Des nouvelles du front cinématographique (86) : Abel Ferrara, le retour (II)

4:44 – Last Day On Earth (2011) : A chaque fois, unique, la fin (différée) du monde

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1/ « L'invention allégorique chez Ferrara est elle aussi cinétique, à un autre titre : au sens où les personnages allégorisent non pas des notions acquises mais des questions, des problèmes » écrit Nicole Brenez (in Abel Ferrara. Le mal sans les fleurs, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Auteurs », 2006, p. 17). Ce faisant, l'auteure rapproche et compare l'usage esthétique de l'allégorie (« l'armature de la modernité » comme elle l'affirme en s'appuyant sur une citation circonstanciée de Walter Benjamin) telle qu'elle se déploie chez Abel Ferrara avec des usages semblables proposés par trois de ses maîtres, Pier Paolo Pasolini, Rainer Werner Fassbinder et Jean-Luc Godard, ce dernier travaillant quand même davantage selon Nicole Brenez « par constellation et dispersion sur plusieurs figures » (idem – cf. Des nouvelles du front cinématographique (27) : Film socialisme de Jean-Luc Godard). 4:44 – Last Day On Earth est le 21ème long-métrage du cinéaste new-yorkais exilé en Italie depuis le milieu des années 2000, films « documentaires » compris (Chelsea On The Rocks en 2008, Napoli, Napoli, Napoli en 2009 et Mulberry St. en 2010, tous les trois jamais sortis en France), inclus également un premier opus d'exploitation pornographique, Nine Lives Of A Wet Pussy, signé en 1976 du pseudonyme de Jimmy Boy L (qui deviendra Jimmy Laine pour le rôle-titre de son film The Driller Killer en 1979). A la vision de son nouveau film, on peut légitimement se demander si le prétexte scénaristique offert par le motif apocalyptique ne lui a pas fourni l'occasion de pousser le mouvement allégorique (qui est donc envisagé pour Nicole Brenez comme une invention cinétique) au-delà des seules figures offertes par les personnages et leur incarnation par les acteurs. Déjà, parce que l'apocalypse comme cadre et terme, comme fin (et ce dans tous les sens du terme) de la fiction proposée par Abel Ferrara avec son nouveau film autorise aisément l'identification allégorique entre la fin du film et la fin du monde, ainsi que le défend d'ailleurs le philosophe Peter Szendy à propos de Melancholia (2011) de Lars von Trier dans son nouvel ouvrage intitulé L'Apocalypse cinéma. 2012 et autres fins du monde. Un livre dans lequel son auteur écrit notamment ceci : « La fin du film comme fin du monde, ce serait aussi, dès lors, la fin du cinéma » (éd. Capricci, 2012, p. 12). Cet ouvrage présente une lecture souvent passionnante de l'actualité du motif apocalyptique, autorisant une ressaisie de l'économie spectaculaire propre aux blockbusters ayant pour projet de représenter la destruction du monde à l'aune de la vision « anéconomique » avancée par Jean-François Lyotard dans son fameux article de La Revue esthétique en juillet 1973 (« L'acinéma » in Des dispositifs pulsionnels, éd. Galilée, 1994, p. 57-70). Il est alors regrettable que son auteur manque la recension des deux films proposant tout aussi strictement que Melancholia l'identification allégorique entre la fin du monde et la fin du film comme fin du cinéma. A savoir, d'une part, Les Derniers jours du monde des frères Arnaud et Jean-Marie Larrieu d'après le roman éponyme (1991) de Dominique Noguez tourné quand même deux ans avant le film de Lars von Trier. Et donc aussi, d'autre part, 4:44 – Last Day On Earth réalisé par Abel Ferrara la même année que Melancholia. L'oubli du premier film est véritablement problématique, puisqu'il aurait invité Peter Szendy à nuancer l'importance, en regard de l'ensemble de son analyse, accordée au film de Lars von Trier. En effet, c’est en s’appuyant sur ce film qu’il s’autorise à affirmer d'entrée de jeu : « Jamais aucun film, à ma connaissance, ne s'est ainsi conformé à ce qui représenterait la loi la plus stricte du genre apocalyptique (si genre il y a) : à savoir que la fin du film, c'est la fin du monde » (in L'Apocalypse cinéma, op. cit., p. 9). Quant au second (qui a été tout de même projeté à l'occasion de la Mostra de Venise au début du mois de septembre 2011 puis est sorti aux États-Unis, certes dans un circuit de salles confinant au confidentiel, le 23 mars 2012, avant d'accéder aux écrans français à partir du 19 décembre 2012), il n'est évoqué dans un ouvrage mis sous presse en juillet dernier que trop rapidement, et seulement à deux reprises, l'auteur s'appuyant la deuxième fois sur les citations suivantes issues d'entretiens avec Abel Ferrara. Ce dernier disant ceci : « Chaque soir quand vous allez dormir, c'est l'équivalent du dernier jour sur la Terre » (propos qui résonne d'ailleurs extraordinairement avec le troisième long-métrage du cinéaste franco-sénégalais Alain Gomis, Aujourd'hui, d'ores et déjà l'un des plus beaux films de 2013, on espère y revenir prochainement). Ou bien encore énonçant cela : « C'est tous les jours la fin du monde. On meurt tous les jours » (L'Apocalypse cinéma, ibidem, p. 110). Et pourtant, les réflexions de Peter Szendy, développées à partir de plusieurs « Disaster Movies » hollywoodiens des années 1950 jusqu'à aujourd'hui, restent parfaitement valables pour ce film d'auteur intimiste qu'est 4:44 – Last Day On Earth. Par exemple cette réflexion-ci, inspirée par Jacques Derrida : « Et en ce sens, le cinéma, après tout, c'est peut-être, chaque fois, unique, l'apocalypse » (ibid., p. 69). Ou bien encore celle-là, prenant appui sur une citation de l'ouvrage L'Apocalypse nucléaire et son cinéma d'Hélène Puiseux (éd. Cerf, 1987, p. 51) : « (…) de cet événement hors norme qu'est une explosion nucléaire, le cinéma ne peut rendre compte que par des évanouissements, des évanouissements blancs, des évanouissements noirs » (Peter Szendy, ibid., p. 89). Et puis, dans la continuité directe de cette citation, cette autre réflexion encore : « Le seul instant filmique proprement apocalyptique (n'oublions pas qu'apokalupsis veut dire en grec révélation, dévoilement, découvrement…), ce serait donc le fulgurant éclat blanc de l'irradiation lumineuse » (ibid., p. 93). Il est alors vraiment significatif que les films respectifs des frères Larrieu, de Lars von Trier et d'Abel Ferrara (et l'on pourrait donc leur ajouter Aujourd'hui d'Alain Gomis), les plus rigoureusement apocalyptiques parce qu'ils identifieraient la fin du film et la fin du monde, se distribuent les types de fondu (au noir dans Les Derniers jours du monde, au blanc dans 4:44 – Last Day On Earth, au blanc puis au noir dans Melancholia). Et cela afin d'exprimer un évanouissement du monde dont les causes échappent diversement à la problématique nucléaire (elle est semble-t-il épidémiologique chez les Larrieu, interplanétaire chez Lars von Trier et probablement de nature industrielle et écologique chez Abel Ferrara). Comme si les trois ou quatre films a priori les plus sérieusement apocalyptiques qui soient étaient ceux qui, d'une part, ne relèvent pas de l'économie spectaculaire hollywoodienne (que Peter Szendy nomme « cinépotlatch du saccage universel », ibid., p. 40) et qui, d'autre part, inscrivent la fin du monde dans un éventail de déterminations objectives en exception d'une problématique technoscientifique qui a longtemps prévalu pour le « genre apocalyptique » (par exemple l'excellent et méconnu The World, The Flesh And The Devil de Ranald McDougall en 1958). Enfin, à chaque fois unique dans ses tenants et ses déterminants, la fin du monde représente dans ces trois films la possibilité d'une radicalisation de la perspective allégorique qui, envisagée à la mesure de quelques personnages esseulés et affectivement déboussolés, propose l'ultime épreuve de vérité. L'épreuve de l'incommensurable désastre (l’apocalypse au sens de catastrophe) à laquelle il est impossible d'échapper mais en regard de laquelle se propose aussi la possibilité de vérification (l’apocalypse au sens de dévoilement et révélation) des incommensurables affections qui électrisent ces mêmes personnages à l'occasion du partage des derniers moments à vivre.

2/ L'allégorisme ferrarien, comme l'explique Nicole Brenez, ne consiste alors pas en « une entité dont il s'agirait de faire descendre le concept dans un corps au moyen d'une panoplie d'emblèmes (…), mais [il s'agit d']un mouvement logique de passage entre des entités conflictuelles, à forte visée critique » (Abel Ferrara. Le mal mais sans fleurs, idem). Ce mouvement allégorique permet à l'auteure, comme on l'a précédemment vu, de rapprocher Abel Ferrara d'autres grandes figures de la modernité cinématographique, notamment Rainer Werner Fassbinder dont une photographie à l'époque de sa jeunesse figure dans le bureau de Cisco (Willem Dafoe, de retour de Go Go Tales en 2007, en moins extatique et plus en dedans) aux côtés d'autres images apposées au mur et diversement identifiables (par exemple un calendrier bouddhique). Cette mini-constellation photographique s'inscrit, dans le cadre du loft situé dans le quartier new-yorkais du Lower East Side que le héros partage avec sa compagne peintre prénommée Skye (Shanyn Leigh, vue aussi dans Go Go Tales et actuelle amoureuse du cinéaste) et au sein duquel l'essentiel de la fiction se love de manière serpentine, dans un environnement plus généralement dévolu à l'image dans toutes ses formes. D’un côté ce sont les cinq différents écrans (une tablette), de télévision (deux moniteurs), de contrôle (avec la caméra située à l’entrée donnant sur la rue de l’appartement) ou d'ordinateur (un portable) par le biais desquels sont diffusés des flux vidéo issus par leur majeure partie d'Internet. De l’autre, ce sont les coulures ou giclées de peinture agencées par Skye sur la grande toile posée à même le sol sur le mode du dripping propre à l'action-painting initiée par Jackson Pollock. Entre ces deux pôles, c'est donc un bain permanent de « visibilités » comme le dirait Marie-José Mondzain, dont le rapprochement possiblement conflictuel (entre l'abstraction picturale expressive de l'art non figuratif et moderniste et l'émission numérique de captations ou de représentations hétérogènes à toute prétention artistique) se voit comme sublimé (comme on va le voir, en fondu-enchaîné) par l'approche du terme – la fin des temps apocalyptique. Certes, 4:44 – Last Day On Earth n'est pas le premier film d'Abel Ferrara qui travaille à se situer au carrefour des visibilités contemporaines afin de puiser dans la bouillonnante matière de leurs frôlements ou confrontations la possibilité de quelques images capables de rendre compte de notre (post)modernité « liquide » ainsi que la qualifierait le sociologue Zygmunt Bauman. Une (post)modernité notamment marquée par une accélération-dilution technologique du temps, une liquidation néolibérale des grandes conquêtes sociales, ainsi qu’une liquéfaction des existences soumises à la précarisation des supports objectifs, sociaux et techniques, d’individuation (cf. La Vie liquide, éd. du Rouergue, en 2006). En regard d'une économie qui transforme toutes choses en liquidités, y aurait-il alors un autre régime économique qui solderait définitivement tous les comptes ? Une citation de Giorgio Agamben ouvrirait une piste que notre vision du nouveau film d'Abel Ferrara tentera de vérifier : « (...) les deux métaphores d'origine économique montrent leur différence : là où la rédemption est un paiement qui égalise et règle les comptes, la liquidation est la transformation en liquidités [aplatissant] l'unicité de l'origine en multipliant simplement l'échange des copies et des simulacres » (« Walter Benjamin et le démonique. Bonheur et rédemption historique dans la pensée de Benjamin » in La Puissance de la pensée. Essais et conférences, éd. Payot & Rivages, 2011 [2005 pour l'édition originale], p. 264)

 

3/ 4:44 – Last Day On Earth est à ce jour le dernier film de son auteur, le dernier au sens de nouveau mais au sens aussi où il s'envisage eu égard à son principal motif comme étant l'ultime. Et ce dernier film propose en toute connaissance de cause de quintessencier le geste inauguré avec Snake Eyes (1993), The Addiction (1995), The Black-Out (1997) et New Rose Hotel (1999) afin de percevoir dans le passage de la trace analogique à la traduction numérique via la vidéo un au-delà de la représentation qui ne soit pas seulement synonyme de liquidation. Un au-delà qui ne se résumerait pas non plus aux seuls principes de la mise en abyme méta-filmique (Snake Eyes), de la réflexion « hantologique » (Jacques Derrida) sur l'histoire comme mal intempestif et catastrophe permanente (The Addiction), de l'abolition psychotique de la personnalité attisée et accélérée par la « spectacularisation » (Jean-Louis Comolli) du consumérisme (The Black-Out) ou encore de la virtualisation paranoïaque des enjeux des acteurs rivaux du monde (hyper)industriel (New Rose Hotel). Désormais, ce passage en cours de parachèvement de l'économie analogique à l'économie numérique caractérise la forme même de notre environnement social et symbolique. Il propose désormais l'étoffe ou la couche dermique supplémentaire et immatérielle dont sont aussi faites nos vies conscientes et inconscientes, nos songes autant que nos veilles. Il est la matière textile tramant (au sens d'une « discrétisation » qui est une « grammatisation » comme le dirait Bernard Stiegler inspiré par les recherches de Sylvain Auroux) notre être contemporain, dès lors technologiquement frappé des coins de la simultanéité spatiale et de la diffraction temporelle, de la virtualisation d'un vécu difficilement traduisible en expérience (comme l’aurait dit Walter Benjamin dans son fameux texte de 1933 intitulé Expérience et pauvreté) et de la désensibilisation comme de la désaffection qui peuvent en être les corrélats pathologiques. C'est pourquoi l'esthétique phénoménologique du choc des hétérogènes qui pouvait encore marquer un film aussi fracassant que Mary (2005) a laissé dorénavant la place à une énergétique de l'image liquide dont les flux ondoyants se déversent et s'entremêlent jusqu'à se fondre les uns dans les autres telle qu'elle commence à s'exprimer chez Abel Ferrara à partir de The Black-Out et que signe l'usage stylistique du fondu-enchaîné. Ce passage propre à l’œuvre ferrarienne pourrait s'énoncer à partir des termes de l'analyse que Jacques Rancière propose concernant la transformation du montage godardien entre les années 1960 et les années 1980 : « Jean-Luc Godard n'a cessé de recourir au collage d'éléments hétérogènes. Mais, dans les années 1960, il le faisait sous la forme du choc des contraires (…) Son cinéma des années 1980 est apparemment fidèle à ce principe de collage d'éléments hétérogènes. Mais la forme du collage a changé : le choc des images est devenu leur fusion. Et cette fusion atteste à la fois la réalité d'un monde autonome des images et sa puissance de communauté » (in Malaise dans l'esthétique, éd. Galilée-coll. « La philosophie en effet », 2004, p. 161). La perspective apocalyptique offrirait ainsi deux premiers niveaux de sens allégorique : d'une part la fin du film et la fin du monde censément s'identifier parfaitement et d'autre part la fin du monde qui est donc la fin du film s'expérimentant à chaque instant dès lors qu'il est tout autant vécu que perdu, dès lors que vivre c'est toujours aussi mourir. Et, à partir de ces deux premiers niveaux, un nouveau niveau selon lequel les images du cinéma et les visibilités disponibles à l'archive sur Internet baignent désormais dans la même eau numérique. Au risque d'une absorption et d'une dilution, d'une dissolution et d'un engloutissement généralisés. Au risque d'une liquidation apocalyptique.

4/ Certes, Abel Ferrara avait déjà caressé l'idée apocalyptique (par exemple dans Body Snatchers en 1993 comme dans The Addiction). Il s'était également déjà saisi du principe du fondu-enchaîné pour figurer une noyade dans les eaux létales (qui sont aussi les eaux du Léthé, le fleuve de l'oubli menant aux Enfers) d'un esprit amnésique infusé de vidéo (avec The Black-Out). Et il avait déjà amplement utilisé des images aux origines diverses dont le caractère d’archive problématisait toujours le présent à partir du passé (dans The Addiction comme dans Mary). Mais il n'avait jamais réussi comme il le fait aujourd'hui avec 4:44 – Last Day On Earth à combiner tous ces motifs afin de proposer un nouvel agencement cinématographique propice à problématiser à nouveaux frais le motif apocalyptique. Une sorte de synthèse provisoire propre au geste esthétique ferrarien qui serait aussi une « synthèse disjonctive » comme l'aurait dit Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe (Capitalisme et schizophrénie, éd. Minuit, 1972, chapitre 2), capable soit de rivaliser tranquillement avec les blockbusters hollywoodiens qui jouent à être d'inconséquents « Disaster Movies », soit de percer le ballon de baudruche complaisamment soufflé par les médias globaux concernant la prétendue prophétie maya selon laquelle la fin du monde était programmée pour le 21 décembre 2012. Melancholia possédait déjà cette puissance de neutralisation de l'économie spectaculaire hollywoodienne, évacuant la représentation des terribles décisions politiques, du désordre public comme de la désorientation des masses (toutes choses à peine mentionnées par le biais d'un rapide surfing sur Internet). Et cela au bénéfice d'une privatisation de l'apocalypse vécue à hauteur de trois personnes à l'écart du reste du monde. Sauf que le minimalisme de 4:44 – Last Day On Earth réussit à renvoyer le film de Lars von Trier du côté du spectaculaire (avec sa représentation finale et wagnérienne du grandiose choc de la Terre et de la planète Melancholia), tout en faisant d'Internet non plus la note de bas de page servant à exclure les séquences habituelles du « genre apocalyptique » mais la matière même d'une apocalypse qui a déjà eu lieu, qui ne cesse toujours pas d'avoir lieu, qui arrive tous les jours. Nous les connaissons toutes ces images visibles dans 4:44 – Last Day On Earth de foules rassemblées, en Inde comme en Égypte, pour des raisons de religion ou de révolution ou de croyance sincère dans une fin du monde dont la vérité consisterait en ce qu'elle a déjà peut-être commencée à advenir. Toutes ces images exposent ici, un peu comme dans Diary Of The Dead (2007) de George A. Romero (un film saturé de visibilités numériques semblables), un monde en fait réellement convulsif et chaotique dont la globalisation médiatique participe à envelopper et façonner l'environnement symbolique et affectif d'un couple fictionnel (Cisco et Skye) engagé à passer le peu de temps qu'il lui reste, quelques heures avant le fondu au blanc exprimant en toute simplicité l'anéantissement total. Le minimalisme quasi-apaisé dont témoigne le film d'Abel Ferrara, à rebours de la frénésie comique de Go Go Tales, vaut alors, de manière parfaitement dialectique, comme suprême retournement d'un amoindrissement du crédit économique dont est victime ce cinéaste par rapport aux producteurs du cinéma d'art et d'essai (c’est d'ailleurs le réalisateur chilien Pablo Larrain qui a coproduit le film d’Abel Ferrara) en croyance dans le pouvoir de suggestion de la fiction cinématographique. Et cette croyance autorise le film à s'opposer à l'enflure hollywoodienne tout autant que médiatique (voire de proposer, pourquoi pas, de revoir à la baisse les prétentions auteuristes et démiurgiques d'un Lars von Trier). En même temps que ce minimalisme indistinctement contraint (économiquement) et assumé (esthétiquement) autorise de subordonner le plus simplement du monde les vues documentaires prises du toit du loft de la cité new-yorkaise sur une perspective apocalyptique qui, au fond, exprime la vérité allégorique d'une métropole souvent associée au désastre (d'autant plus que le désastre est passé de la sphère de l'imaginaire cinématographique à celle du réel avec l'attaque terroriste du 11 septembre 2001). Ce minimalisme suggestif inviterait encore à voir de manière hallucinante l'apocalypse partout, dans New York filmée de manière fragmentaire et documentaire à partir d’une terrasse comme dans les flux de visibilités numériques captées via Internet. C’est d’ailleurs un insolite point commun entre 4:44 – Last Day On Earth et trois films représentatifs de la modernité cinématographique européenne dont Abel Ferrara est l'un des très rares héritiers étasuniens, à savoir Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour (1970) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub d’après Othon de Pierre Corneille, le court-métrage L’Amour de Jean-Luc Godard inclus dans le film collectif La Contestation (1969) et la première partie de Un été brûlant (2011) de Philippe Garrel largement imprégné du souvenir du film précédent. Il s'agirait pour le film d'Abel Ferrara d’inscrire sa terrasse newyorkaise dans la série des terrasses (toutes romaines) qui soutiennent l’interrogation du rapport entre l’intime ou le particulier et le public ou le politique (et la question politique est à chaque fois celle de la révolution). Le motif de la terrasse, succédant à celui de la monade bourdonnante et alvéolaire (entre Federico Fellini et John Cassavetes) proposée par Go Go Tales, proposerait ainsi le seuil ou la limite à partir de quoi l’avant-plan ou le dedans s’expérimenterait aussi comme pli de l’arrière-plan ou du dehors : la terrasse est ainsi l’ouvert comme ouvrent tous les écrans, tels des plis numériques du dedans et du dehors. Si l'environnement humain est tout autant matériel qu'immatériel, tout autant technique que technologique, si les espaces sociaux distincts bénéficient d'une contiguïté virtuelle, si le temps vécu éclate en temporalités hétérogènes indépendantes de toute expérience subjective, et si enfin le monde présent se voit imprégné d'une « spectralité » renforcée par l'économie échographique télévisuelle (cf. Jacques Derrida, Échographies. De la télévision. Entretiens avec Bernard Stiegler, éd. Galilée-INA, 1992), alors la fiction apocalyptique imprègne la totalité du monde, indépendamment de l'événement apocalyptique lui-même.

5/ Ce serait donc une autre originalité (sa plus étrange qualité, son audace la plus remarquable) de 4:44 – Last Day On Earth que de se saisir de l'apocalypse habituellement considérée comme l'événement ultime (le super-événement terminal qui les recouvrirait tous pour les relever et les rédimer dans le cadre de la perspective eschatologique chrétienne) en en neutralisant justement sa valeur événementielle de terme définitif. L'extension du domaine apocalyptique comprise comme sa généralisation allégorique à tout le visible consiste alors en la neutralisation de l'événement propice aux représentations spectaculaires comme aux fallacieuses attentes médiatiques. Même si, du coup, le risque encouru est alors de faire du neutre l'instance d'un évidement et d'une banalisation problématiques. L'influence que la religion bouddhique exercerait sur la nouvelle manière de faire d'Abel Ferrara (qui aurait adopté cette religion depuis qu'il a noué une relation sentimentale avec son actrice Shanyn Leigh) est peut-être à prendre en compte dans cette assomption d'une vision zen qui pèserait in fine sur la faveur accordée aux principes de la fusion désaffectée et de la liquéfaction postmoderne à celui des intensités affectives propre à une phénoménologie moderniste du choc. On peut heureusement le comprendre et le dire autrement. C’est d’abord toute la part d’ironie contenue dans 4:44. Last Day On Earth : les figures médiatiques de la pseudo-sagesse politique ou publique sont clairement moquées (via les interventions télévisées du Dalaï-lama et d’Al Gore pour qui, initialement, Abel Ferrara devait réaliser un documentaire qui, de fait, est devenu son dernier long-métrage) ; l’effusion sentimentale avec le jeune livreur vietnamien bute sur l'impasse offerte par le mutisme du garçon ; la colère de Cisco éructant sur sa terrasse bourgeoise à l’adresse des auteurs anonymes du grand gaspillage de la planète tourne très vite court. C'est surtout que le dernier jour du monde est un jour comme les autres puisqu'il allégorise de manière générique le caractère apocalyptique de tous les autres jours du monde. Avant l'heure fatidique (4 heures 44, l'heure au-delà de laquelle, d’après les dires du cinéaste, New York n'a plus rien à offrir à ses habitants en quête de plaisirs plus ou moins licites) et la survenue du fondu au blanc final, avant la toute dernière aurore murnalcienne, c'est donc une journée comme les autres, avec ses joies et ses peines, ses moments creux et ses autres pleins, ses vides significatifs ou bien ses instants propices à la suspension de toute réflexion. Une soirée new-yorkaise propice à la passivité – à la « pensivité » considérée comme « un état indéterminé entre l'actif et le passif » (Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, éd. La Fabrique, 2008, p. 115). Une nuit semblable à toutes les autres, et tellement dissemblable parce qu'elle est, crépusculaire, la dernière. Une soirée semblable et dissemblable, marquée d'une ressemblance qui n'aurait rien à quoi ressembler, et dont la dissemblance creuse et divise le motif apocalyptique lui-même, séparé entre une nature processuelle actualisée et une nature événementielle comme neutralisée (ou différée pour le temps d'après la fin du film) : « L’image d’un objet non seulement n’est pas le sens de cet objet et n’aide pas à sa compréhension, mais tend à l’y soustraire en le maintenant dans l’immobilité d’une ressemblance qui n’a rien à quoi ressembler », ainsi que le note Maurice Blanchot (in L'Espace littéraire, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1955, p. 350). C'est une citation que l'on retrouve ailleurs, en quatrième de couverture de l'ouvrage de Jean-Luc Nancy intitulé Au fond des images (éd. Galilée, 2003). On y lira également ceci : « D'où l'image tire-t-elle la puissance que sa surface irradie ? D'un fond inimaginable : de ce fond d'absence à jamais retirée dont l'imago des morts romains formait la présence imposante et vénérable. Toujours, du fond des images, la mort nous dévisage : la mort, c'est-à-dire notre immortalité ». Quand Cisco hurle du haut de sa terrasse romaine paradoxalement située et à l'adresse de ses voisins new-yorkais (mais c'était bien avec de l'argent italien qu'Abel Ferrara avait déjà tourné en 1989 King of New York et c'est bien à Rome qu'à l'occasion de Go Go Tales il recréait l'atmosphère électrique de la « Grosse Pomme », la cité dont on dit que l'on n'y dort jamais) qui s'activent en se préoccupant du corps sans vie d'un homme jeté dans le vide que « nous sommes tous déjà morts », Shye susurre pour sa part à l'oreille de son amant pendant l'irradiante assomption offerte par le lent fondu au blanc final que « nous sommes déjà des anges ». Deux images puissamment pensives au sens de Jacques Rancière, situées dans l'écart indéterminé entre activité et passivité, puissance et impuissance, qui est aussi celui, dans les termes de Jean-Luc Nancy, tout aussi indéterminé de la mortalité et de l'immortalité. Cisco semblerait donc du côté de la pulsion de mort : son désœuvrement le pousse même à médiocrement tenter un dernier fix avant le grand embrasement, comprenant in fine qu’il lui faut entendre ce que lui suggère son surnom, à savoir renverser sa médiocrité en pauvreté franciscaine. Skye se situerait alors quant à elle du côté de la sublimation (ainsi que le suggère également son prénom céleste) : elle ne cesse de travailler à sa peinture, invitant son compagnon vampirique à la rejoindre dans le cercle de son art dans un final conjuguant souverainement Eros et Thanatos et rappelant explicitement celui de Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau (un film qui hante une bonne partie de l’œuvre ferrarienne, de King Of New York à The Funeral en 1996 en passant, bien sûr, par The Addiction). Au fond des images qui irradient et brûlent le regard de leurs spectateurs, la mort s'envisagerait comme ce qui dévisage leur immortalité. Ce ne sont donc pas les visibilités médiatiques diffusées à grandes gorgées par les diverses vannes ouvertes par Internet qui disposent, seules, de cette puissance irradiante dont le fondu au blanc final est, dans 4:44 – Last Day On Earth, la plus accomplie des expressions. Ce ne sont pas non plus les conversations rendues possibles (ou la musique blues de Francis Kuipers) par-delà les distances spatiales grâce au dispositif audiovisuel (« télé-technologique » aurait dit Jacques Derrida dans Échographies. De la télévision, op. cit.) offert par le logiciel Skype qui bénéficient, seules, d'un pouvoir d'inimaginable, d'absence et de retrait, à l'instar des empreintes en cire du visage des défunts à l'époque de la Rome antique. C'est le film d'Abel Ferrara qui, en proposant l'agencement cinématographique grâce auquel les flux numériques pauvres en expérience trouvent à se retraduire en vitalisme pictural exprimé par le geste expressionniste-abstrait de Skye travaillant sans relâche, couche après couche, la grande toile posée à même le sol, horizontalement, autorise, outre le passage de l'économie analogique à l'économie numérique ainsi que la fusion du numérique cinématographique et du numérique Internet, la transformation du visible à l'image, de la représentation à la participation excédante, de la « mimesis » à la « methexis ». « Ainsi, la mimesis enferme une methexis, une participation ou une contagion par laquelle l'image nous saisit » (Jean-Luc Nancy, Au fond des images, op. cit., p. 25). Cette participation corrélative au saisissement des images s’affirmera par exemple, pour les couples d’amoureux spectateurs de l’ultime séquence du film d’Abel Ferrara (qui est, on l'a dit, le compagnon de Shanyn Leigh), dans la reconnaissance de leur propre image en miroir, sublime.

6/ « La violence est toujours un excès sur les signes (…) L'image est aussi un tel excès, et l'art sans doute n'a d'autre définition en première instance que le débordement et l'emportement au-delà des signes » affirme Jean-Luc Nancy (ibid., p. 55). Il faut alors prendre en considération toute la distance qui sépare le geste pictural exposé dans The Driller Killer et celui à l’œuvre dans 4:44 – Last Day On Earth. En effet, le premier film raconte le blocage du travail de l'artiste rendu incapable de terminer la toile sur laquelle il travaille parce que ses voisins sont bruyants, ses deux copines trop exigeantes et la contrainte du loyer trop pressante. Et comment ce blocage débouche sur une explosion de violence expiatoire et sacrificielle exercée par le peintre (interprété par Abel Ferrara lui-même) à l'encontre de clochards choisis au hasard des rues. Une violence dont le caractère indéterminé, entre délire subjectif et réalité objective (bien avant American Psycho écrit par Bret Easton Ellis en 1991), exprimait l'indistinction entre l'impuissance artistique, la violence psychotique et la misère sociale et urbaine. La représentation inachevée du bison entraînait l'articulation de séries d'images jusque-là indépendantes les unes des autres (la série des clochards et de la bohème new-yorkaise, du sang et de la peinture, de l'horreur attestée dans les journaux et de celle qui sévit dans l'esprit d'un artiste hypersensible et tourmenté). La trouvaille au terme du geste expressionniste-abstrait de la figure du dragon (autre animal totémique, préfiguré sur un mur tagué dans un plan furtif de King of New York) dans 4:44 – Last Day On Earth instituerait désormais la forme d'un achèvement moins homothétique avec la borne apocalyptique qu'il proposerait de rompre avec le motif (eschatologique) de la fin dernière en lui substituant le motif (cyclique) de la fin comme éternel retour. En dehors de ce cercle ophidien qui abrite ultimement les deux amants et qui peut rappeler d'autres cercles (ceux des films de Philippe Garrel des années 1970 comme La Cicatrice intérieure en 1972), il n'y aurait rien que le très commun et le très banal d'une soirée new-yorkaise qui répète ses rites comme si rien ne devait jamais avoir lieu (des contractuels qui dressent des procès-verbaux aux voitures mal garées, des personnes ivres sur le trottoir au gros rap émis des voitures passant dans le coin en passant par un livreur de plats vietnamiens). Entre deux moments dont la banalité exprime la neutralisation (au risque de la banalisation) du motif apocalyptique, ce sont ces quelques intensités affectives suscitées par la tendresse (sexuelle et enfantine, érotique et ludique) des amoureux dont la gestuelle est saisie avec une grâce aussi bouleversante que les gestes de l'amour dans les films de Terrence Malick (cf. Des nouvelles du front cinématographique (29) : Les Moissons du ciel de Terrence Malick). En dehors de ce cercle, les au revoir échouent à prendre la consistance des adieux, par exemple entre Cisco et sa fille Dee-Dee via Skype, entre ce dernier et son ex-épouse ou bien encore entre celui-ci et son frère. A l'extérieur de ce cercle, les dernières fois n'arrivent pas à advenir (par exemple le shoot d'héroïne auquel renonce finalement Cisco devant sa compagne qui ressent ce renoncement comme une trahison). Même la séquence émouvante du jeune livreur vietnamien, qui utilise l'ordinateur portable de Cisco pour parler une dernière fois à ses parentes restés au pays et qui pose son front sur l'écran rabattu de manière religieuse, ne débouche que sur le don d'un pourboire inhabituel, excessif et inutile (un don sans contre-don possible), ainsi que sur une embrassade un peu embarrassée. Après Go Go Tales censé se passer à New York alors que le film a été tourné à Rome, 4:44 – Last Day On Earth semble prolonger une sorte de réduction quintessenciée du traitement cinématographique de la métropole new-yorkaise (après ce sommet représenté par Bad Lieutenant en 1992, l'équivalent pour le New York du début des années 1990 de ce que fut en 1947 Allemagne, année zéro de Roberto Rossellini pour le Berlin après la fin de la seconde guerre mondiale), résumée désormais en quelques signes définitifs captés au téléobjectif, cette quintessenciation étant par ailleurs conforme à une esthétique générale dévolue à un minimalisme souverain et porteur de dédramatisation. La dédramatisation devra s'entendre ici comme neutralisation (au mieux, comme banalisation au pire) du motif apocalyptique afin de substituer au grand récit événementiel et terminal cher à l'eschatologie chrétienne l'allégorie d'une apocalypse perpétuelle et comme perpétuellement divisée (entre sa nature processuelle perpétuellement actualisée et sa nature événementielle perpétuellement virtualisée), perpétuellement différée d'avec sa propre advenue (cette substitution exprimant peut-être, pourquoi pas, la sortie du cinéaste de son époque catholique et son entrée définitive dans une nouvelle époque bouddhique). Donc, à l'extérieur du cercle ophidien reliant visibilités numériques et images picturales, représentation et abstraction, mimesis et methexis, vide et excès, formes de l'art et formes de la vie, il n'y a plus rien d'autre qu'un couple enlacé, formé par un acteur récurrent (dans New Rose Hotel, Go Go Tales et désormais 4:44 – Last Day On Earth) et ami et une femme réellement aimée (et vue dans les derniers films du cinéaste depuis Go Go Tales). Ce cercle représentant un dragon se mordant la queue symbolise l’Ouroboros mythique, cette figure repérée dans plusieurs cultures sur plusieurs continents désignant structuralement le cycle éternel de la nature se différenciant dans son auto-reproduction. Les mythologies égyptienne et nordique, védique et aztèque, chrétienne et sataniste se sont appropriées l'Ouroboros pour signifier l'autofécondation et l'éternelle unité de toute chose. Ce qui se nomme Samsara chez les bouddhistes et les hindouistes, les jaïns et les sikhs, et qui signifie le cycle des vies de renaissance en renaissance et qu'avec Friedrich Nietzsche on pourra nommer « éternel retour » (cf. Des nouvelles du front cinématographique (45) : Un astre solitaire, F. J. Ossang). C'est pourquoi Abel Ferrara propose ultimement le fondu-enchaîné de diverses visibilités toutes soudées entre elles par le motif récurrent du mouvement circulaire décliné en plusieurs vues sur Internet (une moto tournant en rond, un feu d'artifice traçant à plusieurs reprises une boucle de lumière, une immense horloge) afin de faire du symbole universel de l'Ouroboros celui qui les résume toutes et les sublime dans le cercle confondu de l'art et de l'amour.

7/ A la différence du tipi fragile reliant symboliquement les trois personnages de Melancholia (son absence de tenture a été bien notifiée par Peter Szendy, L'Apocalypse cinéma, ibid., p. 145-146), la toile picturale de 4:44 – Last Day On Earth présente une surface qui au final s'identifie à la toile de projection du film lorsqu'il a fini d'être projeté. Une surface irradiante en laquelle auront convergé les deux ultimes propositions du film d'Abel Ferrara. A chaque fois, unique, la fin du monde ne cesse d'arriver dans son être divisé (entre l'actualité de son processus et la virtualité d'un événement n'arrivant qu'après la fin du film), de se répéter éternellement en tant que divisée : la fin du monde est moins ce qui arrivera une fois pour toutes que ce qui a tout le temps lieu, l'éternel retour est structurellement apocalyptique, l'apocalypse est l'allégorie contemporaine par excellence pour autant qu'elle privilégierait sa nature processuelle et se dispenserait de sa nature événementielle. Mais aussi : l'image comme fusion horizontale de toutes les registres de visibilités (pictural et numérique, artistique et médiatique, religieux et symbolique) est elle-même l'indice de notre être apocalyptique. Apocalyptique pour autant que l’apocalypse se comprendrait étrangement ici comme aporétique, qui arrive (comme processus) sans jamais arriver (comme événement). Autrement dit comme l'« imminence d'une révélation, qui ne se produit pas » (Jorge Luis Borges cité par Jean-Luc Nancy, Au fond des images, ibid., p. 55). Le philosophe écrivant un petit peu plus loin : « L'art n'est pas ce simulacre ou cette forme apotropaïque qui nous protégerait d'une violence insupportable (…). Il est le savoir exact de ceci qu'il n'y a rien à révéler, pas même un abîme, et que le sans-fond n'est pas le gouffre d'une conflagration, mais l'imminence infiniment suspendue sur soi » (ibid., p. 56). L’imminence suspendue, celle d’une apocalypse aporétique (une apocalypse libérée comme processus mais bloquée comme événement, à l'instar de ce « messianisme bloqué » que Giorgio Agamben identifie à la « différance derridienne » in Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, éd. Payot & Rivages, 2004 [2000 pour l'édition originale], p. 175). Un « apocalyptisme bloqué » pourrait-on dire, c'est-à-dire qui ne déboucherait pas tout de suite, directement, sur l'apocalypse et dont le temps serait alors celui du messianisme (il n'est alors pas ici indifférent de rappeler que Willem Dafoe avait incarné le Messie Jésus dans The Last Temptation of Christ de Martin Scorsese en 1988, comme de s'appuyer sur Giorgio Agamben expliquant que christos est la traduction grecque de l'hébreu masiah signifiant l'oint ou le messie : cf. Le Temps qui reste, opus cité, p. 33). Un « apocalyptisme bloqué » au nom d'un temps messianique invoquant une apocalypse pour autant qu'elle saisie dans sa vérité aporétique, parce que divisée entre un processus en cours d'actualisation et un événement virtualisé, et dont le seuil est cette terrasse au bord de laquelle séjourne le film d'Abel Ferrara.

8/ Avec 4:44 – Last Day On Earth, le cinéaste livre probablement l'un des tout meilleurs films qui soient, non pas strictement apocalyptiques (puisque la perspective apocalyptique, neutralisée ici dans sa logique eschatologique et événementielle, qualifie désormais un processus temporel ne cessant d'entretenir le différé de l'imminence de la fin de tout), mais bel et bien messianiques (ce privilège du messianique sur l'apocalyptique expliquerait alors pourquoi Peter Szendy n'a pas vraiment traité dans son ouvrage du film d'Abel Ferrara). C'est qu'il ne faut pas confondre, comme nous y alerte Giorgio Agamben, temps eschatologique et visionnaire de l'apocalypse et temps messianique et apostolique, ce « temps qui reste » une fois que le temps chronologique et profane commence à s'épuiser et que le temps éternel et sacré ne s'est pas encore complètement actualisé : « Le discours apocalyptique se situe au dernier jour, au jour de la colère : il voit la fin advenir et il décrit ce qu'il voit. Le temps que vit au contraire l'apôtre n'est pas l'eschaton, ce n'est pas la fin du temps (…), mais le temps de la fin (…) Ce qui intéresse l'apôtre, ce n'est pas le dernier jour, l'instant dans lequel le temps finit, mais le temps qui se contracte et qui commence à finir (…) ou, si vous préférez, le temps qui reste entre le temps et sa fin » (in Le Temps qui reste, op. cit., p. 110-111). Ou, pour le dire autrement, Abel Ferrara est un cinéaste du paroxysme dont 4:44 Last Day on Earth serait le film privilégié parce que, au sens propre, « le paroxysme serait donc le moment avant-dernier, c'est-à-dire non pas celui de la fin, mais celui juste avant la fin » (cf. Jean Baudrillard, Le Paroxyste indifférent, éd. Grasset, 1997, pp. 7 et 68). Certes, il est dit que, scénaristiquement, le jour vécu par Cisco et Shye est le dernier jour de la vie humaine sur Terre, mais ce dernier jour est, cinématographiquement, saisie dans sa qualité messianique comme temps qui reste entre notre temps chronologique ou profane et le temps sacré de la fin (apocalyptique). Au côté du film Aujourd'hui d'Alain Gomis et surtout de l'immense Cheval de Turin (2011) du cinéaste hongrois Béla Tarr (cf. Des nouvelles du front cinématographique (32) : Les Harmonies Werckmeister de Bela Tarr), le film d'Abel Ferrara partagerait donc moins la vision d'un apocalypse accomplie qu'un même motif paulinien : celui du temps messianique. Un temps messianique qui reste, divisant la division entre le temps vécu (sur un mode apocalyptique) et le temps éternel (d'après l'Apocalypse). Deux ou trois films moins apocalyptiques que messianiques (c'est-à-dire au seuil d'une apocalypse aporétique et divisée, indistinctement actuelle et virtuelle, présente et différée). Avec Go Go Tales, la circulation monétaire venait allégoriquement soutenir le mouvement « anéconomique » (comme l'auraient dit Jean-François Lyotard et Jacques Derrida) d’une apocalypse arrivant sans jamais arriver, incessamment différée : entre le temps profane de la reproduction élargie du capital et le dernier jour apocalyptique de son abolition, résiderait donc le temps paroxystique et messianique, ce temps qui reste dévolu au défaut de paiement d'une voluptueuse dépense de travail qui, mordue par le désir de sa juste rétribution, demeure pourtant en exception de toute commune mesure : incalculable. Depuis Go Go Tales, Abel Ferrara continue peut-être encore de souffrir de difficultés financières qui obèrent sa visibilité artistique (avant 4:44 – Last Day On Earth, l’idée d’un film concernant la reconversion écologiste d'Al Gore avait même été avancée, la trace du projet avorté imprégnant de manière godardienne le nouveau film). Mais il semblerait bien qu'il soit devenu grâce à aux deux dernières fictions qu'il a mises en scène, ouvrant et fermant l’année cinématographique française, le cinéaste décisif de 2012. Et puis – ce n'est pas qu'un gag – le titre du tout premier long-métrage (pornographique) d'Abel Ferrara (Nine Lives Of A Wet Pussy tourné en 1976) ne nous informait-il pas que l'homme serait, à l'instar de ladite « chatte mouillée », dépositaire de plusieurs vies (la pluralité des vies venant alors parachever sur le mode de la répétition la neutralisation de la nature événementielle du motif apocalyptique) ?

 

Abel Ferrara, le retour (I) : Go Go Tales (2007)

 

Samedi 16 février 2013


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