"Signer" (2018) de Nurith Aviv

L'entre des langues, signé Nurith Aviv

Nurith Aviv persiste et signe. Persister, c'est marquer une insistance à travers les films, dont le corpus s'élève désormais à la treizième puissance avec Signer, prolongement d'une participation aux côtés de la comédienne Emmanuelle Laborit à l'exposition conçue en mars 2017 par Barbara Cassin au MuCEM et intitulée Après Babel, traduire.

 

 

Insister, persister, l'étymologie soutient la communauté des termes qui en partagent l'héritage indo-européen : ce qui se tient debout en faisant tenir les films sur la plante de leurs pieds, ce qui est posé avec la fermeté des cadres et placé dans la frontalité des plans, ce qui est établi et fixé depuis des temps confinant parfois à l'immobilité de l'immémorial, ce n'est pas tant la langue, c'est décisivement qu'il y a plus d'une langue.

 

 

Plus d'une langue, plus d'une langue : D'une langue à l'autre (2004) et L'Alphabet de Bruly Bouabré (2004), Langue sacrée, langue parlée (2008) et Traduire (2011) forment les quatre coins d'une grande série qui en porte exemplairement témoignage, dès lors qu'il y a en effet chez les êtres communicants des intervalles par où s'avère comme un souffle le passage, possible ou réel, virtuel ou actuel, d'une langue à une autre. A chaque film, c'est comme s'il fallait pour Nurith Aviv, tenue par le souffle secret de l'œuvre, tenir parole en ne cédant pas sur l'entre par quoi s'éprouve qu'il y a plus d'une langue : langues écrites et parlées, langues d'origine et traduites, langues maternelles et d'adoption, langues parlées et signées, langues mortes et ressuscitées, langues assassinées et récemment créées.

 

 

Tenir parole en tenant l'entre des langues, en y tenant, c'est pour la cinéaste qui parle plus d'une langue (son enfance frottée de plusieurs langues est évoquée dans D'une langue à l'autre) ne pas céder sur le montage poétique des stases et des glissements, dont on a déjà relevé la qualité architectonique. Au principe d'une écriture cinématographique, c'est en effet une alternance des plans frontaux, muets et parlants, et des travellings latéraux, dans un sens et dans l'autre, afin de composer une structure en combinatoire taquinant les tables de la loi mosaïque dès lors qu'il y a lieu d'en rappeler les fondamentales brisures (allez sur son beau site Internet, le jeu de Taquin s'y confond en effet avec la Torah). On y apprend comme d'habitude beaucoup de choses et la chose est d'autant plus remarquable que les films sont courts (Signer dure soixante minutes), caractérisés par une finesse du trait couplée à une vélocité d'expression. On y est souvent ému par un visage, une inflexion de voix, un cadrage à la Ozu ou un mouvement de caméra digne de Chantal Akerman. On se dit encore que Nurith Aviv tient vraiment depuis deux bonnes décennies dorénavant un geste documentaire unique consistant à faire des images parlantes – à les tenir et les faire tenir sur le bout des langues.

 

 

Gilles Deleuze disait ceci du structuralisme, qu'il y a pour chaque série établie à la fois une case vide et un élément flottant, venant en excédent. Dans le cinéma de Nurith Aviv, il y a des langues qui manquent à jamais et d'autres qui doivent trouver leur place. Et nombreuses sont les cases, et nombreux sont les plans en forme de fenêtres et qui en contiennent d'autres en d'infinis emboîtements, des ouvertures aux murs des maisons à celles des écrans de la télécommunication, attestant qu'il y a encore et encore passage et circulation, disparition et réapparition. Signer n'y échappe pas, qui instruit sans forçage didactique de deux ou trois choses essentielles. A savoir que les langues sont mutilées d'être réduites en leur seul versant parlé, aussi que les langues signées en représentent moins la version instrumentale pour déficients qu'elles constituent des langues à part entière enrichissant pour tout le monde le fond linguistique existant (rien que le mot bleu se décline avec Emmanuelle Laborit en ouverture du film à chaque fois différemment selon la langue signée empruntée). A savoir encore qu'elles appartiennent aux minoritaires parmi les minoritaires, à l'instar des bédouins d'Al-Sayyid dans le désert du Néguev et des Arabes israéliens de Kfar Qassem, et que ces langues constituent enfin des héritages linguistiques transversaux à toutes les séparations culturelles, nationales et historiques (l'Israeli Sign Language ou ISL est cette langue officielle incluant des signes hétérogènes pouvant par exemple venir d'Allemagne comme de la minorité juive d'Algérie). A savoir enfin qu'il y a des luttes linguistiques, qu'il y a effectivement des rapports de force qui se jouent aussi sur le front symbolique des langues, avec les langues signées longtemps dominées par l'oralité exigée avec l'imposition politique de l'hébreu, et puis les langues signées luttant entre elles avec l'ISL académique d'un côté et de l'autre la langue « fa » plus prosaïque. Sans compter la lente reconnaissance des créations linguistiques appartenant aux Palestiniens intégrés en 1948 dans l’État d'Israël.

 

 

 

L'état commun qu'il y a plus d'une langue

 

 

 

Plus d'une langue, l'entre des langues : il y a donc des langues, le babélisme est notre condition humaine et le passage de l'une à l'autre est le destin des êtres communicants, ceux qui sont affectés de mutisme y compris et qui de fait semblent l'avoir autrement mieux compris que ceux qui ignorent tout du versant signé des langues. On ne pourra difficilement pas ici ne pas songer à la différence marquée – on la dira signée – par Édouard Glissant, distinguant en effet entre multilinguisme et polyglossie, la maîtrise de plus d'une langue engageant une hiérarchie intrinsèque au second terme quand le premier terme appelle au contraire à poser le maniement d'une langue dans le savoir qu'il y en a d'autres à proximité, même si elles ne sont ni parlées, ni écrites, ni signées. On dira alors que le cinéma de Nurith Aviv est à sa manière intermodal, puisqu'il pose qu'il y a plus d'une langue et, partant, en appelle à assumer l'existence de plus d'un transport linguistique à emprunter afin de vivre et préserver cette pluralité dont Hannah Arendt garantissait qu'elle était au principe générique de notre humanité.

 

 

Signer séduit encore quand il ouvre et justifie d'inscrire dans le champ filmique tout un espace dévolu au scriptable et au lisible (jusqu'à l'imparable nécessité du sous-titrage), en même temps que la bande sonore accueille toute la sonorité concrètement associée à la communication des corps mutiques (et le mutisme oblige justement à une plus grande mobilisation des corps, non réductibles au visage et aux mains, jusqu'à y associer une sensualité propre). Le film serre plusieurs fois le cœur aussi, quand un jeune homme explique à sa grand-mère contrariée durant son enfance par des enseignements contraires qu'elle est à l'origine de son destin de traducteur (son petit-fils dit qu'elle est semilingue, à cheval entre la langue signée et l'oralité). Quand une vieille femme raconte qu'elle usait d'un fil accroché au pied d'un nourrisson pour savoir s'il bougeait ou quand une autre se souvient du temps où elle était libre de marcher où bon lui semblait. Quand, enfin, une chercheuse travaillant pour l'Université de Haïfa s'émerveille des variétés linguistiques restant encore à analyser. Mais le film n'est jamais si beau que quand il fait apparaître dans ses intervalles, en filigrane ou bien en pointillés (qui sont aussi des blessures s'agissant du massacre de Kfar Qassem en 1956, officiellement reconnu par Israël), une terre partagée par deux peuples parlant plus d'une langue, l'état commun de plus d'une langue parlée et signée, en poussant au-delà même de l'utopie binationale déjà de fait partiellement réalisée.

 

 

Pour Giorgio Agamben lecteur de Paracelse, il n'y a pas de signe sans qu'il ne soit signe de signe, il n'y a pas de signe sans marque, il n'y a pas de signe sans qu'il ne soit signé. Pas de signe sans signature. Le concept de signature pose par conséquent qu'il n'y a pas de détail insignifiant, tout détail étant porteur d'une signature dont la lecture lui assure rétrospectivement un avenir. Alors que l'obscurité des temps actuels signe aussi avec la domination de l'horrible globish la disparition progressive des idiomes minoritaires, on découvre si on l'ignorait qu'il y a non seulement un versant signé des langues mais que la plasticité des langues signées est source d'invention et porteuse de plus d'une promesse, dont une troupe de théâtre expérimentera à la fin les conséquences esthétiques et politiques pratiques. A l'instar de sa voix, douce et triste mais jamais résignée, l'émission en cinéma de cette faible lumière messianique est signée, signée Nurith Aviv.

 

 

12 mars 2018


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