'un malheur multiforme rongeant par tous les bouts, réels et possibles, la vie multiforme de Leos Carax. Ce cinéaste qui, par le biais de la mendiante roumaine comme de Merde, avoue occuper symboliquement la position structurale de l'excrément (de « l'hétérogène » aurait dit Georges Bataille, de l'« homo sacer »dirait aujourd'hui Giorgio Agamben : cf. Des nouvelles du front cinématographique (48) : Essential Killing de Jerzy Skolimowski ; Des nouvelles du front cinématographique (61) : L'Apollonide de Bertrand Bonello) dans la production cinématographique actuelle. Cet artiste pauvre condamné à faire peu de films pourtant coûteux et qui demanderait à Denis Lavant de lui prêter le corps nécessaire à rendre cinématographiquement consistante une vie qui n'existerait que pour le cinéma, et qui, sans films réalisés, n'existerait donc simplement pas (ce sont par exemple ces lunes qui, du troisième O du titre à l'arc lumineux à l'intérieur de la limousine, disent les ellipses et donc les éclipses vécues par Leos Carax). Cet homme qui dirait vivre dans les déserts, cimetières, hangars vides et autres cales du grand navire Cinéma paumé en pleine mer audiovisuelle et qui, hanté par le fantasme du meurtre de tous les banquiers qui l'ont empêché de tourner, laisserait affleurer à l'écran d'autres spectres encore plus terribles. Ce père qui dirait être horrifié de reconnaître dans sa fille (c'est la sienne, Nastya Golubeva Carax, lors de la séquence de la voiture) la même pulsion autiste (d'où le don d'une pâtisserie appelée religieuse) et préférer l'éloignement, parce que, peut-être, son image contracterait celle, incestueuse, de sa mère défunte (Katerina Golubeva, décédée le 14 août 2011, enterrée au cimetière du Père-Lachaise où surgit Merde, et dont une photographie marque la fin du générique de Holy Motors). Leos Carax, cet ancien amant qui laisserait entendre que l'amour avec l'actrice du temps du tournage du film Les Amants du Pont-Neuf a fini dans les ruines de la production commerciale de cet ambitieux projet, un projet coulé dans les eaux létales sur lesquelles miroitent parmi toutes ses virtualités la double image interdite d'une tentative de suicide et de la mort d'une enfant. Cet homme qui dirait, simplement et terriblement, que le retour le soir à la maison, même en compagnie de singes, est un bonheur familial élémentaire dont il serait exclu. Revivre chanté par Gérard Manset dirait ainsi une vie zombique, une vie de saint maudit et reclus dans les marges du cinéma d'auteur à laquelle le cinéma comme pratique vitale serait refusé au nom d'intérêts financiers arbitraires. Une vie spectrale dont l'incarnation ultime serait donnée par Denis Lavant, une vie fantomatique qui, solitude peuplée des souvenirs cinéphiles et des films jamais tournés (peut-être plus nombreux que les autres), frôlerait l'inexistence. « C’était comme si j’avais dormi pendant dix-sept ans et que, au réveil, j’avais trouvé mon pays » disait Leos Carax dans un entretien donné aux Inrockuptibles en 1991. Déjà, à l'époque où Boy meets Girl était présenté au Festival de Cannes, Serge Daney évoquait dans sa critique un « frêle fantôme », ainsi qu'un « jeune vieillard qui ne pourra que rajeunir » (Libération, 17 mai 1984 in La Maison cinéma et le monde 2. Les Années Libé 1981-1985, éd. P.O.L./Trafic, 2002, p. 738-740). Le jeune vieillard est donc devenu un vieux garçon qui, si avait fait défaut le corps de Denis Lavant, n'aurait peut-être pas émergé des limbes ou de cette zone orphique à la Jean Cocteau où flotte sa vie malheureuse en cinéma confondue avec sa vie hors cinéma (on peut ici penser au cinéma tout aussi rare et orphique de F. J. Ossang.

 


Dans son hommage à Jacques Derrida, Alain Badiou avance le concept d'« inexistant » : « exister le moins possible, cela veut dire, du point de vue du monde, ne pas exister du tout. C'est pourquoi nous appelons cet élément "l'inexistant» (in Petit panthéon portatif, éd. La Fabrique, 2008, p. 121). Si Leos Carax valorise à ce point l'héritage d’Étienne-Jules Marey (dans la déconstruction analytique du mouvement humain) au point de l'actualiser dans les nouvelles images numériques de la motion-capture et du jeu vidéo, c'est précisément pour faire du mouvement du corps de Denis Lavant l'alpha et l'oméga du corps qui lui manque pour vivre les rôles que la vie lui a ôtés. Des rôles qui alors n'existeraient que sous la forme des fantômes d'un cinéma permanent voué à célébrer dans toutes ses dimensions performatives la puissance actorale de Denis Lavant. « Donne-moi un corps » aurait ainsi amicalement demandé ainsi Leos Carax à Denis Lavant, afin de l'aider à passer de l'« inexistant » à l'existence, du virtuel à l'actuel, du possible au réel. « On voudrait revivre / Mais ça veut dire, on voudrait vivre encore / La même chose / Refaire peut-être encore le grand parcours / Toucher du doigt le point de non-retour / Et se sentir si loin, si loin de son enfance » chante Gérard Manset. Ailleurs, la chanson composée par Neil Hannon et co-écrite avec Leos Carax demande : « Who were We / When We were / Who We were / Back then ? ». Autrement dit : « Qui étions-nous quand nous étions ce que nous étions alors ? ». Mille vies de fiction, mille existences virtuelles, mille films possibles, et une « synthèse disjonctive » pour n'en rien louper. Le geste démiurgique de Leos Carax n'a donc pas consisté, contrairement à Alexandre Sokourov dans Faust, à distinguer et séparer la bonne démiurgie (celle de l'artiste) de la mauvaise (celle de la figure du savoir qui veut s'identifier à la figure totalitaire du pouvoir). Elle aura plus simplement consisté en la demande de pouvoir revivre, autrement dit de vivre encore, la puissance démiurgique ayant alors pour fonction de symboliquement rédimer l'impouvoir en lequel peut être confinée la vie (cf. Des nouvelles du front cinématographique (60) : figures de l'impouvoir dans Melancholia et Habemus Papam). Dans l'intervalle nouant la « beauté du geste » valorisée par Monsieur Oscar et la beauté située « dans l’œil de celui qui regarde » selon la réponse du personnage interprété par Michel Piccoli, entre les échanges (comme au tennis pour reprendre la métaphore chère à Jean-Luc Godard et Serge Daney) de Denis Lavant au travail de faire et de Leos Carax à celui de regarder, entre l'acteur qui occupe la place de l'actuel ou du réel et le cinéaste qui tient celle du virtuel et du possible, la vision démiurgique signalerait donc in fine le désir d'une lutte en relation avec l'« inexistance » (Alain Badiou, op. cit., p. 133) qui caractériserait l'existence difficile du cinéaste. Notre semblable éclaté, notre frère fragmentaire à tous. Un homme malade de solitude mais fortement peuplé à l'intérieur de lui-même, et qui privilégierait la déconstruction pour ne pas être détruit. « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui » (Jean-Paul Sartre, Les Mots, éd. Gallimard, 1964, p. 206). Mais c'est aussi, la relation étant dialectique, que l'« inexistance » contient une promesse : « Nous ne sommes rien. Soyons. C'est l'impératif de l'inexistance. On ne sort pas de là » (Alain Badiou, idem).



Lundi 16 juillet 2012


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