Des nouvelles du front cinématographique (77) : Le Décalogue de Krzysztof Kieslowski (première partie) 

L’éthique des situations en dix leçons

« (...) que personne, je vous en prie, ne s'arrête à l'idée que les dix commandements [du Décalogue biblique] seraient la condition de toute vie sociale, car à la vérité, (...) nous passons notre temps à violer les dix commandements,

et c'est bien pour cela qu'une société est possible » (Jacques Lacan, Séminaire VII. L'Ethique de la psychanalyse, 16 décembre 1959) 

 

 

 

En 1921, Walter Benjamin écrit Critique de la violence, un texte fondamental dont se soutient notamment le philosophe italien Giorgio Agamben lorsqu’il essaie de conceptualiser ce qu’il nomme pour aujourd’hui « l’état d’exception » (cf. L'état d'exception selon le philosophe Giorgio Agamben). Il s’agit d’un écrit difficile proposant une philosophie de l’histoire de la violence. Inspiré notamment par les théories de Georges Sorel distinguant la grève générale prolétarienne de la grève générale politique (la seconde, appelée encore « grève de masses » par les socialistes allemands de l'époque, ne cherchant que l’incorporation au pouvoir d’État quand la première désire la séparation d’avec l’État), Critique de la violence est également hanté par l’écrasement historique de la révolution spartakiste en janvier 1919 dont les cadavres sanglants ont offert le sol putrescent sur lequel s’est instituée la République de Weimar. Consacré à la violence juridique moderne qui, réactualisant la violence démonique et mythique de l’époque antique, punit les individus pour ce qu’ils sont sans l’avoir jamais voulu (exemplairement les pauvres), et qui fait des existences opprimées un destin sanctionné par la faute, l’expiation et le châtiment, Critique de la violence montre que la violence fondatrice du droit engage nécessairement son corolaire, c’est-à-dire une violence conservatrice du droit. En ce sens, et comme l’a écrit Jacques Derrida dans Force de loi. Le « fondement mystique de l’autorité » (éd. Galilée, 1994) qui en repasse par une lecture serrée de Critique de la violence de Walter Benjamin, le droit est fondamentalement hétérogène à la justice (« un des noms de l’indéconstructible »). En regard de la violence qui structuralement fonde et conserve, produit et reproduit, un autre régime de violence doit être pensé si le désir est celui de rompre et s’émanciper d’une sphère (juridique-étatique) dont les dispositifs visent à capter et subjuguer sans exception toutes les formes de vie.

 

 

Le texte de Walter Benjamin se conclut enfin par la distinction heuristique entre violence mythique et violence que l’auteur qualifie de pure ou de divine. « Si la violence mythique est fondatrice de droit, la violence divine est destructrice de droit ; si la violence mythique impose tout ensemble la faute et l’expiation, la violence divine lave de la faute ; si celle-là menace, celle-ci frappe ; si la première est sanglante, sur un mode non-sanglant la seconde est mortelle » (in Œuvres I, éd. Gallimard-coll. « folio-essais », 2000, p. 238). Pour paraphraser et même préciser ce que voulait dire Bertolt Brecht à la lumière de ce qu’avance ici Walter Benjamin (dont il fut l’ami), seule la violence (pure et divine) aide là où la violence (mythique, car fondatrice et conservatrice de droit) règne. « C’est sur la rupture de ce cercle magique des formes mythiques du droit, sur la destitution du droit, y compris les pouvoirs dont il dépend, et qui dépendent de lui, finalement donc du pouvoir de l’État, que se fondra une nouvelle ère historique » (opus cité, p. 242). La vision défendue par Walter Benjamin serait-elle strictement théologique et donc inconciliable avec une politique d’émancipation radicalement athée et matérialiste ? « Ce qui définit donc cette violence n’est pas que Dieu lui-même l’exerce dans des miracles, mais ce sont plutôt les éléments qu’on a dits d’un processus non-sanglant et qui fait expier. Et finalement l’absence de toute fondation de droit » (op. cit., p. 239). La violence pure associée à l’idée de Dieu viendrait alors contredire la violence mythique et archaïque reconduite par la sphère juridique moderne, au sens où Dieu comme rupture subjectivement assumée (dans la vision paulinienne retraduite aujourd’hui dans une perspective communiste par Alain Badiou et Slavoj Zizek) s’oppose au mythe comme passive perpétuation de forces irrationnelles plus grandes que celles des êtres humains.

 

 

La plus haute manifestation de la violence pure et immédiate n’est autre, à l’époque de la rédaction de Critique de la violence, que la violence révolutionnaire en tant que moment de la plus grande décision et de la plus grande rupture avec l’ordre existant (op. cit., p. 242). Les critiques réactionnaires de la violence pure ou révolutionnaire, implicitement adossées à la défense idéologique de la violence conservatrice de droit, ont toujours insisté et insisteront encore sur ses conséquences horribles, car brutales et mortelles. Si Walter Benjamin explique pourtant que, « (…) à la question : ‘‘M’est-il permis de tuer ?’’ l’imprescriptible réponse est le commandement ‘‘Tu ne dois pas tuer’’ » (ibidem, p. 239), il nuance son propos en expliquant que l’obéissance au commandement ou précepte biblique ne saurait pourtant être justement déterminée par la crainte du châtiment. Pourquoi ? Parce que « le précepte n’est pas là comme étalon de jugement, mais, pour la personne ou la communauté qui agit, comme fil conducteur de son action ; c’est à cette personne ou cette communauté, dans sa solitude, de se mesurer avec lui et, dans des cas exceptionnels, d’assumer la responsabilité de ne pas en tenir compte » (ibid., p. 239-240).

 

 

Non pas un étalon de jugement mais un fil conducteur de l’action engageant la responsabilité de celui ou celle qui en tient compte ou non : on aurait déjà là une bonne définition de ce que visent les dix récits du Décalogue (1988) de Krzysztof Kieslowski. « Par conséquent analyse Slavoj Zizek commentant Critique de la violence de Walter Benjamin, pour reprendre les termes de Badiou, la violence mythique appartient à l’ordre de l’Être tandis que la violence divine relève de l’ordre de l’Événement : il n’existe aucun critère ‘‘objectif’’ nous permettant de qualifier un acte de violence divine ; le même acte qui, aux yeux de l’observateur extérieur, n’est qu’un débordement violent peut relever de la violence divine aux yeux de ses auteurs. Puisqu’il n’y a pas de grand Autre garantissant la nature divine de l’acte, c’est au sujet seul de prendre le risque de l’interpréter et de l’assumer comme un acte de violence divine » (in Violence. Six réflexions transversales,éd. Au Diable Vauvert, 2012 [2008 pour l’édition originale], p. 266).

 

 

D’un côté, le commandement biblique comme principe socio-symbolique à partir duquel moralement articuler les sphères du rapport à soi et du rapport aux autres. De l’autre, la violence comme radicale manifestation de l’abîme infinie qu’est notre liberté d’agir et de choisir. Entre ces deux pôles, l’affirmation profondément éthique d’un sujet pris dans un déséquilibre structural constitutif, fait à la fois d’intériorité et d’extériorité, d’obéissance et de transgression, de prise et de déprise, d’insubordination et d’assomption, de manque et d’excès, de choix, de non-choix et de choix du choix.

 

 

Nous tenons enfin la problématique existentialiste soudant Le Décalogue, ambitieuse série dix films de presque soixante minutes chacun réalisés pour la télévision polonaise par Krzysztof Kieslowski pendant 21 mois entre 1987 et 1988 (et avec pour neuf directeurs de la photographique différents afin de pouvoir tourner le même jour plusieurs épisodes), à partir d’éléments de scénarisation proposés par Krzysztof Piesiewicz (présent aux côtés du cinéaste depuis Sans fin en 1985) sur la base de son expérience personnelle (et – ce qui est ici significatif – juridique, puisqu’il a été avocat). Une série qui est exceptionnellement proposée à la projection en salle dans le cadre d'une rétrospective et d'une exposition notamment organisées par MK2 du 29 août au 30 septembre. Dix films qui ne se veulent ni l’illustration catéchétique des Dix commandements (Exode 20, 2-17 et Deutéronome 5, 6-21) présentés à Moïse par Yahvé sur le Mont Sinaï, ni leur version actualisée en vertu d’un catéchisme cinématographique contemporain, puisqu’ils représentent l’expression à la puissance dix de l’angoisse existentielle saisissant une société polonaise désorientée par la loi martiale imposée par le général Jaruzelski en décembre 1981 et l’épuisement politique du mouvement Solidarnosc (cf. Des nouvelles du front cinématographique (54) : Jerzy Skolimowski, cinéaste réfractaire).

 

 

Dix films qui préfèrent témoigner, non de la victoire idéologique sur le socialisme autoritaire ou le communisme étatisé du catholicisme dont la société polonaise demeure largement imprégnée (victoire qui aura été incarnée par le pape Jean-Paul II, un anticommuniste militant), mais du désarroi moral et spirituel qui s’ouvre pour un pays qui sort d’un cauchemar pour entrer dans le désert (tout aussi mais différemment) cauchemardesque du capitalisme.

 

 

Dix allégories qui, tournées en 21 mois seulement, ont connu un succès national comme international : six prix pour la version longue du Décalogue 5 intitulée Tu ne tueras point (dont le Prix du Jury au Festival de Cannes de 1987), cinq prix pour Le Décalogue (dont le Prix FIPRESCI à la Mostra de Venise en 1989), quatre prix pour la version longue du Décalogue 6 intitulée Brève histoire d’amour (dont Le Lion d’or du Festival du Film polonais en 1988 reçu à égalité avec… Tu ne tueras point).

 

 

Dix films qui soutiennent et renouvellent une vision cinématographique combinant tout à la fois le perspectivisme (à chaque film son ou ses personnages principaux pouvant devenir les personnages secondaires des autres fictions), un simultanéisme relatif (chaque récit étant censé se dérouler à peu près au même moment et dans un même espace social offert par le quartier Stawki dans la banlieue de Varsovie) et l’allégorisme (avec le retour récurrent, à chaque fois crucial, d’un personnage de témoin angélique et muet).

 

 

Dix perspectives allégoriques et simultanées qui, loin d'entraîner un relativisme nietzschéen des points de vue faisant perdre de vue la réalité, viennent complexifier et intensifier le pessimisme de l’auteur à partir d’un possibilisme préalablement exprimé dans l’exemplaire Le Hasard (1981) et que l’on retrouvera avec moins de bonheur dans La Double vie de Véronique (1991) et l’ultime triptyque Trois couleurs (1993-1994), quatre films tournés de part et d’autre de la Pologne et de la France.

 

 

Dix histoires, à la fois relativement indépendantes (elles sont libres de toute chronologie surdéterminante), mais qui peuvent également fonctionner entre elles comme autant de versions possibles (elles peuvent s’apprécier dans n’importe quel ordre et se brancher entre elles de multiples façons), ce qui autoriserait ainsi la mise en mouvement d’une originale machine cinématographique produisant des combinaisons narratives infinies (d’où l’importance des mathématiques dans le premier épisode du Décalogue).

 

 

Dix œuvres qui, entre morale et éthique, soi et autrui, responsabilité et culpabilité, non-choix et liberté assumée, manque et excès, représentent l’idéale identification du cinéma (comme art exigeant et anti-commercial) avec la télévision (comme culture populaire fonctionnant ici sur le principe sériel du rendez-vous régulier).

 

 

Dix films qui, sorte de fusion idéale entre la série des cinq Contes moraux (1962-1972) d’Eric Rohmer et le monstre littéraire La Vie mode d’emploi machiné par Georges Perec en 1978, formeraient le super-film (soit le même film mais comme revenant dix fois différemment, comme soumis à dix variations différentes), indistinctement de cinéma ou de télévision, indifféremment destiné au spectateur croyant ou athée, racontant quasiment pendant neuf heures comment la loi symbolique et la liberté humaine ne cessent de se renvoyer la balle en se nourrissant tout et se contredisant l’une l’autre.

 

 

Donc Le Décalogue, pour qu’à chaque fois (et le plus intensément peut-être avec Décalogue 5) s’affirme la possibilité, souvent obscure, quelquefois violente, génériquement circonstancielle, d’une justice hétérogène (l’acte éthique disjonctif) s’affirmant en exception des règles (la morale conjonctive des commandements) conditionnant l’ordre symbolique et caractérisant la norme des situations quotidiennes. Cela seul se nomme éthique, qui ne qualifie donc plus comme l’affirme le consensus l’invariante subordination des sujets à la sphère juridique-étatique mais caractérise « la pluralité hétérogène des sujets » qui persévèrent et désirent à « continuer à être sujet » (Alain Badiou, « Dix thèses sur l’éthique » in http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/Ethique.htm). 

Décalogue, 1 : De la certitude de l'improbable à l'incertain probable

« Que signifie le nombre irrationnel par rapport au nombre rationnel ? » demande en 1918 l'intellectuel juif allemand Franz Rosenzweig (cité par Stéphane Mosès in L'Ange de l'histoire, éd. Gallimard-coll. « Folio-essais », p. 115). « Pour les nombres rationnels, l'infini est une limite toujours inatteignable, une grandeur à tout jamais improbable, bien qu'elle soit de l'ordre de la certitude, de la vérité permanente (…) En revanche, à travers le nombre irrationnel, l'infini se manifeste, devient visible, tout en demeurant pour toujours une réalité étrangère : nombre qui n'est pas nombre, ou, pour ainsi dire, ''non-nombre'' » (opus cité). Pour l'universitaire Krzysztof (Henryk Baranowski, beau mixte entre Jack Nicholson et Nanni Moretti) qui jouit d'une relation magnifique d'intelligence partagée avec son fils Pawel telle qu'elle est notamment relayée par leurs ordinateurs domestiques et les jeux qu'ils y bricolent quotidiennement, le nombre rationnel proposé par ses machines de computation et de programmation devait offrir un bloc de certitude matérialisé dans l'impossibilité mathématique du bris de la couche de glace recouvrant le lac sur lequel veut patiner son fils au moment de Noël. Pourtant, terriblement, l'imprévisible s'est produit : la glace s'est hélas brisée, deux enfants sont morts noyés, leurs cadavres gelés ont été repêchés par les pompiers, le quartier est sous le choc, l'homme qui croit reconnaître son fils parmi les victimes est anéanti.

 

La survenue de l'impensable représente littéralement la brisure des couches de certitudes promises par les froides machines de calculabilité dont les écrans verdâtres s'articulent avec l'écran bleuâtre d'un moniteur relayant l'image vidéo de Pawel prise auparavant à l'occasion d'un reportage de télévision dans son école. L'imprévisible, l'impensable, c'est le « nombre irrationnel » évoqué par Franz Rosenzweig, c'est la manifestation traumatique de l'infini comme événement visible et réel. De l'infini non plus certain en même temps que lointainement improbable (le nombre rationnel comme contrat d'assurance), mais de l'infini comme incertitude prochaine car probable (autrement dit le nombre irrationnel comme rappel d'une inquiétude autrement plus fondamentale).

 

C'est le réel comme irruption qui, trouant le fantasme d'un monde sécurisé car protégé de toute forme d'aléatoire (d'incalculable) par les technologies de la computation et de la programmation, s'inscrit dans la série des liquides et des écoulements exprimant d'impossibles coupures, des brèches impossibles à colmater. Lait caillé mélangé au café, bouteille de lait pleine d'eau gelée afin de vérifier dehors la baisse de la température, encre bleue fuyant d'un encrier percé, cire fondue sur le visage de la Vierge représentée dans une icône, forte sudation du père et larmes de sa sœur représenteraient donc autant de signes s'enchaînant pour former les circuits virtuels. Sorte de robinets grâce auxquels coulerait une eau lourde et menaçante en attente d'une actualisation sous la forme de la noyade et l'engloutissement des deux enfants (pourquoi pas comme une liquidation maternelle du rêve de glace technologique figuré quant à lui par le personnage du père, un homme par ailleurs séparé de la mère de son fils).

 

La survenue du « nombre irrationnel » comme « non-nombre », c'est-à-dire comme abolition du rêve cartésien de la domestication technique et mathématique du monde, induirait-elle par conséquent le retour au bercail de l'église catholique d'un homme qui, contrairement à sa sœur croyante et pratiquante, l'aurait abandonnée et trahie au nom de l'adoration des nouvelles idoles du temps (le computer) ? Ce serait donc faire crédit à Krzysztof Kieslowski d'un prosélytisme qui donnerait ainsi à ses films une nette coloration catéchistique. Or, rien n'est plus faux. Au contraire, le cinéaste institue avec le premier film du Décalogue un didactisme paradoxal dont le triple principe autant éthique qu'esthétique est précisément celui de l'incertitude (concernant le réel comme événement traumatique sautant de la série des possibles à celle de l'impossible), de l'inquiétude (concernant l'angoisse fondamentale de personnages brutalisés par le réel survenant) et de l'indécidable (concernant les interprétations faites de ces mêmes événements et les choix qui en découlent). Incertitude, inquiétude, indécidable (et non pas indécision comme on va le voir) : le corps de Pawel fait-il partie des deux corps repêchés ? La visite nocturne à l'église du quartier dans la dernière séquence du film signifie-t-elle forcément le retour au giron maternel du catholicisme ? Rien n'est moins sûr en effet. Car, si rien n'atteste formellement de la mort de l'enfant de Krzysztof, celle-ci peut donc légitimement se percevoir comme une possibilité obligeant le personnage à faire comme si cette possibilité était une réalité, comme si possibilité et réalité devaient s'envisager avec la même importance éthique (on retrouverait là le possibilisme propre à une bonne partie de l’œuvre du cinéaste, du film Le Hasard à La Double vie de Véronique en passant par le triptyque Trois couleurs).

 

« ‘‘Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre qui empêche de compter’’, dit Claudel. C’est le calcul qui crée l’incalculable, il n’y a pas opposition entre le calculable et l’incalculable. En revanche, on peut produire une économie de l’incalculable par le calcul, on peut aussi produire une économie de la destruction de l’incalculable par le calcul. Ce que nous disons, c’est que le capitalisme actuel produit une économie de la destruction de l’incalculable par le calculable, et donc une destruction de lui-même. Parce qu’il n’y a pas de capitalisme sans incalculable, il faut qu’il y ait un motif, et ce motif c’est l’avenir en tant qu’il est indéterminé » explique Bernard Stiegler (« De l'économie libidinale à l'écologie de l'esprit. Entretien avec Frédéric Neyrat » in Multitudes, n° 24, 2006/1, p. 85-95). De ce point de vue, le personnage de Krzysztof peut incarner avec son fétichisme technologique l'avenir proche du capitalisme tel qu'il allait déferler sur la Pologne au moment de la liquidation du glacis soviétique.

 

La dialectique établie ici par le cinéaste et son scénariste de la destruction de l'incalculable opérée par les machines informatiques de programmation et de son retour traumatique sous la forme de l'impensable (la mort d'un enfant dont l'intelligence était une promesse du plus bel avenir) n'autorise pas automatiquement la subsomption sous la figure du divin du motif de l'incalculable (même si Dieu est le nom chrétien de celui-là). Car, alors, la situation vécue par cet homme serait l'équivalente, mais à l'envers, de la situation d'Abraham appelé par le Dieu de l'Ancien Testament à lui sacrifier son fils Isaac. Une inversion en effet, puisque ce serait ici Dieu qui sacrifierait Pawel au nom du retour dans sa maison de la brebis égarée Krzysztof, alors que le geste sacrificateur d'Abraham a été suspendu par Dieu afin de lui rendre son fils Isaac (et, par extension, permettre au christianisme d'opérer la sortie du monde mythique du sacrifice). Dieu aurait-il eu besoin d'être méchant (la preuve, la Vierge à l'enfant pleure des larmes de cire !) et donc à ce point frapper un homme dans ce qu'il a de plus cher (cher au sens d'incommensurable, soit au-delà de toute calculabilité) afin de le ramener à la raison catholique ? « L'univers de Kieslowski est un univers gnostique, un univers toujours encore inachevé, créé par un Dieu pervers, confus et idiot, qui a bâclé le travail de la Création et produit un monde imparfait, multipliant depuis les tentatives pour sauver ce qui peut encore l'être » explique Slavoj Zizek dans son étude intitulée « La Théologie matérialiste de Krzysztof Kieslowski » (in Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amsterdam, 2005, p. 38).

 

Et l'Ange allégorique, présent dès le premier plan du premier film (le Jacob de la série télévisuelle Lost produit par J. J. Abrams entre 2004 et 2010 en serait l'avatar contemporain), n'aurait pas d'autre visage à arborer que celui de la tristesse, précisément (hypothèse perverse mais là encore possible) parce que le feu qu'il alimente depuis quelques jours au bord du lac a peut-être participé au réchauffement de sa croûte de glace (cf. Annette Insdorf, Krzysztof Kieslowski, doubles vies, secondes chances, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Auteurs », 2001, p. 71). Mais alors, pourquoi Krzysztof préfère-t-il briser l'autel de l'église du quartier plutôt que fracasser ses ordinateurs, ces idoles qui auraient ainsi révélé leur nature démoniaque dans leur défaut de calcul (puisqu'elles valorisent les « nombres rationnels » au dépens des « nombres irrationnels ») ? Pourquoi l'eau bénite qui est glacée et dont le personnage se saisit d'un morceau pour s'y frotter son front brûlant prolonge-t-elle le motif du bris de glace possiblement fatal pour son fils ? Enfin, pourquoi l'icône représentant la Vierge à l'enfant avec son autel surmonté de bougies posées les unes à côté des autres en lignes parallèles ressemble-t-elle furieusement à un écran d'ordinateur associé à son clavier ?

 

Il est alors tout à fait possible et légitime d'affirmer la conjonction de la gélification vidéo (avec ce beau ralenti godardien sur l'enfant souriant qui court) et du lac fatal, de la machine de computation et du lieu comme abri de religion, de l'idole et de l'icône, de l'eau mortelle (sous forme de glace craquelée) et de l'eau bénite (sous une forme identique). La frange ou le seuil désormais atteint par Krzysztof (comme dans le premier plan sont indiscernables l'eau liquide et celle qui s'est solidifiée à la suite du gel) est celui où un homme rejoint par le bord traumatique son propre enfant quand, mû par un élan empathique typique de l'enfance, il s'était scandalisé de la mort d'un chien gelé. Son père n'avait rien su lui répondre d'autre que des banalités de base sur l'arrêt physiologique des fonctions vitales du corps. La croûte rationaliste de ce dernier se mettait pourtant à significativement se fissurer lors du cours de linguistique qu’il donne à la faculté où la méthode formaliste et structurale (la plus proche du modèle mathématique) laissait soudainement place à l'immarcescible beauté des langues, par-delà toute forme d'appréhension intellectualiste. Et cette croûte rationaliste craquelait d'autant plus que son fils, spectateur de son père caché derrière le rétroprojecteur, le regardait en s'amusant à jouer avec ses perceptions visuelles. Le ludisme perceptif du corps morcelé de son père, anticipant la vision de l'inachèvement gnostique du monde mis en scène dans Décalogue, 5, annonçait l'effondrement de ce dernier qui doit apprendre à passer du stade divin (le dieu qu'il était pour son fils) à celui, proprement éthique, pour lequel il va lui falloir engager toutes ses forces subjectives, pures de toute béquille technique, religieuse ou technologique, afin d'expérimenter (peut-être pour la première fois de sa vie) une liberté inédite. La liberté d'assumer non pas la culpabilité de la mort de son enfant, mais la responsabilité existentielle qui est la sienne dans le deuil qui, en commençant, allégorise une nouvelle période contemporaine pour la Pologne sur le seuil séparant la fin du glacis soviétique et le début du capitalisme (en tant que règne économique de la liquidité).

Décalogue, 2 : Au lieu même des indécidables, la décision

Incertitude, inquiétude, indécidable (mais pas indécision) : on l'a compris d'emblée avec le premier épisode, Le Décalogue n'a pas pour ambition d'illustrer dans une optique catéchistique les commandements bibliques. La perspective privilégiée est bien au contraire de brouiller la carte des obligations morales issues de l'Ancien Testament, tantôt en proposant pour un seul film plusieurs préceptes possibles (voir le tableau du chercheur à la Columbia University Rahul Hamid exposé dans l'ouvrage d'Annette Insdorf, opus cité, p. 169), tantôt en effectuant un « saut de vitesse » à partir duquel le Décalogue, 1 est censé se référer au deuxième commandement, le Décalogue, 2 au troisième, etc. (Slavoj Zizek, op. cit., p. 52-102).

 

Incertitude : autant de faits que d'interprétations possibles. Inquiétude : autant d'interprétations que de choix possibles. Indécidable (mais pas indécision) : autant de choix qui commandent des décisions à partir desquelles s'expérimentent les contradictions relatives à la non-identité entre morale (comme rapport de soi aux autres, et parmi lesquels le grand Autre que serait Dieu) et éthique (comme rapport de soi à soi en tant qu'ils se mettent soudainement à différer). A l'instar d'autres grands cinéastes chrétiens (Carl Theodor Dreyer, Roberto Rossellini, Robert Bresson, Eric Rohmer), Krzysztof Kieslowski croyait probablement en Dieu. Mais il n'en demeure pas moins que cette croyance soutient une pensée de cinéma fondamentalement existentialiste qui interpelle, sans exception et indifféremment, croyants et non-croyants, ou mieux chrétiens et athées (qui croient sans toujours le comprendre – croire au sens d'une « fiction constituante » dirait Marie-José Mondzain, au sens du désir d'une chose qui, n'existant pas encore tel le communisme libertaire, rend malgré tout, dans un monde rendu immonde par le capitalisme, l'existence consistante).

 

L'existentialisme au cinéma est été qualifié par Gilles Deleuze d'« abstraction lyrique » quand il propose en toute rigueur de problématiser l'éminente question du choix. « On comprend du coup, du point de vue de l'abstraction lyrique, ce qu'est le choix, la conscience du choix comme ferme détermination spirituelle. Ce n'est pas le choix du Bien, pas plus que du mal. C'est un choix qui ne se définit pas par ce qu'il choisit, mais par la puissance qu'il possède de recommencer à chaque instant, se recommencer soi-même, et se confirmer ainsi par soi-même, en remettant en jeu tout l'enjeu chaque fois » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 162). Décalogue, 1 se concluait pour le personnage principal sur le seuil abstrait-lyrique (ou bien la glace qui peut craquer, ou bien l'eau qui peut engloutir) du choix entre accepter la mort de son enfant ou bien la refuser (sous la forme possible du suicide qui hante toute l’œuvre kieslowskienne, par exemple dans Sans fin en 1984), entre accepter que cette mort ait un sens (métaphysique ou transcendant) ou bien aucun, entre se mortifier en culpabilisant jusqu'à la fin ou bien assumer la nouvelle responsabilité (éthique) s'exposant devant ses yeux.

 

Décalogue, 2 soumet quant à lui le principe de la décision (qui ne se prendrait donc qu'à partir d'un fond cousu d'indécidables) à partir d'une combinaison plus circonstanciée mais pas moins ouverte. On croirait au départ une querelle de voisinage. Un homme est harcelé par une femme. Ils sont voisins et habitent le même immeuble. Il se trouve que la voiture de la femme a écrasé le chien de l'homme. Il se trouve aussi et surtout qu'elle est la conjointe d'un homme atteint d'un cancer qui agonise dans l'hôpital où officie en tant que médecin-chef le premier. Ce qu'elle désire, c'est savoir si son compagnon (visiblement passionné d'alpinisme) va s'en sortir ou non. Ce qu'elle avoue au médecin-chef, c'est qu'elle est enceinte, mais d'un autre homme (qui travaille dans le même orchestre philharmonique qu'elle). Ce qu'elle sait, c'est que si elle avorte, elle n'aura plus jamais la possibilité d'avoir d'enfant. Ce qu'elle refuse, c'est de garder l'enfant si son conjoint s'en tire puisqu’il ne sera pas de lui.

 

Quand il n'est pas au travail, le vieux médecin passe beaucoup de temps à raconter de vieilles histoires de famille à la femme qui vient régulièrement l'aider pour le ménage et s'occuper de ses plantes fatiguées. Sauf que, désormais, l'interpellation de cette voisine le travaille sournoisement. Jouissant de son autorité de médecin qui en sait plus qu'elle sur la maladie de son conjoint et les chances qu'il a de survivre, il préfère longtemps garder le silence, jouant (et, après le père du premier épisode, jouissant de jouer) le rôle du dieu mauvais et silencieux qui serait l'équivalent structural du « sujet supposé savoir » (Jacques Lacan). Jusqu'à finir quand même par lui avouer une chose et lui en demander une autre. « Il mourra » lui dit-il. Et puis encore cela : « Gardez l'enfant ». Miraculeusement, le malade s'en sort. La femme qui a décidé de ne pas avorter a également pris la décision de quitter son amant et donc de rester avec le ressuscité. Ce dernier, s'il ignore cela, ne sait pas non plus que le médecin-chef auquel il s'adresse dans la dernière séquence du film en sait bien plus que lui sur sa vie à venir. Comme le médecin-chef n'ignore peut-être pas que ses mots ont pesé de tout leur poids dans la décision de l'héroïne, y compris s'ils possèdent ce caractère fallacieux que lui prêtent dans leurs analyses respectives Annette Insdorf (op.cit., p. 76) et Slavoj Zizek (op.cit., p. 56).

 

Mais est-ce si sûr ? Le médecin-chef a-t-il sciemment menti ou bien a-t-il dit la vérité (ou bien ce qu'il croyait être la vérité à ce moment-là de son diagnostic) ? Et s'il a menti, est-ce en raison de convictions religieuses (le catholicisme prohibe l'interruption volontaire de grossesse) ou bien d'une histoire familiale difficile (il semblerait que sa famille soit morte pendant la Seconde guerre mondiale et qu'il soit sans enfant) ? Autant de possibilités d'interprétation en regard desquelles il est impossible de trancher, mais qui atteste en tous les cas d'une chose : le médecin-chef a de toute évidence trahi l'ordre symbolique relatif à son corps de métier (que l'on nommera ici morale hippocratique) en informant la parente d'un malade d'un état de santé trop incertain pour valoir comme une garantie rassurante.

 

Cet acte, aussi ambigu soit-il, manifeste le retour d'un homme parmi ses prochains (comme le juge de Trois couleurs : Rouge) qui ne saurait plus désormais se réduire aux narrations familiales à la seule adresse de sa femme de ménage. Cet acte se situe dans une situation rigoureusement inverse à celle du film précédent : dans le premier film, l'esprit scientifique (informatique) produit les calculs qui participent involontairement à coûter la vie à un enfant, pendant que le deuxième film montre le même esprit (médical) sur le seuil de l'indétermination appartenant à la santé retrouvée d'un homme atteint d'un cancer. Dans les deux cas donc, c’est l'idée même de l'incalculable : le premier précipite la mort quand le second manifeste le retour à la vie. De part et d'autre de cet incalculable, un acte baignant dans l'incertitude de ses motivations (les deux phrases du médecin-chef) et une décision prise. La beauté de celle-ci consiste en l'adoption d'une tierce possibilité confirmant que l'héroïne a cessé d'errer dans l'interzone du non-choix symbolisé par l'attente en regard de la santé de son conjoint (ou bien la mélasse d’où s’extrait l’abeille).

 

Il ne s'agit donc plus d'attendre passivement que la vie ou la mort triomphent pour s'éviter à choisir (ou bien garder l'enfant et partir vivre avec l'amant, ou bien avorter et retrouver le mari guéri), mais de prendre une décision, indépendamment de l'état objectif de santé du malade. Si les mots du médecin-chef ont pesé sur la décision en en accélérant la procédure, il n'en est pas moins vrai que cette décision seule appartient à une femme qui devra accepter toutes les conséquences d'une nouvelle configuration au sein de laquelle elle vivra avec son compagnon et un enfant qu'elle aura eu avec un autre homme. Choisir (et non plus subir) la mort de son enfant comme destin assumé : Décalogue, 1. Choisir (et non plus subir) de garder l'enfant de son amant en restant avec son conjoint revenu d'entre les morts : Décalogue, 2.

 

De part et d'autre des deux films, un fait nouveau : le mensonge (le « parjure » d'après le deuxième commandement) qui trouvera avec Décalogue, 3 et Décalogue, 4 de nouvelles possibilités de variations. Sauf qu'il s'agit d'une nécessité éthique qui autorise un homme (le médecin-chef) à transgresser la morale hippocratique au nom de considérations supérieures mais obscures (raisons religieuses ou histoire familiale), et qui permet à une femme d'avoir un enfant avec un homme qui n'aurait jamais pu lui en donner. « C'est une étrange pensée, ce moralisme extrême qui s'oppose à la morale, cette foi qui s'oppose à la religion » affirme Gilles Deleuze à propos de l'abstraction lyrique (Cinéma 1, op. cit., p. 163). C'est un étrange moralisme que celui qui articule la nécessité éthique d'un mensonge possible (celui du médecin-chef) et d'un mensonge probable (celui de la femme du malade), au-delà du vrai et du faux (pour le premier) comme du dit et du su (pour la seconde). Saisir une existence dans ce qu'elle a d'indicible, dans ses franges impensables ou inimaginables, dans les incalculables effets des décisions des uns et des autres : voilà ce que montre exemplairement Décalogue, 2. Et cela, à partir d'un récit scandé par des signes tout aussi fondamentalement ambigus qu'ils s'enchaînent nécessairement (du manque d'eau chaude dans l'immeuble aux gouttes qui ruinent les murs suintants de la chambre, en passant par le verre de thé brisé et cet autre rempli d'une mélasse sucrée duquel émerge une abeille) pour rendre manifeste, peut-être un autre seuil.

 

Comme chez le russe Andreï Tarkovski et le hongrois Béla Tarr, le polonais Krzysztof Kieslowski aura cinématographiquement exposé le « Dégel », le réchauffement du permafrost soviétique craquelant en plaques tectoniques en train de fondre et se disjoindre. Pour autant, le moralisme kieslowskien en tant que valorisation de l'opacité (des choix et des interprétations, des déterminations et des décisions) aura radicalement contredit ce qui, au moment du « Dégel », se disait aussi « Glasnost » (autrement dit « transparence »). Décalogue, 2 ou le dégel comme libération de l'opaque, celle de l'éthique contredisant les transparences de la morale, qu'elle soit professionnelle ou catholique.

Décalogue, 3 : La nécessité d’une possibilité (amoureuse) restée possibilité (I)

 

Un plan particulièrement intéressant se situe à la toute fin de l’épisode précédent. Démarrant sous la forme d’un travelling descendant reliant, derrière les vitres de l’immeuble où les personnages habitent, le visage de la femme dans l’attente des nouvelles de son mari à l’hôpital et celui de l’homme qui en tant que médecin-chef en sait plus qu’elle concernant la santé de son compagnon, le plan se met soudainement à effectuer une rapide bifurcation latérale de gauche à droite jusqu’à atteindre extraordinairement (dans un raccord caché par la vitesse du travelling) le corps allongé du malade ouvrant les yeux. Anticipant un mouvement semblable clôturant de manière virtuose la fin de Bleu (1993), ce tracé dans l’espace s’affirme donc comme l’expression d’une liaison affective, exposant la visibilité de ce qui invisiblement lie des personnes par-delà les séparations physiques et médicales ou matérielles et sociales qui sembleraient au départ les tenir éloignés les uns des autres.

 

 

L’invisibilité étant celle des affections, le mouvement induisant la visibilité d’une invisibilité des affections produit une « image-affection » comme l’aurait dit Gilles Deleuze (sans pour autant que cette image ne se réduise à la seule médiatisation offerte par le motif paradigmatique de ce genre d’images, autrement dit le gros plan). Cette « image-affection » autorise l’extraction d’un affect pur, aussi pur qu’il est aussi difficilement dicible, difficilement traduisible en mots définitifs. Krzysztof Kieslowski aura toujours été en quête de la création d’images-affection exprimant des affects qualifiant le fond d’indécidables à partir duquel émerge une décision en tant qu’acte éthique transgressant moins l’ordre socio-symbolique (par exemple celui énoncé par les Dix commandements bibliques) qu’il rompt avec leur morne application dénuée de toute réflexion. Le cinéaste aura su créer de puissantes images-affection pour autant qu’elles permettent l’expression des affects étranges imprégnant la sensibilité des personnes qui décident ensemble de construire les conditions à partir desquelles recommencer ce qui nécessitait de l’être, plutôt que de s’abandonner au règne du non-choix surdéterminé par le jeu extérieur de la morale.

 

 

Ainsi des personnages de Décalogue, 3 (un homme et une femme qui se sont hier aimés et qui auraient pu dans une autre vie non-réalisée, une autre vie seulement possible, vivre en couple) et Décalogue, 4 (un père et sa fille qui s’aiment d’un amour qui aurait pu advenir dans une autre vie non-réalisée, dans une autre vie seulement possible, un amour qui aurait été vécu sur un mode non plus paternel et filial mais sexuel et conjugal). Dans les deux cas, la décision est donc ce qui vient trancher entre une réalité considérée comme une mauvaise possibilité réalisée et une possibilité fantasmée comme la meilleure à vivre et réaliser. Le possibilisme éthique de Krzysztof Kieslowski ne consistera donc pas, comme c’est le cas dans le cinéma profondément tragique de Jacques Demy, à vivre sa vie comme un destin mélancolique à l’intérieur duquel s’intriquent la vie impossible (celle qui a été réalisée) et son double (l’autre vie non-réalisée et seulement possible). Mais affirmera l’obligation subjective d’une décision réinscrivant parmi les possibilités non-réalisées le choix éthique de l’impossible réalité (impossible au sens littéral et lacanien car, en étant, la réalité n’est donc plus une possibilité), non plus contrainte et subie mais désormais passionnément désirée. C’est pourquoi il faut valoriser chez Krzysztof Kieslowski en même temps l’indécidable des interprétations (s’agissant par exemple des deux phrases du médecin-chef et de la décision de la femme de son patient dans Décalogue, 2) et l’affirmation de la décision, y compris pour le spectateur.

 

 

Si les signes épiphaniques qui ponctuent régulièrement les films du cinéaste polonais (à l’instar de ceux d’Andreï Tarkovski, « l’homologue russe de Kieslowski » dixit Slavoj Zizek, op. cit., p. 47) peuvent s’envisager comme les signaux ou les interpellations mystiques susceptibles d’avaliser une lecture théologique, ces mêmes signes peuvent tout autant représenter la manifestation matérialiste d’une radicale indécidabilité qui, en fonction du branchement relatif de tel signe avec tel personnage, autorisera une multiplicité interprétative. C’est d’ailleurs pourquoi Slavoj Zizek avance à propos du cinéma de Krzysztof Kieslowski d’une définition oxymorique quand il parle de « théologie matérialiste » (op. cit., p. 48). Par exemple l’abeille s’extrayant de sa mélasse brunâtre symbolise dans Décalogue, 2 autant la quasi-résurrection du malade (le héros de Décalogue, 5 se nomme Lazar) que les mots dits par le médecin-chef rompant avec ses obligations morales, professionnelles ou religieuses, ou encore que la décision prise par la femme du malade de garder l’enfant qu’elle attend et qui n’est pas de lui. Par exemple, le père de Décalogue, 1 croise le héros déguisé en Père Noël de Décalogue, 3, oublie de le saluer puis se ravise en disant qu’il vient de le reconnaître. A ce moment-là, un court-circuit dans la question du simultanéisme se produit : nous trouvons-nous avant ou après la découverte de la mort (répétons-le : probable) de son fils Pawel ? Si c’est avant, le spectateur est dans la position douloureuse de celui qui en sait plus que le personnage (encore que rien n’est totalement définitif s’agissant de la mort par noyade dans le lac gelé de l’enfant). Et si c’est après, ou bien le père manifeste à la fois son désarroi (il n’a pas reconnu le Père Noël), ou bien continue de battre en lui l’enfance dans la fidélité de l’image immortelle de son enfant (il finit par reconnaître et saluer le Père Noël), que ce dernier soit ou non décédé.

 

 

C’est une complexité interprétative exigeant un effort spéculatif pour autant qu’une décision reste à prendre : à la mesure des épisodes 3 et 4 qui insistent sur le choix de la réalité contre la possibilité, on peut donc affirmer que le père a su engager l’interminable et nécessaire travail de deuil relatif à la mort de son fils. De la même façon qu’il faut une nuit entière pour l’homme et la femme de Décalogue, 3 pour expérimenter (parfois à la limite) la non-réalisation d’une possibilité qui ne restera donc que possibilité (sans pour autant peser d’un même poids tragique comme c’est le cas dans les films mélancoliques de Jacques Demy). C’est la nuit de Noël normalement dévolue à la famille et au respect de ses obligations morales (elles-mêmes inférées sur les obligations religieuses rappelées ici par la messe de Noël). Et pourtant, c’est une nuit de mensonge, la femme mentant à l’homme afin de l’attirer dans sa nuit à elle (une nuit hantée par le désamour et le suicide), et l’homme mentant à sa famille pour suivre cette dernière dans de drôles d’aventures au terme desquelles une décision sera prise en commun. La fiction du mari disparu qu’il faudrait retrouver parmi les espaces gris d’une socialité difficile (l’hôpital avec son cadavre mutilé, l’asile avec ses fous humiliés par leur gardien) ou désertifiée (la gare) représente l’autorisation symbolique que l’héroïne se donne pour convaincre l’homme qu’elle n’a jamais cessé d’aimer de la suivre. Lui qui visiblement l’aime encore se voit donc forcé de mentir à sa famille (même si sa compagne ne semble pas dupe), trahissant ainsi les obligations morales que cette nuit particulière requiert. S’il ne l’avait pas suivie jusqu’au petit matin, dit-elle, elle se serait suicidée.

 

 

Ce jeu avec la mort qui peut tout autant consister en un jeu avec l’idée de la mort (avec son mensonge) les aura pourtant fait frôler plus d’une fois la mort réelle (d’une part, avec le cadavre de l’hôpital, d’autre part avec le taxi du héros lancé à toute blinde contre un tramway conduit par l’ange allégorique, enfin avec le cachet que l’héroïne fait tomber de sa main à la fin). Tout au long du film, Krzysztof Kieslowski n’aura pas cessé de jouer avec les lumières de Noël en en prolongeant la ponctuation colorée, ici avec une image floue (celle du générique-début) des lumières de la ville, là avec le gyrophare d’une voiture de police. Autant de points lumineux et colorés comme autant de pointes signalant toutes les possibilités épuisées par les deux personnages (la possibilité de la mort de l’une par suicide, de la mort accidentelle des deux, ou bien encore de leur remise en couple). Annette Insdorf a parfaitement raison de citer (op. cit., p. 80) la critique de Vincent Amiel parue dans Positif (n° 346, décembre 1989) qui compare Décalogue, 3 à Ma nuit chez Maud (1969) d’Eric Rohmer, comme de rappeler que Krzysztof Kieslowski appréciait beaucoup les films de ce dernier. Certes, entre la légèreté du Français et la componction du Polonais, les écarts sont grands également. Il y a malgré tout une idée commune qui, définitivement, les rattache ensemble à la philosophie existentialiste et l’école abstraite-lyrique conceptualisée par Gilles Deleuze : le choix du choix éternellement recommencé afin même d’y incorporer l’existant subi.

 

 

La beauté des deux possibles amants de Décalogue, 3 aura donc consisté expérimenter subjectivement la nécessité d’une possibilité restée possibilité, cette expérimentation étant seule à même de neutraliser la charge fantasmatique d’une possibilité qui poussait toujours plus au passage à l’acte désintégrateur, à la réalisation destructrice du fantasme. Le fantasme de la seule possibilité demeurée telle a donc suffi pour celui et celle qui ont ensemble compris que leur désir consistait précisément dans le fait de ne pas céder sur la conservation de la possibilité, ultime preuve d’un amour qui quand même eut réellement lieu.

Décalogue, 4 : La nécessité d’une possibilité (incestueuse) restée possibilité (II)

Entre le père et la fille qui s’aiment dans le quatrième épisode du Décalogue d’un amour probablement aussi fort que l’amour du père et du fils dans le premier épisode, il y a un écart incomblable représenté par l’absence de la mère (le père de Décalogue, 1 est séparé de la mère de leur enfant quand celle de Décalogue, 4 est morte cinq jours après la naissance de son enfant). Et puis, imprévisiblement, la mère fait retour, son ombre spectrale s’étendant sous la forme d’une lettre écrite par la morte à sa fille et que cache son père (et cette ombre fonctionne comme une tache obscurcissant la réalité de l’héroïne qui à ce moment remarque alors que sa vue a symptomatiquement baissé). Au début, on croit comme elle que la lettre est celle du père qu’il fera transmettre à sa fille après son décès. Ensuite, on comprend que la première enveloppe en contient une seconde contenant la lettre écrite par la mère à destination de sa fille peu de temps avant de mourir.

 

Décalogue, 4 serait ainsi un film particulièrement plié à partir de l’obscure question de l’inceste telle que cette lettre permet de la poser frontalement à deux êtres secrètement rongés par cette idée depuis toujours, tout en la rendant en même temps possible (le fantasme serait seulement approché, énoncé) et impossible (le passage à l’acte sanctionnerait l’accomplissement d’un des plus puissants tabous structurant l’ordre socio-symbolique de la plupart des sociétés humaines). Cette lettre en souffrance est une lettre qui fait souffrir sa destinataire, ainsi que l’homme qui a été son père et ne pourrait plus l’être si d’aventure ils décidaient ensemble de passer à l’acte. La traduction fidèle de la fameuse nouvelle d'Edgar Allan Poe écrite en 1844, The Purloined Letter, est moins « La Lettre volée » comme l'avait en son temps proposée Charles Baudelaire (c'est le titre retenu depuis en français), que « La Lettre détournée » ou, mieux, « La Lettre en souffrance ». La nouvelle d’Edgar Allan Poe mettant en scène un exploit du détective Auguste Dupin a été l’enjeu d’un passionnant débat entre Jacques Lacan et Jacques Derrida.

 

Du côté de Jacques Lacan, « Le séminaire sur La lettre volée » propose une lecture de The Purloined Letter à travers le prisme heuristique de la notion freudienne de « compulsion de répétition » qui, traduit en « insistance de la chaîne signifiante » (se manifeste ici l’influence déterminante de la linguistique saussurienne), conduit le psychanalyste à conclure ainsi : « C’est ainsi que ce que veut dire “la lettre volée”, voire “en souffrance”, c’est qu’une lettre arrive toujours à destination » (in Écrits, Paris, Seuil, 1966). Les oppositions formulées par Jacques Derrida, par exemple dans « Le Facteur de la vérité » écrit en 1975 (in La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, éd. Flammarion-coll. « La Philosophie en effet », 1979, p. 439-523) et dans « Pour l’amour de Lacan » (in Résistances — de la psychanalyse, éd. Galilée, 1996), se résumeraient à cette idée qu’une lettre, parce qu'elle est fondamentalement divisible, peut ou non arriver. Si la lettre arrive toujours à destination pour Jacques Lacan, c’est pour Jacques Derrida l'« adestination » ou la « destinerrance » de la lettre qui en manifeste la marque, la réalité de la lettre étant d’être fondamentalement divisée et donc susceptible de toutes les formes de dédoublement (puisque la « différance » se situe au plus originaire d’un langage « toujours-déjà » divisé).

 

 Aujourd’hui Slavoj Zizek reprend à nouveaux frais les termes du débat, mais au bénéfice de Jacques Lacan évidemment (cf. Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Actes sud/Jacqueline Chambon-coll. « Rayon philo », 2010 [1992 pour la première édition], p. 32-57). Et la position de Krzysztof Kieslowski telle que l’expose Décalogue, 4 ? On verra qu’elle vient sérieusement compliquer notre affaire, ajoutant un nouveau pli à une problématique qu’il serait dès lors bien maladroit de plier (au sens d’expédier vite fait).

Premier pli : d’abord une lettre dont on croit que le père en est l’auteur.

Deuxième pli : il s’agissait en fait d’une enveloppe contenant une lettre dont on comprend qu’elle a été rédigée de la main de la mère depuis décédée.

Troisième pli : à cette lettre réellement signée de la mère, sa fille substitue une lettre écrite de sa propre main en imitant l’écriture de sa mère qui affirme que l’homme qui l’a élevée n’est pas son père biologique.

Quatrième pli : cette lettre écrite afin de soutenir la pulsion incestueuse de la fille pour un père censément débarrassé du poids inhibiteur de la paternité (lui aussi est attiré par celle qu’il avait jusque-là considérée comme étant sa fille) est révélée dans son caractère fallacieux (elle est un faux-semblant, un leurre, une fiction réitérant les mensonges de l’héroïne de Décalogue, 3), en même temps qu’elle appelle non pas la lecture de l’originale mais sa destruction par le feu.

Cinquième pli : seuls quelques mots résistent aux flammes, et sembleraient (mais ce n’est là qu’une possibilité) avérer l’intuition de la fille pour qui l’homme qu’elle aime n’est pas son père biologique. Le refus de l’inceste (probable corollaire, du point de vue de la fille, aux injonctions surmoïques de l'idéologie consumériste qui accompagnera le capitalisme qui vient et qui est déjà valorisée par les affiches publicitaires Winston ornant les murs de sa chambre) ne consiste donc pas avec ce quatrième film du Décalogue dans la conformité passive à l’un des commandements bibliques les plus importants. Au contraire, son refus se vit comme un acte éthique, comme un choix gagné à deux et conquis à partir d’un fond obscur de possibilités indécidables (le père symbolique est-il le père biologique ? Et s’il ne l’est pas, le père aimé peut-il devenir l’amant ?).

 

 

 

Sur une trame similaire (le mensonge d’une femme comme moyen de convaincre un homme de faire passer l’amour du champ du possible à celui du réel), Décalogue, 4 fait preuve d’une plus grande virtuosité scénaristique en multipliant les torsions, les plis et les vrilles les plus insolentes. Par exemple quand la jeune femme fait lecture de la lettre (trompeuse) à son père revenu de voyage, comme si sa mère parlait à travers elle et, s’adressant à sa fille, s’adressait du même coup à l’homme qu’elle a aimé. Il se trouve aussi que l’héroïne apprend à jouer la comédie dans une école où, symptomatiquement, il lui est plus facile de jouer Juliette dans Roméo et Juliette (1597) de William Shakespeare (une autre histoire d’amour sanctionnée par un interdit symbolique comme l’a fait remarqué Françoise Audé citée par Annette Insdorf, op. cit., p. 82) à partir du moment où le metteur en scène appartenant à la même génération que son père prend la place du jeune homme (son amant pour de vrai) dans le rôle de Roméo.

 

 

 

Fallait-il donc que la lettre n’arrive jamais à destination (au sens où elle n’a pas, malgré quelques tout petits fragments, été entièrement lue) afin de permettre de ne pas traverser le seuil, de ne pas franchir la limite symbolique séparant un amour admis (amour paternel et filial) d’un autre interdit (l’union sexuelle du père et de la fille) ? Fallait-il donc substituer une fausse lettre à la vraie, et la détruire ensuite pour empêcher la possibilité incestueuse de se réaliser ? En même temps que leur amour saura se satisfaire du sublime de la relation paternelle-filiale, aura été dépassé le discours du sang comme marqueur d’une paternité qui relève fondamentalement moins du génétique que du symbolique.

 

 

 

Décalogue, 4 conte ainsi l’histoire d’un double apprentissage au terme duquel, dialectiquement, le mensonge représente « un moment du vrai » comme le disait Hegel. Le vrai d’un amour qui saurait tout à la fois se séparer du sexuel afin de persévérer dans son être (de désir et non de jouissance) et se séparer de l’idéologie du sang comme motif légitime (surtout du point de vue catholique) de consécration des rapports familiaux et filiaux. Le sang aura donc été évité deux fois, alors que sa coulée instruit (le père l’apprend incidemment en écoutant une conversation téléphonique entre sa fille et son copain) d’une continuité menstruelle prouvant l’absence d’une grossesse (par ailleurs, la fille apprend à son père qu’elle s’est faite avorter). Si la lecture de la lettre maternelle a été longtemps différée, et si au final elle s’abolit dans un feu symboliquement purificateur (il ritualise pour la fille et le père l’abolition de la pulsion incestueuse au nom du désir de leur amour perpétué), c’est que sa destination se confond avec une « destinerrance » choisie afin de préserver le sublime de l’amour de la possibilité sexuelle si le père symbolique et le père génétique devaient différer.

 

 

 

Ce choix relève donc exemplairement d’une croyance, un vœu, un engagement mutuel : le refus de l’inceste est moins une nécessité socio-symbolique qu’un choix éthique ultimement déterminé par une fiction (du genre « Faisons comme si nous étions père et fille pour le demeurer tels et ainsi éviter de devenir amants »). En dernière instance, c’est le refus de savoir qui conditionne cette réussite éthique, alors que la volonté de savoir (sous la forme de la calculabilité informatique) peut emporter la vie d’un enfant dans Décalogue, 1, et que la volonté de savoir peut aussi induire comme dans Décalogue, 2 l’enchaînement de mensonges à la fois possibles et réels accomplissant une unité familiale (avec l’homme, la femme et leur enfant) jusque-là seulement rêvée. La possibilité, non pas considérée comme la rivale fantasmatique et mimétique de la réalité (dès lors perçue comme une possibilité réalisée), mais comme possibilité nécessairement restée possibilité, autorise de faire de deux êtres qui s’aiment les sujets accomplis d’un amour sauf de toute dérive pulsionnelle. Pour paraphraser le René Char de Feuillets d’Hypnos (1946), Décalogue, 4 aura su montrer « l’amour réalisé du désir demeuré désir ».

Décalogue, 5 : La justice ellipsée dans le faux-raccord judiciaire

 

« Le Décalogue 1 met ainsi en place la matrice fondamentale de toute la série, à savoir l’intrusion du Réel insensé qui ébranle l’immersion complaisante dans la réalité socio-symbolique, et donne ainsi lieu à la question désespérée : ‘‘Che vuoi ?’’ (Qu’attends-tu réellement de moi ? Pourquoi est-ce arrivé ?) » (Slavoj Zizek, op. cit., p. 66). Après cette sorte de degré zéro du dispositif cinématographique kieslowskien, les trois épisodes suivants du Décalogue ont raconté avec toujours plus d’acuité et d’intensité dramatique l’obligation subjective de la décision comme relève éthique du réel traumatique afin de boucher le trou noir causé par l’événement imprévisible (la maladie d’un conjoint, un amour passé, un inceste désiré), déséquilibrant les bien faibles protections morales apportées par les commandements mosaïques. Et, par trois fois, le mensonge, qui représente pourtant un puissant interdit (par la religion catholique autant que par l’éthique kantienne), offrait aux sujets de la relève éthique le passage nécessaire afin d’opérer à partir du fond obscur de possibilités indécidables l’acte venant soutenir le choix d’une seule possibilité équivalente à l’annulation de toutes les autres.

 

 

 

Or, avec Décalogue, 5, c’est comme si la machine cinématographique kieslowskienne repartait à zéro, repassant par le degré zéro de l’événement irréparablement traumatique. C’est comme si elle décidait de remonter ses propres mécanismes internes afin d’en repasser comme en un nouveau cycle par la violence primordiale et disjonctive de l’événement traumatique causant le brutal ébranlement des sécurités habituellement proposées par la réalité socio-symbolique. Dans Décalogue, 1, un enfant (probablement, très probablement, mais seulement probablement) est mort, et l’assurance donnée par la promotion technologique du « nombre rationnel » (Franz Rosenzweig) computationnel et informatique, loin d’avoir suffi à prévenir le pire, aura même perversement contribué à le précipiter (la couche gelée du lac s’est brisée, libérant les eaux glacées de l’incalculable). Dans Décalogue, 5, un jeune homme désœuvré qui assassine un chauffeur de taxi en l’étranglant sera exécuté et pendu. Et c’est son avocat (un jeune homme qui vient tout juste d’être brillamment incorporé au barreau) qui occupe désormais ici la place structurale occupée lors du premier épisode de la série par le père, la formation juridique et les armes intellectuelles de l’avocat n’offrant pas davantage de protection symbolique que l’outil informatique et le recours rationnel aux mathématiques. Ellipse terriblement significative : la plaidoirie de l’avocat, considérée comme une réussite en soi (même si elle n’a pas empêché l’exécution de son client) est à l’instar de tout le procès purement et simplement évacuée hors-champ (en ce sens, Décalogue, 5 représente l’antithèse du film de procès hollywoodien). L’absence de procès expose une béance qui neutralise toute forme explicative rassurante, empêchant ainsi la suture idéologique d’opérer. Celle qui, dans l’idéologie pénale justifiant la peine de mort, aurait normalement fait de l’exécution de l’assassin la forme idéale d’une réparation.

 

 

 

Dans ce monde en morceau, littéralement glauque et inachevé (le chef opérateur Slawomir Idziak, qui travaille avec le cinéaste depuis La Cicatrice en 1976, a utilisé pour ce film divers filtres et caches), dans ce monde pisseux et boueux où, pour paraphraser Charles Baudelaire, le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, le meurtre ne bénéficie d’aucune transcendance juridique (sous la forme de la peine capitale identifiant réparation et punition, exécution et expiation). Dans ce monde d’ombres et de reflets dégradés (l’utilisation des vitres et des miroirs, systématique chez Krzysztof Kieslowski, est dans cet épisode poussée à son maximum d’intensité esthétique), où la méchanceté des victimes (le chauffeur de taxi cynique, la jeune femme qui cruellement le nargue, ainsi donc que l’assassin du premier) est homothétique à la violence perpétrée par leur bourreau (le tueur du chauffeur lui-même tué sur décision étatique). Et si ce monde semble à ce point brouillé dans ses frontières et délimitations morales entre le bien et le mal, c’est alors qu’il serait embourbé jusqu’au cou dans une glu fortement excrémentielle alimentée par toutes les formes quotidiennes de vilenie (crachat dans une tasse de café, klaxon effrayant des chiens, éclats de gâteau sur une vitre, urinoir dans lequel on se vautre). C’est que ce monde est happé par une tache qui diminue sa visibilité en l’affectant (on pourrait presque dire en l’infectant) d’une puissance de déréliction informe pouvant autant rappeler certains films de Roman Polanski (cf. que l’univers putrescent et apocalyptique d’Andreï Tarkovski. On pourrait facilement inférer cette putréfaction à partir de l’œil complaisamment pessimiste de l’auteur, sauf que ce pessimisme possède une force de scandale obligeant son spectateur (le jeune avocat comme déniaisé par cette histoire, mais aussi par extension le spectateur du film lui-même) à une décision éthique salutaire.

 

 

 

A proprement parler, Décalogue, 5 expose (plus qu’il ne les oppose) deux mises à mort qu’aucune forme de justice ne relierait. Cette absence de raccord (littéralement, il s’agit d’un faux-raccord puisqu’il rend perceptible l’incommensurabilité des deux meurtres, leur non-rapport fondamental) fait autant écho à la distinction derridienne entre justice et droit (in Force de loi, opus cité) qu’elle donne raison à la conception benjaminienne portant sur la violence juridique comme violence mythique perpétuant le régime de la faute et de l’expiation (in Critique de la violence, opus cité). « (…) le Réel d’une intensité vitale excessive qui menace de déborder le cadre de la réalité » (Slavoj Zizek, op. cit., p. 40), ce trou qui bée (telle la bouche du héros du Hasard s’ouvrant et criant quand son avion explose, semblable à une toile de Francis Bacon), c’est donc l’absence de justice. Absence telle qu’elle se redouble en décharge excessive représentée par le meurtre irrationnel du chauffeur de taxi, ainsi qu’en administration impersonnelle car étatique d’une mort « légale-rationnelle » (comme l’aurait qualifiée le sociologue Max Weber).

 

 

 

Là où l’axe didactique et le côté militant anti-peine de mort de Décalogue, 5 convainquent puissamment (les seuls équivalents seraient à trouver du côté de L’Invraisemblable vérité de Fritz Lang en 1956, La Pendaison de Nagisa Oshima en 1969 et La Machine de Paul Vecchiali en 1977), c’est qu’il propose la répétition comme mode d’identification symbolique entre les deux morts, comme mode d’identification de l’exécution comme meurtre répétant le premier meurtre pour lequel le tueur doit être exécuté. « (…) si cette répétition de l’événement traumatique tend à nous le montrer de façon distante, froide et impersonnelle, comme partie intégrante d’une machinerie globale dépourvue de sens et que rien ne peut arrêter, elle lui confère un impact encore plus insoutenable, explique Slavoj Zizek qui ajoute avec raison à son propos ceci. Ce qui est réellement insoutenable dans le Décalogue 5 est le second meurtre (la punition) » (op. cit., p. 58-59).

 

 

 

La démonstration kieslowskienne est implacable, parce qu’elle s’appuie sur une dialectique contondante en regard de laquelle aucune mort donnée ne vient réparer d’autres morts précédemment données. La mort du tueur est un acte meurtrier supplémentaire qui ne résout rien du premier, si ce n’est qu’il s’y ajoute sous la forme d’une répétition cumulative et foncièrement statique (pour le dire de manière deleuzienne). La répétition n’est pas reprise éthique, mais aveuglement mécanique, surenchérissement de la tache informe exprimant l’absence de justice dans ce monde. La répétition accomplit même une dégradation, puisque la longue et minutieuse préparation de l’exécution à laquelle est soumise le condamné à mort, en se substituant au brutal passage à l’acte meurtrier certes prévu par l’assassin mais aussi non-prévu par sa victime, induit le passage du mal irrationnel ou « pathologique » (au sens kantien) au « mal radical » (tout aussi kantien) pour lequel la plus grande intelligence ou spiritualité est nécessaire dans l’accomplissement du pire et sa justification autoréflexive.

 

 

 

Pire que le meurtrier quelconque qui n’ignore pas (même dans sa folie) perpétrer le mal, c’est donc l’État meurtrier qui déresponsabilise ses agents de la jouissance à faire le mal. Il faut voir à ce propos l’extraordinaire séquence de l’accélération des l’action des techniciens de la pendaison (à ce moment-là, c’est comme s’il y avait un changement de pellicule, le grain du 35 mm. venant peut-être s’épaissir avec le passage au 16mm.) qui montent en puissance dans le même mouvement où le condamné est déjà comme paralysé, raide juste avant que son corps ne devienne celui d’un cadavre. Si toute morale est absente du monde crapoteux décrit dans Décalogue, 5, c’est précisément aussi parce que fait défaut l’éthique comprise comme rupture subjective avec la seule possibilité du pire, au profit d’une éthique kantienne dont on sait qu’elle possède comme envers la violence sadienne (au moins depuis Kant avec Sade de Jacques Lacan en 1963 : cf. American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis : capitalisme et sadisme). « Le sujet éthique kantien et le sujet sadien de la volonté sans réserve de jouissance veulent tous deux ce qu'ils veulent inconditionnellement et le poursuivent sans souci aucun pou des conceptions ''rationnelles'' utilitaristes. Dans cette acception précise, comme l'avait déjà compris Hegel, le caprice total est la ''vérité'' cachée de l'universalité éthique kantienne » énonce Slavoj Zizek (in De la croyance, éd. Jacqueline Chambon-coll. « Rayon philo », 2011 [2009 pour la première édition], p. 282-283).

 

 

 

La violence mythique de l’ordre juridique, inconditionnellement capricieuse dans sa volonté de jouissance meurtrière, serait donc l’autre nom de la violence sadienne de l’État puisqu’elle ménage à ses agents la seule jouissance de la mise à mort autorisée. Et ce n’est donc pas un hasard si l’avocat, qui avait lui-même expérimenté (au tout début du film) le faux-raccord judiciaire entre une pensée critique gardée pour lui et un discours consensuel exposé devant ses examinateurs, hurle sa rage dans le dernier plan, criant une haine qu’il faut entendre (dans la langue originale du film) d’abord et avant tout comme une haine de la nature (Annette Insdorf, op. cit., p. 87). Parce que l’État, loin de matérialiser une séparation de l’humanité d’avec le reste du monde naturel, en reconduit facticement l'inconditionnelle et capricieuse brutalité meurtrière. Le plus grand meurtrier sera toujours l’agent bénéficiant de l’accumulation de pouvoir étatique afin de commettre le pire, et jouir tout à la fois de son action, de la légitimité qui la soutient, et de la déresponsabilisation qu’elle induit (et que Hannah Arendt a nommé « banalité du mal »). Depuis la corde qui a servi au premier meurtrier (individuel) et jusqu’à celle qui sert au second (l’État), on aura vu s’accomplir la double torsion selon laquelle l’absence de moralité se combine avec une distorsion éthique articulant obéissance kantienne à la loi avec la jouissance surmoïque sadienne.

 

 

 

A la différence des autres épisodes du Décalogue, ne règne dans celui-ci que l’impossibilité (comme néant des possibilités et des décisions que les premières peuvent autoriser) : autrement dit, domine le réel comme trou, comme vortex fonctionnant comme une pompe aspirante à l’intérieur duquel disparaît tout bonnement la liberté (de ne pas faire ce que la jouissance pathologique, surmoïque ou légale-irrationnelle commande).

 

A suivre : les épisodes 6, 7, 8, 9 et 10 du Décalogue.


 

Vendredi 14 septembre 2012


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