Rétrospective de l'anarchiste Monteiro à la Cinémathèque française (11-30 décembre 2013)

 

En 2003 disparaissait João César Monteiro. Venu de la critique. Ses premiers films abordent de façon distanciée des contes tirés du folklore portugais. À partir de Souvenirs de la maison jaune en 1989, il invente le personnage (qu'il incarne à l'écran) de Jean de Dieu, dandy misanthrope et érotomane, héros d'une série de comédies grinçantes, allégoriques et désespérées comme La Comédie de Dieu, Les Noces de Dieu, Va et vient. Son œuvre est celle d'un véritable poète fin-de-siècle.

 

Plus bas, une analyse de l’œuvre éditée par le site Objectif Cinéma

Joao Cesar Monteiro (c) D.R. JOAO CESAR MONTEIRO
Le cosmique burlesque
le 12 février 2003
 


« La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magico-circonstancielle ou ne sera pas »

(André Breton, L’Amour fou (éd. Gallimard-coll. "folio", 1937, p. 26)

Les dieux du cinéma ne nous ont pas été bien cléments ces derniers temps : à peine un mois après la disparition de Maurice Pialat, c’est João Cesar Monteiro qui sort du champ. Mort, le cinéaste qui sut en un seul plan, celui concluant Souvenirs de la maison jaune en 1989, ressusciter simultanément le Von Stroheim de Foolish Wives et le Max Schreck de Nosferatu de Murnau et conséquemment nous terrifier de sa crâne audace fait à nouveau peur. Lui parti, et c’est le fascisme qui gagne du terrain : c’était déjà la fin sublime – du genre : « Qui m’aime me suive ! Et qui me hait fascise, qui me rejette pactise avec le fascisme ! » – du Bassin de J.W. en 1997. Et pourtant quand même cette certitude qui nous réjouit, qui nous fait tenir en vie : avec l’œuvre du plus grand cinéaste portugais après Manoel de Oliveira l’immortel (pour lui, on n’a définitivement plus peur !), au coude à coude avec Antonio Reis et Paulo Rocha, c’est la preuve faites films (on compte depuis 1965 une toute petite dizaine de longs métrages et autant de moyens et de courts métrages – autrement dit une œuvre immense quand on en connaît seulement que la moitié – que l’on brûle de pouvoir découvrir complètement un jour) que la beauté aura été déjà. Et qu’elle aura bien été selon l’espoir entendu de Breton convulsive.


  Le Pornographe (c) D.R.


Salué, le temps d’une séquence cinéphile, par le jeune et talentueux Bertrand Bonello dans Le Pornographe en 2001 (1), ce pornographe lisbonnais aux antécédents (le milieu de ses parents) anticléricaux et antisalazaristes a hissé si haut les voiles de l’écran gonflées des vents rares de l’extrême singularité que n’est pas permis à une foule avide de suiveurs et d’imitateurs, contrairement à ce qui s’est passé avec Jean-Luc Godard dont le cinéaste s’est par ailleurs réclamé, d’emprunter la voie unique de ses tortueuses avancées. Le premier titre de l’œuvre que Monteiro a monté non sans difficultés sur cinq années entre 1965 et 1970 le dit sans ambages : Qui court près les souliers d’un mort meurt nu-pieds. Ayant toujours fui les ors frelatés de la reconnaissance officielle (à moins seulement de pouvoir les pervertir : Monteiro dans son rôle favori de parasite/poil à gratter aura été celui qui chiennement dit au puissant de s’ôter de devant notre soleil ! (2)), le cinéaste portugais a préféré s’atteler à une tâche autrement plus urgente et pertinente. Celle de mettre en crise radicale, d’excéder les codes disciplinaires et justificateurs de la représentation comme de la fonctionnalité morale, matérielle et idéelle de notre monde. La fin des Noces de Dieu en 1999, en citant celle de Pickpocket de Robert Bresson, renseigne sur ce désir monteirien de fuir tout sentiment de claustration et toute situation d’assujettissement.

C’est le théâtre filmé comme tel de la domination, de l’exploitation et de l’asservissement que Monteiro via ses doublures double et met à sac. Il en est doublement et perversement le justicier vengeur et le monstre honni, une sorte d’ange exterminateur priapique traversé par l’utopie calvinesque du Baron perché, celui qui se plait à réinventer les propres modalités de son existence et du temps dont cette existence a besoin pour s’épancher. A la fois maître du temps et inféodé aux glandes comme dirait encore Cioran, Monteiro met notre monde littéralement sens dessus dessous. Le dérèglement des sens naguère désigné par un Rimbaud exalté par sa terrible découverte puis repris par le Pasolini de Théorème (3) est calmement retrouvé par ce démiurge de pacotille, ce faussaire de génie, cet homme « déterminé par une horreur testiculaire du ridicule d’être homme » (E.M. Cioran, Précis de décomposition, éd. Gallimard-coll. "Tel", 1990 [1949 pour la premièré édition], p. 95). Où cela ? Sous les culottes clairsemées de quelques poils pubiens (que le cinéaste fétichiste et collectionneur nomme pensées) appartenant à de prosaïques jeunes filles, jamais aussi naïves qu’on pourrait le croire (l’une d’entre elles ne se nommait-elle pas dans Les Noces de Dieu Elena Gombrowicz ? (4) ). Il ne s’agit que de proposer un autre monde possible, entrevu dans l’œil torve du cinématographe et dans lequel vivre libre peut devenir réel dans l’exercice de la mise en faillite de toute censure, de toute servilité, de toute répression. C’est-à-dire de tout fascisme. D’où l’âne, mascotte du Bassin de J.W., que Monteiro sut rendre autonome du chef-d’œuvre bressonien Au hasard Balthazar : il est cet animal bâté qui prend des coups parce qu’il fait tout le contraire de ce qu’on lui demande de faire, avec quand même cette qualité d’avoir été fortement pourvu par la nature. Paradoxalement (mais c’est un paradoxe bien vite résolu) l’impuissance, alors que Monteiro n’a eu de cesse de dire qu’il bandait encore, appelle chez lui la démiurgie qui ne souffre d’aucun désir de reproduction puisqu’elle n’est que la modalité de sa propre volonté créatrice.

 

Les Noces de Dieu (c) D.R.  
   

Un monde subjectivé, infléchi par la personnalité hors normes de son instigateur, ce dandy coriace qui rêvait à la victoire du principe de plaisir sur le principe de réalité en pratiquant ce grand écart esthétique entre un matérialisme au bord du naturalisme et un idéalisme néo-platonicien. Le fait est qu’en conséquence il n’ait jamais négligé la réalité : tout juste lui fait-il subir certains outrages, elle qui nous en fait tant voir. D’où par exemple qu’au début du Bassin de J.W. des femmes de ménage dans un entrepôt désaffecté puissent se métamorphoser dans la continuité chorégraphique du plan en angelots du Paradis pour redevenir au moment où Lucifer est banni du lieu ce qu’elles étaient au début, c’est-à-dire de simples exploitées  (il s’agit de la lecture marxisante et warholienne du Inferno de Strindberg qui donne ainsi la clé de voûte céleste de l’œuvre monteirienne entière : le Paradis sera une affaire strictement humaine sans l’aide d’aucun dieu puisqu’il nous aurait laissé tombé… sur la terre) ; d’où aussi dans La Comédie de Dieu qui s’ouvrait d’ailleurs avec un plan de voie lactée qui faisait autant songer à Buñuel qu’à Kubrick (deux cinéastes dissemblables certes mais préoccupés tous deux par les cycles, comme Rivette également, disant à Renoir lors du film qu’il lui a consacré pour Cinéastes de notre temps : « La caméra tourne comme la terre autour du soleil ») ces serveuses qui travaillent dans une glacerie comme d’autres dansent en ballerines et tutus à l’opéra (on cite Carmen de Bizet et du même coup le film de Godard de 1983 Prénom Carmen). Mais c’est aussi cette tache sur le tablier d’une des serveuses que l’on croit être celui du sang des menstrues et que l’on confond peut-être avec de la glace à la fraise, annonçant par avance sur le mode du gag mineur cette envie de filmer la Blanche-Neige de Robert Walser. Ce sera fait et quasiment entièrement en plans noirs, pas seulement parce que Monteiro est comme le désigne le titre d’un film de Marguerite Duras réalisé sur les mêmes principes formels un Homme-Atlantique (la mer, élément primitif et motif cyclique de l’œuvre, putréfaction et renaissance), mais surtout parce que Walser est mort gelé dans la blanche neige environnant l’asile qu’il voulait fuir. Neige que voulait rejoindre Monteiro à la fin du Bassin de J.W. (il sortait de l’asile dans Souvenirs de la Maison jaune pour y retourner dans Les Noces de Dieu), en partance pour le pôle nord avec l’actrice qui sera Elena Gombrowicz dans le film suivant… Encore des boucles à n’en plus finir, telle la mythique chevelure de Vénus sortant des ondes marines ! (5)

Un univers féminin, rond, soumis aux puissances du cercle, donc incessamment soumis à la menace (éternel retour nietzschéen, pour le meilleur comme pour le pire, le tragique et la farce, autre histoire de boucle) de ne pas pouvoir durer infiniment et dont il aura été le maître d’œuvre esthète et solitaire, l’orfèvre monomaniaque et, bien que modeste dans les moyens, mégalomane dans les cimes à atteindre (et 9 fois sur dix au moins bien atteintes !). Il suffit de considérer Manuela de Freitas, la comparse privilégiée du cinéaste, toujours la même, toujours une autre de film en film, logeuse acariâtre dans Souvenirs de la Maison jaune, patronne vulgaire dans La Comédie de Dieu, prostituée épouvantée par la grosseur du chibre de Monteiro dans Le Bassin de J.W., bonne sœur dans Les Noces de Dieu. Il suffit aussi de se rappeler la voix extraordinaire, littéralement inouïe, de l’acteur cinéaste qui participait de son charme luciférien, d’une suavité irisée comme à fleur d’épiderme, alors que la chambre d’écho de cette voix cristalline, à peine voilée par l’abus d’alcool et de cigarettes, qu’était son frêle corps gris (Serge Daney et lui s’amusaient à rêver d’un club de plage des maigres) faisait irrémédiablement penser à Auschwitz. On se dit d’ailleurs que Monteiro aurait pu à l’aise en remontrer à bon nombre de nos cinéastes hexagonaux sur comment l’on peut (mieux) jouir de la langue française et sur comment des trésors de plasticité et de mise en scène sont réclamés par la jouissance des corps pour en être un tant soit peu à la hauteur (inoubliables bain de lait et corne d’abondance de La Comédie de Dieu), sujet peu traité finalement par ce cinéma-là, assez puritain au fond.

 

 

  Les Noces de Dieu (c) D.R.
   

Un plan monteirien se signale en général (La Comédie de Dieu parachèvera cette idée) par une volonté apparente de maîtrise des espaces que le cadre fixe et large souligne, comme s’il fallait que le monde entier et tous les temps qui l’ont composé (rappelés proustiennement (6) par les citations) rentrent dans le plan, mieux comme si le plan se voulait comme alternative possible (et temporaire, car soumise à la durée intrinsèque au plan lui-même) au monde. Ensuite, si l’on y regarde plus attentivement, on verra que ces plans à la géométrisation a priori implacable qui semblent reproduire le cube scénographique du Quattrocento sont en fait tous affectés d’une légère dissymétrie. Ces plans légèrement bancals, métaphores du bateau qui hante l’œuvre entière, ces plans-bateau sont comme traversés d’une houle invisible, désignant toujours une ligne de fuite qui rompt avec la volonté de maîtrise que déploie le cinéaste. Maîtrise biaisée qui renvoie à la position jamais assurée du personnage lui-même, digne héritier en cela de Chaplin, toujours sous le coup d’une expulsion.

La durée du plan, c’est aussi permettre de retravailler en profondeur la mécanique du burlesque même, étirant les gags (alors que généralement ils demandent une vitesse d’exécution afin d’être imparables) jusqu’à l’absurde, amplifiant d’autant plus leur chute, souvent inattendue par le spectateur. C’est dans La Comédie de Dieu la glace-prototype vendue à un certain Français du nom d’Antoine Doinel (que joue impavidement Jean Douchet) qui, au bout du plan-séquence dans lequel le protocole politico-économique aura été longuement déroulé et aussi un peu bousculé (on entend Deutschland über alles à la place de La Marseillaise !), fera dire à l’acheteur : « Mais cette glace, c’est de la merde ! ». C’est dans le même film le paquet de cigarettes qui offre à Monteiro face au boucher qui veut l’écorcher (ce dernier a appris qu’il s’était tapé sa fille) de retarder en allumant clope sur clope, à chaque fois éteinte par son futur bourreau, le moment de l’attendue raclée (qui ne sera pas filmée !). C’est enfin dans Les Noces de Dieu, après la nuit de noces justement, Jean de Dieu croyant faire l’amour à sa bien-aimée (qui s’est tirée avec la caisse !) et déclarant sobrement à la toute fin du plan : « Tout le monde peut se tromper, comme dit le hérisson à la brosse à chaussure ». Le plus hilarant dans tout cela, c’est que Monteiro honnêtement ne cherche jamais à jouer l’ambiguïté de la situation et que, dans le même temps, son personnage s’en tire par une pirouette des plus stoïques.

 

Le Bassin de J.W. (c) D.R.  
   
Le cinéma individualiste anarchiste, stirnérien en fait, de João Cesar Monteiro philosophant dans son boudoir précaire et taquinant à la manière de Rabelais (7) la dive bouteille (cf. Le Dernier Plongeon en 1992 au titre emblématique) comme la donzelle en fleur, c’est tour à tour pouvoir y convoquer, sur le mode sensitif et chatoyant des correspondances baudelairiennes et par la pratique vertigineuse d’un art du trans-citationnel et de l’intertextualité que seuls au cinéma Ruiz et Godard égalent :

 

- l’univers idéalisé du personnage de Des Esseintes du symboliste A rebours de Huysmans et celui rabougri de Fédor Dostoïevski l’intériorisé (à la chrétienté fatiguée) et de Samuel Beckett l’extériorisé (à la métaphysique épuisée) ;

- la forme excédentaire et dionysiaque du solaire Georges Bataille le nietzschéen et celle de l’obscur comte de Lautréamont qu’adorait Breton ;

- la scénographie chaplinesque (un plan, c’est fait pour vivre dedans : d’où le cadre pour l’habiter et la durée… pour le faire durer) et l’art buñuelien de faire saillir le détail qui tue (le personnage de Jean de Dieu, saint et martyr comme écrivait Sartre au sujet de Genet, c’est la triple synthèse de Monsieur Verdoux, de Archibald de la Cruz, mais aussi du personnage du Testament du Cordelier de Jean Renoir) ;

 

 

Va et vient (c) D.R.  
   

- la dialectique résolue non pas de façon hégélienne mais par l’usage de l’oxymoron (l’union des contraires) à la manière Pasolini et l’immédiateté sacrée du monde entier juste avant qu’elle ne se perde, traduite par la langue lumineuse de Hölderlin (voir la fin sublime du Dernier Plongeon : un envol de pélican après la traversée amoureuse d’un champ de tournesols sur la bande-image, du Bach et du Hölderlin lu par le plus grand acteur européen Luis Miguel Cintra sur la bande-son) ;

- la cinéphilie pointue et voyageuse du mélancolique Serge Daney (leur amour partagé des corps hollywoodiens (8)) et l’infaillibilité éthique et combattante du couple marxiste Straub et Huillet (très fort Monteiro puisqu’il citait Sicilia ! dans Le Bassin de J.W. qui leur est dédié alors que leur film ne sortit que deux ans après le sien ; très malin également puisqu’il les connaissait bien et savait l’avancement de leurs travaux concernant Elio Vittorini), etc.



Hétéronomique Monteiro qui aura été en cela l’alter ego en cinéma du confrère en littérature Fernando Pessoa : celui qui multiplie et distribue les identités (Jean Watan, Henri le navigateur, Max Monteiro, Jean de Dieu bien sûr et bientôt Jean Vuvu – increvable charogne de Monteiro dont finalement on se dit que la mort n’aura pas pu faire la peau ! – que l’on découvrira dans son prochain long métrage prévu pour cette année, Va-et-vient) pour mieux les disséminer partout où elles peuvent se loger, dans l’histoire des arts comme au cœur d’un quartier populaire portugais. Restent les corps de Nanni Moretti et Elia Suleiman pour continuer cette œuvre d’intériorisation par leur propre corps et donc sur le mode burlesque d’une crise contemporaine de la représentation cinématographique (les thèmes de la maladie ou de l’épuisement) afin de ne jamais désolidariser le cinéma du monde qu’il est censé regarder.

  Va et vient (c) D.R.
   

Cosmologie cinématographique, dont le principe n’aura été que le balancement funambule entre sa propre extension à l’infini et le néant qu’elle suscite pour appeler à une nouvelle forme extensive, à un nouveau film : l’œuvre, même après la mort de son auteur, a de toute façon emmagasiné suffisamment d’énergie pour être sur l’orbite (cf. Rivette) de l’inépuisable et de l’inextinguible. Cosmogonie dont le vœu résistant (résister, disait Gilles Deleuze, c’est créer), persévérant (mot qu’affectionnait Daney), toujours réitéré, est d’être follement aimé. Et que cet amour ne se vive que sous la forme créatrice de l’œuvre d’art, en soit le synonyme pur et simple.

« Dans la vie de tous les jours alternent la cosmogonie et l’apocalypse : créateurs et démolisseurs quotidiens, nous pratiquons à une échelle infinitésimale les mythes éternels ; et chacun de nos instants reproduit et préfigure le destin de semence et de cendre dévolu à l’Infini » (E.M. Cioran, op. cit., p. 103).

 

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Notes :


1)
Mais déjà Claire Denis, que saluait également Bonello dans son film, clignait de l’œil lors du début aquatique et sensuel de Nénette et Boni en 1996 du côté de l’auteur de La Comédie de Dieu (1995). Comme on va s’en rendre compte, on n’en finirait pas de ce jeu des boucles, ouvertes ou fermées, lorsqu’il s’agit de parler de l’œuvre de Monteiro.


2) « On ne peut savoir ce qu’un homme doit perdre pour avoir le courage de braver toutes les conventions, on ne peut savoir ce [qu’il] a perdu pour devenir l’homme qui s’est tout permis, qui a traduit en acte ses pensées les plus intimes avec une insolence surnaturelle comme le ferait un dieu de la connaissance, à la fois libidineux et pur. Personne ne fut plus franc ; cas-limite de sincérité et de lucidité en même temps qu’exemple de ce que nous pourrions être si l’éducation et l’hypocrisie ne refrénaient nos désirs et nos gestes ». Qui parle ? E.M. Cioran (in Précis de décomposition, Gallimard, Tel, 1949, p.94). De qui parle-t-il ? De « Socrate devenu fou » selon Platon, autrement dit Diogène. Or ces lignes s’appliquent parfaitement à la personnalité de Monteiro, notre Diogène contemporain (on peut même dire qu’il s’agit là de la meilleure et la plus improbable critique jamais écrite sur le cinéaste).

3) A Flor do Mar en 1987 en est comme une sorte de remake marin et fauché enveloppé du souvenir du séminal Stromboli de Roberto Rossellini qui, lui, hantait le projet pasolinien. Nouvelle boucle…

4) Elena pour le film de Jean Renoir avec l’indépendante Ingrid Bergman et (Witold) Gombrowicz qui est l’auteur d’un poème que devait connaître et approuver ce fin lettré de Monteiro : « Cuisse, cuisse, cuisse, cuisse, cuisse, cuisse, cuisses, cuisse, cuisse, cuisse, cuisse, cuisse, cuisse ».

5) C’est La Valse à mille temps de Brel dansée en plan-séquence par les acteurs du Bassin de J.W., dont un Pierre Clémenti déchaîné et un Hugues Quester plus qu’éméché.

6) Rappelons qu’Elena Gombrowicz, dont nous mentionnons l’existence plus haut, porte également le nom d’Albertine Rabelais.

7) Silvestre en 1981 réussissait l’exploit d’être à la fois au même niveau de la stylisation formelle que Perceval le Gallois d’Eric Rohmer en 1978 et le remake médiéval du classique hollywoodien Sylvia Scarlett de George Cukor ! A l’instar de Welles, Pasolini, Bresson, et plus récemment Eugène Green, ce recours au Moyen Age concernant le cinéma dans ce qu’il a de plus moderne conte le récit de cette modernité même, « cette quête, par quoi l’homme tente de faire l’expérience d’un bien qu’il ne peut connaître que per scientam,[et qui] exprime l’impossibilité de réunir science et expérience en un sujet unique » (Giorgio Agamben, Enfance et Histoire, éd. Payot & Rivages, 2002, p. 57). La modernité est par essence même aporétique, « au sens littéral d’absence de voie, a-poria » (idem). Ce retour à l’aporie et la problématique de la quête ou non de son dépassement travaillent en profondeur l’œuvre monteirienne : Le Dernier Plongeon et son sous-titre (Esquisse d’un film), Le Bassin de J.W. cassant la belle rotondité de la trilogie Jean de Dieu et surtout Blanche-Neige en figurent les paradigmes jusqu’au-boutistes, jusqu’au scandale esthétique et moral, pareillement que la littérature sadienne (on retombe sur nos pieds en retrouvant Pasolini – Monteiro est un chat de gouttières certes mais un chat quand même –  mais la question demeure ouverte).

8) Le Bassin de J.W., dont l’idée vient d’une carte postale rêveuse et poétique envoyée par Daney lui-même (« J’ai rêvé de John Wayne jouant du bassin au pôle nord ») et que l’on croit apercevoir dans La Comédie de Dieu (peut-être cette carte a-t-elle fictivement brûlé dans l’incendie fasciste qui conclut ce film ?), est entièrement baigné de l’admiration pour les westerns classiques et la droiture exemplaire de ses figures. Dans Les Noces de Dieu, c’est Monteiro qui se prend pour James Stewart sauvant sa belle Eurydice des eaux du Léthé dans Vertigo d’Alfred Hitchcock. C’est enfin son court métrage peu connu de 1995, Promenade avec Johnny Guitar, qui met en scène Jean de Dieu rentrant chez lui et blessé au visage : la mélodie du film de Nicholas Ray lui a traversé la tête ! Bel exemple de gag littéral doublé d’une déclaration d’amour jusqu’au sang (sous la forme originale d’une eschatologie cinéphilique : « Ceci – le film de Ray – est mon sang » !) adressée à l’un des plus beaux films de tous les temps.

 

12 février 2003


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