Le cinéma parlant, par cent voix parlé

– l'exemple de "Bla cinima" (2014) de Lamine Ammar-Khodja

Avec Lamine Ammar-Khodja, le regard de l'observateur mêle perspicacité analytique et humour bienveillant, à mille lieues de toutes condescendance ou ironie. Les notations documentaires s'égrènent chez lui sur un mode à la fois impressionniste et ludique pour s'enchaîner entre coq-à-l'âne et marabout-de-ficelle. Le documentariste est aussi un acteur mettant en scène un personnage à la fois distancié et comique, modeste passeur dans le plan des trouvailles caractérisant la vitalité populaire algérienne en général, algéroise en particulier. Toutes qualités puissamment tricotées dans Bla cinima, un film au sujet duquel on aime revenir, lui-même fondé sur un entêtant goût de revenez-y.

 

 

1) On compte dans Bla cinima deux citations de films algériens importants : La Bataille d'Alger (1966) de Gillo Pontecorvo et Tahya ya didou ! (1971) de Mohamed Zinet. Le premier film représente de manière paradigmatique à quel point l'usage du cinéma de fiction fut idéologiquement saturé, déterminant à des fins de propagande. Le second est à l'opposé une pure exception, un astre solitaire qui, même hanté par les violences de la guerre d'indépendance, ressemble davantage à un mixte unique de comique chaplinesque ou tatiesque et de néoréalisme italien. L'ouverture du film est à cet égard littérale : son auteur met ses pas dans les pas d'un prédécesseur sans héritier direct. Comme si l'héritage d'une autre manière de faire du cinéma s'était fait en différé pour revenir aujourd'hui hanter comme un spectre une société mutilée, qui l'est aussi parce qu'elle est « sans cinéma ».

 

 

2) Après le chef-d'œuvre à tout point de vue unique de Mohamed Zinet, vient l'immense Jean Rouch. Il se trouve qu'on célèbre ce mois-ci le centenaire de la naissance de l'un des inventeurs du « cinéma-vérité » ou du « cinéma direct » pour reprendre la formule de Mario Ruspoli, en ce début d'années 60 où l'allégement technique des machines d'enregistrement d'images et de sons ainsi que leur synchronisation auront permis de capter l'air du temps et les voix du réel (une révolution toutes choses égales par ailleurs semblable à l'invention du chevalet et de la peinture en tube pour l'impressionnisme). Devant Bla cinima, on songe en effet à de tels exemples pionniers, par exemple Chronique d'un été (1960) de Jean Rouch et Edgar Morin et Le Joli Mai (1962) de Chris. Marker et Pierre Lhomme. D'autant plus que leur question commune concernait le bonheur. Le bonheur, ç'a été aussi le cinéma en Algérie. Cela ne l'est malheureusement plus vraiment dès lors que les médias télévisuels et numériques, les années noires du terrorisme et le désinvestissement de l'État auront conjugué leurs forces pour renvoyer à un passé mythique le grand art populaire du 20e siècle. C'est là l'un des paradoxes au principe du film de Lamine Ammar-Khodja : le cinéma existe moins dans les salles restaurées comme le « Sierra Maestra », ex-« Hollywood », que dans la rue, associé (comme chez Jean Rouch d'ailleurs) aux mythes personnels, fictions biographiques et autres auto-mises en scène fabriqués par des figures populaires qui viennent et reviennent en s'exposant avec leurs histoires, leurs légendes et leur manière si singulière de les incarner et les raconter.

 

 

3) Un élément important du dispositif de Bla cinima concerne non seulement la place que son auteur y tient de part et d'autre de l'image – comme preneur de son dans l'image – mais aussi celle du chef opérateur... qui est une opératrice, Sylvie Petit, qui a également travaillé avec un autre réalisateur algérien appartenant à peu près à la même génération de Lamine Ammar-Khodja, Mohamed Lakhdar Tati, auteur d'un tout récent Fais soin de toi. La place de Sylvie Petit est effectivement singulière, qui comme femme invite plus facilement à la prise de parole féminine jusqu'à quelques frémissements en terme de séduction masculine, et qui en tant que française ne comprend pas l'idiolecte algérois parlé par les héritiers d'un peuple colonisé par la France. Ce mélange séduisant équilibrant, au risque assumé de la mésentente et de l'ambivalence, spontanéité et complexité caractériserait assez bien au fond un film moins préoccupé de vérités générales énoncées jusqu'à l'abstraction que d'incarnations particulières d'un partage du visible et des voix perpétuellement recommencé.

 

 

4) Plus Bla cinima avance et s'installe en prenant ses aises dans son lieu d'élection, plus cette « placette » populaire ressemble à une agora ou un forum (preuve en est la présence de colonnes ioniques), moins pour les petits commerces habituels qui s'y jouent que pour son sens aigu de l'égalité et de hospitalité – son sens de l'ouverture démocratique. On pensera en passant ici à Jean-Louis Comolli qui n'aime rien tant qu'à insister sur le fait que le cinéma documentaire est le plus démocratique qui soit, accueillant à l'image et au son n'importe qui s'exposant comme singularité égale et devant être respectée comme telle. C'est alors une grande tension constitutive de l'énergie du film, entre d'un côté son désir propre de pousser la placette par la présence du dispositif cinématographique même à être un espace public plus « parlant » que ce qu'elle est (exemplaire à ce titre est le partage pas que symbolique de la perche) et de l'autre une réalité souvent faite de rappels à l'ordre policier, de contrôle paranoïaque ou de fébrilité à l'égard des propos des uns et des autres. La possibilité utopique de la place au sens fort et politique est ponctuée des symptômes d'une hantise du dénigrement virant à l'auto-dévalorisation. Il y aurait alors comme une passionnante contradiction à relever ici entre une dimension de démocratie directe des êtres parlants et le réflexe autoritaire de paroles individuelles placées sous l'égide ou la caution d'une obligation à la représentation collective.

 

 

5) On l'a dit, Bla cinima est un film fondamentalement parlant pour autant qu'il est parlé - parlé toutes les fois donc qu'une singularité égale prend la parole offerte à l'écoute de celui qui, le réalisateur étant aussi son propre preneur de son, s'attache à la collecter (il est beau qu'un auteur assume franchement le sens mythique de son prénom : Lamine signifie en arabe le confident, celui en qui la confiance est un réquisit préalable à tout acte de parole). Il y a cependant aussi de purs moments de poésie visuelle à l'instar des raccords métaphoriques entre le pop-corn et les poussins ou entre les branchages et les feuilles de thé, dignes des grands films de montage russes des années 20 (on rappellera alors qu'avec le centenaire de Jean Rouch on célèbre au même moment aussi celui de la révolution russe). On songe particulièrement enfin à la citation musicale fameuse de « Dans l'antre de la montagne » tirée de Peer Gynt d'Edvard Grieg adaptée d'une pièce du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, poussant rythmiquement le montage du défilement des passants sur la placette à valoir pour apparaître pareille à la chorégraphie d'un ballet urbain et inquiet. Si la musique est connue, saturée en cinéma (de M le maudit de Fritz Lang à The Social Network de David Fincher en passant par L'Idiot d'Akira Kurosawa et Scoop de Woody Allen), le récit de Peer Gynt possède ceci d'intéressant à rappeler qu'il conte la quête d'une identité in fine insaisissable. Alors que le souci identitaire est très fort en Algérie comme en France d'ailleurs en raison d'une histoire coloniale partagée mais bien évidemment pas de la même manière (soudain le nom de la placette, « Meissonnier », n'apparaît plus innocent, qui ne nomme plus le peintre Meissonier mais le bourreau Meyssonnier), il y aurait à suivre alors dans l'entrelacs des visages exposés et des paroles captées (c'est une récolte de feuilles de thé odorisant l'air ou de grains de maïs éclos en pop-corn, à la fois fermette et jardinet) le fil d'Ariane d'une ligne de fuite – celle d'un divers en diagonale rétive à toute assignation identitaire.

 

 

6) On l'aura donc bien senti, Bla cinima est un film qui cultive depuis l'inventivité langagière de ses coauteurs populaires son goût pour un humour, jusques et y compris dans ses tours et détours parfois transgressifs. Un moment magnifique à cet égard concerne cette vieille femme qui, ne pouvant ou voulant parler du président Bouteflika, parle à la place de djinns, ces mauvais génies qui accablent les âmes qu'elle sait soigner. Rire de soi ou d'un président identifié à un démon est en effet une bonne manière de se faire du bien à peu de frais. Il y a aussi une dimension curative ou thérapeutique de la parole qui ne cesse pourtant jamais d'être un combat (la parole est une prise qui ne l'est que sur un fond de déprise), comme on le voit nettement avec la sublime Yasmine. Le film se clôt d'ailleurs quasiment avec elle, si gracieuse et souveraine dans sa manière de regarder loin en protégeant son droit à rester dans le cadre alors que des gamins chahutent hors-champ puis dans la profondeur de champ comme s'ils cherchaient à la faire taire.

 

 

7) Bla cinima de Lamine Ammar-Khodja est un film où le privilège du blabla (qu'il ne faut pas entendre dans son sens péjoratif habituel, mais de façon méliorative comme synonyme de prolixité ou de « loquèle » ainsi qu'on l'aurait dit à l'époque de la Renaissance) permet de voir dans les puissances buissonnières et enfantines d'un cinéma a minima, collé à la parole généreuse des gens, un contrechamp salutaire aux salles de cinéma arraisonnées pour l'énième tour de piste d'un cirque idéologique qui s'évertue encore à ne vouloir épargner la voix d'aucun enfant.

 

 

4 novembre 2017


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