"La Fille de nulle part" (2012) de Jean-Claude Brisseau

A la croisée apollinienne - des chemins, de la parole et du couteau

 « (...) mais c’est dans cette zone intermédiaire, dans ce lieu épiphanique,

quelque part sur la "terre sans maître"

entre l’amour narcissique de soi et le choix d’un objet extérieur,

que pourront venir un jour se placer les créations culturelles,

l’entrebescar des formes symboliques et des pratiques textuelles

par lesquelles l’homme entre en contact

avec un monde qui lui est plus proche qu’aucun autre

et duquel dépendent, plus directement que la nature physique,

son bonheur et son malheur »

(Giorgio Agamben, Stanze, éd. Payot & Rivages, 1994, p. 58)

 

 

Dans nos représentations traditionnelles du panthéon grec, Apollon apparaît comme un dieu sage, solaire et serein. Conducteur des Muses (il est le « musagète ») et doté de pouvoirs de guérison, patron des arts (accompagné de sa lyre, il est le « citharède ») et grand législateur (son arc et ses flèches ont profité aux meilleurs combattants troyens pendant la guerre de Troie), il symbolise pour le monde occidental, depuis le Moyen Âge et surtout depuis la Renaissance, la lumineuse beauté grecque, raisonnable et équilibrée. Le premier ouvrage de Friedrich Nietzsche écrit en 1872 à l’âge de 28 ans, La Naissance de la tragédie (à partir de l’esprit de la musique), au carrefour de la philosophie, de la philologie et de l’hellénisme, a renforcé cette représentation en l’inscrivant dans une généalogie des sources primitives de l’art grec partagé selon lui entre deux tendances spécifiques et complémentaires (pour ne pas dire antagoniques), l’une qualifiée d’apollinienne et l’autre de dionysiaque. Alors que la tendance apollinienne valorise les arts plastiques (évidemment la sculpture), la beauté, le rêve et l’apparence, la tendance dionysiaque privilégie pour sa part les arts non-plastiques (en l’occurrence la musique), l’ivresse, le cauchemar et la souffrance. Le nihilisme contemporain radicalement critiqué par la philosophie nietzschéenne renouant avec la pensée des présocratiques trouverait alors son origine oubliée dans le refoulement du caractère tragique de la vie, de l’art et de la philosophie et dont les responsables seraient, entre autres, Socrate et son disciple Platon ainsi qu’Euripide. Le refoulement de Dionysos consisterait alors d’après Nietzsche en la mutilation d’un art privé de son énergie tragique et abandonnant la part (apollinienne) restante à un rationalisme positiviste qui serait en fait un idéalisme coupé de tout rapport concret à la vie, au point même de s’y opposer. Mais la vision nietzschéenne rend-elle vraiment justice à la complexité mythologique d’Apollon qui est autant un dieu bâtisseur qu'un dieu vengeur, un dieu séducteur qu’un dieu malheureux en amour, un dieu certes doté de pouvoirs oraculaires mais également surnommé Loxias (soit « l’Oblique ») parce que ses oracles sont ambigus ?

 

 

C’est ici tout l’intérêt de l’étude passionnante de l’anthropologue comparatiste et helléniste Marcel Detienne qui, intitulée Apollon le couteau à la main, soustrait Apollon de son couplage nietzschéen avec Dionysos pour le considérer pour lui-même et tel qu’en lui-même, dans toutes ses contradictions et toute son ambivalence puisque, en régime polythéiste, un dieu ne saurait se saisir qu’au pluriel. Apollon, le dieu des fondations valorisé par Platon et le dieu des oracles privilégié par Homère et vénéré d’abord à Délos puis Delphes via sa prophétesse la Pythie, est en fait une figure divine plurielle et impure, secouée de grands spasmes meurtriers et irrésistiblement attirée par l’odeur du sang, son goût répété du sacrifice se traduisant notamment dans le maniement du couteau. « Le couteau à la main : voilà le premier Apollon, parti de Délos et prenant possession du lieu de la parole oraculaire. Un couteau pour égorger sur un autel fraîchement inauguré. Un couteau pour tailler les chemins, pour découper les autels (…) Les chemins du couteau, l’Apollon Aguieús les connaît, un par un : boucher parmi les sacrificateurs, mangeur d’hommes, assassin de son ennemi privilégié, complice de son meurtrier le plus proche, il sait la folie et la fuite affolée de celui qui verse le sang et fait se lever la violence implacable d’un nouveau mort (…) A la croisée des chemins du couteau et de la parole, Apollon règne sur le pur et l’impur : "pur exilé du ciel" » (Marcel Detienne, Apollon le couteau à la main, éd. Gallimard-NRF, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1998, p. 233).

 

 

Ce long détour aura été nécessaire en regard de ce qu’expose puissamment le nouveau long-métrage de Jean-Claude Brisseau (mais l'analyse vaudrait aussi pour L'Apollonide de Bertrand Bonello en 2011). En effet, La Fille de nulle part se présente comme un film parfaitement apollinien (autrement dit lumineux et formellement équilibré), pour autant qu’on n’oublie pas qu’il est traversé de grandes taches de sang et de coups de couteau fulgurants, qu’il est zébré de visions saugrenues, tour à tour effrayantes et stupéfiantes. Comme s’il était possible pour un film français contemporain de désirer l’agencement a priori impossible du calme et de la folie. Sauf que la chose est effectivement possible puisque La Fille de nulle part est un film particulièrement original, linéaire et retors, frontal et oblique, lumineux et opaque. Irréductible à toute classification ou catégorisation en termes de genre, on dira de lui qu’il est souverainement apollinien parce que, au sens de Marcel Detienne, exactement situé « à la croisée des chemins du couteau et de la parole ». La Croisée des chemins n’était-il d’ailleurs pas le titre de son tout premier long-métrage réalisé en super-8 en 1976 et à l’époque remarqué par Eric Rohmer et Maurice Pialat ? Connu également sous le titre de Médiumnité, cette œuvre de jeunesse, rare, est pourtant déjà décisive. Autant parce qu'elle annonce en bien des points des films à venir comme De bruit et de fureur, Céline et La Fille de nulle part, que parce qu'elle pose à côté du mythe comme imaginaire partagé (par un enfant, un communiste et une mystique) le savoir comme relève réciproque de la pulsion de mort pour une petite fille et son professeur particulier joué par le cinéaste.

 

 

La Fille de nulle part est en vérité un film aussi pur dans ses intentions qu’impur dans ses moyens d’y parvenir. Un film de pure folie osant superbement (la superbe est ici l’autre nom du courage) inscrire dans une économie ultra-réduite de production (digne des tournages les plus légers d’Eric Rohmer dont on rappelle que la société fondée par Barbet Schroeder pour distribuer ses films, Les Films du Losange, a également distribué les premiers films de Jean-Claude Brisseau) des séquences de fantastique et d’épouvante inspirées de la série The Exorcist. La Fille de nulle part est bel et bien un film de nulle part dans le cinéma français, sinon de l’imagination créatrice de l’un de ses plus singuliers auteurs atteignant ici un zénith artistique qui laisse le spectateur pantelant comme rarement.

1/ La conjuration des spectres

Une singularité que n’a pas manqué de constater le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul qui, président du jury lors de la dernière édition du Festival de Locarno, a poussé à ce que le Léopard d’or lui soit attribué. Et comment cela aurait-il pu être différent quand, indépendamment de l’écart culturel séparant leur geste cinématographique respectif, l’art d’accueillir en toute hospitalité domestique les fantômes est une préoccupation partagée par les deux artistes ? Et cette préoccupation distingue radicalement Jean-Claude Brisseau d’une cinématographie nationale culturellement frileuse (à l’exception notable de Jacques Rivette et Jean Paul Civeyrac) quand il s’agit de se colleter avec la question du fantôme. Alors que le fantomatique ou le spectral est ce qui, d’après Jacques Derrida, qualifie justement les images dont la force anamnestique fait revenir de l’oubli un excès débordant toute forme de clôture symbolique, parole experte ou discours de la maîtrise (cf. Tourner les mots. Au bord d’un film [avec Safaa Fathy], éd. Galilée/Arte vidéo, 2000, p. 17). Alors que le spectral est ce débord qui demeure et persiste sur le seuil indécidable du visible et de l’invisible (cf. Penser à ne pas voir, éd. Mondadori, 2005, p. 51). Alors que le spectral est ce qui exige à la fois l’hospitalité et l’exclusion, la prière qui appelle et celle qui exorcise : autrement dit la conjuration (cf. Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993, p. 223).

 

 

La conjuration des fantômes (au double sens derridien de les accueillir pour les exclure, de les appeler pour s’en exorciser, de les faire venir pour leur demander de partir) hante effectivement tout le cinéma de Jean-Claude Brisseau, et particulièrement La Fille de nulle part. Et la fréquente incompréhension des producteurs, des critiques et du public quant à cette hantise a pu peser, et pèse encore sur la situation professionnelle du cinéaste. Par exemple sur la réception d’un film parmi les meilleurs films du cinéaste, De bruit et de fureur (1987), dont les visions fantastiques, dignes de certains tableaux surréalistes de René Magritte, paraissaient détonner dans le paysage gris des quartiers de la relégation sociale situés dans les cités populaires de la banlieue parisienne. Une réalité urbaine habituée aux pires traitements médiatiques et ici saisie dans une perspective originalement surréelle déclinée en imageries médiévale, westernienne et archaïque (en ceci digne du récit mythologique fondateur que Sigmund Freud a proposé dans Totem et tabou en 1913 et qui se retrouve une nouvelle fois cité dans La Fille de nulle part) afin de dynamiser le matériau documentaire de base (le tournage a eu lieu en Seine-Saint-Denis, entre Bagnolet, La Courneuve et Aubervilliers) ? L’étonnement pouvait paradoxalement susciter une incompréhension renforçant l’idée perverse de l’appauvrissement des pauvres qui, privés de tout, devraient alors aussi l’être des ressources de l’imaginaire.

 

 

L’incompréhension concernant la singularité de la trajectoire cinématographique de Jean-Claude Brisseau a également pesé sur la réalisation du film suivant, Noce blanche (1989), un « mélodrame » peu apprécié par son auteur car expurgé des séquences oniriques ou fantastiques initialement prévues au scénario. La même incompréhension explique probablement les longues plages d’inactivité entre Un jeu brutal (1982) et De bruit et de fureur comme entre L’Ange noir (1994) et Les Savates du bon dieu (2000). C’est que le matérialisme (au sens marxien du terme) continuellement professé par un cinéaste d’origine populaire qui fut professeur de français dans un collège de Bagnolet en Seine-Saint-Denis au début des années 1970 ne l’a pourtant jamais empêché de poser la question, anthropologiquement cruciale, de l’imaginaire dans son rapport constitutif avec la réalité matérielle ou objective des individus et des sociétés. La Fille de nulle part contracte d’ailleurs avec un maximum de lyrisme et de densité cristalline cette problématique philosophique quand, lors d’une conversation entre les deux personnages principaux du film, la référence aux engagements militants de Mai 1968 permet de penser ensemble le concret des luttes sociales et l’intensité de la croyance qui les sous-tendait en prévision d’un grand soir prochain, ce mythe moderne dont l’épuisement a pu entraîner, parmi toutes les formes de déception possibles, celle du suicide. Entre le monde et ses habitants humains, il y aurait donc un biais (pourquoi pas le nommer ici l’oblique apollinienne ?) qui, résultant de la lente sédimentation dans le psychisme humain de multitudes de couches de récits et de représentations collectives (ou « sociales-historiques » comme l’aurait dit Cornelius Castoriadis), voilerait sa propre fonction de médiation subjective d’une réalité autrement (c’est-à-dire directement) inaccessible à des esprits par ailleurs inconscients de cet immémorial travail de modelage. Le « phylum » de cette lente sédimentation est analysé par Bernard Stiegler dans ses trois types de mémoire subsumés sous le néologisme adjectival d’« épiphylogénétique » (cette troisième couche de mémoire ou mémoire technique en plus de la mémoire phylogénétique ou biologique et de la mémoire épigénétique ou somatique individuelle). Et ce sont les hiatus ou sautes, disjonctions ou courts-circuits au cours des processus d’individuation « épiphylogénétique » qui marquent fantastiquement le tressaillement de la réalité d’un sujet psychiquement déphasé. Désorienté parmi les fragments désormais inarticulables de réels surréels, le sujet déboussolé (autrement dit ayant perdu la boussole du rationnel) découvre, s’il ne veut pas que la désorientation débouche sur la dissociation, qu’il doit prendre en compte le non-raccordement entre ce qu’il domine de toute sa conscience et ce qui en lui et inconsciemment le domine. Et c’est la brèche consécutive à cette division qui autorise l’apparition, aux confins du personnel et du civilisationnel, des spectres, ainsi que leur conjuration.

 

 

L’inconscient dans sa triple caractérisation mémorielle (biologique et animale, individuelle et collective, sociale et technique) consiste en cette tache aveugle qui, pour les personnages de Jean-Claude Brisseau situés dans l’angoissante possibilité du désajustement de la continuité « épiphylogénétique », les autorise alors à faire systématiquement l’épreuve traumatique d’une rencontre, au cœur de la réalité, d’un réel surréel (un Réel qui prendrait la forme de l’énigme de l’Autre, pourrait-on dire de manière lacanienne). Un réel traumatique qui, tantôt contredit et paralyse la pente de leur désir (ce seraient plutôt les personnages masculins, notamment des films Un jeu brutal, Noce blanche, L’Ange noir, Les Savates du bon dieu et Les Anges exterminateurs en 2006), tantôt réalise ces désirs en les entraînant au-delà de ce que leur conscience y avait initialement mis (ce seraient plutôt les personnages féminins, notamment des films Céline en 1991, Choses secrètes en 2002 et A l’aventure en 2009). Aujourd’hui, la proposition esthétique d’un apparent naturalisme ou réalisme social troué de pointes surnaturelles et irrationnelles symptomatiques d’un inconscient au cube (ce qui pourrait autoriser le rapprochement de Jean-Claude Brisseau avec Luis Buñuel – encore que ce dernier n’ait jamais réalisé stricto sensu de films fantastiques) trouverait à se présenter sous sa forme cinématographique à ce jour la plus quintessenciée. Celle qui, faisant de nécessité vertu, a su admirablement transcender les difficultés matérielles et économiques éprouvées actuellement par le cinéaste. Il faut dire que ses projets effraient les financeurs. Surtout, l’homme est imposant et le caractère intransigeant (un litige quant à la distribution du film l’a par exemple obligé à se séparer du premier partenaire prévu, Capricci, et à en dénicher rapidement un autre, Les Acacias). Du coup, Jean-Claude Brisseau renoue ici avec ses tout débuts amateurs en auto-produisant (avec sa société de production La Sorcière rouge) son nouveau long-métrage tourné dans son propre appartement parisien avec une équipe technique réduite et un matériel de tournage ultraléger (une caméra DV, une poussette pour les travellings et trois mandarines). Et, exceptionnellement, il y tient le rôle principal.

 

 

Alors, La Fille de nulle part peut ressembler à un film de chambre accueillant les inconciliables a priori du classicisme français (la diction blanche et le caractère littéraire des dialogues) et du cinéma de genre bis hollywoodien (le découpage parfois abrupt, le suspense fantastique et l’hétérogénéité des régimes d’images). Comme il peut ressembler à l’épure la plus concentrée de tout son cinéma, comme à l’autoportrait pudique d’un artiste soucieux du caractère à la fois auto-analytique et exemplaire (soit universel) de la fiction cinématographique.

2/ Si proche et si loin aussi de "Noce blanche"

Au départ, on croit avoir affaire à une reprise presque 25 ans après du principe fictionnel ayant commandé le récit de Noce blanche, quand un homme d’un certain âge (Michel incarné par Jean-Claude Brisseau) prend sous sa protection une femme beaucoup plus jeune que lui (Dora interprétée par Virginie Legeay, déjà vue dans Les Anges exterminateurs) dont l’apparente fragilité cache peut-être un pouvoir obscur dont on se demande s’il ne sert pas au final un projet manipulateur et intéressé. Les propos de son ami médecin (joué par Claude Morel, au départ prévu pour tenir le rôle principal, et déjà croisé dans La Croisée des chemins et La Vie comme ça en 1978), ainsi qu’une courte séquence montrant Dora coucher avec un jeune homme dans l’appartement de son vieux protecteur afin de le déstabiliser instruisent les prémisses d’une piste déjà empruntée mais qui, finalement et heureusement, s’étiole d’elle-même. C’est que le cinéaste ne joue plus désormais le jeu dangereux de l’alchimiste préoccupé d’ouvrir une énième fois la boîte de Pandore du sexe. C’est que, la vieillesse aidant probablement, il a d’autres chats à fouetter, déplaçant la question du fantasme ailleurs (ou, mieux, plus loin) que sur le terrain hétérosexuel, habituel chez lui, de l’attirance fantasmatique des hommes mûrs pour des femmes plus jeunes. Il faut dire que le film précédent, A l’aventure, a de toute évidence représenté la fin d’une époque entamée avec Choses secrètes et poursuivie avec Les Anges exterminateurs. Comme un triptyque au centre duquel l’épreuve de l’impossible traversée du fantasme (hétéro)sexuel (le gouffre insondable de la jouissance féminine, équivalent du sublime burkien ou kantien) se paie au prix fort du choc sans retour avec le réel.

 

 

Le risque fictionnel de la dissociation et de la dissolution du sujet masculin (de manière paradigmatique, c’est le héros réalisateur et double fictionnel du cinéaste dans Les Anges exterminateurs) aura en effet débouché sur le réel traumatique des actes et des poursuites judiciaires qu'ils ont entraînées, soldées par une condamnation en décembre 2005 à un an d’emprisonnement avec sursis et 15.000 euros d’amende par le tribunal correctionnel de Paris pour harcèlement sexuel à l’encontre de deux jeunes actrices espérant décrocher un rôle pour Choses secrètes. Quelques mois après la sortie des Anges exterminateurs, en décembre 2007, le cinéaste a été à nouveau entendu par un juge en tant que témoin assisté puis laissé en liberté, le parquet de Paris ayant ouvert une information judiciaire pour viols à la suite du dépôt de plainte de deux femmes dont l’une des trois actrices principales du film en question. Il ne s’agira évidemment pas ici de vouloir jouir de la vérité sur cette ou ces affaires, mais bien plutôt de reconnaître que la réalité (judiciaire), loin d’avoir rejointe la fiction, aura été le lieu intempestif de vérification de ce que Choses secrètes et Les Anges exterminateurs auront exhibé. A savoir la part maudite ou diabolique du sexe, son excès au-delà toute maîtrise rationnelle, sa brûlure quand son énergie vient électriser, renforcer ou renverser les rapports de pouvoir, sa folie mortifère quand il fait du Deux de la relation hétérosexuelle un faux-raccord révélant l’abîme d’illusion fantasmatique des positions masculine et féminine). Au risque que cette exhibition entraîne des conséquences imprévisibles ruinant toute possibilité objective ou désir subjectif de continuer à faire du cinéma.

 

 

Pour sa part, la fille de La Fille de nulle part n’incarnera ni l’amoureuse d’abord ambiguë puis mystique cachée dans le corps lolitesque de Vanessa Paradis dans Noce blanche, ni la perversité bourgeoise fusionnant de manière indécidable émancipation féminine et mal radical incarnée par Sylvie Vartan dans L’Ange noir. Elle ne ressemblera pas davantage aux héroïnes de Choses secrètes et des Anges exterminateurs dont la capacité de séduction peut nourrir l’arrivisme revanchard des victimes du patriarcat et de la domination masculine. C’est que la beauté de Dora (le nom fictif d'un des cas les plus fameux de Sigmund Freud signifie aussi « don » en grec) ne sert aucun but, sinon la disposition libre et sans projet d’une puissance de tremblement (comme à la fin de A l’aventure et son ultime séquence d’hypnose sismique) au service des âmes en peine qu’elle croise par hasard en chemin. Comme dans Céline (sauf que contrairement à l’héroïne éponyme de ce dernier film, Dora ne peut franchir le seuil éthique de l’engagement puisque ses visions n’attestent que d’une mort prochaine). C’est effectivement que cette disposition manifeste une sorte de malédiction destinale, que son destin consiste donc dans le fait de voir l’avenir proche des individus rencontrés. Et cet avenir, dont les auspices ne promettent pas de croire qu’il durera encore bien longtemps, se perçoit déjà comme un destin. Une malédiction qui saura ultimement se renverser en bénédiction au contact de l’homme qui, mourant à la fin du film dans les bras de l’héroïne, aura décidé de s’approprier subjectivement son sort, de faire de ses démons invisibles la matière visible (et même lisible comme on va le voir) de sa propre rédemption. C’est que Dora est, dans le film profondément apollinien de Jean-Claude Brisseau, la Pythie de Michel (et comme la prêtresse de Delphes, Dora est marquée du sceau de la pauvreté et de la solitude). Elle est, à son corps défendant, la prophétesse délivrant le message oraculaire de l’homme veuf qui veut croire aux vertus d’une prophétie dès lors auto-réalisatrice (pour citer le sociologue Robert K. Merton). Et cet homme est celui qui, avant de finir lardé de coups de couteau, aura fait de son existence un destin en produisant l’œuvre de sa vie (plus précisément : l’œuvre de la vie qu’il lui restait à vivre depuis qu’il est soumis à l’interminable deuil de sa compagne).

 

 

La « puissance de créer » dont l’œuvre de toute une vie est l’expression privilégiée est ici délivrée via la citation du peintre Vincent van Gogh en conclusion de l’ouvrage de Michel qui, achevé avec l’aide décisive de Dora, est consacré à la force secrète des croyances constitutives de notre rapport intrinsèquement illusoire à la réalité. Certes, on ne saura jamais ce que vaut vraiment ce livre. Et l’on aura été attentif au fait que l’auteur d’un ouvrage réflexif sur les différentes formes de l’illusion est lui-même subjugué par d’antiques illusions. Mais ce qui en revanche est sûr, c’est que cette puissance est aussi, de l’autre côté de la fiction, celle, généreuse, d’un cinéaste qui a fait de son actrice rencontrée sur les bancs de la Fémis (elle était déjà stagiaire technique et actrice sur le tournage des Anges exterminateurs) l’assistante dans la mise en scène de son nouveau film.

3/ Abstraction lyrique et synthèses disjonctives

Oui, La Fille de nulle part est un film apollinien (au sens classique du terme) parce qu’il fait preuve d’un sens de la précision, de la composition et de l’équilibre formellement exemplaire. On aura été effectivement sensible aux effets de symétrie, entre le début du film marqué par l’agression de Dora ensanglantée dans les escaliers de l’immeuble où réside Michel et la fin ramassée par l’agression dont est victime cette fois-ci Michel en bas de chez lui et mourant, ensanglanté, dans les bras de Dora (l’agresseur étant interprété dans les deux cas par le même jeune acteur, Emmanuel Noblet). Le rouge du sang passé de la jeune femme (frappée en haut des escaliers) au vieil homme (poignardé en bas de l'immeuble), comme afflux d’une jeunesse et d’une vie inattendue qui auront embrasé sa vieillesse, aura été également relayé par les rideaux de l’appartement offrant quelquefois à ses murs blancs une teinte purpurine (pour ne pas dire utérine). De la même façon, l’agression à l’arme blanche subie par le héros aura été annoncée par la vision proprement terrifiante d’un être fantomatique qui, recouvert comme souvent chez le cinéaste d’un voile blanc, a surgi du cagibi pour le poignarder dans une sorte de court-circuit délirant et hallucinatoire projetant dans un imaginaire insituable l’attaque cardiaque qui a foudroyé sur place le personnage. Le passage de l’agression virtuelle à l’agression réelle (l’agression étant souvent très chez Jean-Claude Brisseau l’expression phénoménale du choc traumatique avec le Réel de l’énigme sexuelle de l’Autre) aura été également symbolisé par la chute d’une bouteille (une bouteille d’eau la première fois, trois de champagne la seconde). Mais cet apollinisme au sens de l’équilibre formel et compositionnel du film serait incomplet si un autre apollinisme, plus obscur (plus proche donc de la vision d’Apollon proposée par Marcel Detienne), ne venait pas de temps en temps ponctuer, pigmenter ou tacheter la blancheur classique du film. Comme si la belle lumière de la raison classique donnant au film son allure si française (en gros, intimiste et dialogué, sentimental et philosophique – quasi-rohmérien) se troublait et se doublait, moins au profit d’ombres épaisses et expressionnistes (même si Jean-Claude Brisseau a réalisé un film en 1982 intitulé Les Ombres), qu’à celui d’une autre lumière qui aurait substitué une qualité d’opacité laiteuse au traditionnel caractère pénétrant et éclaircissant de la lumière classique. Une lumière qui donc proviendrait non pas du soleil mais comme originaire d’un impossible dehors, d’un autre monde ou d’un univers parallèle : une lumière abstraite-lyrique (cf. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 159), comme celle des séries B. d’épouvante de Jacques Tourneur. Un rai de lumière, anticipant la pointe fantomatique de l'attaque cardiaque et l'agression finale à l’arme blanche, glisse ainsi de nuit sur le pas d’une porte fermée. Un spectre apparaît, sombre et immobile, au fond du couloir ou bien le traverse selon une axe perpendiculaire pour le couper de manière fulgurante. Sur le seuil séparant le salon du même couloir, deux géantes jumelles, en ascension, se tiennent la main. Et puis c'est Dora posant, nue (et d'une nudité absolument hermétique à toute possibilité d'obscénité), dans un tableau onirique symboliste comme les affectionne le cinéaste (par exemple sa compagne et monteuse Lisa Heredia dans De bruit et de fureur).

 

 

Seuils et sas, pas de portes et bordures de fenêtres ont toujours servi – et servent encore – à marquer chez Jean-Claude Brisseau le passage, domestique tout autant que fantastique, entre des mondes parallèles et contigus (ce dont témoignait très bien aussi un autre grand et rare film de fantôme français récent, Irène d’Alain Cavalier en 2009). Plus tard, c’est une autre géante qui touche le plafond et déploie en grondant ses grandes ailes noires, et Michel l’interpelle ingénument, avec une politesse bizarrement comique. Le jeu hésitant et minimal de Jean-Claude Brisseau, sa diction très ou trop appliquée et son amateurisme dans la comédie viennent d’ailleurs renforcer, de manière subtile et inattendue, une sensation de boitement ou de déséquilibre qui profite au film plutôt qu’il ne le fragiliserait. Autre effet de symétrie : Dora se rétablit de son agression en boitant, s'appuyant sur un parapluie qui servira à faire la même chose à Michel après son attaque cardiaque. Ce sont aussi ces faux-raccords de lumière (entre deux prises en champ-contrechamp durant la même séquence, la luminosité n’est alors pas la même) qui manifestent les déboîtements d'un monde intervallaire ou rayé (comme un disque d'un film de David Lynch). Ouvert aux irruptions fantastiques de réels tellement surréels qu'ils apparaissent sous la forme de constellations (telle la constellation présentée par la draperie médiévale ouvrant et fermant le film et comme revenue d’une peinture murale des Anges exterminateurs) participant à faire exploser en poussières d'étoiles la réalité actuelle.

 

 

Et puis ce sont encore ces impuretés sonores, ces prises de son précaires aux limites de l’audible, ces voix comme recouvertes d’un voile résultant d’une technique d’enregistrement à la limite. Le générique-fin précise bien qu’il n’y a pas eu sur ce film d’ingénieur de son mais, à la place, est fait mention pour le son d’une « prise sauvage ». Le voile sonore des voix trouvera pourtant à s’articuler avec le voile des fantômes pendant que les différences de luminosité dans une même séquence retraduiront une ambiance générale dévolue à l’interruption de la continuité quotidienne et rationnelle par d’impossibles disjonctions fantastiques. Cette relève esthétique de la précarité matérielle et technique du film affirme ainsi une sauvagerie (au sens fort du terme) apollinienne, afin que la puissance symbolique des mots visant l’éclaircissement théorique de l’opacité tant de l’existence humaine que du vécu du personnage masculin ne fasse jamais l’économie de la puissance diabolique des visions déstabilisant toute assise ou certitude. D'où les claudications et les chutes : ce qu’Alain Bergala évoquant le cinéma de Leos Carax nommait pour sa part une « boiterie » (in Cahiers du cinéma, n° 353, novembre 1983, p. 16). Le couple formé par Michel et Dora apparaît certes comme improbable ou boiteux, mais il saura triompher des clichés fantasmatiques habituellement attachés à ce type de relation, notamment le fantasme incestueux (au cœur de Un jeu brutal, il revient ici par la bande via la référence à la fille de Victor Hugo, Léopoldine, déjà évoquée dans le téléfilm Les Ombres, et bien sûr avec la séquence de la table tournante se jetant sur un miroir à l'instar du verre lancé par la compagne jalouse du héros de Noce blanche). C’est une relation, exceptionnelle chez Jean-Claude Brisseau, mêlant jusqu’à l’indistinction amour platonique et filiation symbolique. Lui vieux et fatigué, bourgeois et massif et elle jeune et vive, précaire et diaphane (à l’instar du couple de Noce blanche) soutiennent physiquement l’incarnation d’une dualité fondamentale. Une dualité structurale qui, comme on l’a vu, coupe en deux la figure d’Apollon (dieu tantôt raisonnable et civilisateur, tantôt sanguin et boucher), qui peut tout à fait se retraduire dans le vieux couple du sacré et du profane qui innerve ainsi tout le cinéma de Jean-Claude Brisseau (et c’est là une proximité inattendue entre ce geste de cinéma et celui de Bruno Dumont). Un cinéma moins expressionniste que véritablement abstrait-lyrique : « C’est que l’expressionnisme développe un principe d’opposition, de conflit ou de lutte : lutte de l’esprit avec les ténèbres. Tandis que, pour les tenants de l’abstraction lyrique, l’acte de l’esprit n’est pas une lutte, mais une alternative, un "Ou bien… Ou bien…" fondamental » (Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, opus cité, p. 158).

 

 

L’alternative est ce qui autorise ainsi La Fille de nulle part à être ou bien un film d’auteur fauché ou bien un film de genre minimaliste, ou bien un film classique ou bien un film moderne, ou bien un film français intimiste ou bien un film fantastique bis, ou bien un film théorique ou bien un film sensuel, ou bien un film matérialiste ou bien un film spiritualiste, ou bien un film allégorique et universel ou bien un portrait pudique à la première personne du singulier. La fameuse formule kierkegaardienne « ou bien… ou bien… » signifierait alors moins qu’il soit possible pour le spectateur de choisir parmi toutes ces hypothèses celle qui lui paraîtrait la meilleure que privilégier un choix les incluant toutes au bénéfice du caractère pluriel d’une œuvre précisément ouverte au multiple (ou au caractère multidimensionnel de notre existence, comme chez David Lynch). Et cela sur le mode deleuzien de la « synthèse disjonctive » (cf. L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, éd. Minuit, 1972-coll. « Critique », chapitre 2) : soit toutes les options sont valables dans une logique préférentielle ou concurrentielle, soit elles sont valables toutes ensemble. Pour nous, elles le seront ainsi dans une manière à la fois synthétique et disjonctive qui autoriserait de rapprocher La Fille de nulle part de Holy Motors (2012) de Leos Carax.

4/ Des étoiles et des anges

On l’a dit, le motif de l’agression atteste chez Jean-Claude Brisseau le caractère brutal et traumatique de la rencontre du sujet avec le Réel de l’Autre dont l’énigme résiste à toute tentative de symbolisation (et cette énigme est, structuralement ici, celle de la femme dans la structure fictionnelle hétérosexuelle des films du cinéaste). Dans cette perspective (psych)analytique, solliciter la pensée du philosophe slovène Slavoj Zizek n’apparaîtra dès lors pas fortuite. Notamment quand ce dernier évoque « (…) la causalité de la rencontre traumatique du sujet exposé à l’énigme sexualisée émise par l’Autre, à un message qu’il tente en vain d’intérioriser, dont il ne parvient pas à démêler la signification, de sorte qu’il reste toujours un noyau dur, une chose intérieure qui résiste à toute traduction. En un mot, s’il reste quelque chose, un noyau dur qui résiste à la symbolisation, ce noyau n’est pas le Réel d’une rencontre traumatique indigeste, d’une énigme qui résiste à la symbolisation. Et non seulement ce Réel n’est pas contraire à la liberté, mais il en est la condition même » (in Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion, éd. Amsterdam, 2007 [2001 pour l’édition originale], p. 65). Quelle énigme la rencontre fulgurante avec Dora vient donc offrir au regard fatigué de Michel au point que ce dernier, s’extirpant de son désœuvrement de professeur de mathématiques à la retraite et de veuf vieillissant, y reconnaît ultimement son salut ? Comme on l’a dit, Dora est cette figure de la prophétesse dont la parole oraculaire est disponible pour l’homme apollinien qui, ignorant le combat obscur qui se joue dans sa propre psyché jusqu'à ce qu'il tombe sur celle-ci, trouve tout de même la force disponible pour la disponibilité qu’elle lui offre. Et la précarité de l’une et le désœuvrement de l’autre autorisent cette double disponibilité. Cette réciprocité dans la disponibilité s’exprimera au départ dans des tentatives diverses (facétieuses ou sérieuses, comiques ou dramatiques, hasardeuses ou boiteuses) de symbolisation de la part de l’une comme de l’autre, elle lui faisant le ménage et le repassage et lui, lui offrant en retour tous ses biens en héritage. Mais ces tentatives, boiteuses, ratent leur cible (ce couple ne s’inscrira dans aucune forme de conjugalité), les pistes incestueuse (de son point de vue à lui) ou manipulatrice (de son point de vue à elle) ne menant pas au point de sublimation atteint par La Fille de nulle part (elles avaient de toute façon déjà été suivies, en dehors des clous et des sentiers battus par les clichés, dans Un jeu brutal et Noce blanche).

 

 

« Lorsque le sujet est affecté, "séduit" par le message énigmatique de l’Autre, le bouleversement qui s’ensuit fait sortir de ses rails l’automate au sein du sujet et ouvre un espace que le sujet est libre de remplir en tentant de le symboliser (tentative qui ne peut qu’échouer). La liberté n’est en dernière instance rien d’autre que l’espace ouvert par la rencontre traumatique, un espace qui doit être rempli par les symbolisations de cette rencontre, par ses traductions contingentes, inadéquates » fait remarquer Slavoj Zizek (idem). L’écriture du livre tant rêvé de Michel en la compagnie intellectuelle de Dora présente une bien meilleure tentative, d’autant plus qu’elle ouvre un nouvel espace existentiel pour un homme qui, il l’avoue lui-même, ne vit plus depuis le décès de sa compagne. Et si le souvenir de l’aimée décédée n’alimentait-il pas la machine de vision spectrale qui commence doucement à se déchaîner chez/en lui (et cela d'autant plus qu'il dit avoir hérité d'un appartement ayant appartenu à cette dernière et à l'intérieur duquel il s'est toujours senti comme un étranger) ? Si Apollon est un dieu fondateur, il est aussi un dieu vengeur et la hantise de la défunte vengeresse dont la furie fait gronder à plusieurs reprises l'appartement assaille un homme inconscient de la culpabilité qui ronge son esprit, relative au surgissement inattendu d’un nouveau désir venant peut-être contredire le vœu silencieux de dévouement et de fidélité à la morte. La maison craque, les bouteilles vacillent, d’étranges épiphanies ponctuent et dérangent la vie quotidienne, des pièges à souris marqués « Lucifer » sont posés (comme dans The Exorcist de William Friedkin en 1973) mais n’empêchent en rien, précédée par une ligne verticale rougeoyante, la pointe blanche du spectre de percer le cœur de l’époux infidèle (dans une reprise économe et plus qu’efficace, inoubliable de terreur, d’un plan semblable tiré de The Exorcist III : Legion de William Peter Blatty en 1990). On comprend alors en quoi l'image diffusée sur un ordinateur de l'ami du héros, un ancien professeur de philosophie perdu dans ses folles visions de dinosaures, dans sa pauvreté technique et dramatique, participait en fait de manière stratégique à rendre encore moins prévisible la gifle que constitue ce plan mémorable, où le vieux stéréotype du fantôme revêtu d'un drap sort du placard pour vous percer le cœur. D'autant plus quand le placard à balais et produits domestiques renvoie immanquablement à l'image de la mère de Jean-Claude Brisseau, femme de ménage de plusieurs cinémas parisiens aujourd'hui disparus et où le cinéaste aura découvert une passion inextinguible.

 

 

Conjurer le spectre de son conjointe décédée, autrement dit prier pour qu’elle revienne puis qu’elle disparaisse, c’est d’abord vouloir croire que, dans l'esprit de la métempycose, Dora est sa réincarnation. C’est ensuite coproduire avec cette dernière la rédaction de l’ultime œuvre de sa vie. C’est enfin comprendre, avec une fulgurance toute destinale, que l’homme n’avait vécu qu’en sursis, attendant la rencontre contractant et précipitant en un ultime rougeoiement le reste de sa vie afin de triompher à la fois d’une vie morne pauvre, voire nul en événement, et d'une mort trop longtemps différée. Parmi les plans qui foudroient d'un film dont on sait déjà qu'il comptera longtemps, on en retiendra encore deux. Lorsque Michel se promène avec son ami sur l’Île-Saint-Louis, un coup de vent oblige Jean-Claude Brisseau à se tenir à un poteau signalant aux propriétaires de chiens de faire attention à leurs déjections. Plan fantastique, aussi fantastique (mais autrement) que les plans accueillant les spectres, et qui pour sa part foudroie la fiction d’une pointe tragique de documentaire : le cinéaste a vieilli et son affaiblissement physique, malgré la carrure encore massive, est patent. Mais, au cœur de l’impuissance (physique), réside une puissance (créatrice) qui renverse le symptôme de l’âge avancé en nouvelle jeunesse pour le peu de temps qu'il lui reste. Ce renversement poignant dispose d’un lyrisme qui, accentué par une douce mélancolie mahlérienne, possède désormais le visage du réalisateur-acteur reconnaissant dans le dessin de femme effectué par le guéridon la photographie de son femme (interprétée par sa propre compagne, Lisa Heredia, par ailleurs bien vivante et monteuse de la plupart de ses films). Au miroir de la fiction, c’est comme un autoportrait (celui d’un homme vieux qui, au contact de la jeunesse féminine, triomphe de sa culpabilité et de ses vieux démons et peut mourir en paix) qui bouleverse d’autant plus qu’il se prolonge dans l’usage malicieux de toutes les références cinéphiles matériellement relayées dans les jaquettes des nombreuses vidéos accumulées durant son existence. On aura reconnu, entre autres, Ariane (1957) de Billy Wilder (dont l’affiche était déjà visible dans Les Anges exterminateurs) et Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock qui, au côté d'autres références comme Victor Hugo, Hamlet (1603) de William Shakespeare et l’Égypte antique, récurrentes chez Jean-Claude Brisseau, forment une constellation au sein de laquelle brillent les idées complémentaires de labyrinthe et d’amour, de fantôme et d’éternité. L'utilisation, à destination de l'ouvrage écrit par Michel aidé de Dora, de reproductions numériques des plus grands tableaux de la peinture occidentale représentant le Royaume céleste des chrétiens demande si, dans notre monde profane (un monde dont le caractère sacré a ou bien été capturé par les dispositifs religieux ou bien profané par le désenchantement capitaliste), existent encore des cieux. Ou bien si des étoiles brillent encore pour annoncer aux athées qui n'ont pas encore refusé de croire en ce monde l'arrivée miraculeuse des anges venus le sauver.

 

 

Dans l'appartement de l’athée Michel (en écho à une peinture murale vue dans Les Anges exterminateurs), les étoiles (ce qu'Alain Badiou appellerait des « idéalités » et Bernard Stiegler des « sublimités ») sont des noms, des titres, la référence à Mai 68, des photographies issues notamment du cinéma aimé. On repense alors à l’inoubliable lecture finale, dans De bruit et de fureur, de la lettre du jeune Jean-Roger (François Négret) adressée à sa professeure (Fabienne Babe) qui, évoquant l'ultime vision de son ami Marcel (Vincent Gasperitsch), cite quasiment Le Petit prince (1943) d'Antoine de Saint-Exupéry, demandant notamment si le corps lourd de son copain reviendra des étoiles de manière messianique. Alors, une fois la lettre lue, le film peut s’achever sur le plan de la professeure allant à sa fenêtre et regardant en direction du ciel noir.

5/ Éros messianique

Avant de mourir, et de recevoir un ultime baiser par l'angélique Dora, on ne pourra pas ne pas remarquer un autre ange flottant au-dessus de la tête de l'agonisant au corps si lourd mais, désormais, au cœur si léger : c'est Henry Fonda dans le rôle immortel de Tom Joad dans The Grapes of Wrath (1939) de John Ford. Peut-on rêver pire que, au seuil de la mort vécue comme une nouvelle naissance (celle de l’œuvre enfin achevée), cette figure angélique, elle dont le caractère rédempteur et messianique s'inscrit dans le registre politique (revue et corrigée par Walter Benjamin) de la lutte des classes ?

 

 

Walter Benjamin justement, dans un texte intitulé « Après l'achèvement », a écrit ceci : « L'origine de la grande œuvre a été souvent pensée dans l'image de la naissance. Cette image est une image dialectique : elle embrasse le processus des deux côtés. Le premier a affaire avec la conception créatrice et regarde dans le génie l'élément féminin. Cet élément féminin s'épuise avec l'achèvement. Il donne vie à l’œuvre puis disparaît (…) Mais cet achèvement de l’œuvre – et cela mène à l'autre côté du processus – n'est rien de mort (…) Il s'accomplit à l'intérieur de l’œuvre elle-même. Et là aussi il faut parler d'une naissance. La création en effet dans son achèvement même enfante de nouveau le créateur. Non selon son élément féminin, où elle fut conçue, mais dans son élément masculin » (cité par Giorgio Agamben, « Walter Benjamin et le démonique. Bonheur et rédemption historique dans la pensée de Benjamin » in La Puissance de la pensée, éd. Payot & Rivages, 2011 [2005 pour la première édition], p. 270-271). La récurrence dans ce cinéma du motif angélique ne permet-elle pas d'ailleurs de comprendre, avec Giorgio Agamben relisant ici Walter Benjamin, que la figure angélique est moins chez Jean-Claude Brisseau judéo-chrétienne et luciférienne que grecque et démonique (encore que Lucifer, qui est le nom de la marque des pièges à souris du héros, nommait chez les Romains le « Porteur de Lumière », soit l'étoile du matin qui est devenue, pour nous, la planète Vénus) ? Autrement dit moins l'œuvre de Satan que celle, masculine-féminine, démonique, d’Éros (Giorgio Agamben, op. cit., p. 242). Éros, dont Socrate disait qu’il était un démon intermédiaire entre les mortels et les immortels, et dont Jean-Pierre Vernant disait qu’il manifestait la dualité incluse dans l'unité (cf. L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, éd. Gallimard, 1989). Éros, la divinité androgyne issue de la nuit dont les ailes se déploient, tranchantes comme le couteau (dans La Fille de nulle part) et dont les serres lacéraient déjà les joues du jeune Marcel (dans De bruit et de fureur).

 

 

Avec son nouveau film érotique (au sens originel du terme), Jean-Claude Brisseau a réussi à faire au sein du cinéma français ce que, en marge de Hollywood, Francis Ford Coppola avait accompli l'année dernière avec Twixt (2012). A savoir affirmer via la petite économie du numérique une liberté créatrice qui lui permet à la fois de renouer avec sa jeunesse (l’amateurisme au sens fort du terme, ainsi que la cinéphilie frottée au cinéma de genre), de proposer avec la plus grande rigueur le cinéma érotique le plus bouleversant qui soit, comme de transcender (au sens de rédimer) sa propre biographie blessée.

 

 

Plus Apollon que jamais, le cinéaste âgé aujourd’hui de 68 ans peut alors définitivement ressembler à ce « Dieu impur, et toujours jeune, il est parmi les Immortels celui qui marche le plus loin dans la nuit » décrit par Marcel Detienne (Apollon le couteau à la main, idem).

 

 

Mardi 19 mars 2013


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